543 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] qui leur ont été faites; ils ne l’ont point quitté ; et, aidés du sieur Vaquier, officier de la milice bourgeoise, par leurs discours, ils ont empêché peut-être qu’on ne lui arrachât sa croix de Saint-Louis et ses épaulettes. A Feutrée deM. deBroves au palais, leur présence parut surtout lui être de quelque utilité; la foule avait augmenté; les volontaires se pressant pour entrer, redoublaient de menaces : un des officiers soussignés élevant la voix, leur parla avec force et énergie au nom de la garnison. Il fut respecté ; les plus raisonnables parurent se calmer ; ils l’assurèrent qu’il ne serait rien fait à M. de Broves, et, en effet, ils empêchèrent les plus animés de se porter à quelque violence. De retour à l’hôtel de la Marine, ils se sont réunis à M. de Carpillet, avec qui étaient les chefs des deux régiments. On publia alors un ordre des consuls à chaque compagnie pour répondre de la personne de M. d’Albert et des officiers de la marine enfermés avec lui à l’hôtel. Plusieurs compagnies y acquiescèrent ; mais celles des sieurs Barthélemy et Moutet s’y refusèrent d’une commune voix, menaçant de forcer l’hôtel. M. de Carpillet n’ayant pu rien obtenir sur ces têtes exaltées, voyant le désordre au dernier point, se rendit sur-le-champ à l’hôtel de ville pour s’aboucher avec le consul et le comité assemblé. Les chefs des deux régiments se portèrent alors aux quartiers où les troupes étaient rassemblées pour y attendre les ordres du général. Les deux officiers soussignés avec M. de Faure, capitaine de Barrois, prièrent M. de Carpillet de leur permettre de ne pas le quitter dans cette effervescence alarmante. Il voulut bien le permettre, et ils se sont rendus avec lui à l’hôtel de ville. On réclama encore la loi martiale; elle fut de nouveau refusée. Il n’est pas temps encore , répondit-on. Un des officiers soussignés reprit alors : Qu'attendez-vous donc, Messieurs, qu’on les égorge, mais on commencera par nous égorger nous-mêmes? 11 fut à la fin résolu que le consul sortirait avec pompe pour tâcher de ramener ces compagnies si obstinées au désordre; mais à peine arrivé près de la place Saint-Pierre, on aperçoit M. de Village qu’on traînait encore en prison. Le consul se porta vite, avec le général à sa suite, dans l’intérieur du palais. 11 veut parler, il ne peut se faire entendre. A l’instant on crie en provençal : Voilà M. d'Albert, pendez-le, faites-lui couper la tête, et mille horreurs semblables. A son entrée dans l’intérieur du palais, les volontaires se poussant en foule pour entrer avec lui, semblaient vouloir l’étouffer. Un des officiers soussignés étend les bras pour le recevoir et écarter la foule et en criant : Respectez ce brave général. Il reçoit de même dans ses bras M. de Carpillet qu’on serrait aussi vivement. Un volontaire alors, jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, arrache' de son fusil sa bayonnette, et criant: Quel est ce B,... là? veut la lui plonger ; mais en se courbant en arrière il évite le coup. Dans ce moment, la foule portait M. d’Albert dans le cachot. Ce même officier resserrant davantage M. de Carpillet dans ses bras, et criant de toute sa force : Place au général, l’entraîna hors du palais où il fut rejoint par l’autre officier soussigné et un officier de la milice bourgeoise : quelques volontaires honnêtes se joignirent à eux, et tous ensemble escortèrent M. de Carpillet chez lui. M. de Mézange, dans cette scène cruelle, a vu porter un coup d’épée et un coup de baïonnette à M. d’Albert qui ne l’ont point atteint, et lui a vu donner des coups de bourrades : lui-même a reçu des coups de crosse, en voulant se joindre à son camarade, ainsi qu’un coup de baïonnette au bras gauche, qui n’a déchiré heureusement que son habit. Fait à Toulon, ce 28 décembre 1789. Signé : le chevalier de Spinette, lieutenant en premier au régiment de Dauphiné, et de Mézange, l’aîné, officier au régiment de Barrois. 2* annexe à la séance de l’Assemblée nationale du 12 décembre 1789. Motion de M. de Talleyrand, évêque d’Autun, pour la suppression des loteries (1). La nature a destiné les hommes au travail, puisqu'en les soumettant à des besoins toujours renaissants, elle n’a voulu leur accorder que ce seul moyen d’y pourvoir entièrement. Mais dans tous les temps l’homme avide et paresseux a voulu consommer sans se donner la peine de produire : il a convoité le travail d’autrui, et de ce désir contenu par les lois, a dû se former, dans l’état de société, la passion du jeu, comme offrant les ressources les plus promptes pour se procurer des richesses qu’on n’a pas concouru à faire naître. Il n’est question ici que des jeux de hasard, les seuls en effet qui écartent toute idée de travail : et même dans un sujet aussi étendu, je me bornerai à parler des loteries. Je vais prouver qu’un tel jeu est à la fois, et au plus haut degré, injuste et immoral, et qu’aucun prétexte ne peut le sauver d’une entière proscription. Il ne faut pas confondre avec ces loteries celles qui font partie des emprunts publics, et qui y sont tellement attachées, qu’elles en forment la dénomination. Un emprunt en loterie, quoique, sous plusieurs rapports, hors des véritables principes, diffère pourtant des loteries proprement dites , dans lesquelles l’alternative des joueurs est toujours placée entre la perte entière des mises et la faveur particulière d’un petit nombre de chances. Dans l’emprunt en loterie, le joueur consent à placer son argent à un intérêt plus faible, dans l’espérance d’un lot en sus de cet intérêt qui est commun à tous les prêteurs. Toute la perte est donc dans cette diminution générale dlntérêls, dont se compose la fortune du petit nombre de ceux que le sort favorise ; en sorte que, dans cette espèce de jeu, non-seulement tout Je profit est versé sur les joueurs, mais même le sort y est forcé d’être favorable aux uns, sans pouvoir jamais être entièrement funeste aux autres. Toute autre loterie est, par sa nature, fondée sur les espérances qu’elle donne et sur le profit assuré qu’elle perçoit. Le gain de chaque joueur est éventuel; la perte de tous les joueurs réunis est certaine; par conséquent, les bénéfices de la loterie sont infaillibles. Tel est son caractère constitutif; tel est le principe évident de son injustice. Et quand même on garderait quelque mesure d’équité dans ses combinaisons, quand (1) La motion de M. Talleyrand n’a pas été inséré» au Moniteur. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] même, par la plus chimérique des suppositions, la loterie renoncerait entièrement à ses profits pour en accroître les chances des joueurs, elle cesserait d’être injuste, sans cesser d’être condamnable. Dès le moment où toutes les classes de citoyens seraient invitées à ce jeu par la facilité des mises, il en résulterait un grand mal social : ce jeu, à proprement parler, ne ferait plus de dupes, mais toujours il ferait des malheureux ; toujours il s’alimenterait de la substance du pauvre; toujours il ferait consumer le temps en d’extravagantes spéculations. Or, s’il est certain que même l’égalité la plus parfaite entre les mises totales et les chances ne pourrait justifier entièrement les loteries, que faut-il donc penser de celles dont les profits sont à la fois infaillibles et énormes; de celles surtout dont les inventeurs ont épuisé l’art le plus savant pour cacher les bénéfices immenses à la crédule ignorance du peuple, et pour enflammer en même temps sa folle cupidité? Il faut croire qu’on ne prévit pas d’abord tout ce que l’institution des loteries entraînerait de maux avec elle. Séduit par des intérêts momentanés, ou même par des vues de bienfaisance que toujours on a eu l’art de lier à ces établissements, on imagina sans doute que le seul superflu des riches irait se perdre dans ces combinaisons, et que le pauvre, loin d’en être la victime, pourrait même en recueillir quelques fruits : et lorsque ensuite on n’a pu se dissimuler les intolérables abus de ce jeu, telle est la fatale influence des habitudes les plus vicieuses qu’il n’a cessé de subsister, quoiqu’il ait été constamment flétri dans l’opinion des hommes sages et des administrateurs éclairés. Mais c'est bien vainement qu’on a voulu trouver quelque excuse à ce jeu, dans la destination d’une partie de ses profits à des institutions de piété et d’utilité publique : depuis quand l’usage d’un bien en a-t-il donc purifié la source? Sophisme injurieux, qui semble accuser d’avarice et d’insensibilité tout un peuple généreux et sensible! Comme si la pitié ne pouvait plus être excitée que par un sentiment abject; comme s’il fallait nécessairement tromper les hommes pour les rendre humains ; qu’on ne pût les conduire à la bienfaisance que par la cupidité, et que nous fussions réduits à l’avilissante nécessité d’implorer le vice pour lui faire remplir les fonctions révérées de la vertu ! Pour se pénétrer des abus révoltants des loteries, pour bien concevoir à la fois toutes les ruses qu’elles ont inventées, tous les pièges qu’elles tendent à la crédulité du peuple, et tous les désordres qu’elles traînent à leur suite, il faut attacher ses regards sur la loterie royale de France. Jamais, peut-être, aucune institution n’a présenté au législateur autant de signes de réprobation que cette loterie, qui, sous l’abri de son nom auguste, semble braver la censure publique . Cette assertion est fondée sur les calculs les plus rigoureux. En voici les résultats : ' La loterie royale est combinée de telle sorte, qu’on y peut jouer, et qu’on y joue en effet à chaque tirage de sept manières différentes. Extrait simple. Dans la première, le bénéfice calculé de la loterie est d’un sixième de la mise des joueurs, c’est-à-dire que sur six qu’elle reçoit du public, elle en remet cinq pour en former les lots qu’elle lui distribue, ou, ce qui revient au même, son i i9 profit est de 16 2/3 sur 100. Ce profit, déjà extrêmement usuraire, va s’accroître avec un excès inconcevable dans les autres manières de jouer à cette loterie. Extrait détermine. Dans la seconde de ces manières, elle retient 23 sur 100. Ambe simple. Dans la troisième, environ 32 1/2 sur 100. Ambe déterminé. Dans la quatrième, 36 1/2. Terne. Dans la cinquième, 53 1/5. Quaterne. Dans la sixième, 85 1/3. Quine. Dans la septième enfin, oserait-on l’imaginer? elle retient 97 et près de 3/4 sur 100. En sorte que le public, considéré en masse et jouant dans cette dernière combinaison, est précisément dans le cas d’un particulier qui jouerait à pair ou non, à condition qu’il payerait 100 livres chaque fois qu’il perdrait, et qu’il recevrait 2 livres 5 sols et quelques deniers chaque fois qu’il gagnerait : et la preuve en est sensible, puisque pour s’assurer d’obtenir 200,000 livres par cette combinaison, il est démontré qu’il faut commencer par donner à la loterie, avant le tirage, près de 44 fois 200,000 livres, ou, plus exactement, 8,789,853 livres 12 sols. C’est sur cette somme énorme qu’ après en avoir disposé quelque temps, la loterie veut bien consentir à rendre pompeusement 200,000 livres : et c’est dans cette combinaison dévorante qu’on ose inviter le peuple ignorant et crédule à placer quelques pièces de monnaie encore trempées des sueurs de son front, en l’enivrant du chimérique espoir de ce quine, qui exalte les têtes jusqu’à la démence. Mais, comme en s’arrêtant à cette dernière combinaison, qui en effet est la plus défavorable de toutes pour le public, on pourrait craindre de se faire de l’injustice totale de la loterie une idée beaucoup trop exagérée, il importe, pour connaître l’ensemble de la loterie, de réunir toutes les manières possibles d’v jouer, et de supposer, par exemple, qu’un particulier voulant obtenir à lui seul les différents lots qu’elle propose, place une livre tournois sur chacune des combinaisons différentes que présente chacune des sept manières d’y jouer : dans cette supposition, qu’on a sans doute le droit de faire, on arrive à un résultat presque aussi effrayant, puisqu’il est mathématiquement prouvé que ce particulier sera tenu de livrer d’abord à la loterie 45 millions et plus de 700,000 livres ; qu’après le tirage, il lui sera rendu par cette même loterie moins d’un million et demi, et que par conséquent le bénéfice de la loterie sera de 44 millions et plus de 200,000 liv. ; ce qui donne pour la totalité des combinaisons, un profit de 96 un peu plus de 3/4 sur 100. Et voilà sur quelle base est établie la loterie royale de France. A chaque tirage, il est vrai, on ne joue pas sur toutes les combinaisons possibles, et particulière- 550 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] ment sur les combinaisons presque innombrables du quine, les plus avantageuses de toutes à la loterie. 11 est vrai aussi qu’on ne place pas des sommes égales sur chaque combinaison, ce qui rend le calcul rigoureux moins applicable aux effets de cette bizarre loterie, et donne réellement pour chaque tirage un terme moyen de perte générale inférieur à celle que présente le calcul ; mais si ces chances ne sont pas toutes prises, ni toutes également, certes ce n’est pas la faute de la loterie, qui ne cesse de les proposer toutes indifféremment; mais à la longue il peut arriver qu’elles le soient; mais enfin telle est la constitution bien véritable de cette loterie. Veut-on rendre plus sensible encore l’injustice odieuse de la loterie royale de France? Qu’on la compare avec les jeux de hasard, même les plus décriés, tels que les jeux de belle et de birifo, ces jeux si publiquement avilis, qu’on ose à peine en rappeler ici les noms. Le jeu de la belle était, dans son principe, composé de 106 numéros, dont un seul gagnait et valait au joueur 96 fois sa mise. Le bénéfice des banquiers était donc de 10 sur 106, ou, ce qui revient au même, de 9 23/53 sur 100. Ce bénéfice, si modéré en comparaison de celui de la loterie, parut tellement scandaleux, même aux banquiers, que de leur propre mouvement, ils le réduisirent à 8 sur 104, ou 7 9/13 sur 100. Cependant, même après cette réduction, ce jeu continuait à ruiner les joueurs. Pour arrêter ses ravages, la police se vit obligée de le proscrire, et tous les jeux de la belle furent supprimés. 11 est aisé de voir jusqu’à quel point la loterie royale est intrinsèquement plus vicieuse que ce jeu. La combinaison de la loterie, la moins défavorable au public, assure pourtant à l’administration un bénéfice de 16 2/3 sur 100, comme nous Pavons déjà remarqué, c’est-à-dire plus que le double de celui de la belle; et, en réunissant toutes les combinaisons delà loterie, nous avons vu qu’il en résulterait pour elle, dans le cas où elles seraient toutes prises une fois également dans le même tirage, 96 et plus de 3/4 pour cent. Ainsi, s’il était possible à un joueur de répartir uniformément 100 livres sur toutes ces combinaisons, il ne recevrait après le tirage que 3 livres et un peu moins que 5 sols, même en gagnant le uine et tous les autres lots, tandis qu’il recevrait e la belle 92 livres et plus de 8 sols. Le rapport de ces deux sommes exprime dans cette supposition la défaveur respective des deux jeux ; et puisqu’elles sont entre elles comme 1 à 28 et plus d’un tiers, il suit que si l’injustice totale du jeu de la belle peut être exprimée par 1, on est autorisé à exprimer par plus de 28 celle de la loterie royale. Par un procédé semblable, on établirait que le jeu de biribi, dont le profit est de 6 sur 70 ou de 8 4/7 sur 0/0, est 27 fois moins injuste que la loterie considérée dans l’ensemble uniforme de toutes ses combinaisons ; et cependant l’un et l’autre de ces jeux ont été déclarés infâmes. Croirait-on maintenant que par de nouveaux traits, on pût flétrir la loterie royale ! Il faut pourtant ajouter que cette loterie est combinée avec une telle adresse, que, malgré sa révoltante injustice, elle est venue presque à bout d’enchanter les esprits ; que le peu de numéros qu’elle emploie en comparaison des autres loteries, est une première amorce grossière, à laquelle le grand nombre des joueurs s’est laissé prendre; que l’artifice des combinaisons dans lesquelles elle s’enveloppe, est un piège non moins sûr pour attirer d’abord les joueurs et pour leur inspirer ensuite une persévérance effrénée dans le malheur; que par cette variété presque infinie de combinaisons, étant la seule qui permette à l’esprit une sorte d’usage de ses facultés, elle a eu l’art d’intéresser l’amour-propre dans le jeu de hasard le plus ruineux, et de l’aveugler à tel point, qu’il n’est peut-être aucun joueur qui, ridiculement attaché à certaines combinaisons dont il s’attribue la gloire, ne se persuade follement qu’avec de la constance et des mises toujours croissantes, il viendrait facilement à bout d’enchaîner la fortune, ou même de ruiner la loterie. 11 faut ajouter que telle est la composition insidieuse de cette loterie, que les combinaisons qui sont les moins défavorables au public, ne laissant espérer que des lots peu considérables, le peuple, uniquement avide de gros lots, les dédaigne presque généralement, pour se précipiter avec une fureur aveugle vers celles qui assurent à la loterie des bénéfices immenses. Il faut ajouter que dans la crainte sans doute que l’intervalle d’un mois entre deux tirages ne refroidît les joueurs ; pour tenir leurs désirs en haleine, pour accroître leur ardeur par l’espérance d’un prompt retour de fortune, et en effet pour les ruiner avec plus de certitude, on n’a pas craint, par une exception particulière, de doubler le tirage de cette loterie dans chaque mois, et que par là, on a au moins doublé ses ravages. Il faut ajouter que cette loterie, par une cruelle complaisance, admettant à la fois, et les mises les plus modérées et des sommes considérables sur une seule combinaison, sur un seul numéro, semble avoir été inventée pour se jouer, et de la misère des pauvres, et de la fortnne des riches. Et comme si tous ces moyens de séduction ne suffisaient pas, il faut ajouter enfin, qu’on ne cesse d’entretenir l’ivresse générale, en répandant de toutes part des livres, des almanachs, où chacun va chercher les combinaisons les plus superstitieuses ; que l’on corrompt la raison du peuple par les rêveries des pressentiments, par l’absurde interprétation des songes; qu’on enflamme son imagination par mille récits mensongers, et que l’on achève de l’étourdir par des provocations bruyantes, par des cris extravagants, par des ornements de fête, par le son des instruments, par le bruit des fanfares, etc. Ainsi les pièges sont semés de toutes parts sous les pas de l’ignorance ; ainsi la ruse succède à la ruse ; ainsi rien n’est épargné pour séduire toutes les classes de citoyens, et surtout pour tromper le pauvre, que des ruses bien moins savantes eussent si facilement égaré dans les routes de l’espérance. Si le malheureux est une chose sacrée, quel crime n’est-ce pas d’abuser ainsi de sa crédulité et de sa misère ! Et voilà cette loterie qui subsiste avec éclat, dans le même lieu où la surveillance paternelle du Roi a sévèrement proscrit tous les jeux de hasard à chances inégales ! ..... Gréée sous le nom d’un établissement célèbre, elle fit d’abord en partie les frais de l’éducation militaire : et l’on vit une école faite pour inspirer des sentiments d’honneur, entretenue du produit d’une institution que le véritable honneur réprouvait. Lorsque ensuite ses bénéfices se furent accrus au delà de toute espérance, alors elle passa tout entière dans les mains du gouvernement : un jeu de hasard devint une branche de revenus publics, et l’on s’accoutuma à cette étrange métamorphose, en se persuadant follement que la loterie pouvait [12 décembre 1789.] [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. être regardée comme un impôt libre et volontaire. Un impôt ! Quel impôt que celui qui ne peut être prélevé qu’autant qu’on égare la raison des peuples ! Quel impôt que celui qui fonde ses plus grands produits sur le délire ou sur le désespoir! Quel impôt que celui que le plus riche propriétaire est dispensé de payer, et que les hommes vraiment sages, que les meilleurs citoyens ne payeront jamais! Un impôt libre!... Etrange liberté que celle qu’on suppose exister au milieu des amorces les plus séduisantes ! Chaque jour, à chaque instant du jour, on crie au peuple qu’il ne tient qu’à lui de s’enrichir avec un peu d’argent ; on propose un million pour vingt sols au malheureux qui ne sait pas compter, et qui manque du nécessaire ; et le sacrifice qu’il fait à ce fol espoir, du seul argent qui lui reste, est un don libre et volontaire 1 C’est un impôt qu’il pave à l’Etat ! Non ; toute loterie n’est et ne peut être qu’un moyen cruellement abusif d’attirer l’argent du peuple en se jouant de sa crédulité. Je dis toute loterie : car celles qui subsistent en France avec la loterie royale, sous le nom de Piété et des Enfants-Troûvés, ne peuvent, non plus que leur rivale, échapper à cette juste imputation. Elles sont, il est vrai, moins redoutables qu’elle, parce que leur bénéfice est de beaucoup inférieur ; qu’elles n’ouvrent à l’esprit aucune combinaison qui amorce, et que chaque numéro ne supporte qu’une mise modique et constamment la même ; mais pourtant elles détournent de sa véritable destination tout l’argent que le peuple y sacrifie; mais elles font supporter l’entretien des établissements auxquels elles sont consacrées, à la classe du peuple qui doit le moins acquitter cette charge ; mais enfin le profit certain de l’une et de l’autre est de près de 21 sur 100, ou, plus exactement de 20 5/6 sur 100. Et par toutes ces raisons, ces deux loteries ne peuvent survivre à la destruction de la loterie royale de France. Maintenant, sera-t-il difficile de prouver que la loterie, et surtout la loterie royale de France est aussi immorale, aussi corruptrice, qu’elle est injuste? N’est-il pas évident qu’un jeu qui allume jusqu’au délire la cupidité de la multitude, qui fascine l’esprit du peuple jusqu’à lui persuader qu’infailliblement il trouvera pour prix de sa persévérance, je ne dis pas seulement le moyen d’améliorer son état, mais celui d’en sortir tout à coup par une fortune immense (car c’est toujours là l’ambition insensée du peuple) ; n’est-il pas évident que ce jeu, après lui avoir ravi tout le fruit de ses épargnes, tout l’argent qu’il possède, le livre à chaque instant à la tentation d’en obtenir par toutes sortes de voies? Car il ne faut pas perdre de vue que, par une suite presque nécessaire de l’artificieuse combinaison de cette loterie, celui qui d’abord n’a risqué que des mises légères, se trouve bientôt entraîné dans des mises considérables ; que victime de l’illusion la plus folle, et pourtant la plus ordinaire, il s’attache d’autant plus à une combinaison, que plus longtemps elle lui a été funeste; qu’il se regarde même comme obligé à de nouveaux sacrifices, pour ne pas perdre le fruit des anciens ; qu’en conséquence, il charge et recharge sans cesse les mêmes numéros, dans l’intime persuasion qu’ils céderont enfin à sa persévérance, et que, par l’ancienneté de leur sortie, ils acquièrent chaque jour de nouveaux titres pour reparaître avant les autres ; comme si dans un pareil jeu, l’avenir 55! pouvait en quelque manière dépendre du passé ; que des billets toujours les mêmes, agités au même hasard, fussent contraints dans leurs mouvements par les tirages précédents, et qu’un numéro, parce qu’il n’a pas paru depuis un certain nombre de tirages, dût plus facilement que tout autre en particulier, s’offrir au tirage suivant sous la main indifférente de l’enfant qui va les prendre. De là, presque nécessairement après chaque tirage, des fraudes, des injustices, des infidélités sans nombre pour ravoir un argent plus que jamais indispensable, ou même pour satisfaire cette insatiable passion que le malheur n’a fait qu’irriter. Par elle, chaque jour, les enfants deviennent furtivement coupables envers leurs parents, les époux envers leurs épouses, les domestiques envers les maîtres ; et, ce qui fait frémir, c’est qu’il est bien reconnu qu’un grand nombre d’entre eux avaient vécu irréprochables jusqu’au moment où ils se sont abandonnés à la déplorable passion de ce jeu. N’est-il pas évident que, lors même que la loterie ne précipite pas dans le crime, son effet habituel est de rendre au peuple sa condition insupportable, de relâcher dans sa famille les liens domestiques, si nécessaires à son bonheur ; d’éteindre en lui les goûts honnêtes, toute émulation louable, tout esprit d’ordre, d’économie, tout amour du travail? Voyez comme le marchand est détourné de sou commerce ; l’ouvrier, de ses travaux ; ia mère, du soin de ses enfants dont les cris l’importunent; tout un peuple, de ses occupations journalières : une pensée unique travaille tous les esprits; de l’or, des monceaux d’or gagnés sans peine : c’est à cette funeste pensée qu’on livre deux fois par mois tous les sujets de l’Etat, et principalement (car on ne peut trop le répéter), ceux à qui le travail et l’économie sont le plus nécessaires, et chez qui le désespoir et la misère ont toujours eu les plus terribles conséquences. N’est-il pas évident enfin que la loterie est de tous les jeux réprouvés, celui qui insulte le plus ouvertement aux moeurs publiques? Car, dans les maisons de jeu, même les plus décriées; dans ces maisons où une jeunesse imprudente va perdre, souvent sans retour, ses mœurs et ses principes, et où tous les cœurs semblent fermés à la pitié; soit fierté, soit un reste de pudeur, du moins on rougirait d’admettre le pauvre couvert des lambeaux de la misère, qui viendrait compromettre les faibles ressources de son existence; et c’est particulièrement sur les malheureux que la loterie, plus impitoyable, fonde ses espérances. Non contente de recevoir de leurs mains, lorsqu’ils se présentent, quelques pièces de monnaie qu’ils se volent en quelque sorte à eux-mêmes, elle s’empresse d’aller au-devant d’eux; elle les appelle; elle les presse, elle les sollicite; elle les poursuit dans les campagnes; elle pénètre jusque dans leur réduit, et par mille séductions, elle parvient à leur faire une véritable violence. Depuis longtemps le gouvernement travaille à extirper un des maux les plus funestes des grands Etats, la mendicité; et il n’est point de citoyen qui n’ait applaudi dans son cœur à ces vues pures et bienfaisantes; mais si la loterie subsiste toujours; si plusieurs fois par mois, la classe la plus malheureuse parmi les citoyens, est sollicitée, par des amorces presque irrésistibles, à sacrifier dans ce jeu perfide tout ce qu’elle possède, il est rigoureusement démontré que le vice de la mendicité devient entièrement irrémédiable; qu’étant le fruit naturel de la misère et de la pa- 552 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] resse, il doit nécessairement se perpétuer et s’accroître par une institution qui, en même temps qu’elle ruine tant de malheureux, leur inspire un dégoût invinciblepour le travail, et que par conséquent, la loterie royale de France en fera toujours plus en un mois pour conserver la mendicité, que n’en feront dans plusieurs années les efforts les mieux concertés de l’administration pour la détruire. Et si parmi tous ceux que la loterie dépouille, plusieurs résistent à la tentation d’augmenter la foule des mendiants, il est également certain qu’ils sont du moins réservés à devenir un jour les fardeaux de la société, puisqu’en leur ravissant tout le fruit de leur économie dans le temps du travail, la loterie nécessairement en surcharge les hôpitaux dans le temps de leur vieillesse. Mais ce n’est pas seulement dans la famille du pauvre et dans la classe du peuple que la passion de la loterie fait de terribles ravages; elle est aussi une source féconde de malheurs dans les classes plus élevées de la société : et par combien de faits déplorables n’en avons-nous pas acquis la preuve 1 Combien d’hommes attachés à des maisons de commerce, à des caisses de gens d’affaires; combien de particuliers chargés d’une grande comptabilité, ont disparu subitement de nos jours en jetant le désespoir dans l’ame de leurs commettants et l’effroi dans le sein de leurs familles ! Quels étaient donc les déportements de ces hommes, dont souvent la vie entière montrait de la sagesse, de l’intégrité, et dont les mœurs pures semblaient interdire tout soupçon d’inconduite? Longtemps les recherches ont* été vaines: toutes les traces semblaient avoir disparu; on s’égarait en conjectures, lorsque enfin un amas de billets déchirés et découverts par hasard, a décelé la cause de tant de malheurs. Peut-on, après tant d’exemples de ce genre, s’étonner de l’esprit de méfiance qui, de plus en plus, ferme les cœurs, isole les particuliers et engourdit la société? Depuis que l’on sait qu’il existe un. moyen ténébreux de dissipation et de ruine, qui souvent a séduit des âmes vertueuses, la confiance de citoyen à citoyen a dû nécessairement s'affaiblir. La conduite extérieure, une bonne renommée, ne sont plus des garants qui rassurent entièrement; et si l’honnête homme devient suspect à l’honnête homme, il n’a pas même le droit de s’irriter de ce soupçon : car que pourrait-il opposer au sentiment inquiet qui le fait naître? Tous les autres vices qui tendent à subvertir les fortunes sont annoncés par des caractères sensibles; les parents, les amis, l’œil sévère et vigilant du public peuvent en imposer; la destruction s’annonce par degrés; elle peut quelquefois être arrêtée; elle est du moins toujours prévue. Mais la passion de la loterie ! Nul caractère, nul symptôme ne la fait connaître; elle se dérobe à tous les regards ; elle fuit même ceux de l’amitié (car quel homme osa jamais confier à son ami les sacrifices insensés qu’il faisait à cette passion)? G’est une plaie intérieure et profonde, qui ne devient visible que lorsque le mal est sans remède : on ne peut, par aucun moyen, discerner ceux qui en sont frappés, et une grande défiance est l’effet inévitable de cette affligeante incertitude. Il est donc vrai que, dans toutes les classes de la société, la loterie fait sentir sa coupable influence; qu’elle atteint ceux-là même qui ont su résister à ses séductions, et que partout elle sème le trouble, le désordre, la méfiance, le désespoir, et souvent même les plus grands crimes ; car s’il est incontestable que presque tous les crimes sont dus à la cupidité, n’est-ce pas une conséquence nécessaire qu’un grand nombre a dû naître d’une institution qui sans cesse et l'irrite et la trompe? Que l’on invoque le témoignage des magistrats; que l’on s’adresse aux ministres delà religion : ils diront tous combien elle a précipité de malheureux dans les cachots; combien elle a grossi le nombre des criminels publics; combieu d’hommes enfin ont péri dans les derniers sup-" 5, qui eussent vécu bons pères, bons maris, citoyens, si la loterie royale de France n’eût jamais existé. Pourrait-on ne pas déplorer ici une désastreuse calamité qui fait verser tant de larmes à la religion et à la patrie ! Ce dégoût affreux de la vie qui brave toutes les lois; cette maladie terrible qui semblait nous être si étrangère, paraît depuis peu comme naturalisée dans nos climats. Que de ravages n’a-t-elle pas faits dans ces dernières années! Avec quelle effrayante rapidité ne se sont pas succédé sous nos yeux tous les genres de suicide ! Jusque-là même que ces événements qui, jadis jetaient l’épouvante dans toute une ville, et laissaient dans les esprits une longue et profonde impression, semblent, par leur fréquent retour, avoir perdu le droit d’émouvoir la multitude. Parmi les causes de cette révolution, la loterie, n’en doutons point, doit occuper un des premiers rangs. Des faits nombreux, que cent mille voix ont publiés, en sont la preuve irrésistible. Et qui oserait s’en étonner! Que l’on se représente tous ces malheureux que, de piège en piège, la loterie a enfin précipités dans la misère, dévorés de chagrins, tourmentés de remords, et qui, trop honnêtes peut-être pour tenter des ressources coupables en devenant criminels sur autrui, trouvent jusque dans une apparente vertu, le prétexte de l’être sur eux-mêmes. Que l’on se peigne surtout un père désolé que la loterie a conduit au terme fatal où, par aucune voie, il-ne peut échapper à l’indigence qui va frapper en même temps toute sa famille, et l’on frémira du parti désespéré dans lequel la loterie peut si facilement entraîner. Aussi la voix publique est-elle toujours prête à l’accuser de ces malheurs. Un homme s’est-il donné la mort? interrogez le peuple : c’est la loterie qui l’a perdu, vous dira-t-il le plus souvent. Yoilà le cri général. Dès qu’on ignore la cause, c’est presque toujours la première qui s’offre à l’esprit, tant il est reconnu que la loterie est un des principes les plus féconds de ces événements déplorables 1 Et cependant, ce même peuple, par un étrange aveuglement que nourrissent sans cesse en lui les funestes illusions de la loterie, va tranquillement après, compromettre daus ce cruel jeu, son repos, son aisance et son bonheur. Cette institution est tellement incompatible avec toute idée de bien, que les malheurs qu’elle enfante n’ont pas même le triste avantage de devenir jamais une leçon utile. Quels sont donc les titres qui parlent en faveur de la loterie ? Par quels biens, par quels avantages peut-elle expier tant de malheurs? Quelle est du moins l’apparente utilité qui puisse lui faire pardonner cette foule de maux qu’elle traîne à sa suite? Osera-t-on dire que si elle ruine un grand nombre de joueurs, plusieurs aussi trouvent en elle leur fortune et leur bonheur? Sans doute, on peut citer un petit nombre de particuliers qui ont gagné des lots considérables ; mais cette faveur-là même, à quoi sert-elle le plus souvent? A irriter [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 décembre 1789.] 553 la cupidité du joueur, à augmenter son fol espoir, à accroître son imprudente crédulité. Dès lors il se regarde comme appelé à une fortune sans bornes : et qui pourrait y mettre obstacle? Sa destinée la lui promet, son étoile va infailliblement l’y conduire ..... C’est ainsi que l’égare la superstition la plus grossière, et que sa ruine, reculée de quelques instants, en devient toujours plus certaine. On assure que dans le pays où ce jeu a pris naissance, en Italie ; c’est une malédiction populaire de souhaiter un terne à ses ennemis. C’est que l’expérience a fait connaître que les lots ne sont que des présents illusoires; qu’ils sont même l’amorce la plus redoutable ; que, bientôt rentrés dans les mains de la loterie, ils entraînent avec eux le bien de l’imprudent joueur, et que par là les faveurs de ce jeu deviennent plus cruelles encore que ses disgrâces. Et quand les bienfaits de la loterie ne retourneraient pas ainsi à leur source, oserait-on célébrer les prétendus heureux qu’elle fait? Pourrait-on ne pas gémir sur le scandale de sa faveur, sur la publique immoralité de ces dons? Et en voyant ces fortunes inopinées se précipiter tout à coup au sein de l’indigence, étourdir le pauvre, bien loin de te rendre heureux, le plonger dans le vice et dans l’extravagance, et présenter aux yeux d’une multitude avide, des exemples perfides et corrupteurs, ne faudrait-il pas reconnaître que ces aveugles et stupides bienfaits sont eux-mêmes un des crimes de la loterie ? L’on s’est permis de dire, on a osé imprimer que la loterie, quelle que soit sa nature, présente pourtant des consolations au pauvre; qu’elle est l’unique voie ouverte à une grande fortune; que cette espérance est seule un bonheur qu’on ne doit pas lui ravir; qu’enfin la destruction de la loterie exciterait infailliblement les regrets de la multitude... Etrange renversement detoute raison 1 La loterie ne fit-elle qu’entretenir dans la classe du peuple le désir immodéré d’une fortune rapide, elle mériterait, par cela seul, d’être proscrite, parce que ce désir est ennemi de tout bien, et qu’éveillant sans cesse dans l’esprit du pauvre l’idée d’une richesse imaginaire, elle renfonce à chaque instant dans son cœur le sentiment amer de sa misère. Mais il est démontré que la loterie est essentiellement vicieuse, et que, sous tous les rapports, elle corrompt le peuple et le rend malheureux : qu’importent donc les vains regrets et les folles espérances auxquelles il s’abandonne? Si, dans son délire, il méconnaît ses intérêts, il faut l’y rappeler malgré lui, il faut travailler à son bonheur, au risque d’essuyer ses premiers murmures ; opposer la sage prévoyance de l’avenir aux illusions du moment qui l’égarent, et combattre avec une rigueur bienfaisante, des désirs qui font nécessairement son malheur. Gouverner les hommes, c’est connaître leurs vrais besoins, et non pas obéir à leurs caprices déréglés. L’art du gouvernement ne serait-il donc plus l’expression de la raison publique, faite pour contenir les écarts de la raison des particuliers? On craint que, si les loteries sont supprimées en France, les joueurs, toujours avides de gain et de fortune, n’aient recours aux loteries étrangères, qui par là, dit-on, s’enrichiront de nos pertes. Que ces craintes sont futiles! qui ne voit qu’a-près avoir prononcé la destruction des loteries nationales, le législateur, libre alors de s’expliquer sévèrement sur la perversité de ce jeu, se hâtera de purger ses Etats de tous débitants de billets étrangers et de leurs complices? Quelle ressource restera-t-il donc à l’avidité des joueurs? d’envoyer leur argent dans le pays étranger? Sans doute on ne pensera pas que le peuple entretienne de pareilles correspondances, et c’est surtout le peuple pour qui la loterie est un grand fléau. Quant aux autres joueurs, une défense sévère faite à tout banquier de prêter son ministère pour ce jeu réprouvé, les mettra dans l’impossibilité de s’y livrer; mais cette précaution-là, même, sera à peine nécessaire; et lorsque la cause véritable n’existera plus, on ne doit pas craindre de voir s’opérer, en faveur de la loterie, ce miracle politique, que l’effet subsiste toujours. Qu’il faut peu connaître la nature de l’homme, pour ne pas sentir que la passion de la loterie tient essentiellement aux agents qu’on emploie pour le séduire; qu’elle ne captive avec tant d’empire l’imagination, que parce qu’elle parle continuellement aux sens!.... Que l’on se hâte donc de fermer ces bureaux nombreux, toujours ouverts, toujours affamés; qu’il soit défendu d’étaler tout cet appareil de billets préparés, de roues de fortune, ces inscriptions décevantes, ces rubans enlacés, prétendue livrée de l’espérance et du bonheur; qu’on renvoie ces crieurs publics, dont le langage absurde distrait tous les citoyens; que tous ces prestiges disparaissent; que toutes ces ruses s’anéantissent, et l’imagination laissée à elle seule, s’apaisera bien vite; et l’ardeur la plus effrénée se dissipera avec les illusions qui l’entretiennent. Ainsi tombent tous les raisonnements, tous les vains prétextes dont on a voulu pallier les vices de cette institution. Il faut, sans doute, puisqu’elle subsiste encore malgré tant de titres de proscription, il faut que des motifs d’un autre ordre l’aient protégée jusqu’à ce jour; il faut que l’on se soit laissé éblouir par l’espèce de profit qui semble en résulter, et qu’on ait été effrayé surtout par la difficulté de remplacer ce profit apparent. Il est pénible de descendre dans la discussion de pareils motifs, après avoir montré l’influence de la loterie sur les mœurs, la fortune et le bonheur de tant de citoyens; mais il importe de dissiper entièrement cette dernière illusion, en réduisant à sa juste valeur ce prétendu bénéfice. Les loteries produisent au Trésor royal environ 9 millions. La recette est beaucoup plus considérable, et s’élève au moins à 12; mais les frais de toute espèce sont énormes, et absorbent plus d’un quart de cette recette. 11 y a plus : les loteries nationales elles-mêmes ne reçoivent pas toutes les mises pour leur compte. On sait qu’il existe dans les pays étrangers plus de vingt loteries qui entretiennent des distributeurs de leurs billets à Paris, et lèvent ainsi tous les mois un tribut sur la nation, en promettant de payer les chances un peu plus cher que ne fait la loterie royale. Ce sont de nouvelles sources de misère et de corruption ; et l’Etat n’en sera délivré qu’au moment où sera anéantie la loterie royale de France, qui protège à son insu tous ces désordres. Pour opérer une recette de 9 millions, il faut donc d’abord que le public ait perdu 12 millions; et en n’évaluant qu’à 3 millions par an ce qui est enlevé par les loteries étrangères, ou même par des particuliers qui jouent sous le manteau de la loterie royale (évaluation sans doute bien modérée, il résulte plus de 15 millions de perte annuelle, perte entièrement incalculable dans sa progression physique et ses conséquences morales, et qui est sacrifiée, contre toute raison, à 9 millions de revenu pour le Trésor royal... A 9 millions de revenu 1.... Non, je ne crains rien d’affirmer que ce 554 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 déeembre 1789.1 revenu n’est point un bénéfice réel; qu'il est entièrement fictif et illusoire, et que la perte de l’aisance générale et du bonheur public est la seule réalité que présente la loterie. Tout est chimérique ou stérile dans ce funeste établissement, depuis les illusions du joueur, jusqu’au produit du bénéfice pour le fisc. Qui pourra calculer les non-valeurs de toute espèce qu’opère la loterie? Combien de millions sont détruits par ces 9 millions? Combien de branches de revenu public sont desséchées? Combien de richesses véritables sont taries dans leur source, et par les vices qu’engendre ce fléau, et par la stérilité dont il frappe tout ce qu’il touche ? Qu’au lieu d’être dissipés par le peuple, et enlevés par les étrangers, les 15 millions qui ont produit en apparence 9 millions au Trésor de l’Etat, soient employés, d’une part, à augmenter les consommations journalières des citoyens; de l’autre, à accroître leurs facultés et leur industrie, n’est-il pas sensible que, de cette nouvelle et légitime destination, le Trésor public lui-même doit s’enrichir ? N’est-il pas incontestable qu’il doit en résulter d’abord une augmentation de revenu public en raison d’une plus grande consommation et puis un fonds de richesse nationale toujours croissant par l’industrie du peuple dont l’aisance laborieuse entretient tous les canaux de la fortune publique? Il faut se reporter sans cesse à cet axiome éternel de toute constitution, que la richesse d’un Etat s’identifie sous tous ses rapports avec celle des citoyens; que l’une et l’autre n’est que l’excès des produits sur les consommations; que l’une se compense nécessairement par l’autre; qu’elle ne peut même avoir d’autre principe, d’autre source; et que par conséquent, tout ce qui ruine les peuples, appauvrit aussi le Trésor public. C’est donc bien faussement que l’on a regardé comme un revenu véritable les neuf millions de la loterie, fruits malheureux de tant de ruines et de désastres : et ce revenu, quand il serait aussi réel qu’il est illusoire, pourrait-il être conservé? Ne sera-ce pas un principe inviolable pour les représentants de la nation, que, s’il est nécessaire de réduire considérablement le déficit , par la suppression de toute dépense inutile, il est d’une justice non moins exacte de l’accroître sur certains points, par la proscription de toute recette illégitime ? Et en fut-il jamais de plus illégitime, que celle qui provient de la loterie? En fut-il de plus féconde en calamités? Au prix de neuf millions, arrachés à la misère par les moyens les plus honteux et les plus profondément injustes, que voit-on én effet tous les ans ? Des races éteintes ; les hôpitaux, les prisons peuplés de nouvelles victimes ; le peuple découragé, corrompu, appauvri ; des milliers de citoyens dépravés par la cupidité, égarés par des illusions, aimant mieux rêver leur fortune que s’occuper des moyens de la faire ; les uns perdant dans de vains calculs leur intelligence et leur raison ; d’autres livrés tour à tour à des angoisses cruelles, à des désirs criminels : les banqueroutes se déclarent ; les suicides se commettent : les crimes se succèdent ..... Qui osera penser que neuf millions, même véritables, mais provenant d’une source aussi corrompue, puissent racheter tant de malheurs aux yeux de la nation assemblée ? Ces raisons qui sollicitent avec force la proscription de la loterie, ces raisons que consacrent les vœux les plus purs de la nation, et que nous n’avons fait que recueillir au sein de l’opinion générale, nous ont paru, dans leur rapprochement, pouvoir être offertes au public. Nous avons pensé que le développement de ces idées, quelque imparfait qu’il soit, pourrait peut-être concourir à accélérer la ruine de ce funeste établissement : car en appelant de plus en plus l’attention publique sur les maux dont il est la source ; en mettant sous les regards de tous les citoyens ses dangers et ses ravages; en les pénétrant de son injustice et de son immoralité, non-seulement on détruit l’illusion qui en est le premier soutien, mais on peut même espérer d’accroître et d’affermir à tel point dans les esprits la juste indignation qu’il inspire, que chacun soit prêt à s’imposer des sacrifices, s’ils sont nécessaires, pour être délivré à jamais de ce fléau, qui trop longtemps a fait le malheur de la nation. 3e ANNEXE à la séance de l’Assemblée nationale du 12 décembre 1789. Réflexions sur l’établissement des milices nationales par M. le comte de Custioe (1). Sans doute il faut des milices nationales à la France ; il est de même incontestable que l’établissement antique de ces moyens de défense donnés au royaume depuis longtemps, était devenu abusif, par la classe immense de citoyens qui s’étaient soustraits à cette charge; tous doivent y être assujettis, puisque tous ont un égal intérêt à la défense commune. 11 suit de cette vérité nationale, que depuis l’âge de dix-huit jusqu’à quarante-huit ans, tout homme se doit à la défense de son pays, s’il est attaqué, ou enfin doit coopérer à la gloire de ses armes, s’il est obligé de les porter chez des nations devenues ennemies. Il suit encore de cette vérité, que celui qui a un autre état que le service militaire, n’en est pas moins obligé de se faire remplacer dans ce service actif, si le sort vient à l’appeler à la défense de son pays. On doit encore conclure que la seule manière d’être appelé à cet état chez les Français, doit être le sort : une nation naturellement valeureuse, aimant sa liberté, toujours prête à la défendre, ne peut être appelée à ce noble emploi que par l’effet du sort ; s’il en était autrement, tous prétendraient au même honneur; et cependant il doit rester à toutes les classes de la société, des hommes employés à en remplir les devoirs. La justice qui présiderait au tirage des milices, où un homme par famille, y compris les domestiques, se présenterait le jour indiqué pour le tirage qui se ferait dans l’assemblée du district, ne laisserait aucun soupçon sur la manière dont se formerait cette opération. Tout père de famille qui n’aurait point un garçon de dix-huit ans, serait dispensé du tirage, à moins qu’il n’eût plusieurs domestiques : alors l’un d’eux y serait assujetti. Personne ne pourrait se soustraire à cette loi. 11 n’est pas moins certain que les biens de tous les individus ne doivent être également grevés des charges pécuniaires auxquelles nécessite cet établissement. (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur.