568 [Assemblée nationale.] M. de Liancourt. Je cède mon tour de parole à M. de Mirabeau. M. de Mirabeau. C’est une molion d’ordre que j’ei à taire, car c’est un décret de l’instant même que je viens présenter. Mais je demande avant t< ut une permission à l’Assemblée; je demande de lui dire deux mots qui sont personnels à moi. Plusieurs membres : Oui! oui! M. de Mirabeau. J’ai reçu depuis une heure, dan« celte Assemblée, des billets de toutesparts : la moitié me somme de professer les principes que j’ai dès longtemps manifestés sur la théorie des émigrations, et l’autre moitié provoque une surveillance sur ce qu’on a beaucoup appelé la nécessité et l’empire des circonstances. Je den ande clans une occasion où il convient au serviteur du peuple, à un ami de la liberté, qui pour son repos n’a fait pue trop de bruit, où il lui convient, dis-je, de prendre couleur d une manière tiès nette et très prononcée, je demande de lire une page et demie ..... — Ce n’est pas long, Monsuur le Président; fort peu de discours faits dans cette Assemblée s>mt aussi courts — ..... une page et demie, ni plus ni moins, d’une lettre que j’ai cru devoir adies-er, il y a huit ans, au despote le plus absolu de l’Europe; el je en is qu’après cela les gens qui cherchent quelque princiies, quelque doctrine dans cette occasion, pourront y trouver des choses raisonnables. Tout au moins personne n’aura plus le droit de jeter du doute sur ma profession de foi à cet égard. Me permettez-vous, Monsieur le Président? Plusieurs voix : Oui i oui ! M. de Mirabeau. Voici ce que j’écrivis à Frédéric-Guillaume, aujourd’hui roi de Prusse, le jour de son avènement au trône: « On doit être heureux dans vos Etats, Sire; donnez la liberté de s'expatrier à quiconque n’est pas retenu d’une manière légale par des obligations i articulières ; donnez par uu édit formel cette liberté. C es' encore là une de ces lois d’éternelle équité que la force des choses appe le, qui vous fera un honneur infini et ne vous coûtera pas la payaiion la plus légère; car votre peuple ne pourrait aller chercher ailleurs un meilleur sort que c< lui qu’il dépend de vous de lui donner et s’il pouvait être mieux ailleurs, vos prohibitions de sortie ne l’arrêteraient pas. ( Applaudissements à droite et dans une partie de la gauche.) Lais-ez ces lois à ces puissances qui ont voulu faire de leurs Etats u e prison, comme si ce n’était pas le moyen d’en rendre le séjour od eux. Les lois les plus tyranniques sur lus émigrations n’ont jamais eu d’autre effet que depouss r le peuple à émigrer, contre le vœu de la nature, le plus impérieux de tous, peut-être, qui l’attache à son pays. « Le Lapon chérit le climat sauvage où il est né: comment l’habitant des provins s qu’éclaire un ciel (dus doux penserait-il à les quitb r si une administration tyrannique ne lui rendait pas inutiles ou odieux les bienfaits de la nature? Une loi d’al’fram hmsement, loin de disperser les hommes, b s retiendra dans ce qu’ils appelleront alors leur bonne patrie , et qu’ils piéféreront ax pays les plus fertiles; car l’homme endure tout de ta part de la Providen-e; il n’endure rien d’injuste de son semblable; et s’il se soumet, ce [28 février 1791.) n’est qu’avec un cœur révolté... (Applaudissements.) Il n’y a plus que dix lignes, Messieurs. M. Heurtault-Lamerville. Tant pis. M. de Mirabeau. « L’homme ne tient pas par des racines à la terre; ainsi il n’appartient pas au sol. L’homme n'est pas un champ, un pré, un bétail; ainsi il ne saurait êœe une propriété. L’homme a le sentiment intérieur de ces vérités saintes; ainsi l’on ne saurait lui persuader que ses chefs aient le droit de l’enchaîner à la glèbe. Tous les pouvoirs se réuniraient en vain pour lui inculquer cette infâme doctrine. Le temps n’est plus où les maîtres de la terre pouvaient parler au nom de Dieu, si même ce temps a jamais existé. Le langage < e la justice et de la raison est le seul qui pui-se avoir un succès durable aujourd’hui ; et les princes ne sauraient trop pen«er que l’Amérique anglaise ordonne à tons h s gouvernements d’être justes et sages, s’ils n’ont pas résolu de ne dommer bientôt que sur les déserts.» Et j’ajoute : ou de voir des révolutions. ( Vifs applaudissements.) Je demame maintenant à présenter mon projet de décret. J’ai l’honneur de proposer à l’Assemblée, non pas de passer à l’ordre du jour, non pas d’avoir l’air d’étouffer d ms le silence une réclamation qui, de part et d’autre, a eu quelque solennité et que la déclaration du comiié de Constitution suffirait pour rendre très mémorable, mais de porter un décret en ces termes : < L’Assemblée nationale, ouï le rapport de son comité de Constitution ..... » ( Murmures prolongés.) 11 y a deux choses qui me paraissent incontestables : la première, c’est queM. Le Chapelier a parlé au nom du comité de Consiiiulmn; la seconde, c’est que si j’ai tort on peut le démontrer. Je reprends la lecture de mon projet de décret : « L’Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport de son comité de Constitution, considérant qu’aucune loi sur les émigranis ne lui paraît pouvoir se concilier avec les principes de la Constitution, n’a pas voulu entendre le projet de loi sur cet objet, et a passé à l’ordre du jour sans préjudice à l’exécution des décrets précédemment portés sur les personnes jouis-ant de pensions ou de traitements, et absentes du royaume en ce moment. » Un grand nombre de membres: Aux voix! aux voix ! Plusieurs membres: Non ! non ! ( Bruit prolongé.) M. Rewbell.Ce n’est pas sans un grand désavantage que j’entre en lice pour combattre le comité, renforcé par la lecture que le préopinant vient de faire. Les lois sur les émigrations étaient odieuses sous l’ancien régime. ( Rires et murmures.) Elles étaient odieuses parce qu’elles existaient pour tous les lieux, pour tous les temps, pour toute-les circonstances; elles ne s’exécutaient que contre une certaine classe d’hom-mes. Les émigrations n’étaient pas défendues en temps de guerre. On obtenait de la cour la permission d’émiurer; mais à quels hommes cette permission était-elle donnée? La loi ne s’exécutait que sur les opprimés. Si on en proposait actuellement de semblables, je m’y opposerais. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES» [28 février 1791.] On dit en général qu’une loi sur les émigrants ou contre les émigrations est absolument incompatible avec les principes d’une bonne Constitution : moi, je vous soutiens au contraire que, s’il n’y a pas une loi dans de certains cas, il est impossible ue vous ayez une Constitution. Je ne conçoisjias e Consiitution que je ne conçoive en même temps une société; je ne concevrai jamais qu’il puisse exister une société sans que les devoirs des associés ne soient réciproques. Je demande de quel droit mon associé peut exiger que je défende ses possessions de mon corps et démon sang, tandis qu’il fuit et ne veut pas défendre les miennes. Je demande de quel droit il pourrait exiger que j’aille au secours de sa maison qui brûle, tandis qu’il se sauve quand on brùie la mienne. N’avez-vous pas décrété, Messieurs, que tout citoyen garde nationale est requis d’aller exposer ses jours pour défendre la propriété des autres citoyens? Allez-vous donc commander la même chose aux émigrams? Croyez-vous donc, Messieurs, que c’est ainsi que vous n’établirez pas la réciprocité des droits?Jesoutiensqne tout corps politique s’écroulera nécessairement bientôt, lorsque les liens ne seront pas réciproques, lorsque vous délierez une partie des citoyens pour n’astreindre que les autres à la loi. Si vous voulez assumer l’exécution de vos lois, il faut que mon voisin soit astreint aux mêmes devoirs que moi. Si je suis obligé ne voler à la défense de son champ, il doit être obligé de voler à la défense du mien. ( Applaudissements à gauche.) Si les émigrants se plaignaient de voir marcher avec peu d’activité au secours de leurs possessions, ne leur dirait-on pis : je suis libre de vous laûser piller, incendier. (Murmures.) Voilà ce que demandent les partisans des émigrants. Point de loi sur les émigrations, c’est permettre l’incendie et le meurtre. C’est, nous dit-on, attenter à la liberté. Mais Messieurs, les Athéniens étaient-ils libres? Eh bien, Mi sueurs, lisez les lois de Solon; elles vous apprendront que tout citoyen qui rie prenait pas parti dans une émeute était regardé comme un traître et puni comme tel. (. Applaudissements .) Je scutie os que dans un moment où l’on fait des enrôlements et des mouvements précisément pour ces émigrants, faits dont nous avons la preuve littérale qui vous sera dénoncée incessamment, je soutiens que dans un moment comme celui-là, tout citoyen qui, à la voix de sa patrie, ne rentre pas dans Ses foyers, ne doit espérer aucun secours de sa patrie et de ses concitoyens et renonce à la protection que la société assoirait à ses propriétésetà sa personne. ( Applaudissements à gauche.) M. Prieur. Sans doute ..... M. de Cazalès. Si la discussion n’est pas fermée, la parole m’appartient. Plusieurs membres demandent que la discussion soit fermée. M. Prieur. La discussion ne peut pas être fermée; jamais une question d’une aussi haute imi ortance ne fut agiiée dans cette Assemblée. Je défie aucun citoyen français de désavouer les principes ce réciprocité uéveloppés par le préopinant. Ces principes sont les fondements essentiels de toute Constitution ; et sans eux, une société ne peut exister. ( Applaudissements .) 569 Voyez en cet instant l’opinion publique. (Murmures.) Lorsque, d’un bout de i Vin pire à l’autre, la doctrine ou plutôt, si vous voulez l’appeler autrement, le préjugé sur les émigrations est universel ; lorsque, d’un bout de l’empire à l’autre, il n’est pas un citoyen français qui, prêt à répandre son sang pour la patrie, pour la conservation de la propriété de ses concitoyens, ne voie avec indignation ou de lâches citoyens ou des factieux aller ri cipes? C'est d’après cela que je demande que le comité nous li e, quelle quVlle soit, la 1 i qu’il nous a dit avoir faite. Nous l’exammero s et, si elle est par trop mauvai-e, nous la rejetierons. (Applaudissements à gauche.) Un grand nombre de membres demandent, que de nouveau, la discussion soit fermée. M. de Cazalès. Je demande la parole. M. le Président. On demande de toute part que la discussion soit fermée. (L’Assemblée ferme la discussion.) M. le Président. Les différentes propositions consistent dans la demande de l’ordre du jour, de la lecture du projet de loi et de l'ajournement. M. de Cazalès. Je réclame la priorité pour la motion de M. de Mirabeau. M. Populus. Et moi pour la lecture de la loi. M. Ganltier-Biauzat. L’ajournement a la priorité de droit. M. lllerlin. Monsieur le Président, vous n’avez pas rappelé ma motion; elle a trois obje s : la lecture de la loi, l’impression et l'ajournement à huitaine. (Applaudissements à gauche.) M. muguet de üanlhou. Dans une question qui partage l’Assemblée, qui présente une si grande importance et sur la |uelle le comité lui-même a eu deux avis différents; dans un moment 570 {Assemblée nationale.] où l’intérêt national, celui du commerce et des manufactures sollicitent une loi contre les émigrations ; dans un moment où le vœu général (. Murmures et applaudissements.) ..... Ce vœu respectable mérite au moins d’être pris en considération. Dans un moment, dis-je, où le vœu général de la nation nous demande de prendre tous les moyens qui peuvent empêcher les émigrations, il est de notre devoir, il est de notre sollicitude, je ne dis pas de décider, mais au moins de permettre à toutes les personnes qui ont des moyens à proposer, de les présenter. La motion de M. Merlin répond précisément à cet objet et réserve l’exercice de cette faculté, (Murmures.) Si, sur une loi qui intéresse la nation entière, on veut étouffer la voix de ceux qui, uniquement occupés des droits du peuple, défendent sans cesse ses vrais intérêts... ( Interruptions .) M. de Cazalès. Je demande si ces Messieurs ont droit de parler; j’ai renoncé à la parole, parce que la discussion était fermée. M. le Président. Je vous prie, Monsieur, de vous renfermer dans la question de priorité. M. lin guet de Manthon. Eh bien, Messieurs, puisque l’on m’interrompt, ce n’est plus moi, c'est votre comité de Constitution qui va se répondre à lui-même. Je vais opposer aux principes qu’il vous présente aujourd’hui, ceux qu’il a professés dans lu séance de vendredi. Je lis dans son rapport imprimé le passage suivant : « Le travail que nous vous soumettons aujourd’hui n’est cependant qu’une portion de celui qu’embrasse cette matière. Pour fixer complètement l’état et les obligations des membres de la famille du roi, il faut non seulement dire quels sont ceux d’enlre eux qui, comme fonctionnaires publics, ou prochainement appelés à le devenir, sont assujettis à la résidence ; mais encore déterminer tes règles qui seront suivies pour la régence et l’éducation de l’héritier présomptif ou du roi mineur. « Sous fort peu de jours, nous vous apporterons ces projets de loi, et plus promptement encore nous vous soumettrons un projet de decret sur les émigrants. « Cette dernière loi est aussi nécessaire que les autres, et la liberté ne s’en alarmera pas. (Vifs applaudissements à gauche.) Il faut distinguer le droit qui appartient à l’homme en société, d’aller, de venir, de partir, de rester, de fixer son domicile où bon lui semble, et le délit qu’il commet quand, pour exciter... M. FosieanU-Cardimalie. Nous connaissons ce rapport. M. Muguet de Man thon «... ou pour fuir lâchement les troubles de sa patrie, il en abandonne le sol ; l’ordre ordinaire est alors dérangé, les lois qui lui conviennent ne sont plus les lois applicables, et comme dans un moment d’émeute la force publique prend la place de la loi civile, ainsi dans le cas d’émigralion, la nation prend des mesures sévères contre ces déserteurs coupables qui ne peuvent plus prétendre ni à ses bienfaits pour leurs personnes, ni à sa protection pour leurs propriétés. « Nous sentons et la justice et l’urgence de cette loi ; nous n’en ferons pas attendre le projet; ce sera encore une loi constitutionnelle, mais qui, ]28 février 17&1.] comme la loi martiale, ne sera applicable qu’à ces moments de désordre et d’incivisme qui en solliciteront l’application. » M. Ce Chapelier, rapporteur. Je demande la parole. M. Muguet de Manthou. Nous ne demandons que la justice. Je demande, d’après les principes démontrés du comité de Constitution, comment nous pouvons ainsi, sans discuter, rejeter une loi aussi important1', qui nous est présentée et demandée par la nation entière. Quelle est donc cette conduite étrange de votre comité? Quel est donc ce langage étonnant? Quelle est cette instabilité de principes? (Applaudissements.) Votre comité a changé deux fois d’avis; il peut en changer encore. Qu’il nous permette donc au moins de comparer ses principes les uns aveu les autres ; qu’il nous laisse le temps de réfléchir et de chercher la vérité à travers cette flexibilité d’opinions. Il faut que nous sachions au moins auquel nous devons donner notre confiance, à M . Le Chapelier d’aujourd’hui ou à M. Le Chapelier de vendredi dernier. Je demande donc la priorité pour la motion de M Merlin. (Vifs applaudissements à gauche et dans les tribunes.) M. de Cazalès. Monsieur le Président, je vous recommande les tribunes. M. Le Chapelier, rapporteur. Il est peut-être assez bizarre que les mêmes personnes qui demandaient l’autre jour une loi provisoire, et qui voulaient que nous la rendissions sans désemparer, veuillent aujourd’hui un ajournement à huit jours sur la même question. (Murmures à gauche.) Maintenant voici ma profession de foi. Le comité de Constitution, assemblé en entier pour délibérer sur la loi que vous lui aviez ordonné de présenter, a adopté unanimement le discours qu’il vous a fait par ma bouche, lorsqu’il vous proposa le projet de loi sur la résidence des fonctionnaires publics. Nous étions alors sans avoir fait aucun examen d’une loi sur les émigrations; je partageais, je l’avoue, l’opinion de ceux qui croient à la possibilité de cette loi, parce que mon examen no s’était pas porté avec mes confrères sur cet objet. (Murmures.) M. Muguet de Manthou interrompt. M. Ce Chapelier, rapporteur. Je n’ai point interrompu M. Muguet quand il a parlé; je le prie de me laisser m’expliquer. Je partageais, dis-je, alors l’opinion de ceux qui croient qu’il est possible de concilier une lui sur les émigrations avec les principes de la Constitution et les intérêts du commerce. Depuis, nous nous sommes assemblés tous pondant deux jours ; moi, j’ai cherché plus qu’un autre à tourner et à retourner tous les articles qui pouvaient (Rires et interruptions.)... Messieurs, que veulent dire ces interruptions? Est-ce une raison? J’ai cherché, dis-je, à tourner et à retourner tous les articles qui pouvaient former un projet de loi digne de votre sagesse et surtout dont l’exécution fût praticable; car il me paraît que l’on ne doit jamais porter une loi qui soit farcie, si j’ose m’exprimer ainsi, d’un si grand nombre d’exceptions, qu’alors elle devient une loi inutile et qu’elle ne semble plus avoir été rendue ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 571 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [28 février 1791.] que par la force des circonstances sans apporter aucun profit à l’Etat. Eh bien, nous avions d’abord fait ce projet ; mais, comme je vous l’ai expliqué, il y avait des exceptions si multipliées, si évidemment nécessaires, que nous sommes convenus que son exécution était impossible et qu’en même temps que nous avions cherché à ménager les principes de la Constitution et de la liberté, nous les détruisions. Nous avons alors rédigé, comme je vous l’ai db, un projet qui est hors de la Constitution, qui est hors de tous les principes, qui établit une véritable dictature. Nous vous avons demandé vos ordres pour le lire; si l’Assemblée l’ordonne nous le lirons. Voix diverses à gauche : Lisez ! lisez ! non ! non ! M. lie Chapelier, rapporteur. Peut-être serez-vous étonnés, effrayés par le despotisme et l’arbitraire qui en sont inséparables ? Plusieurs membres à gauche : Eh bien, nous la referons. M. le Chapelier, rapporteur. Après cette déclaration qui doit paraître d’autant moins suspecte que tous les membres du comité se sont accordés pour la faire, et que par notre premier discours nous avions annoncé notre penchant à vous présenter une loi sur une matière aussi délicate, nous n’avons pas été étonnés de voir aujourd’hui la très grande majorité refuser la lecture d’une loi contraire à la Constitution, et qui n’est propre qu’à répandre de grandes alarmes. Je partage Lavis de ceux qui demandent la priorité pour l’opinion de M. de Mirabeau, et j’observe qu’un ajournement à cet égard serait extrêmement dangereux. Ii ne faut pas laisser flotter les esprits dans l’incertitude de savoir si l’on fera une loi sur les émigrations. Il m’est démontré que cette loi serait aussi funeste qu’mconve-nahle dans les circonstances actuelles. Plusieurs membres demandent la parole sur la priorité. M. le Président, J’ai déjà eu tort d’accorder la parole sur la priorité, car, suivant le règlement, la priorité appartient de droit à l’ajournement proposé par M. Merlin. Ou a demandé la division de cotte proposition. M. Briois - Bcaiimetz. C’est moi, Monsieur le Président, et je demande la parole. Je crois que la priorité doit être accordée à la motion de M. Merlin; mais j’en demande la division. Je ne conçois pas comment on peut demander d’ajourner une toi que l’on ne connaît pas; si l’on demandait l’ajournement d’une loi quelconque sur les émigrants, je ne partagerais pas cet avis, mais je le concevrais. Je demande donc que le projet de loi du comité soit lu, et qu’on ne délibère qu’après cette lecture. Je pense, avec plusieurs préopinants et avec les vrais amis de la liberté, que c’est une mauvaise chose qu’une loi contre les émigrants; mais aussi je crois que c’est un crime de déserter son poste au milieu des dangers de la patrie; et chacun a son poste. Il faut donc prendre contre les émigrants toutes les mesures possibles; mais aussi il faut écarter de ces mesures tout ce qu’il pourrait y avoir d’arbitraire et de tyrannique. Avant de rejeter une loi dont l’objet est bon, on doit supposer que le3 moyens sont mauvais; et pour faire cetie supposition et pour apprécier ces moyens, on a besoin de connaître le projet de cette loi. Je ne conçois donc pas comment on peut se refuser à entendre la lecture de la loi que votre comité vous a préparée. Le comité de Constitution a eu raison de faire précéder sa lecture des réflexions qu’il nous a exposées; car lorsqu’on a l’honneur d’être le comité de Constitution et que l’on vous anporte une loi dans laquelle les principes constitutionnels peuvent être blessés par la nécessité des circonstances ou par Ja nature même des choses, je crois qu’on doit en quelque sorte demander à l’Assemblée la permission de présenter un semblable projet. Mais je crois qu’une mesure sur les émigrations n’étant pas une mesure destinée à être employée dans les circonstances ordinaires, mais seulement dans des temps de troubles, il� serait possible que la Constitution elle-même admît quelques moyens dérogatoires, et, pour me servir de l’expression de Montesquieu, qu’il v ait des circonstances où il serait nécessaire" de jeter un voile. religieux sur la statue des dieux, c’es.-à-diresur Limage de la loi. Je pense donc qu’eu imitant le grand principe de l’homme qui a le mieux connu l’. sprit de la loi, il serait possible d’y admettre des dérogations : je demande en conséquence que, conformément à la motion de M. Merlin, ou li e le projet de loi; mais je demande que cette lecture soit séparée de la motion d’ajournement. Plusieurs membres: Aux voix ! aux voix 1 M. «le Cazalès. Le comité de Constitution... M. «le Mirabeau. Je demande à éclaircir un principe de M. de Beaumetz, parce qu’il me paraît dangereux. - Plusieurs membres à gauche : La lecture ! la lecture ! M. «le Cazalès. Je ne suivrai point l’exemple du préopinant, et je ne ferai pas comme lui une longue dissertation sur le fond, sous prétexte de présenter quelques réflexions sur la priorité. Je serai religieux sur ce point. Plusieurs membres à gauche : La lecture ! M. de Cazalès. Le comité de Constitution vous a dit qu’il ne pouvait dans cette occasion vous présenter qu’une loi contraire dans sa théorie aux principes delà Constitution et inexécutable dans ses moyens. Cette vérité... Plusieurs membres à gauche : La lecture! M. «le Cazalès. Je demande qu’on me fasse du silence; il y a ici une trentaine de factieux qui se croient autorisés à faire du tapage. M. Babey. La lecture est-elle contraire à la Constitution? M. «le Cazalès. Votre comité de Constitution vous a dit qu’il ne pouvait vousprésenter qu’une loi contraire aux principes de la Constitution [Assemblée nationale.] ARCHIVES P ARLEMENTAIRES. [28 février 1791.] 572 et dont les moyens d’exécution sont impraticables ; et cette idéeest si généralement sentie dans celte Assemblée... Plusieurs membres à gauche : Non ! non ! M.de Cazalès... que, malgré quelques applaudissements mendiés aux tribunes, la très grande majorité s’est d’abord réunie à celte opinion. Plusieurs voix à gauche : La lecture! M. de Cazalès. Une preuve bien sensible de cette vérité, c’est que dans la liste de parole qui est entre tes mains de M. le Président, il n’y a personne d’inscrit en laveur du projet ; tout le monde est contre. On vous a dit avec raison qu’il serait déshonorant pour l’Assemblée de souffrir la lecture d’une loi qu'on vous annonçait d’avance être contraire aux principes de la Constitution. ( Murmures prolongés à gauche.) Je demande que des factieux ne m’empêchent pas de parler. ( Murmures prolongés.) M. Gourdan. Quand M. d’Eprémesni! est venu lire à ta tribune un plan de contre-révolution, on l’a bien écouté. M. de Cazalès. Je demande que l’on mette aux \oix la question de savoir si l’on entendra ou si l’on n’emendra pas la lec ture du projet de loi ; et, pour ma part, je demande, je réclame, j’appuie la négative. (L’Assemblée, consultée, décrète qu’il sera fait lectuie du projet de loi.) M. Ce Chapelier, rapporteur. Voici le texte du projet de loi : « Article 1er. — Dans les temps de trouble et lorsque l’Assemblée nationale aura décidé q u’il y a lieu à la présente loi, elle sera mise en vigueur pour le temps qui sera déterminé par une proc!amation expresse. « Art. 2. Il sera nommé par l’Assemblée nationale un conseil de (rois personnes qui exer-cerontsi ulementsurledroit de sortir du royaume et sur l’obligation n’y rentrer un i ouvoir dictatorial... » {Murmures prolongés ; bruit.) M. de Mirabeau. Je demande la parole. M. Ce Chapelier, rapporteur. La loi n’est qu’en trois articles; ainsi vous n’aurez pas besoin de beaucoup de patience pour l’entendre . Nous pensons que, s’il peut en exister une, c’est celle-là; car elle seule est exécutable. Je relis l’article 2 : « Ait. 2. Il sera nommé, par l’Assemblée nationale, un con-eilde trois personnes qui exerceront seulement sur le droit de so tir du royaume et sur l’obligation d’y rentrer un pouvoir dictatorial ; il désignerais Français abseirs, qui seront tenus de rentrer dans le royaume, sous peine d’être traiti s comme rebelles, et il ne seradom é de permission de sortir de France que par la même autorilé. « Art. 3. Les rebelles seront déchus de tous droits de citoyens français; les revenus deleurs biens seiout confisqués; et ils seront de plus déclarés incapables de remplir aucune fonction. > ( Tumulte prolongé.) Plusieurs membres : La question préalable ! M. Goupil de Préfeln. Je vous présenterai une loi en quatre articles qui n’aura rien d’inconstitutionnel et surtout qui n’apportera pas un pouvoir dictatorial. M. d’André. Je demande la question préalable sur cette abominable loi ; si vous ajournez un tel projèt, si vous laissez en suspens l’oniniou que vous devez énoncer sur une pareille matière, vous ferez fuir dans l’instant tous les Français du royaume... ( Murmures et applaudissements.) MM. d’ Aiguillon et de Broglie. Je demande la parole. Plusieurs membres à droite : Qu’on donne la parole à M. de Broglie. Plusieurs membres : La question préalable. M. Gonpilleau. Demandez l’ajournement de la question au fond. M. d’André. Monsieur le Président, rappelez donc à l’ordre M. d’Aiguillon et toutes ces voix qui m’interrompent. M. le Président. J’entends demander de toute part la question préalable. M. Lévis de Mirepoix. Je fais la motion expresse que la chose soit décidée sans désemparer. M. de Mirabeau. Monsieur d’André, j’ai demandé la parole pendant la lecture du projet de loi. M. d’André. J’ai beaucoup de plaisir à vous entendre parler et je vous cède la parole. Mais, avant de l’abandonner, je prie l’Assemblée de rappeler à l’ordre ces Messieurs {V orateur désigne l'extrême gauche) qui le troublent sans cesse. {Applaudissements.) M. de Mirabeau. La formation de la loi et sa propo ition même ne peuvent se concilier avec les ex' ès du zèle, de quelque espèce qu’ils soient; l’excès du zèle est aussi peu fait pour préparer la loi, que tout autre exi ès. Ce n’est pas l’indignation qui doit proposer la loi; c’est la réflexion qui doit la porter. L’Assemblée nationale n’a point fait au comité de Constitution le même honneur que les Athéniens lirent à Aristide, qu’ils laissèrent juge de la moralité de son projet. Mais le frémissement qui s’est fait entendre à la lecture du projet du comité a montré que vous étiez aussi bons juges de cette moralité qu’Aristide, et que vous aviez bien fait de vous en réserver la juridiction. Je ne ferai pas au comité l’injure de démontrer que sa loi est digne d’être placée dans le code de Bacon, mais qu’elle ne pourra jamais entier parmi les décrets de l’Assemblée nationale de France. Ce que j’entreprendrais de démontrer peut-être, si la discussion se portait sur cet aspect de la question, c’est que la barbarie même de la loi qu’on vous propose est la plus haut-preuve de l’impraticabilité de cette loi. ( Applaudissements à droite et dans une partie de la gauche.) Plusieurs membres à gauche; Non ! non ! M. de Mirabeau. J’entreprendrai de démon-