[Assembléé nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [7 décembre 1789.] droit, il serait aisé de prouver que l’article ne devrait pas être rejeté ; je crois même qu’un bon esprit pourrait proposer d’y insérer, par amendement, ce qu’on craignait d’y voir, et ce que j’ai démontré qui ne s’y trouvait pas. À vingt et un ans, sans doute, on connaît peu les hommes, on a peu d’expérience ; mais à cet âge aussi on a un grand avantage : c’est un cœur pur. Un cœur pur est le plus heureux inspirateur; c’est un cœur pur qui fait les grands hommes ; vcus en voyez en Angleterre dans l’âge oti l’on est à peine homme; vous en voyez dans les gouvernements populaires, où l’on apprend à lire dans le code de la liberté. Il faut aimer, il faut rechercher dans les jeunes gens l’ignorance des intérêts qui corrompent la volonté des autres hommes. Ce fait expliqué, il reste le marc d’argent. Cette condition exclut des citoyens qui n’ont pas de fortune, mais qui ont des talents et des vertus ; elle exclut les pères de la vérité, de la justice, de la liberté... Rousseau, s’il existait encore, rie pourrait jamais s’asseoir parmi vous; elle exclut des pasteurs respectables qui intiment à toutes les consciences des volontés pures; elle exclut des propriétaires, je ne dis pas des capitalistes, ces êtres parasites qui ne vivent qu’aux dépens de l’existence publique... Je veux parler d’une propriété plus grande, d’une propriété sacrée : des artisans, propriétaires de capitaux, qui vous nourrissent, qui subviennent à tous vos besoins, soit réels, soit de convention, qui entretiennent une honnête famille avec Un pain acheté par la sueur de tous les jours; ces artisans tiennent plus à leur pays que ces grands propriétaires que vous dites attachés à la terre qu’ils possèdent. Mais ces propriétaires, quand voient-ils leurs terres? Ils vivent loin d’elles ; ils consomment dans les délices des villes le produit d’une terre fécondée par d’autres mains, et dont la culture est encouragée par d’autres regards. Le lieu qui renferme ces possessions n’est pas toujours pour eux la patrie. Leur patrie est partout : ils vendent ces terres, ils en emportent le capital; partout ils peuvent en acquérir d’autres. L’artisan, dont le talent est accommodé au goût d’un certain canton, ne peut transporter ce capital d’industrie; il reste, non-seulement dans sa ville, mais dans sou quartier, mais dans la maison entourée par ceux qui recourent à lui dans leurs besoins et qui fournissent à sa laborieuse activité; il a vraiment une patrie; il y tient par des rapports plus chers que les hommes d’une classe où vous trouvez tant d’émigrants, tant de gens qui sont cependant, dites-vous, attachés à la terre... Votre décret repousse les artisans, cette espèce d’hommes si utiles, si respectables, et vous ne voudriez pas accepter un article modérateur qui vous fournit encore de quoi satisfaire la défiance qu’on montre à des citoyens si dignes de tous les égards ! S'il était susceplinle d’un amendement, ce serait dans un sens opposé à celui qu’on a présenté... Ce discours, interrompu par quelques murmures, est applaudi par une grande partie de l’Assemblée. Il est décidé qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur l’amendement de M. Lanjuinais. L’article est mis aux voix. L’épreuve par assis et debout paraît douteuse ; on demande l’appel nominal. 415 Il résulte de cet appel que l’article est rejeté par 453 voix contre 443. L’heure se trouvant avancée, l’affaire de Toulon est remise à ce soir. Le doyen de la Faculté de médecine de Paris vient présenter, à la tête d’une députation, une offre patriotique de cette compagnie, dont chaque membre a donné un louis et des boucles d’argent. La séance est levée à quatre heures. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. FRÉTEAU DE SAlNT-JÜST. Séance du lundi 7 décembre 1789, au soir (1). On lit une adresse de la ville d’Essounes près de Château-Thierry, qui offre en don patriotique la contribution des ci-devant privilégiés pour les six derniers mois de l’année courante, montant à 1,337 livres 18 sols 9 deniers. L’Assemblée a volé des remercîments à la ville d’Essonnes et a chargé M. le président de lui témoigner par écrit sa satisfaction. M. Desessarts a offert un exemplaire de son ouvrage sur la police, et l’Assemblée lui a accordé séance à la barre. M. Legard, capitaine au bataillon du district des Capucins-Saint-Honoré , a réclamé contre l’oubli d’un don patriotique offert par son district dès la semaine dernière, et dont le procès-verbal n'avait point fait mention ; ce don consiste en argenterie, bijoux, billets rie la Caisse d’escompte, coupons de la compagnie des Indes, le tout évalué à la somme de 10,161 livres. L’Assemblée, remerciant le district des Gapucins-Saint-Houoré, .donne séance à M. Legard et ordonne que désormais on donnera chaque semaine régulièrement une lecture des dons patriotiques ; que la vente en sera faite par le sieur Guillot, huissier de l’Assemblée, seul, selon le décret du 6 octobre; que le procès-verbal de vente sera sur papier libre de timbre et de contrôle, et que l’emploi desdits dons sera imprimé. Ou lit une lettre de M. Rieul delà Coste, procureur du Roi de la ville de Damazan en Condomois, par laquelle il offre en don patriotique la finance de sa charge, avec offre de l’exercer gratuitement comme il l’a fait jusqu’à ce jour, jusqu’à ce qu’il ait été définitivement statué sur cet objet, 1 Assemblée a donné de grands applaudissements à la générosité de ce citoyen. Un membre propose, de la part de 70 communautés d’Alsace, qu’il leur soit permis par décret de faire une coupe de bois de communes pour une valeur de 150,000 livres, dont elles se proposent de faire un don patriotique. L’Assemblée, sensible à l’intention des communautés, en témoigne sa satisfaction; mais elle juge convenable d’ajourner cette demande. M. d’IIaranibiire demande qu’on hâte l’irn-pressiondu plan de finances présenté le2l novembre par M. le baron de Cormeré, connu avantageusement par ses travaux. L’Assemblée, désirant prouver le cas qu’elle fait de tous les citoyens zélés pour la chose (1) Cette séance est incomplète au Moniteur. 416 l Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [7 décembre 1789.] publique, autorise l’impression du plan sous ses auspices. L’ordre du jour appelle la discussion sur l'affaire de Toulon. M. le Président fait donner lecture d’une lettre du ministre de la marine qui prévient l’Assemblée qu’une insurrection est arrivée à Toulon, le 1er décembre. Il expose que par suite, le commandant du port, M. le comte d’Albert de Rioms et quatre officiers se trouvent détenus par la milice nationale. Il insiste sur la nécessité de rétablir promptement l’ordre dans cette place importante et pour le surplus des détails, il joint deux lettres à lui adressées par un officier résidant sur les lieux. Copie de la lettre de M. le comte de la Luzerne , ministre de la marine, à M. le garde des sceaux , en date du 6 décembre. Monseigneur, j’ai l’honneur de vous envoyer copie de la dépêche que m’a adressée M. le marquis de la Roque-Dourdan, capitaine de vaisseau, commandant maintenant la marine royale à Toulon, sur l’emprisonnement qui a eu lieu le 1er de ce mois, de M. le comte d’Albert de Rioms, l’un des officiers généraux les plus propres à commander nos armées navales dans une guerre future ; de M. le marquis de Castelet, chef d’escadre distingué et neveu de feu M. le bailli de Suffren; ainsi que de deux autres capitaines de vaisseau, chefs de division. Les faits exposés par M. de la Roque-Dourdan parlent d’eux-mêmes, et je m'abstiens de toute réflexion. Je me bornerai à vous rappeler qu’en ce moment vingt vaisseaux de ligne, plus du quart de nos forces, de nos munitions navales, et de nos approvisionnements en tout, genre se trouvent rassemblés dans le port, dans l’arsenal, dans les magasins de Toulon. Il est aisé de sentir quelles alarmes peut inspirer ce dépôt précieux à la France, et combien il est urgent de faire renaître dans la place de guerre qui le renferme le respect des lois, celui des chefs, l’ordre, la concorde et la tranquillité publique. C’est par ces considérations, et par l’intérêt qu’ont les officiers de la marine royale à faire connaître la vérité, que je vous prie de vouloir bien adresser à l’Assemblée nationale, avant la séance de demain matin (ainsi qu’il a été arrêté au conseil d’Ëtat), la copie des dépêches de M. de la Roque-Dourdan, que je vous transmets. Je suis avec respect, etc. Copie de la lettre de M. de la Roque-Dourdan à M. le comte de la Luzerne , en date du 2 décembre 1789. Monseigneur, c’est avec le cœur navré et plein d’amertume, que j’ai l’honneur de vous rendre compte, de la part de M. le comte d’Albert, de la sédition la plus cruelle qui soit jamais arrivée, et qui met dans la désolation tout le corps de la marine. Le 30 au soir, le général se décida à renvoyer de l’arsenal deux maîtres d’équipage non-entretenus, ayant depuis longtemps à se plaindre de leur conduite. Le 1er décembre, craignant quelques mouvements dans le peuple, il avait donné l’ordre de tenir toutes les troupes de la marine armées, prêtes à marcher. A 7 h. 1/2 du matin, il entra dans l’arsenal. A 7 h. 3/4 il ordonna qu’il n’y eût plus que 50 hommes prêts à marcher; à 8 h. 1/2, il rentra dans l’arsenal. A 9 heures, on lui annonça qu’il y avait une députation du conseil permanent à la porte de l’arsenal. U envoya M. Paquier, lieutenant de port, pour les engager d’entrer. Le peuple s’y opposa. Cet officier vint en rendre compte au général. En même temps M. de Martignan, lieutenant de vaisseau, eut ordre d’aller dans la caserne de la marine, pour que les troupes ordonnées fussent prêtes à marcher, et ii envoya dire à ces messieurs qu’il allait se rendre à son hôtel, pour y recevoir la députation. Sur-le-champ les officiers de la marine et des directions, qui étaient dans le port, l’accompagnèrent, et trouvèrent à la porte MM. les députés, entourés d’un peuple étonnant, qui les suivit avec des huées et des menaces. Heureusement alors que M. Roubaud, consul, ayant déjà aperçu cette effervescence, précipita le pas pour joindre le général, et un officier de la milice nationale lit sonner la trompette pour annoncer M. le consul, ce qui fit diversion et" donna le moyen de se rendre à l’hôtel. Dès qu’il y furent rendus, ces messieurs réclamèrent la grâce des deux maîtres renvoyés du port, promettant qu’à cette condition tout rentrerait dans la tranquillité. Le général fit observer le danger d’une pareille grâce, et, ne se rendant pas tout de suite, M. Bar-thélemi, membre du conseil permanent, prit M. le consul par le bras et lui dit : « Monsieur, retirons-nous, allons sauver la ville qui est en danger; dans ce moment-ci je change de caractère. » Mais M. Roubaud préféra d’insister, et obtint la grâce de ces hommes, qu’il fit publier aussitôt dans la ville. En même temps le général donna ordre de faire rentrer cinquante cano-niers sous les armes au champ de bataille. M. de Broves, major de vaisseau, qui les commandait, avait été insulté. On avait mis la main sur son épée, mais il s’en était rendu maître. Il avait ordonné au même moment à sa troupe de porter les armes. Le premier rang les porta ; mais une grande partie des autres se posa sur ses armes. Dès lors il fut accusé par le peuple d’avoir fait le commandement de faire feu, ce qui n’était pas-, mais mal accueilli par la populace, il rentra avec peine dans l’hôtel du commandant. M. de Vilaron, sous-aide major de la sixième escadre, reçut ordre du général de se rendre à l’hôtel de ville, pour réclamer la loi martiale. M. le consul répondit qu’il ne le pouvait pas, et il envoya en même temps et successivement des compagnies de la milice nationale, qui entourè-rent’Thôtel; ce qui n’empêcha pas M. de Bonne-val de recevoir un coup de sabre à la tête et à la main, et plusieurs officiers d’être blessés par la quantité de pierres qu’on leur jetait. Au refus de la loi martiale, le général avait fait venir, pour la sûreté de l’hôtel, un piquet de cinquante hommes du régiment de Barrois. Le major de la milice nationale lui observa que c’était inutile et même dangereux ; qu’il répondait de sa sûreté. Le général se décida aies renvoyer. M. de Saint-Julien, major de vaisseau, porteur d’un ordre du général, fut attaqué et eut son épée cassée dans le fourreau. Il fut chercher une autre arme, et voulant se rendre à l’hôtel du commandant, il fut attaqué de nouveau, et n’eut que le temps de se rallier aux soldats de la marine assemblés pour la garde du port, en leur disant : J’espère que vous ne laisserez pas assassiner un officier à votre tête .