SÉANCE DU 25 VENDÉMIAIRE AN III (16 OCTOBRE 1794) - N° 38 201 38 Une députation du Lycée des Arts [Paris] est introduite : elle présente à la Convention, 1°. quatre cents élèves qui reçoivent gratuitement au Lycée une éducation républicaine; 2°. le résultat et le produit de ses recherches sur les moyens de changer en potasse des productions végétales; 3°. le citoyen Cange, commissionnaire de Saint-Lazare, dont l’action bienfaisante et généreuse a excité son intérêt. Cette députation lit le récit de cette action, mis en vers par le citoyen Sedaine ; la Convention y applaudit et rend le décret suivant : La Convention nationale renvoie au comité d’Agriculture, pour en faire un prompt rapport, le mémoire du Lycée des Arts sur la quantité d’alkali fixe que l’on peut retirer des sommités du lilas, mar-rons-d’Inde et autres substances végétales, et à ceux d’instruction publique et des Secours publics l’action généreuse de Cange, commissionnaire de la maison d’arrêt de Lazare; elle décrète de plus que le président donnera l’acolade fraternelle à ce vertueux citoyen, et que le récit de son action, lu par la députation du Lycée des Arts, sera insérée au bulletin avec la réponse du président (81). Le citoyen Cange s’avance vers le président et en reçoit l’accolade fraternelle, au milieu des plus vifs applaudisse-mens (82). Une députation du Lycée des Arts est admise à la barre. Le citoyen Desaudray, orateur de la députation (83) : Citoyens représentans, Les arts nourrissent l’homme et le consolent. La France avoit un hydre à combattre : la coalition des despotes, le système de l’ignorance et les hommes de sang ; ces trois têtes sont abattues. Législateurs, vous avez rétabli le règne de la justice, vous avez proclamé celui des arts et de la bienfaisance : tous les coeurs se rallient autour de vous ; vous êtes investis de la confiance générale, elle ramènera le calme et l’abondance. Que la Convention ne se divise pas, qu’elle soutienne cette marche imposante, notre bonheur, la gloire, et la splendeur de la République sont à jamais assurés. (81) P.-V., XLVII, 199. C 321, pi. 1336, p. 5, minute signée de Boissy, secrétaire. Décret anonyme selon C* II 21, p. 12. (82) P.-V., XLVII, 199. Bull., 25 vend.; Moniteur, XXII, 267-268; Ann. Patr., n 654; Ann. R.F., n° 25; C. Eg., n° 789; J. Fr., n° 751; J. Paris, n” 26; Mess. Soir, n° 789; M.U., XLIV, 395; Rép., n° 26. (83) Bull., 25 vend. Moniteur, XXII, 266-267; Débats, n° 754, 379; J. Mont., n° 6. Quant à nous, occupés uniquement du progrès des arts, dirigés sans cesse vers l’amélioration de l’industrie, nous avons suivi, depuis deux ans, la même route. Nous avions pour boussole l’utilité publique, et rien n’a pu nous égarer. Aujourd’hui nous venons mêler nos senti-mens au cri public de la reconnoissance, et vous la témoigner en vous offrant une nouvelle découverte des jeunes élèves du Lycée des Arts, et enfin un trait de bienfaisance digne de votre attention. La nouvelle découverte que nous vous offrons, et dont nous déposons le procès-verbal, est une nouvelle fabrication de potasse tirée des sommités du lilas. Après la fleur, il produit une grappe chargée de graines très-abondantes, et les cendres de ses sommités nous ont donné, sur cent livres, soixante-quinze livres de potasse, c’est-à-dire, autant que le marron-d’Inde. Nous vous observons que jusqu’ici, d’après les expériences faites sur toutes les espèces de végétaux les plus productifs, on n’a obtenu en al-kali qu’un huitième des cendres. Ainsi cette découverte, et celle des marrons, sont ce qu’il y a de plus important à cet égard. En vain objecte-t-on, pour en diminuer le prix, que cette récolte est peu de chose. Nous répondons, 1°. que, d’après les lettres que nous recevons de tous les coins de la République, on nous annonce qu’on en a recueilli de grandes quantités, et que l’on en aurait récolté davantage, si l’on en eût été prévenu à temps. 2°. Que les marronniers et les lilas sont les arbres qui viennent le plus et qu’il est très facile d’en multiplier les plantations, et que ce n’est pas de notre bonheur seul que nous devons nous occuper. Tel étoit le vice de la génération qui vient de disparoître du sol de la liberté; elle ne cal-culoit que les jouissances ; elle ne comptoit pour rien le bonheur de ceux qui dévoient la suivre ; et c’est ainsi qu’elle avoit amené la France à cet état de convulsion dont elle a été la première et juste victime. Ornons nos routes de marronniers et de lilas; multiplions dans nos jardins ces arbres d’agrément ; et, sous le règne bienfaisant de la liberté, il se trouvera que c’est en semant nos pas de fleurs que les arts nous fourniront la foudre qui doit achever de renverser les despotes, et ne former de tous les peuples qu’une seule famille d’amis et de frères ; et nous verrons que la nature bienfaisante, comme l’a dit Rousseau, n’a jamais séparé le bon du vrai beau, et que tout ce qui est beau est utile. Saisissant toutes les ressources que nous présentent les arts dans le moment, prenons de sages mesures pour l’avenir, et bientôt la République, se suffisant à elle-même, ne sera plus honteusement tributaire des autres nations, sur lesquelles son génie et ses succès doivent lui assurer à jamais la prééminence (84). [Ne nous occuperons-nous pas enfin de travailler pour nos enfants? et sous cet aspect Institut «l'Histoire de la Révolution Française 202 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE consolant, ne devons-nous pas dès à présent ne rien négliger pour préparer leur bonheur par toutes les ressources que l’industrie nous présente, et nous hâter de saisir tous les moyens d’ajouter à nos richesses, en nous délivrant de tout ce qui peut nous rendre tributaires des autres nations? Gardons-nous donc de perdre un instant, ornons nos routes de marronniers et nos jardins de lilas, multiplions cet arbuste odoriférant, et il se trouvera que, sous le règne bienfaisant de la liberté, ce sera en couvrant nos pas de fleurs que l’art nous fournira la foudre qui doit achever d’écraser les tyrans.] (85) Le second objet que nous présentons est le fruit de nos efforts pour l’éducation publique. Au milieu du silence de l’instruction et des orages politiques, nous avons cru remplir vos vues, en multipliant nos cours et en occupant une jeunesse avide de travail et de connois-sances, comme la plante qui se déssèche et se flétrit est avide de l’eau salutaire qui la rafraîchit et la fait profiter. Quatre cents élèves reçoivent au Lycée une éducation républicaine ; nous vous présentons ceux qui ont montré le plus de dispositions, et dont nous remettons la liste. Ils ont tous juré de s’instruire et de mourrir pour la défense de la république. Nous réclamons pour eux une petite collection de livres élémentaires des arts, prise dans les amas inutiles des bibliothèques des émigrés. Le troisième objet est un acte de bienfaisance couronné au Lycée, dû à l’âme sensible d’un bon sans-culotte nommé Cange, et que nous vous présentons (86). [un bon sans-culotte nommé Cange, que nous vous présentons, et qui est commissionnaire à la porte de la prison dite de Saint-Lazare.] (87) L’orateur continue : Le commissionnaire de Saint-Lazare. Un acte de vertu vaut tous ceux du génie !.. J’abandonne aux talens de nos plumes nerveuses, Le soin de célébrer ces âmes vigoureuses, Qui, pour la République, affrontant les hasards, Vont braver les dangers de Neptune et de Mars; Pour ce siècle étonnant il faudroit des Ho-mères : Et je ne peux chanter que des choses légères, Des actes tout unis d’honneur, de probité, Qui rappellent en nous la saine humanité. Oui, c’est dans cette classe, autrefois dite obscure Qu’on retrouve par-tout la sensible nature; De ces hommes de bien, d’un esprit ingénu : (85) Moniteur, XXII, 267. (86) Bull., 25 vend. (87) Moniteur, XXII, 267. Leur corps respire l’air, leur âme la vertu, J’aime à les célébrer, ne pouvant les atteindre, Et ma muse, en ces vers, entreprend de vous peindre Un acte vertueux : le fait est attesté; Je vais le raconter avec simplicité. Dans la maison d’arrêt dite de Saint-Lazare, Un citoyen fut mis, sur un léger soupçon, Sur un propos, peut-être indiscret ou bisarre, Enfin, il étoit en prison. Cet homme étoit peu riche, et sa triste famille, Sa femme, trois enfans, deux garçons, une fille, Vivoient de son travail; mais ce coup désastreux Les plongea, tous les cinq, en un malheur affreux. Pour s’informer du sort des enfans, de leur mère, Il envoya chez elle un commissionnaire, Leur dire son état, et s’informer du leur. Cange est le nom de l’homme ; il ne vit que douleur Au logis indiqué ; la femme dans les larmes, Les cris, le désespoir, les plus vives alarmes : Mon mari périra, son trépas est certain, Et ces pauvres enfans qui demandent du pain! Consolez-vous, dit Cange, un ami de votre homme, Dans la même prison lui remit une somme ; Je ne sais pas combien; mais ces cinquante francs Qu’il m’a dit d’apporter, en sont de sûrs garants : Prenez. Il lui remet l’assignat salutaire Qui leur redonne, à tous, l’aliment nécessaire. Il retourne au mari. La femme et les enfans Se portent bien, dit-il ; voici cinquante francs, Qu’a remis en ses mains une bonne voisine, Prenez, servez-vous-en ; comme je l’imagine, Vous en avez besoin... elle en promet encor. Deux jours après, c’étoit le neuf thermidor ; La France alors en proie à des brigues infâmes, De nos Catilinas anéantit les trames; On les vit tous tomber sous le glaive des lois, Et la France vengée a repris tous ses droits. Ce grand coup, dont l’éclat écrasa Robespierre, Ouvrit au même instant les portes des cachots ; Et la justice, enfin rendit à la lumière Notre bon patiote accusé de complots. Il sort, il voit le ciel, il vole vers sa femme, Il la serre en ses bras, carresse ses enfans; Après mille transports élancés de leur ame, Après mille propos l’un de l’autre naissans, Ils se disent, entr’eux, ces mots intéressans : Quel est, mon cher ami, quel est cet honnête homme Qui, pour nous soulager, t’a remis cette somme? SÉANCE DU 25 VENDÉMIAIRE AN III (16 OCTOBRE 1794) - N° 39 203 A moi? - Sans doute, à toi. - Toi, dis auparavant Quelle est cette voisine à qui nous devons tant, Lorsque tu m’envoyas cinquante francs par Cange. - Moi? - Non. - Comment, non? - Non. - Il me paroit étrange Que nous ayons reçu ce secours mutuel. Et presqu’en même temps : c’est extraordinaire. Courons interroger le commissionnaire. Tranquille sur un banc, auprès de la prison, Il attendoit, pour faire une commission; Il les voit, il s’enfuit, il craignoit de paroître Aux yeux des citoyens qui lui doivent leur être. Ils le trouvent enfin : mais Cange, dis-nous donc, D’où venoit cet argent? Qui nous a fait ce don? - Que vous importe? - Tout, et nous voulons apprendre Quel est ce bienfaiteur et cet ami si tendre. - Vous ne le saurez pas. - Parbleu, nous le saurons, Je ne te quitte pas. - Voilà bien des raisons. C’est moi. Je vous voyois accablé de misères, J’ai fait ce que j’ai dû, n’êtes-vous pas mes frères? Je n’avois que cent francs, je n’ai pu faire mieux. Des larmes à l’instant coulèrent de leurs yeux; Ils embrassèrent Cange, et de sa bienfaisance Il se crut trop payé par leur reconnoissance. Je ne m’attendois pas, dit-il, à ce plaisir; On m’avoit assuré que vous deviez périr! O sainte humanité ! combien tes vives flammes Répandent de douceur dans le fond de nos âmes! Fais que tous les Français soient tous de vrais amis; Sous les plus sages loix, fais qu’ils soient tous unis; Bannis de leurs foyers les fureurs de la guerre; Qu’ils servent de modèle au reste de la terre, Et que, dans l’univers, heureux de leur destin, Le peuple le plus brave en soit le plus humain. Par le citoyen J.-M. Sedaine (88) Nouveau trait Cange a un beau-frère qui est aux frontières, et dont la femme vient de mourir en laissant (88) Bull. , 25 vend.; Débats, n" 754, 379-381; J. Mont., n° 6. Résumé Moniteur, XXII, 267. trois enfans. - En rentrant, il trouve sa femme en pleurs. - » Ma pauvre soeur, dit-elle, n’est plus! Que deviendra cette pauvre famille? Qui en prendra soin? - Allons, console-toi, dit Cange, ne pleure pas. Je les prends, moi, nous vivrons tous ensemble. Il est chargé aujourd’hui de six enfants en bas âge. - Sa demeure est rue faubourg Denis, maison des ci-devant Soeurs-Grises, n° 46. LE PRÉSIDENT : Les arts sont amis de la liberté : ainsi le jour qui a vu détruire la tyrannie a été pour les Français un présage assuré, que parmi eux les arts seroient conduits à ce point de perfection où ils créent une nature nouvelle. L’attente de la nation ne sera point déçue ; et la Convention comptera toujours au rang de ses premiers devoirs d’encourager les arts et ceux qui les cultivent. Nous avons entendu avec intérêt les détails de la découverte utile qui est due à votre sagacité, et nous applaudissons aux traits généreux du brave citoyen Cange. Continuez, citoyens, à veiller sur les jeunes gens dont vous dirigez l’instruction, rappelez-leur qu’ils doivent ne pas oublier le jour où ils ont paru devant les représentans du peuple et le serment qu’ils ont prêté de demeurer toujours fidèles à la patrie. La Convention nationale vous invite à assister à sa séance (89). Un membre demande que le président donne au citoyen Cange l’accolade fraternelle. La proposition est décrétée; ce citoyen reçoit l’accolade du président au milieu des applaudissemens. L’assemblée ordonne la mention honorable, l’insertion au bulletin et le renvoi au comité d’instruction publique (90). Charge son comité des Secours de récompenser cet homme humain et pauvre (91). 39 DELMAS, au nom des trois comités réunis de Salut public, de Sûreté générale et de Législation, se présente à la tribune pour y faire le rapport sur les sociétés populaires. Le rapporteur, après avoir rendu hommage aux principes qui consacrent l’existence des sociétés populaires, aux services éminens qu’elles ont rendus à la cause de la liberté, et ceux qu’elles peuvent rendre encore pour l’affermir sur ses bases, expose les dangers qui pourroient résulter de ces institutions précieuses, si des mesures aussi sages que vigoureuses n’arrachoient pas aux intrigans et aux ambitions tous les moyens de les faire servir à des projets liber-ticides. Il cite le témoignage du passé, et notamment les crises dernières, heureusement terminées par la révolution glorieuse du 9 ther-(89) Bull., 25 vend. Moniteur, XXII, 267-268. (90) Débats, n" 754, 382. (91) J. Paris, n" 26.