SÉANCE DU 2 FRUCTIDOR AN II (19 AOÛT 1794) - N° 26 295 par l’article IX du paragraphe II du décret du 23 messidor (1). Le présent décret sera inséré dans le bulletin des lois. La séance est levée Signé, MERLIN (de Thionville), président; FRÉRON, P. BARRAS, COLLOMBEL, L. LECOINTRE (de Versailles), GUFFROY, BENTABOLE, secrétaires (2). AFFAIRES NON MENTIONNÉES AU PROCÈS-VERBAL 26 LOUCHET :Représentants du peuple français, quand on se rappelle le machiavélisme du dernier des Capets et de sa cour sous les assemblées constituante et législative; quand on se représente dans ces mêmes assemblées des partisans du despotisme luttant avec furie contre les défenseurs de la liberté; quand on se reporte, par la pensée, au berceau de la Convention nationale, et qu’on y est témoin de l’audace avec laquelle on y poursuit le même plan de contre-révolution jusqu’à l’immortelle journée du 2 juin; quand on réfléchit, d’une part, sur la faiblesse constamment imbécile ou perfide du conseil exécutif royal, maintenu après l’abolition de la royauté; d’autre part, sur les scandaleux débats et l’étrange mobilité de la Convention nationale elle-même; quand on voit ensuite cette Convention, cédant à la généreuse impulsion des âmes républicaines, prendre une attitude fière et imposante, attaquer à front découvert et vaincre par la toute-puissance du peuple la faction parricide qui était vendue au tyran, saisir d’une main hardie les rênes du gouvernement, déployer au dedans et au dehors une énergie formidable, et qui est bientôt couronnée des plus prodigieux succès; quand, après tant de courage, on la voit compromise, avilie et presque anéantie par la terreur qu’à l’ombre d’une longue et immense popularité lui inspire un de ses propres membres, et soudain, comme se réveillant d’un sommeil profond, se lever tout entière, briser avec éclat le joug de fer qui pesait sur sa tête, et au même instant envoyer à l’échafaud le nouveau Catilina et ses complices, sans que cette grande victoire coûte une seule goutte de sang aux patriotes; quand on médite enfin ces divers événements, que l’histoire écrira dans son livre en caractères ineffaçables, on se félicite d’être, après tant d’orages et de dangers, arrivé à une époque où il ne reste plus aux représentants du peuple, vainqueurs de toutes les factions, que de se vaincre eux-mêmes pour faire tout ce que leur commandent le salut, le bonheur et la gloire de la République. (1) Voir Arch. Pari, t. XCIII, 23 messidor, n° 35. (2) P.-V., XLIV, 20-22. Citoyens, que notre situation politique est digne d’envie ! Cependant nous avons encore des écueils à éviter; un des plus dangereux est la fougue de l’enthousiasme. Ennemi de la sagesse, l’enthousiasme ne va que par sauts et que par bonds, sans jamais s’arrêter à ce juste milieu où tout est bien, au delà en en deçà duquel tout est mal. Toujours suivi de regrets, toujours incorrigible, toujours en contradiction avec lui-même, il se précipite aveuglément dans les extrêmes contraires. Elle est son ouvrage, cette instabilité puérile qui défait aujourd’hui ce qu’elle a fait hier, et refait demain ce qu’elle défait aujourd’hui, pour le défaire encore. Quel spectacle ! Que d’alarmes et de perplexité pour les citoyens ! Quelle marche irréfléchie ! Convient-elle à la plus auguste assemblée qui fut jamais ? Elle n’offre que les caractères de la passion, qui est toujours petite, faible, agitée, imprudente, lâche, qui ne sait qu’intriguer, qui rapporte tout à son individu. Les représentants d’un peuple immense doivent-ils écouter d’autre conseillère que la raison, qui est toujours grande, forte, courageuse, calme, prudente, qui ne connaît que la loyauté, et qui, dans ses vastes et sublimes conceptions, embrasse toute la République ? La source des longs malheurs de la patrie est dans l’assemblage monstrueux des éléments essentiellement ennemis et inconciliables qui furent appelés à composer les assemblées nationales. La majorité de ces éléments combattait pour le roi, et la minorité pour le peuple; de là ces commotions horribles qui ont tant de fois ébranlé le sanctuaire des lois et tant de fois conduit la patrie au bord de l’abîme. Citoyens, la justice du peuple a fait jusque dans notre sein une épuration terrible; c’est à nous de la rendre salutaire : nous le pouvons. Les factions de l’intérieur sont abattues; partout les esclaves des tyrans coalisés fuient devant les baïonnettes des soldats républicains; partout ils leur abandonnent leurs armes, d’immenses magasins, de vastes contrées. Les peuples libres reconnaissent notre République. Nous avons vaincu, profitons de la victoire. Le courage indomptable du peuple français, son industrie active, ingénieuse, féconde, ses sacrifices de tout genre, sa patience héroïque, sa vertu, sa raison nous mettent à même de le faire bientôt jouir d’un calme heureux dans l’intérieur et de tous les bienfaits de la liberté. Oh ! combien nous serions coupables si nous pouvions souffrir que des passions individuelles rallumassent dans cette enceinte les flambeaux de la discorde ! Oh ! combien nous serions méprisables si nous pouvions oublier la République pour nous attacher à des individus, ne pas nous souvenir que le peuple est seul incorruptible, comme il est seul grand ! Oh ! de combien de larmes et de sang nous deviendrions comptables envers les douze cent mille héros qui nous donnent partout la victoire, envers le peuple français qui nous a confié ses hautes destinées, envers l’humanité qui attend de nous le soulagement de ses maux ! J’aime à le proclamer, citoyens, nous voulons tous prévenir une si affreuse calamité; mais 296 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE nous n’avons pour cela qu’un moyen, qu’un seul moyen : c’est de tendre tous évidemment, invariablement, au même but, à la République, au bonheur du peuple; c’est de voter à l’unanimité pour les principes, et pour les principes révolutionnaires. Qui ne sent pas vivement que jusqu’à la paix ils sont de la plus impérieuse nécessité ? C’esst de nous montrer sans cesse armés de cette sévérité inflexible à laquelle le judicieux et profond Marat ne cessait de nous rappeler; c’est d’employer contre les ennemis déclarés de la révolution des mesures plus justes, et par conséquent plus fortes et plus terribles que jamais. Ces mesures sont les conséquences régénératrices des principes révolutionnaires. Citoyens, que leur puissance est grande ! Voyez comme elles seules ont arrêté le cours des trahisons et des dilapidations ! Voyez comme elles seules ont enchaîné la victoire au char de la liberté ! Voyez comme elles ont porté l’effroi dans l’âme des tyrans ! Elles seules aussi peuvent nous sauver en entretenant parmi nous cette confiance mutuelle qui doit régner entre des hommes unis d’intérêts et de sentiments. C’est d’imiter le dévouement et l’union sublime de nos frères d’armes; ne voyons comme eux que la République et ses dangers. C’est de prouver à nos armées que nous sommes décidés comme elles à mourir plutôt que de ne pas assurer le triomphe de la liberté, plutôt que de ne pas asseoir sur des bases indestructibles l’égalité, la souveraineté du peuple, la félicité publique. C’est de prouver à nos généraux que, s’ils trahissent, ils tomberont à l’instant comme Custine et Houchard sous le glaive de la loi. C’est de repousser toute transaction avec les tyrans du dehors, et de poursuivre au dedans, sans que nulle considération puisse nous arrêter, la guerre à mort que les castes privilégiées ont eu l’insolence de déclarer au peuple français. Parmi les individus qui leur appartiennent, combien en pourrait-on nommer qui ne méditent pas jour et nuit l’anéantissement de la représentation nationale, qui ne conspirent pas jour et nuit contre la République ? En est-il un seul qui n’ait dans sa famille plusieurs émigrés, plusieurs rebelles ? Diminuer l’horreur que la férocité des rois, des nobles, des prêtres, des valets des rois, doit inspirer aux hommes libres, serait-ce justice ou faiblesse ? Quoi ! des castes orgueilleuses et barbares auront armé les esclaves de tous les tyrans contre le peuple français, allumé les torches de la guerre civile, appelé sur la patrie tous les fléaux et toutes les horreurs; elles auront égorgé quatre ou cinq cent mille patriotes; les pères, les mères, les femmes, les enfants de ces tristes victimes de l’aristocratie vous demandent vengeance de tant de forfaits; le peuple français, dans le sein duquel ils sont nés et pour lequel ils sont morts, vous la demande aussi; et ces castes exécrables ne seraient plus l’objet de toute notre sévérité ! Citoyens, que notre énergie révolutionnaire continue de garantir notre responsabilité ! S’apitoyer sur le sort des ci-devant privilégiés, c’est un crime; punir, et punir aussi promptement que sévèrement leurs attentats est un devoir. Votre courage s’est fièrement élevé à la hauteur des circonstances; qu’une fausse humanité ne l’en fasse pas descendre. Ne perdons pas de vue la politique des ci-devant nobles; la plupart de ceux d’entre eux qui étaient en état de porter les armes ont volé sous les drapeaux de la croisade universelle des rois contre la République française ou sous les bannières des rebelles de la Vendée; les autres sont restés dans leurs communes pour correspondre avec eux et fomenter des troubles dans l’intérieur. Eh bien, parmi ceux-ci il en est une foule qui n’ont pas été privés un instant de leur liberté; il en est aussi beaucoup, il est même des pères et des mères d’émigrés à qui une fausse interprétation de la loi du 21 messidor vient de la rendre. Citoyens, pour que notre politique ne marche point au hasard, il faut que vous connaissiez le nombre de vos ennemis, mais plutôt de ceux que vous avez dans l’intérieur; et pour acquérir cette connaissance, il faut ordonner aux agents nationaux des districts de vous transmettre le tableau des ci-devant nobles qui sont en état de porter les armes, et qui n’ont pas été mis en état d’arrestation; il faut enfin que vous rendiez les membres des comités de surveillance individuellement responsables de toute négligence à cet égard. Vous voulez donner plus d’énergie au gouvernement révolutionnaire en supprimant tout ce que la perfidie du despote avait imaginé pour le rendre injuste, barbare, odieux; mais vous ne voulez point paralyser l’action de la vengeance nationale à l’égard des plus dangereux ennemis de la liberté, à l’égard des scélérats qui en apparence obéissent aux lois, mais qui conspirent réellement contre elles; des traîtres qui savent dérober les preuves matérielles de leurs crimes, mais que la voix du peuple accuse, mais que leurs habitudes avec les aristocrates et les prêtres fanatiques dénoncent, mais que leur haine pour les patriotes et les sociétés populaires condamne. Vous voulez que ni les cachots ni la mort ne puissent jamais être le partage de l’innocence; mais vous ne voulez pas enhardir les conspirateurs : vous voulez briser les fers de tous les citoyens pauvres, de tous les citoyens paisibles, qui ne sont prévenus d’aucun délit contre-révolutionnaire; vous voulez surtout briser les fers des patriotes que des haines particulières ou que la crainte de leur énergie, de leurs talents et de leurs vertus, ont fait lâchement incarcérer; vous voulez venger avec l’éclat l’un des plus grands crimes envers la patrie, le crime de calomnier et de perdre ses défenseurs; mais vous ne voulez pas mettre en liberté d’infâmes contre-révolutionnaires, qui n’attendent que ce moment pour aller grossir l’armée de Charette, pour assassiner les patriotes qui ont rempli un devoir sacré en les dénonçant. Vous vouler briser, et briser incontinent, les fers d’artisans utiles, de manouvriers intéressants, de laboureurs précieux qui se sont laissé égarer par des prêtres séditieux et hypocrites; SÉANCE DU 2 FRUCTIDOR AN II (19 AOÛT 1794) - N° 26 297 mais vous ne voulez pas étendre ces bienfaits à des êtres corrompus, à des êtres orgueilleusement sots, qui ne voient la liberté que dans leurs portefeuilles, que dans leurs vieux parchemins, et qui pâlissent au seul nom de l’égalité; à des aristocrates millionnaires qui soudoient des agents pour exciter des troubles, pour accaparer les subsistances du peuple, pour organiser la famine au sein de l’abondance. Vous voulez enfin comprimer avec plus de force que jamais l’audace de l’aristocratie; vous voulez arracher du sol de la liberté cette plante parasite et malfaisante, qui est la mère des vices et des crimes, cette plante corruptrice et liberti-cide qui est la mort des vertus et des mœurs; mais vous ne voulez pas qu’on mette partout à l’ordre du jour la clémence en faveur des ennemis naturels du peuple; mais vous ne voulez pas que la horde impure des aristocrates, des royalistes, des modérés, des fanatiques, aillent en bonnet rouge et en carmagnole faire dans les sociétés populaires une fausse abjuration de leurs principes, y traiter d’agents de Robespierre les hommes qui ont exécuté fidèlement et sévèrement vos décrets révolutionnaires, et qui ont rendu les plus importants services à la liberté; y diviser les meilleurs patriotes en deux partis, chasser l’un des ces partis par le moyen de l’autre, écraser ensuite celui-ci, et demeurer maîtres du champ de bataille. Citoyens, le ci-devant comte d’Entraigues jura, aux Etats généraux, de s’ensevelir sous les ruines de l’ordre de la noblesse plutôt que de consentir à l’abolition de ses privilèges. Ce serment, attentatoire aux droits du peuple, ce serment impie et sacrilège, avec quel enthousiasme ne fut-il pas répété par toute l’aristocratie ! La guerre sanglante et atroce qu’elle nous fait depuis cette époque nous prouve qu’elle n’a pas juré en vain. Citoyens, qu’une expérience de 6 années de trahisons, de forfaits et de malheurs, nous fasse proscrire à son égard le fatal système de l’indulgence. Rien que la justice contre elle, mais toute la justice révolutionnaire, ou bien nous allons revoir les conspirateurs renouer toutes leurs trames, incendier nos magasins, livrer nos postes et nos places frontières, égorger nos frères d’armes, trahir nos armées, dilapider la fortune publique. Attachons-nous aux principes révolutionnaires avec la même force que le matelot dans un naufrage s’attache à la planche salutaire qui le suspend au-dessus des gouffres de la mer, ou nous périssons. Songeons qu’en même temps que la raison nous commande de ne pas diminuer la masse du peuple, elle nous défend d’augmenter celle de ses ennemis en leur rendant la liberté. Songeons que dans une foule de communes, l’aristocratie et le modérantisme ont déjà sonné le tocsin contre les citoyens les plus énergiques et les plus vertueux . Songeons que, dans les maisons d’arrêt de toute la République, il n’est pas un conspirateur, un contre-révolutionnaire qui ne se dise victime de la tyrannie de Robespierre. Songeons que nous sommes en révolution, et qu’en révolution défiance est sagesse; sévérité, clémence, et clémence, cruauté. Songeons que, si la paix règne dans la Convention nationale, la paix régnera dans toute la République. Songeons que, si la guerre se rallume dans la Convention nationale, la guerre se rallumera dans toute la République. Songeons que c’est notre unanimité qui nous a sauvé dans l’immortelle journée du 9 Thermidor. Songeons enfin que l’union ne saurait se maintenir parmi nous si, par impossible, les chefs de la faction qui a si longtemps et si scandaleusement protégé l’aristocratie dans le temple des lois y retrouvaient des successeurs. Vérités importantes, citoyens; qu’elles nous guident toujours, et nous empêcherons le sang du peuple de couler par torrents. Représentants fidèles, le peuple français a confié la massue révolutionnaire à la vigueur de nos bras; il nous l’a confiée pour venger le patriotisme et pour écraser l’aristocratie : ne le déposons point avant que d’avoir par elle anéanti tous les ennemis du peuple français, ou au moins avant que de les avoir mis hors d’état de conspirer et de nuire. Pénétré de la grandeur des périls qui menacent encore la liberté publique et de la nécessité de tarir au plus tôt la source de nos troubles intérieurs; persuadé qu’il n’existe pour cela d’autre moyen que de maintenir partout à l’ordre du jour la terreur... (De violents murmures interrompent l’orateur; de toutes les parties de la salle ces mots éclatent : La justice ! la justice /...) LOUCHET : J’entends par le mot terreur la justice la plus sévère (1). CHARLIER : Justice pour les patriotes, terreur pour les aristocrates. Un grand nombre de voix : Justice pour tout le monde... (On applaudit). C’est la justice qui effraiera les aristocrates, et qui garantira les patriotes. LOUCHET : Il n’est jamais entré dans mon cœur de mettre la terreur à l’ordre du jour. Je demande que la justice la plus sévère comprime l’infâme aristocratie et le lâche modérantisme, qui partout relèvent leur tête insolente ( Quelques murmures s’élèvent). Enfin, convaincu que nous devons vengeance aux patriotes incarcérés, je vais soumettre à la Convention nationale un projet de décret qui me paraît devoir nous conduire à ce but. (1) Cette note du Moniteur (réimpr., XXI, 534) renvoie au Nota suivant (fin du n° du 5 fruct., p. 552) : Comme nous avons marqué l’endroit où l’opinion que le citoyen Louchet a prononcée dans la séance du 2 fructidor a été interrompue par des murmures, nous croyons devoir rétablir ici que divers passages, et ce qu’il a dit de la nécessité de conserver dans toute sa vigueur le gouvernement révolutionnaire, ont excité à différentes reprises les applaudissements de l’assemblée. Le même membre nous invite à publier la note suivante : « Il n’est jamais entré dans mon cœur de mettre la terreur à l’ordre du jour... Au lieu de terreur, il faut lire, dans l’opinion que j’ai publiée, le mot justice. Louchet. ».