430 [Assemblée nationale.] ARGRIVES PARLEMENTAIRES. ,[9 janvier 1790.] dans ces adresses partielles de consentement, que j’ai sous les yeux une pièce dont MM. les députés bretons ne récuseront sûrement pas l’authenticité, l’adresse de l’une des plus nombreuses communautés de la Bretagne, qui, en refusant d’enregistrer les décrets à elle adressés par l’intendant de cette province, a motivé son refus d’une manière encore plus forte que les magistrats .mandés. Il y est dit : « Uue la province de Bretagne est absolument indépendante de la France; qu’elle est, ainsi que le Béarn, le patrimoine de nos rois, auquel la nation ne peut toucher sans violer les lois les plus sacrées de la propriété, puisque ce fut à François Ier qu’elle se donna, et que ce fut avec lui seul qu’elle régla les conditions du traité d’union sans le concours ni la participation delà France : « Que, suivant les conditions de ce traité, conditions sacrées et inviolables, puisqu’elles ont été confirmées et approuvées par tous les roi3 successeurs de François 1er, même par Louis XVI notre auguste monarque aujourd’hui régnant, elle a. son régime particulier, par lequel elle est gouvernée. « Que, suivant ce régime, elle a même des Etats généraux qui s’assemblent tous les deux ans ; que ces Etats ont le droit de faire de nouvelles lois qu’ils jugent avantageuses; d’abolir celles qu’ils croient inutiles ou abusives, de réformer les abus qui se glissent dans l’administration, d’accepter ou de refuser les lois qu’il plaît au roi de faire dans la province, si elles attaquent les privilèges; qu’elles n’ont aucune force et ne peuvent être mises à exécution, qu’après qu’elles ont été reçues par les Etats, et qu’elles y ont été enregistrées; que le souverain ne peut même établir aucun impôt que du consentement de la nation; qu’après qu’elle l’a. consenti, elle a le droit d’en faire la répartition entre les contribuables sans le concours ni la participation du roi. « Que la province n’a jamais reconnu de lois que celles qui ont été faites par ses Etats généraux, celles qui y ont été enregistrées, et qu’ainsi, s’il y avait des abus à réformer, des lois à faire, et même si l’on voulait une régénération entière, c’était dans l’assemblée de Ja province que tout cela devait s’opérer, et non dans l’Assemblée des Etats de la France à qui nous ne devons aucun compte de notre administration, mais uniquement au roi ; * Qu’enfin, parce que les charges données à nos députés aux Etats généraux, portent un commandement exprès de s’opposer formellement qu’il y fût porté aucune atteinte aux droits et privilèges de la province assemblée par députés, et qu’ainsi il n’a pu être révoqué que par la province assemblée de la même manière, ce qui n’a pu être fait ; pour quoi il n’y a pas lieu d’imaginer >que nos députés aient concouru à aucun décret de l’Assemblée de la France, puisqu’elle n’a pas le droit d'en faire qui intéresse la Bretagne qui a son gouvernement particulier. « D’ailleurs, l’obligation imposée à nos députés de s’opposer à ce que les Etats-généraux préjudiciassent aux droits de la province, bornait leur mission à concourir seulement au règlement de finances, à d’établissement de nouveaux impôts, s’il était nécessaire d’en créer, et à se charger ,de la portion qui serait due par la province, pour la répartition en être faite dans son Assemblée nationale ; pour quoi ils refusent de sanctionner, etc. » On s’écriera, sans doute, que ce sont là les derniers soupirs de l’aristocratie expirante. Eh bièn I non, Messieurs, ce sont des paysans bas-bretons qui ont conservé la franchise de ce peuple généreux, qui n’ont point voulu échangerde despotisme ministériel contre le despotisme municipal. C’est une communauté de huit mille habitants qui m’a fait passer elle-même copie de cette adresse qu’elle a envoyée à ses députés; c’est la commune de Banalec qui m’invite à la faire valoir auprès de l’Assemblée nationale ; je déposerai l’adresse sur le bureau, et j’ajouterai que je suis presque certain qu’elle n’est pas la seule. Un grand nombre de communautés de campagne a renvoyé à l’intendant les décrets qui leur avaient été adressés, et presque toutes ont motivé leur refus. Elles vous parviendront, Messieurs, ces réclamations, si, comme notre devoir nous le prescrit, nous exigeons qu’elles nous soient présentées (1). Qui de nous, ayant connaissance de ces pièces et de la justification imposante, j’ose le dire, des magistrats bretons, osera condamner leur conduite? Qui de nous ne regrettera pas d’avoir coopéré au décret précipité que nous avons rendu contre eux? Serait-ce ceux d’entre nous, Messieurs, qui, dans ce moment, sont en instance avec ces mêmes magistrats, et qui, en traitant les intérêts de leur province, auraient dû, ce me semble, s’abstenir, lorsqu’il s’est agi de juger des individus qui prétendent avoir été injustement inculpés par eux aux pieds du Trône, et qui, je le répète, et je le prouverai, sont en instance avec eux. Non, Messieurs, nous serons justes, parce que nous devons l’être; nous conviendrons que la conduite des membres du Parlement de Rennes n’a pu donner lieu à aucune inculpation, et que nous avons été trompés sur leurs motifs. Or, une erreur, si tant est que c’en soit une, n’est pas un crime. Et cependant, Messieurs, au moment où nous allons juger ces vertueux magistrats, nous nous passionnons pour ou contre, même avant la discussion :je vous le demande. Messieurs, des juges, puisqu’on veut que nous jugions, ne doivent-ils pas être calmes et majestueux comme la loi dont ils sont l’organe? Dans l’espoir de voir partager à l’Assemblée mes sentiments sur cet objet, j’aurai d’honneur de lui proposer le modèle de décret suivant : « i L’ Assemblée nationale, ayant reconnu la pureté des motifs qui ont déterminé la conduite des magistrats mandés du Parlement de Bretagne, a décrété qu’elle n’avait pas donné lieu à inculpation ; que la délicatesse de ces magistrats ne pouvait souffrir du mandat qui les a amenés à la barre de l’Assemblée nationale, et que leurs personnes sont sous la sauvegarde de la loi. » M. Le Chapelier (2). Messieurs, la Chambre des vacations du Parlement de Bretagne a fait son apologie, et elle trouve des défenseurs. Elle décore du nom de devoir sa désobéissance à l’autorité de la nation, son mépris pour les lettres de jussion réitérées que Sa Majesté a eu la bonté de lui envoyer, son infraction au serment que chacun de ses membres a fait de rendre la justice aux peuples ; enfin elle se couvre des privi-(I) .Je tiens d’un député breton, maire d’une ville, que les communautés de Vitré, Laguerche, etc,, et 400 paroisses formant 60,000 habitants, n’ont envoyé aucune adhésion. Avec le temps j’en connaîtrai et citerai peut-être beaucoup d’autres. (2) Le discours de M. Le Chapelier est incomplet au Moniteur. JAssemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 janvier 1790.) 431 îèges de la Bretagne, sans songer que le parlement les a presque toujours dédaignés et enfreints, et elle s’en établit la conservatrice, quand le peuple breton, qui se plaint d’elle et la désavoue, abandonne ses anciennes franchises pour partager les droits, bien plus considérables, que reprennent tous les Français. Je m’étonne qu’on puisse appeler courage cette coupable résistance ; je ne vois qu’un nouveau délit, peut-être plus considérable encore que le premier, dans les excuses de la chambre des vacations de Rennes . Sans doute c’est une faute capitale que d’abandonner des fonctions que le besoin public réclame, de laisser la justice sans ministres et les peuples sans secours ; s’il était besoin de chercher, dans l’opinion même des parlements, la condamnation d’une pareille conduite, je trouverais qu’à une époque très-voisine de nous, ils ont déclaré traîtres à la patrie et les ministres qui se permettent une telle violation du droit public, et tous ceux qui montraient le désir de la favoriser. Mais c’est bien aussi un délit majeur que de se montrer, au milieu des représentants de la nation, lorsque les principes de la division des pouvoirs sont fixés, lorsqu’il est désormais reconnu que le plus grand des abus qui ait désolé la France, a été ce funeste mélange de la puissance législative, judiciaire et administrative ; que de se montrer, dis-je, comme un corps au-dessus de toute autorité, frondant tous les pouvoirs pour les empêcher tous d’être remis à leur place; insultant à l’opinion du peuple, sous le prétexte que l’on connaît mieux que lui même ses intérêts et ses droits; et ne réclamant, malgré lui, des privilèges effacés, que parce qu’ils servaient à son oppression; prêchant enfin l’insurrection contre 1a. puissance publique, et ayant l’air de la confondre avec le despotisme, pour essayer de tourner contre elle les mêmes efforts qui ont servi à l’établir. J’éprouve, Messieurs, quelque embarras en me trouvant forcé de m’expliquer sur cette matière, et d’examiner la conduite, les discours, les prétextes et les excuses d’une cour de magistrature composée de mes concitoyens, dont j’ai longtemps reçu des témoignages d’estime ; mais un devoir plus pressant que celui de la reconnaissance ou de liaisons particulières, m’appelle aujourd’hui à vous instruire de ce qui peut décider votre opinion. Je ne vous parlerai pas longtemps de cette pointillé de forme que présentent les premières phrases des conseillers de Rennes : que la chambre des vacations fût séparée depuis le 17 octobre, que s’ensuit-il? Elle a reçu, comme toutes les chambres des vacations du royaume, l’ordre de se réunir et de continuer ses fonctions; si la nation et le roi n’ont pas le droit de suspendre un tribunal et d’en établir un, quelle puissance leur appartient? dans quelles étroites limites est donc resserré leur pouvoir ? quelle est la loi qui a dit que des décrets de l’Assemblée, sanctionnés par le roi, ne seront transcrits sur les registres parlementaires que quand tout le parlement sera rassemblé? Le décret constitutif d’un tribunal ne doit naturellement être adressé qu’aux membres destinés à composer cette cour ; c’est à eux seuls qu’incombe le devoir de le transcrire sur leurs registres, et s’il faut même invoquer et suivre toujours les anciens usages, il y a un grand nombre de lois qui ont été enregistrées par les chambres des vacations : il suffisait pour cela qu’une Clause finale, conçue en ces termes, pour être enregistrée même en tem ps de vacations, leur donnât le droit de procéder à cet enregistrement. Mais je regrette d'avoir employé ce peu de mots à une si déplorable minutie ; je passe à des objets plus sérieux. (1) La Bretagne avait des franchises, elles étaient établies par des contrats solennels librement lassés entre les rois des Français et le peuple ireton ; nous avons chéri ces stipulations, nous es avons soutenues avec courage, nous les avons conservées avec soin, tandis que la nation française, endormie sous les chaînes du despotisme ministériel, semblait avoir oublié qu’elle avait (1) Sans doute ce sont là les principes certains et les usages de l’ancienne législation. On a eu raison de répondre à celui des opinants qui a passé beaucoup de temps à demander: qu’est-ce qu’une chambre des vacations? et à définir ce tribunal, que s’il n’admet pas que c’était aux juges qui composaient la chambre qu’on devait adresser la loi qui prorogeait leurs fonctions, ce n’était pas aussi, suivant son système, au Parlement entier qu’on pouvait l’envoyer, puisque le Parlement n’était pas rassemblé, et qu’il n’avait pas de pouvoirs ; qu’ainsi il eût été nécessaire de créer une cour pour registrer le décret du 3 novembre; et que, comme il conteste également que ce soit au tribunal même que le législateur établit qu’on doive adresser la loi qui l’institue, il était impossible, selon lui, de l’envoyer à personne, et il le serait toujours de former une cour judiciaire. Ce même opinant a observé que les lettres-patentes qui créaient, chaque année, les chambres des vacations, étaient toujours enregistrées par le Parlement entier. II a raison, c’était l’usage, parce que ces lettres-patentes arrivaient toujours avant l’époque de la vacance des Parlements, pour que les magistrats, qui devaient composer la chambre, sussent à temps qu’ils en étaient membres; mais il ne s’ensuit pas que les chambres de vacations n’eussent pas été très-compétentes pour recevoir et enregistrer elles-mêmes la loi qui les constituait. 11 est inexact de dire qu’ après le 17 octobre la chambre des vacations n’existait plus, elle avait cessé de s’assembler, mais elle subsistait toujours, parce que la justice ne dort jamais, et qu’un tribunal, pour ne pas siéger, n’en est pas moins existant; de manière que si les services publies avaient exigé la présence, l’enregistrement ou la décision d’une cour supérieure, avant le 11 novembre, époque de la rentrée du Parlement, c’eût été la chambre des vacations qui se fût rassemblée. J’oppose donc à M. d’Eprémesnil sa propre opinion ; il excuse la chambre des vacations cle Rennes, sous le prétexte qu’elle n’avait plus de fonctions à remplir, et il distingue entre des fonctions subsistantes qu’on peut, dit-il, proroger, et des fonctions éteintes dont, selon lui, les magistrats, qui les remplissaient, ont été les maîtres de refuser le renouvellement. Or, s’il est évident que les fonctions n’étaient pas éteintes, c’était donc un devoir de les continuer quand elles ont été prorogées. Les onze juges du parlement de Rennes sont donc coupables suivant leur défenseur lui-même. Je pourrais ajouter cet incontestable principe qui a été disertement discuté, c’est que les magistrats, en se chargeant de fonctions publiques, n’ont pas juré de faire exécuter telles ou telles lois ; ils ont juré obéissance au législateur, à la puissance publique dont ils sondes instruments, et celui-là, loin d’être fidèle à son serment, est prévaricateur, qui fronde l’autorité souveraine de la nation et la puissance du roi. Je ne dis pius qu’un mot sur cette chicane présentée avec l’importance d’une raison décisive ; je Je dis pour les partisans des anciens usages, car il est démontré à tous les hommes désintéressés que l’excuse est frivole. Que l’on feuillette les registres des Parlements, et on Verra que dans plusieurs circonstances, leurs séances ont été prorogées malgré la loi qui fixait le temps de leur vacance, qu’ils se sont quelquefois prorogés eux-mêmes : si on a pu prolonger leurs pouvoirs, s’ils ont cru devoir se permettre d’en continuer l’exercice, la nation et le roi ont ils moins de puissance que des ministres et des Parlements? 132 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. des droits; nous espérions toujours que, sur ce dernier autel de la liberté publique, viendraient se ranimer le patriotisme et l’énergie des anciens Francs, et qu’il naîtrait enfin un monarque qui mettrait sa gloire à ne commander qu’à une nation libre, et qui sentirait que la liberté de ses sujets est le plus sûr garant de leur amour. Nos espérances sont comblées ; mais en quittant ceux qui nous ont honorés de leur confiance, en sortant de nos foyers pour venir nous réunir à vous, nous ignorions jusqu’où iraient vos conquêtes; nous ne connaisssions que vos droits. On ne nous chargea donc pas tous d’apporter une renonciation à des franchises qui devaient être conservées, si vos efforts étaient inutiles, parce qu’elles auraient servi de point de ralliement au patriotisme. Vint cette nuit fameuse, où un zèle civique fit tant de choses, et posa les fondements de la constitution qui va tout à l’heure être élevée, et qui n’existerait pas encore sans cette scène patriotique, que l’intérêt personnel peut regretter et calomnier, mais que l’histoire montrera aux siècles futurs, comme le plus imposant monument du caractère généreux des Français . C’est à cette époque qu’en déplorant notre impuissance, nous nous rendîmes garants des sentiments de la nation bretonne, et que nous hésitâmes d’autant moins à devancer le vœu de nos commettants, que nous apercevions que vous fondiez les bases solides de la liberté publique. Nous n’avons pas été démentis ; des adresses de toutes les villes de la province ont annoncé l’adhésion la plus formelle à vos décrets, ont béni les réformes salutaires qui y étaient prononcées . Votre travail a pris ensuite une marche plus régulière et plus suivie; vous avez construit les corps administratifs ; c’était à cette épreuve qu’étaient soumis tous les privilèges, toutes les franchises des provinces; elles changent de forme de gouvernement ; les pays d’Etats ont plusieurs assemblées de départements ; les pays d’élections ont une administration qu’elles n'avaient pas. La Bretagne a été une des premières provinces à adhérer aux décrets qui fixent ce nouvel ordre de choses. Si une ville a fait entendre ses réclamations, c’est en se soumettant à la décision nationale ; les réflexions sur la loi conviennent aux hommes libres, et ne contrarient point l’obéissance. S’il est une renonciation formelle à des privilèges particuliers, c’est sûrement cette adhésion; car il n’y a rien qui détruise aussi positivement, qui efface aussi absolument jusqu’à la trace des anciens privilèges de la Bretagne, que la division de cette province en cinq départements. Le peuple, qui l’habite, a donc renoncé à ses franchises, parce qu’il lui a paru évident qu’il valait beaucoup mieux avoir des droits dont la nation et le roi étaient garants, et dont chaque individu était le défenseur. C’est après cette renonciation que la chambre des vacations s’érigeant en défenseur d’une constitution abandonnée, en représentant d’un peuple dont elle n’a point reçu la mission, prétend faire revivre des chartes qui ne servaient qu’aux nobles et aux hommes riches pour opprimer, offenser et mépriser le peuple, et qui, utiles seulement contre le ministère, servaient tour à tour à combattre le despotisme des agents d’un monarque trompé, et à établir celui des nobles qui s’étaient emparés de tous les pouvoirs. Je dis, Messieurs, que le Parlement de Bretagne n’a point le droit de parler de privilèges quand, le [9 janvier 4790.] peuple breton n’en veut plus parler; que pour se disculper d’avoir abandonné son tribunal, il ne peut invoquer ni l’obligation qu’il dit avoir de maintenir la constitution bretonne, ni les contrats qui portaient qu’il ne serait fait aucun chan-ement aux tribunaux sans le consentement des tats. J’ajoute que l’abandon des privilèges ne pouvait pas être fait d’une autre manière qu’il ne l’a été, et que c’est à la fois insulter à la raison, fronder l’antorité nationale, et se jouer scandaleusement du peuple, que de demander une assemblée des anciens Etats de Bretagne, pour qu’ils acceptent ou refusent la constitution que (vous avez décrétée. Je commence par démontrer cette dernière proposition, parce que celle qui la précède se lie naturellement à des faits historiques que je développerai. C’est à la face de toute la France, dans l’Assemblée nationale, où on ne voit plus ni privilèges, ni ordres politiques, ni véto ; c’est en présence des députés bretons qne la chambre des vacations du Parlement de Bretagne demande que votre constitution soit portée aux anciens Etats de cette province, et qu’ils soient rassemblés. A-t-elle donc cru qu’on ignorait, et que nous ne dirions pas ce qu’étaient ces anciens Etats qu’elle réclame. Tous les nobles qui avaient cent ans d’existence privilégiée, et dont les pères avaient trois fois partagé des deux tiers au tiers, ce qui s’appelle un partage noble , jouissaient du droit de régler à leur profit les affaires et les richesses publiques de Bretagne ; huit ou neuf cents exerçaient ce droit ; des évêques, des abbés commendataires, des députés de chapitres partageaient cet empire, et quarante-deux représentants de deux millions d’hommes, sous le nom modeste, j’ai presque dit sous le titre avili de tiers-état , combattaient cette double phalange de privilégiés, ou plutôt succombaient sous sa tyrannie. Un vélo absolu, appartenant à chacun cîe ces corps, augmentait la puissance des deux premiers, voilà notre ancien état; aussi imaginez tout ce que les privilèges ont de plus absurde, les prétentions de plus vexatoire, les institutions de plus gothique et de plus insensé, la féodalité de plus accablant, l’administration déplus ruineux, l’aristocratie de plus offensant et de plus oppressif, et vous aurez une idée parfaite de la situation de la Bretagne sous son ancien gouvernement. Le peuple y était malheureux, les établissements publics ri'étaient pas faits pour lui, mais pour les nobles et leurs enfants, les places d’administration pour les nobles et leurs enfants, les pensions encore pour eux; enfin, on en payait quelques-uns pour assister à une assemblée où ils s’étaient arrogé le droit de paraître avec un parchemin de cent ans, et où, ne représentant que leur propre personne, ils étaient maîtres de ne pas venir. Les impôts n’avaientpas pu les atteindre; c’était la province de France où ils en payaient le moins, et où la chose publique leur fournissait davantage. Et e’est dans une pareille assemblée qu’on ose vous demander de faire porter la constitution française, pour que le peuple breton ne jouisse qu’après une délibération de nos jadis privilégiés, des avantages que cette constitution lui procure comme aux autres citoyens du royaume. Ainsi, on veut que, détruisant en partie ce que vous avez élevé, vous laissiez, dans un pays qui s’est, autant .que toutes les provinces de France, montré digne du bienfait d’une constitution libre, les abus que vous avez détruits, et que cette ré- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 janvier 1790.] 133 gion de la France, que l’on regardait naguère comme dépositaire des précieux restes de la liberté publique, soit la seule qui conserve les marques de l’esclavage. Vous avez détruit les ordres, et nous en aurions ; aboli les vélo, et nous serions subjugués par eux ; renversé la féodalité, et elle continuerait 4e porter sur nous ses ravages ; vous avez fait une constitution, nous avons été vos coopérateurs à ce grand ouvrage, et nous n’en jouirions pas. Que croit-on que prononceraient ceux auxquels elle enlève leur désolant empire? ils diraient : nous n’y consentons pas, veto. Toutes les communes de Bretagne, s’exprimant par leurs députés, au mois de décembre 1788, ont formellement exigé la réforme de ces anciens Etats si abusifs. Ainsi, énoncer dans votre assemblée la demande de leur convocation, c’est, à plus d’un titre, faire une proposition scandaleuse et coupable. J’ajoute que la constitution française a été adoptée par le peuple breton ; qu’il ne pouvait pas l’adopter plus expressément qu’en adhérant à vos décrets et en les exécutant ; que, fort de vos décisions, il ne souffrira jamais que les anciens Etats se rassemblent; que son vœu est fortement prononcé à cet égard ; que les nobles de la Bretagne ont été les maîtres de venir partager ou combattre l’heureuse révolution que nous avons opérée, et que leur opposition ne peut plus avoir aucune consistance depuis que la noblesse, ayant perdu, comme le clergé, le titre d’ordre, s’honore de paraître dans l’Assemblée nationale sous celui de citoyen. Quand l’adhésion des habitants de Bretagne est aussi expresse, la chambre ,des vacations est-elle excusée de n’avoir pas rendu la justice, et obéi à vos décrets sanctionnés par le roi, sous le vain prétexte que les privilèges bretons ne sont pas abandonnés, et que les chartes qui les constituent ■sont enregistrées au greffe de cette cour supérieure? Qu’est donc encore le Parlement? il veut donc toujours se maintenir dans sa qualité usurpée de législateur? il se croit donc ou supérieur à la nation, ou représentant du peuple dont il doit juger les procès. Je sais que c’est son antique erreur, et je vais vous dire jusqu’où elle l’a conduit ; mais je pensais que la lumière que notre existence et nos débats ont répandue sur les principes politiques, avait frappé nos magistrats comme elle a éclairé presque tous les citoyens. Personne en Bretagne n’était représenté, et tout le monde se disait représentant : les nobles disaient qu’ils représentaient leurs vassaux ; les évêques et les abbés prétendaient représenter les curés et les prêtres ; un officier municipal nommé par le roi, ou plutôt par l’intendant, quelquefois par un très-petit nombre de personnes, représentait toute la ville, et les députés des villes représentaient les habitants des campagnes ; tel était l’heureux et populaire gouvernement sous lequel nous vivions. Le Parlement voulait représenter toute la province, quoique son essence fût de ne représenter qui que ce soit : il se croyait supérieur aux Etats. Et il est à remarquer q'ue cette cour de magistrature, qui se couvre de nos anciens privilèges, et qui veut y faire voir sa désobéissance cachée sous le nom de devoir, n’a jamais réclamé nos franchises que pour augmenter sa puissance, et les a toujours sacrifiées à son pouvoir. Les premiers droits des peuples sont de n’obéir qu’aux lois qu’ils ont faites, et de ne payer que les impôts qu’ils ont consentis ; voilà les franchises bretonnes : pour y avoir renoncé, la Bretagne ne les a pas perdues, puisqu’elles sont désormais les droits que tous les Français vont exercer. Le Parlement, qui s’en prétend le conservateur, devait les respecter, car c’était là notre véritable, notre unique constitution ; tous les abus qui la défiguraient, les privilèges, les veto, les distinctions d’ordres, l’entrée individuelle de tous les nobles aux Etats ne lui appartiennent pas; ce sont les usurpations de la féodalité, le Parlement a violé ces franchises. 11 a enregistré, sans le consentement des Etats, presque toutes les lois émanées du ministère ; il y en a fort peu sur lesquelles les Etats aient été consultés. Il a fréquemment enregistré des impôts avant, et même, contre le consentement des Etats ; il est vrai que quelquefois il réservait leurs droits, mais il autorisait la perception, et il joignait par cette réserve dérisoire l’insulte à l’infraction. Nous connaissons en Bretagne plus de dix millions d’impôts qui n’ont jamais été consentis par les anciens Etats, et qui sont enregistrés au Parlement. Les droits sur les marchandises importées de l’étranger, ceux sur le tabac, sur les cuirs, sur les huiles et savons, les 10 sols pour livre des impôts, qui ont augmenté d’un tiers les taxes publi-ues, le contrôle, etc., une foule de droits appelés omaniaux,les créations bursales d’offices de toute espèce sont enregistrés et n’ont jamais été consentis. Le bail des fermes générales, qui contient toujours quelques augmentations ou quelques changements de droits, n’a jamais été soumis à l’acceptation des Etats, et il est enregistré. On a vu le Parlement refuser aux officiers des Etats la communication des lois qui lui étaient envoyées. On l’a vu soutenir qu’un impôt consenti parles Etats ne pouvait pas être levé s’il ne le permettait pas, et que son enregistrement était un second consentement, sans lequel l’autre n’était pas valide ; tandis que, d’un autre côté, il prétendait et prouvait par le fait que l’enregistrement seul forçait la nation, contre son gré et après son refus, à supporter une taxe publique. On l’a vu, dans le dernier siècle, défendre aux membres des Etats de s’assembler, rendre des arrêts contre ce qui n’était pas, mais ce qui avait l’air et les formes extérieures d’une assemblée nationale ; et quand il s’agit de terminer conciliatoi-rement cette querelle, on le vit prétendre que les commissaires des Etats ne seraient reçus devant lui, que debout et à la barre. On l’a vu, en 1788, commençant ses efforts contre la régénération publique, défendre comme illégales les assemblées très-paisibles des citoyens, les réunions des généraux des paroisses. Ainsi il s’est toujours placé au-dessus de la nation, pour la braver ou l’opprimer. On l’a vu, n’ayant pour membres que des seigneurs de fiefs, étendre le code de la féodalité, et profitant de l’obscurité d’une coutume réformée il y a deux siècles, abusant du déplorable usage d’établir une jurisprudence et de faire des lois par des arrêts, interpréter toujours défavorablement au peuple cette coutume qui respire la barbarie des temps où elle fut rédigée, et qui atteste la puissance des seigneurs et la servitude des vassaux. 11 a fait plus contre la nation, il a dérangé la constitution de son tribunal ; il était composé de 134 ] Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 janvier 1790. f toutes les classes des citoyens : en 1687 il a, par des arrêtés secrets, résolu de ne plus recevoir que des nobles, et dans ces derniers temps il a cru que cent ans de noblesse ne suffisaient pas pour être admis. Voilà, Messieurs, je regrette de le dire, une partie des abus dont la nation bretonne a eu à souffrir. Je dois à la vérité de déclarer que les mains de ces magistrats si absolus étaient pures comme celles de la justice, que les épices qu’ils marquaient semblaient plutôt faites pour se conformer à l’usage, que pour devenir le prix de leur travail. Mais cette intégrité, à laquelle je rends hommage, n’a pas effacé les nombreuses infractions dont je viens de vous donner un faible aperçu. Le Parlement n’a paru croire à nos -franchises que quand elles soutenaient son existence ; il a toujours été ce qu’il est aujourd’hui. Touché par la loi, nos chartes ont été son rempart ; étranger à la loi la plus oppressive, nos chartes ont été violées. Et cela est à ce point : les contraventions à nos droits ont été si multipliées et si longues, les atteintes portées à notre liberté ont été si fréquentes, que si la destruction des Parlements et l'organisation d’un nouveau pouvoir judiciaire, n’étaient pas indispensables, nous demanderions au nom de la Bretagne, que son tribunal supérieur fût réformé!; et que l’on ne s’étonne pas que, malgré ces griefs, très-sentis depuis beaucoup d’années, nous ayons défendu avec courage un Parlement qui nous opprimait. Sur qui que ce soit qu’ait porté le despotisme, nous nous y sommes opposés. Dans nos querelles avec le ministère, nous étions tous réunis, et toutes les maximes qui servaient notre défense ou la fortifiaient, étaient adoptées par nous, sans considérer jusqu’où pouvaient entre nous s’étendre leurs conséquences. Maintenant, Messieurs, peut-on croire que c’est par respect pour son serment, par vénération pour nos privilèges, par zèle pour le peuple breton, que le Parlement de Bretagne a désobéi à vos décrets, méconnu l’autorité du roi comme la vôtre ? Il n’a désobéi que parce qu’il a vu son existence menacée ; il n’appelle, nos franchises que parce qu’il regrette son pouvoir; il n'affecte de douter du consentement très-exprimé du peuple, que parce qu’il ne voit, comme jadis, la nation que dans la noblesse ; il ne désire nos anciens Etats, queparce que les veto , qui s’opposent à toute réforme, qui perpétuent tous les abus , violent tous les droits et bravent toutes les puissances, serviraient à perpétuer la sienne. 11 ne parle de nos anciens privilèges que pour montrer un étendard d’insurrection, auquel il espère rallier avec la noblesse quelques citoyens qu’on parviendrait à tromper. On vous a dit dans cette tribune : On a imprimé