ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 juillet 1789.] [Assemblée nationale.] Le rapporteur réduit la question à celle de savoir si la députation est valable ou non. Nous ne suivrons pas dans toutes les divisions les objections, les raisonnements auxquels il a cru devoir se livrer. L'Assemblée étant fatiguée de la prolixité de ce rapport, M. de Saint-Fargeau élève le premier la voix sur les députations du bailliage d’Amont, et s’arrête à un tempérament qui consiste à admettre les deux premiers députés de chaque députation. Il fonde cette opinion sur diverses considérations, telles que la crainte d’entretenir la haine dans la noblesse d’une province frontière, et de la laisser divisée en deux factions, en proie à une animosité qui ne s’éteindra qu’avec la génération actuelle. Un membre. Sans doute, il serait inquiétant de voir les premiers citoyens d’une province s’abandonner à l’esprit de parti ; sans doute, il est bien plus désirable d’étouffer un feu qui peut brûler longtemps; mais enfin il existe deux députations: il y en a une de régulière, ou elles sont nulles toutes deux. S’il y en a une régulière il faut l’admettre, quelles que soient les considérations, c’est la loi de la justice. M. Le Pelletier «le Saint-Fargeau. Je crois qu’il faut plutôt les renvoyer toutes deux que d’en admettre une exclusivement. Un membre de la noblesse parle encore en faveur de la première députation ; il fait part de quelques faits. 1° La minorité qui, au nombre de cent cinquante, a nommé la seconde députation, a quitté la majorité qui, au nombre de cent soixante, est restée dans l’église avec les autres ordres ; 2° par le serment, la minorité a reconnu la légalité de l’Assemblée ; 3° que la minorité avait protesté contre la tenue des Etats généraux, et contre tout ce qui s’y ferait. L’orateur s’étend ensuite sur les faits généraux, et conclut en faveur de la première députation. Une discussion s’élève sur la manière de poser la question. M. ie Président. Je demande s’il ne convient pas d’abord de statuer sur la première députation et d’opiner pour la déclarer ou valable ou nulle. M***. La question ainsi posée ne se rapproche pas de tous les systèmes. M. le Président. Je crois qu’il vaut mieux étendre un peu davantage la délibération, afin qu’elle soit plus nette et plus claire. On rédige ainsi la proposition : 1° Admettra-t-on la première ou la seconde? 2° Ou les admettra-t-on toutes les deux ? On procède à l’appel nominal. 11 y a eu 597 voix pour la première députation, 84 pour toutes deux, 3 pour qu’elles eussent séance muette, 1 pour que dans les deux députations il n’y eût que 3 membres, pris indistinctement, qui auraient voix délibérative , 2 pour mettre en délibéré. M. Dusson de BSonnac, évêque d’Agen , demande à l’Assemblée la permission de mettre sous ses yeux une déclaration de la noblesse du bailliage d’Agen. Extrait de déclaration de la noblesse du bailliage d’Agen. « Ayant pris en considération l’état actuel des Etats généraux, et après le recensement des suffrages, nous avons vu avec douleur que les efforts de nos députés ayant été jusqu’à ce moment vains et illusoires, pour se mettre en activité et se constituer définitivement en Etats généraux ; désirant contribuer au grand ouvrage du bien public et rendre hommage à l’esprit de paix des membres de l’Assemblée nationale, au courage dont ils ont donné des preuves, à la sagesse qu’ils ont montrée ; étant moins jaloux de nos droits particuliers que de l’intérêt général, nous déclarons être pleinement satisfaits de nos députés, et nous désirons que leurs pouvoirs soient modifiés; encore que nous leur ordonnions de se rendre à la salle générale des Etats généraux, pour participer à la régénération du royaume, sans compromettre toutefois les privilèges honorifiques de la noblesse ; leur enjoignons en outre de ne consentir à aucun emprunt, à aucun subside, que la constitution ne soit invariablement fixée, et leur permettons de se relâcher sur les articles 14 et 15. » Celte déclaration est reçue avec les plus vifs applaudissements. M. le comte de Mirabeau lit ensuite le projet d’adresse qu’il a été chargé de rédiger. Cette adresse fait la plus vive sensation sur l’Assemblée, qui se lève unanimement en signe d’adhésion. La voici telle qu’elle a été lue et adoptée. ADRESSE AU ROI. Sire, vous avez invité l’Assemblée nationale à vous témoigner sa confiance : c’était aller au-devant du plus cher de ses vœux. Nous venons déposer dans le sein de Votre Majesté les plus vives alarmes. Si nous en étions l’objet, si nous avions la faiblesse de craindre pour nous-mêmes, votre bonté daignerait encore nous rassurer, et même, en nous blâmant d’avoir douté de vos intentions, vous accueilleriez nos inquiétudes; vous en dissiperiez la cause; vous ne laisseriez point d’incertitude sur la position de l’Assemblée nationale. Mais, Sire, nous n’implorons point votre protection ; ce serait offenser votre justice : nous avons conçu des craintes ; et, nous l’osons dire, elles tiennent au patriotisme le plus pur, à l’intérêt de nos commettants, à la tranquillité publique, au bonheur du monarque chéri, qui, en nous aplanissant la route de la félicité, mérite bien d’y marcher lui-même sans obstacle. Les mouvements de votre cœur, Sire, voilà le vrai salut des Français. Lorsque des troupes s’avancent de toutes parts, que des camps se forment autour de nous, que la capitale est investie, nous nous demandons avec étonnement : le Roi s’est-il méfié de la fidélité de ses peuples ? S’il avait pu en douter, n’aurait-il pas versé dans notre cœur ses chagrins paternels? Que veut dire cet appareil menaçant? Où sont les ennemis de l’Etat et du Roi qu’il faut subjuguer? Où sont les rebelles, les ligueurs qu’il faut réduire? Une voix unanime répond dans la capitale et dans l’étendue du royaume ; Nous chérissons notre Roi ; 213 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 juillet 1789.] nous bénissons le ciel du 'don qu'il nous a fait dans son amour. Sire, la religion de Votre Majesté ne peut être surprise que sous le prétexte du bien public. Si ceux qui ont donné ces conseils à notre Roi, avaient assez de confiance dans leurs principes pour les exposer devant nous, ce moment amènerait le plus beau triomphe de la vérité. L’Etat n’a rien à redouter que des mauvais principes qui osent assiéger le trône même, et ne respectent pas la conscience du plus pur, du plus vertueux des princes. Et comment s’y prend-on, Sire, pour vous faire douter de l’attachement et de l’amour de vos sujets ? Avez-vous prodigué leur sang? Etes-vous cruel, implacable? Avez-vous abusé de la justice? Le peuple vous impute-t-il ses malheurs? vous nomme-t-il dans ses calamités? Ont-ils pu vous dire que le peuple est impatient de votre joug, qu’il est las du sceptre des Bourbons? Non, non, ils ne l’ont pas fait : la calomnie du moins n’est pas absurde; elle cherche un peu de vraisemblance pour colorer ses noirceurs. Votre Majesté a vu récemment tout ce qu’elle peut pour son peuple , la subordination s’est rétablie dans la capitale agitée ; les prisonniers mis en liberté par la multitude, d’eux-mêmes ont repris leurs fers; et l’ordre public, qui peut-être aurait coûté des torrents de sang si l’on eût employé la force, un seul mot de votre bouche l'a rétabli. Mais ce mot était un mot de paix, il était l’expression de votre cœur, et vos sujets se font gloire de n’y résister jamais. Qu’il est beau d’exercer cet empire ! C’est celui de Louis IX, de Louis XII, d’Henri IV. C’est le seul qui soit digne de vous. Nous vous tromperions, Sire, si nous n’ajoutions pas, forcés par les circonstances : cet empire est le seul qu’il soit aujourd’hui possible en France d’exercer. La France ne souffrira pas qu’on abuse le meilleur des Rois et qu’on l’écarte, par des vues sinistres, du noble plan qu’il a lui-mème tracé. Vous nous avez appelés pour fixer, de concert avec vous, la constitution, pour opérer la régénération du royaume : l’Assemblée nationale vient vous déclarer solennellement que vos vœux seront accomplis, que vos promesses ne seront point vaines, que les pièges, les difficultés, les terreurs ne retarderont point sa marche, n’intimiderons point sou courage. Où donc est le danger des troupes, affecteront de dire nos ennemis?... Que veulent leurs plaintes, puisqu’ils sont inaccessibles au découragement? Le danger, Sire, est pressant, est universel, est au delà de tous les calculs de la prudence humaine. Le danger est pour le peuple des provinces. Une fois alarmé sur notre liberté, nous ne connaissons plus de frein qui puisse le retenir. La distance seule grossit tout, exagère tout, double les inquiétudes, les aigrit, les envenime. Le danger est pour la capitale. De quel œil le peuple, au sein de l’indigence et tourmenté des angoisses les plus cruelles, se verra-t-il disputer les restes de sa subsistance par une foule de soldats menaçants? La présence des troupes échauffera, ameutera, produira une fermentation universelle ; et le premier acte de violence, exercé sous prétexte de police, peut commencer une suite horrible de malheurs. Le danger est pour les troupes. Des soldats français, approchés du centre des discussions, participant aux passions comme aux intérêts du peuple, peuvent oublier qu’un engagement les a faits soldats, pour se souvenir que la nature les fit hommes. Le danger, Sire, menace les travaux qui sont notre premier devoir, et qui n’auront un plein succès, une véritable permanence, qu’autant que les peuples les regarderont comme entièrement libres. II est d’ailleurs une contagion dans les mouvements passionnés. Nous ne sommes que des hommes : la défiance de nous-mêmes, la crainte de paraître faibles, peuvent entraîner au delà du but ; nous serons obsédés d'ailleurs de conseils violents et démesurés ; et la raison calme, la tranquille sagesse, ne rendent pas leurs oracles au milieu du tumulte, des désordres et des scènes factieuses. Le danger, Sire, est plus terrible encore; et jugez de son étendue par les alarmes qui nous amènent devant vous. De grandes révolutions ont eu des causes bien moins éclatantes ; plus d’une entreprise fatale aux nations s’est annoncée d’une manière moins sinistre et moins formidable. Ne croyez pas ceux qui vous parlent légèrement de la nation, et qui ne savent que vous la représenter, selon leurs vues, tantôt insolente, rebelle, séditieuse, tantôt soumise, docile au joug, prompte à courber la tête pour le recevoir. Ges deux tableaux sont également infidèles. Toujours prêts à vous obéir, Sire, parce que vous commandez au nom des lois, notre fidélité est sans bornes, comme sans atteintes. Prêts à résister à tous les commandements arbitraires de ceux qui abusent de votre nom, parce qu’ils sont ennemis des lois ; notre fidélité même nous ordonne cette résistance, et nous nous honorerons toujours de mériter les reproches que notre fermeté nous attire. Sire, nous vous en conjurons au nom de la patrie, au nom de votre bonheur et de votre gloire ; renvoyez vos soldats aux postes d’où vos conseillers les ont tirés ; renvoyez cette artillerie destinée à couvrir vos frontières ; renvoyez, surtout, les troupes étrangères, ces alliés de la nation, que nous payons pour défendre et non pour troubler nos foyers : Votre Majesté n’en a pas besoin. Eh ! pourquoi un Roi, adoré de 25 millions de Français, ferait-il accourir à grands frais autour du trône quelques milliers d’étrangers? Sire, aux milieu de vos enfants; soyez gardé par leur amour : les députés de la nation sont appelés à consacrer avec vous les droits éminents de la royauté sur la base immuable de la liberté du peuple. Mais, lorsqu’ils remplissent leur devoir, lorsqu’ils cèdent à leur raison, à leurs sentiments, les exposeriez-vous au soupçon de n’avoir cédé qu’à la crainte ? Ah ! l’autorité que tous les cœurs vous défèrent est la seule pure, la seule inébranlable ; elle est le juste retour de vos bienfaits, et l’immortel apanage des princes dont vous serez le modèle. On demande que l’adresse soit incessament présentée au Roi par une députation de vingt-quatre membres. En conséquence, M.le président nomme pour composer la députation : pour le clergé, MM. l’archevêque de Vienne, l’évêque de Chartres, les abbés Joubert, Chatizel, Grégoire et Yvernault; pour la noblesse, MM. le duc de la Rochefoucauld, le marquis de Crécy, le vicomte deToulon-geon, le marquis de Blacons, le comte Stanislas de Clermont-Tonnerre; pour les communes, MM. le comte de Mirabeau, Corroler, Régnault de Saint-Jean d’Angély, Robespierre, Marquis, Barrière de