104 [Convention nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. l/r Suit le texte du rapport de Marie-Joseph Chénier, d’après le document imprimé (1). Rapport fait a la Convention nationale AU NOM DU COMITÉ D’INSTRUCTION PUBLIQUE, par Marie-Joseph Chénier, député du DÉPARTEMENT DE SEINE-ET-OlSE, LE QUIN-TIDI, 5 FRIMAIRE, ET SUIVI DU DÉCRET rendu en conséquence. (Imprimé par ordre de la Convention nationale.) Citoyens, Je viens an nom de votre comité d’instruc¬ tion publique remplir un ministère de rigueur et m’acquitter du devoir pénible que la justice et la patrie m’imposent. Se voir forcé de séparer l’admiration de l’estime, être contraint de mépriser les dons les plus éclatants de la nature, c’est un tourment, il est vrai, pour toute âme douée de quelque sensibilité; mais aussi mal¬ heur à l’homme qui, dégradé par la corruption, a séparé en lui -même la moralité du génie ! Malheur à la République qui pourrait con¬ server les honneurs rendus au vice éloquent ! Malheur au citoyen qui ne sent pas que les talents sans vertu ne sont qu’un brillant fléau ! Je vous ai parlé de génie sans moralité, et de talents sans vertu. C’est bien assez vous dési¬ gner, ou plutôt c’est vous nommer Mirabeau. Je viens en effet vous entretenir de cet homme remarquable, investi longtemps de la confiance du peuple; mais qui, devenant infidèle à la cause sacrée qu’il avait défendue avec tant d’énergie, oublia sa gloire pour sa fortune, et ne songea désormais qu’à rebâtir le despotisme avec les matériaux constitutionnels. Vous vous rappelez tous, citoyens, ces épo¬ ques mémorables où le peuple de Versailles et celui-de Paris, entourant chaque jour l’As¬ semblée constituante, suivait toutes ses opé¬ rations avec une espérance mêlée d’inquiétude, s’informait sans cesse des opinions qu’énon¬ çaient ses représentants chéris, lisait avide¬ ment leurs moindres discours, interrogeait leurs regards comme pour y lire ses destinées; et croyait déjà sa liberté affermie quand il recon¬ naissait de loin les accents de leur voix. Alors Mirabeau était applaudi, vanté, béni par la nation entière. On lui avait pardonné les écarts et l’inconsidération d’une jeunesse fougueuse : son génie, qui se développait dans une carrière digne de lui, sa popularité, qui s’accroissait tous les jours, l’accablaient d’un immense devoir. Comment s’en est-il acquitté? Dans toutes les questions qui intéressaient la nation d’une part et le tyran de l’autre, on sait trop que Mirabeau n’employa ses grands moyens de tribune qu’à grossir la part monar¬ chique, à combler de trésors et d’honneurs un privilégié qui, seul dans ia balance, formait équilibre avec tout le peuple, et à consacrer parmi nous les mystères compliqués et le monstrueux échafaudage de la prétendue liberté anglaise. Cependant, lorsque, le 2 avril, les citoyens se pressant en foule le long de cette grande rue (1) Bibliothèque nationale, 8 pages in-8° Le38, n° 579; Bibliothèque de la Chambre des députés : Collection Portiez (de l’Oise , t. 83, n° 13; Moniteur Universel [n° 67 du 7 frimaire an II (mercredi 27 novembre 1793), p. 270, col. 1]; J. Guillaume, Procès-verbaux du comité eP instruction publique de fa Convention nationale , t. 2, p. 842 à 845. qui ne porte plus le nom de Mirabeau, reve¬ naient tristement sur leurs pas et, d’une voix sombre et douloureuse, s’entre-disaient : « Il n’est plus », oh ! vous savez alors, citoyens, quel hommage unanime obtint sa mémoire. Mort, il eut les honneurs du triomphe : les Sociétés populaires, le peuple entier, tout par¬ tagea l’enthousiasme de regrets qu’avait inspiré aux membres les plus purs de l’Assemblée constituante, une mort si peu attendue, si rapide et qu’on croyait accélérée par les ven¬ geances du despotisme. Chacun de nous, dans ce temps, se rappelait, non plus ses opinions antipopulaires sur la sanction royale, sur le droit de la paix et de la guerre, et sur d’autres questions d’une égale importance; mais les motions vraiment civiques, animées par son éloquence brûlante; mais les paroles solen¬ nelles qu’il avait adressées à l’esclave Brezé; mais les paroles non moins mémorables qui terminent son beau discours a la nation pro¬ vençale, lorsque dans les premiers jours de la Révolution, s’élevant contre les patriciens, nouveau Gradins, il s’écriait : Les privilèges passeront, mais le peuple est éternel. Son souvenir serait aujourd’hui sans tache, sa gloire serait inattaquablè, s’il n’avait jamais perdu de vue cette grande idée, qu’il avait énoncée lui-même; si, corrompu d’avance par des besoins de luxe, séduit par les conseils de l’ambition, entraîné par la confiance orgueil¬ leuse que lui inspiraient les ressources de son esprit vaste et puissant, il n’avait pas conçu le projet insensé d’être à la fois l’homme de la cour et l’homme du peuple. Ignorait-il que les rois sont déjà vengés des orateurs popu¬ laires, quand ils ont eu le honteux bonheur de les corrompre? Ignorait -il que les rois n’ont jamais hésité à laisser briser entre leurs mains ces déplorables instruments de leur despotisme? Ainsi, le tyran Charles Ier, désespérant de vaincre les Communes par les menaces et par la force, tenta de les affaiblir. Il flétrit, par sa confiance, le chef le plus renommé de l’oppo¬ sition, il le retira du peuple pour l’appeler auprès de lui; il lui remit une partie de son pouvoir : et Thomas Wentworth, devenu comte de Strafford, porta bientôt sur un écha¬ faud le regret stérile d’avoir préféré la bassesse des cours à la majesté nationale et les viles faveurs d’un roi au trésor inappréciable de l’estime du peuple. Ce n’est pas sur des ouï-dire, sur des témoi¬ gnages qu’il serait facile d’accumuler, que vous jugerez Mirabeau, mais sur des écrits dont l’authenticité ne peut être contestée, et dont vous pèserez l’importance; ils sont contenus dans le recueil des pièces justificatives de l’ acte énonciatif des crimes de Louis Capet, premier inventaire. Il paraît que ce fut dans le mois de juin 1790 que la cour conçut le projet de cor¬ rompre Mirabeau. Voici une lettre datée du 29 de ce mois, et de cette année. Elle est écrite de la main du tyran ; elle est adressée au traître Lafayette. Voyez le n° 3 des pièces justifica¬ tives : « Nous avons une entière confiance en vous, mais vous êtes tellement absorbé par les de¬ voirs de votre place qui nous est si utile, que vous ne pouvez suffire à tout. Il faut donc se servir d’un homme qui ait du talent, de l’acti¬ vité, et qui puisse suppléer à ce que, faute de temps, vous ne pouvez pas faire. Nous sommes fortement persuadés que Mirabeau est [Convention nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, j L�vembrc 1793 10S celui qui conviendrait le mieux par la force et par l’habitude qu’il a de manier les affaires dans l’Assemblée. Nous désirons en conséquence, et exigeons du zèle de M. de la Fayette, qu’il se prête à se concerter avec Mirabeau sur les objets qui intéressent le bien de l’Etat, celui de J mon service et de ma personne. » C’est dans les premiers jours du mois de mars 1791 que le projet de corruption fut exécuté. Voyez la pièce cotée p° 7 ; elle est datée du 8 mars 1791, adressée au tyran, et signée Laporte. C’était l’intendant de la liste civile. En voici le précis : « Sire, lorsque j’ai rendu compte ce matin à Votre Majesté de la conversation que j’ai eue hier avec M. de Luchet, je ne croyais pas entendre parler aussi promptement de ce que j’avais jugé être le véritable sujet de la visite. Je vous envoie, Sire, ce que je viens de recevoir à deux heures. Les demandes sont bien claires. M. de Mirabeau veut avoir un revenu assuré pour l’avenir, soit én rentes viagères consti¬ tuées sur le Trésor public, soit en. immêubles. S’il était question de traiter ces objets dans ce moment, je proposerais à Votre Majesté de donner la préférence à des rentes viagères... Votre Majesté approuvera-t-elle que je voie M. de Mirabeau? Que me prescrira-t-elle de lui dire? Faudra-t-il le sonder sur ses projets? Quelle assurance de sa conduite devrai-je lui demander? Que puis-je lui promettre pour le moment? Quelle espérance pour l’avenir? Si, dans cette conduite, il est nécessaire de mettre de l’adresse, je crois, Sire, qu’il faut encore plus de franchise et de bonne foi; M. de Mira¬ beau a déjà été trompé; je suis sûr qu’il disait, il y a un an, que M. Necker lui avait manqué de parole deux fois. » Dans la pièce cotée n° 2, et datée du 13 mars, Laporte rend compte au tyran du long entre¬ tien qu’il a eu avec Mirabeau. Je ne rapporterai point ici cet entretien très monarchique ; et, pour ne point abuser du temps de la Conven¬ tion nationale, je termine ce dégoûtant extrait par quelques lignes de la pièce cotée n° 4, et datée du 20 avril 1791, 18 jours après la mort de Mirabeau. Il est dit dans cette pièce, en parlant d’une section qui s’élève : « Elle fait que Votre Majesté a répandu de l’argent qui a été partagé entre Mirabeau et quelques autres que l’on m’a nommés. » En voilà plus qu’il n’en faut pour déterminer le jugement de la Convention nationale. Vaine¬ ment objecterait-on que dans toutes ces pièces il n’existe point une ligne écrite de la main de Mirabeau lui-même. Qu’on pèse les circons¬ tances, l’esprit de ceux qui écrivaient, de ceux à qui les écrits étaient adressés, l’intérêt qu’ils avaient mutuellement à garder un profond se¬ cret sur ces mystères, et j’ose l’affirmer, il n’est point dé jury qui ne déclare unanimement que Mirabeau s’était vendu à la cour. Cicéron définissait l’orateur : « un homme de bien habile dans l’art de parler »; et, sans doute, une définition pareille pouvait convenir à cet illustre Romain, dont le cœur et les mains étaient purs; qui, dans la médiocrité de sa for¬ tune, content de l’estime publique et de la sienne, tonnait avec la même véhémence contre les déprédations de Verrès, et contre les mœurs infâmes de Clodius, et contre les fureurs de Cati¬ lina; qui, après avoir sauvé la patrie menacée par de hardis conspirateurs, périt sous le fer des assassins aux gages d’Antoine, et fut à la fois le martyr et le modèle de la philosophie, de l’élo¬ quence et du patriotisme. Mirabeau, doué d’une partie des mêmes talents, suivit une route différente. Il n’eut de l’orateur que l’éloquence; il en négligea la partie la plus essentielle, l’intégrité; et c’est pour cela qu’exhumé par vous, sortant de son tombeau triomphal, il paraît aujourd’hui à votre barre et vient y subir son jugement, le front dépouillé des lauriers de la tribune, et de la brillante au¬ réole qui, dans le Panthéon -Français, lui garan¬ tissait l’immortalité. Ceux de ses ouvrages qui portent l’empreinte d’un génie vigoureux et libre, son Traité sur les lettres de cachet, le livre adressé aux Bataves, sur le stathoudérat, celui qu’il composa sur l’ordre de Cincinnatus, resteront parce qu’ils peuvent éclairer les hommes ; ils resteront pour former à jamais un humiliant contraste entre sa conduite et ses pensées, entre l’homme et ses écrits : la postérité le divisera, pour ainsi dire. C’est ainsi qu’en lisant Bacon, génie encore plus sublime et plus étendu, elle sépare le fonc¬ tionnaire public infidèle, et le grand penseur; elle voit avec surprise, avec indignation, avec douleur, que l’homme qui avait reculé les fron¬ tières de l’esprit humain, qui avait embrassé le système entier des connaissances positives, et presque deviné les sciences futures, ne connais¬ sait pas cette morale usuelle qui fait les hommes irréprochables; qu’ après tant d’études et de tra¬ vaux il semblait ignorer encore qu’il ne peut jamais être utile d’abandonner la vertu, et que le véritable intérêt d’un individu, dans quel¬ que position qu’il se trouve, est de faire ce qui est juste et conforme à l’intérêt de tous. Citoyens, vous allez prononcer. Votre comité d’instruction publique a cru devoir peser, sans colère, mais sans indulgence, les talents et les vices de Mirabeau, les travaux civiques qui l’ont illustré et les délits qui l’ont flétri. Représentants d’un grand peuple, écoutez sa voix ; soyez grands et forts comme lui. Repré¬ sentants de la postérité, devancez son arrêt;' soyez justes et sévères comme elle; les éloges mêmes que nous accordons au génie de Mirabeau ne rendront que plus solennel et plus terrible l’exemple que vous allez donner. Votre comité vous propose d’exclure Mirabeau du Panthéon-Français, afin d’inspirer une ter¬ reur salutaire aux ambitieux et aux hommes vils dont la conscience est à prix ; ah ! que tout législateur, tout fonctionnaire public, tout ci¬ toyen sente la nécessité de s’unir étroitement, uniquement au peuple, et se persuade qu’il n’existe de liberté, de vertu, de bonheur, de gloire solide que par le peuple et avec lui. Voici le projet de décret que nous proposons : Art. 1er. « La Convention nationale, après avoir en¬ tendu le rapport de son comité d’instruction pu¬ blique; considérant qu’il n’y a point de grand homme sans vertu, décrète que le corps d’ Honoré Gabriel-Riquetti Mirabeau sera retiré du Pan¬ théon-Français. Art. 2. « Le même jour que le corps de Mirabeau sera retiré du Panthéon-Français, celui de Marat y sera transféré. f