222 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE Le rapport et les lettres officielles seront imprimés, distribués et envoyés aux armées, aux sociétés et aux autorités constituées. 73 Le même membre [BÀRÈRE] fait un rapport sur les banquets sectionnaires qui ont eu lieu dans différens quartiers de Paris. Après en avoir démontré les inconvéniens, et prouvé combien ils étoient dangereux, nuisibles à la propagation de l’esprit public, et subversifs des principes de la morale, que loin d’être l’heureuse et fraternelle réunion des patriotes avec les patriotes, ils étoient au contraire l’amalgame impur des bons citoyens avec les aristocrates, qui assistoient à ces banquets les pieds dans la boue et le cœur à Coblentz, il termine par proposer de renvoyer au tribunal révolutionnaire de l’opinion publique l’exécution du décret moral qui doit prohiber de pareilles réunions (l). BARÈRE, au nom du comité de salut public : Citoyens, je dois, au nom du comité de salut public, appeler l’attention des représentants du peuple sur les fêtes sectionnaires et les repas civiques qui, depuis quelques jours, se multiplient et se propagent avec une rapidité qui n’est point naturelle. Je ne viens pas troubler la joie franche et naïve du peuple, mais l’éclairer : il faut dire des vérités qui ne paraîtront dures qu’aux aristocrates, et je n’oublierai pas que je parle à des citoyens. Je ne viens pas improuver les mouvements spontanés qu’ont pu avoir de bons patriotes pour ces banquets sectionnaires, mais seulement les avertir de quelques dangers qu’ils n’ont pas aperçus. En effet, si je m’adressais à ces Protées contre-révolutionnaires qui corrompent tout ce qu’ils touchent, qui contre-révolutionnent toutes les institutions, et altèrent par un souffle impur les meilleures lois, mes expressions seraient fortes comme les dangers et les pièges qu’ils creusent sous les pas des patriotes en les couvrant de fleurs ; mais lorsque vos pensées ont devancé déjà les miennes, je me contenterai d’observer avec vous quelle importance, quelle activité, quel luxe et quelle violence même certains hommes, cachés dans les sections, ont donné en peu de temps à ce sentiment tranquille et fécond, base de la société humaine; combien sont artificieuses et peuvent devenir funestes les formes dont ils se sont servis pour l’exprimer. Il y a deux mois, l’on avait ouvert partout les temples de la Raison; des jeux scéniques y remplaçaient un ancien culte. (l) P.V., XLI, 300. Minute de la main de Barère. Décret n° 9974. (même décret que pour l’affaire précédente). Reproduit dans B'n, 9 therm. (ler et 2e supplts). Débats, nos664, 665; -J. Univ., n° 1697 ; Rép., n° 209 ; J. Sablier, n° 1440 ; Ann. R.F., n° 227 ; -J. Perlet, n° 662 ; M.U., n° XLI, 461-462 ; J. Fr., n° 660 ; F.S.P., n° 377 ; Ann. patr., n° DLXII ; J. Paris, n° 563 ; C. Univ., n° 928 ; C. Eg., n° 697 ; J. Mont., n° 81; Mess, soir, n° 696 ; J. Lois., n° 656 ; J. S. Culottes, n°517. Aujourd’hui l’on élève des tables de fraternité dans toutes les rues, et des espèces de saturnales sont substituées à la décence des repas domestiques. L’origine de ces étranges vicissitudes de l’opinion est la même; les auteurs de ces usages singuliers ont le même but. Il veulent distraire les citoyens du véritable objet vers lequel l’esprit public est porté, stationner la révolution, ou changer la direction de ses mouvements. Nous avons la raison et la force, ce qui forme une coalition assez puissante ; mais ils ont la ruse et l’activité, ce qui forme une coalition assez dangereuse. Un mot cependant suffira dans cette occasion au peuple pour déjouer cette nouvelle intrigue que les exécuteurs testamentaires d’Hébert et de Chaumette ont ourdie autour de nous. Les repas publics ne sont pas parmi nous une institution nouvelle. Camille Desmoulins les provoqua dans les journaux; des contre-révolutionnaires les demandèrent aussi, et s’en servirent, en juillet 1792, à Marseille et à Arles, quand les débris de la conjuration de Saillant étaient encore fumants; c’est ainsi qu’on cherchait à altérer ce qu’il y a de plus amical, de plus respectable chez les hommes; la table, que tous les peuples ont regardée comme le temple de l’Amitié, nos hypocrites ennemis en ont voulu faire le temple de la Discorde, et Danton appuya plusieurs fois de son coupable organe, dans la Convention, la proposition de ces banquets généraux, de ces fêtes tumultueuses dont il espérait faire une arme à la contre-révolution. Une section a commencé à parler de repas civiques : le mot touchant de fraternité a séduit les citoyens, et des tables communes ont été dressées dans la voie publique. On y buvait à la liberté nationale; on avait toutes les formes de l’égalité naturelle, et la contagion de l’exemple a fait des progrès rapides. Plusieurs sections ont subitement proclamé la fraternité pour le lendemain; de proche en proche, nos places publiques se sont transformées en banquets, et la joie a paru briller à la fois dans plusieurs quartiers de Paris. Il était vraiment délicieux, ce spectacle, auprès de ces maisons qui servent d’asile à ces bons citoyens, à ces artisans paisibles, à ces républicains sincères qui vivent de peu et qui aiment beaucoup leur patrie. Elle a droit d’être citée cette réunion cordiale de citoyens qui n’ont jamais fait que des vœux pour la Révolution et des travaux utiles. Là l’on voyait deux ou trois familles qui faisaient le repas commun avec cette gaieté calme d’une conscience républicaine qui remplit un devoir analogue à ce qu’il sent pour son pays. Ici, des vieillards et une tendre mère, réunis à leurs voisins, attiraient les regards des passants, apprenaient à un enfant de cinq ans une chanson patriotique, et applaudissaient à ses essais comme à l’espérance de leur maison et de la patrie. Plus loin, autour d’une table couverte de mets grossiers et peu nombreux, des applaudissements robustes et des cris éclatants de vive la république ! jetaient une teinte sombre sur quelques visages, et appelaient les regards de l’observateur. Dans une table amplement garnie, et où étaient prodigués des vins délicieux, l’on entendait aussi répéter : vive la république ! mais le cri était violent, l’expression de la voix exagérée, et la joie peu communicative. 222 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE Le rapport et les lettres officielles seront imprimés, distribués et envoyés aux armées, aux sociétés et aux autorités constituées. 73 Le même membre [BÀRÈRE] fait un rapport sur les banquets sectionnaires qui ont eu lieu dans différens quartiers de Paris. Après en avoir démontré les inconvéniens, et prouvé combien ils étoient dangereux, nuisibles à la propagation de l’esprit public, et subversifs des principes de la morale, que loin d’être l’heureuse et fraternelle réunion des patriotes avec les patriotes, ils étoient au contraire l’amalgame impur des bons citoyens avec les aristocrates, qui assistoient à ces banquets les pieds dans la boue et le cœur à Coblentz, il termine par proposer de renvoyer au tribunal révolutionnaire de l’opinion publique l’exécution du décret moral qui doit prohiber de pareilles réunions (l). BARÈRE, au nom du comité de salut public : Citoyens, je dois, au nom du comité de salut public, appeler l’attention des représentants du peuple sur les fêtes sectionnaires et les repas civiques qui, depuis quelques jours, se multiplient et se propagent avec une rapidité qui n’est point naturelle. Je ne viens pas troubler la joie franche et naïve du peuple, mais l’éclairer : il faut dire des vérités qui ne paraîtront dures qu’aux aristocrates, et je n’oublierai pas que je parle à des citoyens. Je ne viens pas improuver les mouvements spontanés qu’ont pu avoir de bons patriotes pour ces banquets sectionnaires, mais seulement les avertir de quelques dangers qu’ils n’ont pas aperçus. En effet, si je m’adressais à ces Protées contre-révolutionnaires qui corrompent tout ce qu’ils touchent, qui contre-révolutionnent toutes les institutions, et altèrent par un souffle impur les meilleures lois, mes expressions seraient fortes comme les dangers et les pièges qu’ils creusent sous les pas des patriotes en les couvrant de fleurs ; mais lorsque vos pensées ont devancé déjà les miennes, je me contenterai d’observer avec vous quelle importance, quelle activité, quel luxe et quelle violence même certains hommes, cachés dans les sections, ont donné en peu de temps à ce sentiment tranquille et fécond, base de la société humaine; combien sont artificieuses et peuvent devenir funestes les formes dont ils se sont servis pour l’exprimer. Il y a deux mois, l’on avait ouvert partout les temples de la Raison; des jeux scéniques y remplaçaient un ancien culte. (l) P.V., XLI, 300. Minute de la main de Barère. Décret n° 9974. (même décret que pour l’affaire précédente). Reproduit dans B'n, 9 therm. (ler et 2e supplts). Débats, nos664, 665; -J. Univ., n° 1697 ; Rép., n° 209 ; J. Sablier, n° 1440 ; Ann. R.F., n° 227 ; -J. Perlet, n° 662 ; M.U., n° XLI, 461-462 ; J. Fr., n° 660 ; F.S.P., n° 377 ; Ann. patr., n° DLXII ; J. Paris, n° 563 ; C. Univ., n° 928 ; C. Eg., n° 697 ; J. Mont., n° 81; Mess, soir, n° 696 ; J. Lois., n° 656 ; J. S. Culottes, n°517. Aujourd’hui l’on élève des tables de fraternité dans toutes les rues, et des espèces de saturnales sont substituées à la décence des repas domestiques. L’origine de ces étranges vicissitudes de l’opinion est la même; les auteurs de ces usages singuliers ont le même but. Il veulent distraire les citoyens du véritable objet vers lequel l’esprit public est porté, stationner la révolution, ou changer la direction de ses mouvements. Nous avons la raison et la force, ce qui forme une coalition assez puissante ; mais ils ont la ruse et l’activité, ce qui forme une coalition assez dangereuse. Un mot cependant suffira dans cette occasion au peuple pour déjouer cette nouvelle intrigue que les exécuteurs testamentaires d’Hébert et de Chaumette ont ourdie autour de nous. Les repas publics ne sont pas parmi nous une institution nouvelle. Camille Desmoulins les provoqua dans les journaux; des contre-révolutionnaires les demandèrent aussi, et s’en servirent, en juillet 1792, à Marseille et à Arles, quand les débris de la conjuration de Saillant étaient encore fumants; c’est ainsi qu’on cherchait à altérer ce qu’il y a de plus amical, de plus respectable chez les hommes; la table, que tous les peuples ont regardée comme le temple de l’Amitié, nos hypocrites ennemis en ont voulu faire le temple de la Discorde, et Danton appuya plusieurs fois de son coupable organe, dans la Convention, la proposition de ces banquets généraux, de ces fêtes tumultueuses dont il espérait faire une arme à la contre-révolution. Une section a commencé à parler de repas civiques : le mot touchant de fraternité a séduit les citoyens, et des tables communes ont été dressées dans la voie publique. On y buvait à la liberté nationale; on avait toutes les formes de l’égalité naturelle, et la contagion de l’exemple a fait des progrès rapides. Plusieurs sections ont subitement proclamé la fraternité pour le lendemain; de proche en proche, nos places publiques se sont transformées en banquets, et la joie a paru briller à la fois dans plusieurs quartiers de Paris. Il était vraiment délicieux, ce spectacle, auprès de ces maisons qui servent d’asile à ces bons citoyens, à ces artisans paisibles, à ces républicains sincères qui vivent de peu et qui aiment beaucoup leur patrie. Elle a droit d’être citée cette réunion cordiale de citoyens qui n’ont jamais fait que des vœux pour la Révolution et des travaux utiles. Là l’on voyait deux ou trois familles qui faisaient le repas commun avec cette gaieté calme d’une conscience républicaine qui remplit un devoir analogue à ce qu’il sent pour son pays. Ici, des vieillards et une tendre mère, réunis à leurs voisins, attiraient les regards des passants, apprenaient à un enfant de cinq ans une chanson patriotique, et applaudissaient à ses essais comme à l’espérance de leur maison et de la patrie. Plus loin, autour d’une table couverte de mets grossiers et peu nombreux, des applaudissements robustes et des cris éclatants de vive la république ! jetaient une teinte sombre sur quelques visages, et appelaient les regards de l’observateur. Dans une table amplement garnie, et où étaient prodigués des vins délicieux, l’on entendait aussi répéter : vive la république ! mais le cri était violent, l’expression de la voix exagérée, et la joie peu communicative. SÉANCE DU 28 MESSIDOR AN II (16 JUILLET 1794) Nu 73 223 Quelques tables offraient le mélange bizarre de l’ancien régime bien cérémonieux et de la franchise républicaine avec son abandon. En général, on entendait des applaudissements mêlés aux acclamations, et se propageant d’un quartier à un autre, avec ces formes décidées qui n’appartiennent qu’au peuple. Ce spectacle donnait à chaque pas des sensations diverses; et tantôt ravissant, tantôt sérieux, quelquefois violent, il forçait le spectateur à se rendre compte des motifs de tant de réunions disparates. Les bons esprits ne s’y sont pas trompés ; les vertus douces et hospitalières d’un grand peuple ne sont pas l’effet d’un appareil pompeux ou d’une réunion fortuite et momentanée; l’amitié et la fraternité ne sont pas l’imitation servile et minutieuse de quelques repas, auxquels la bonhomie et la franchise assistent à côté de l’orgueil et de la vengeance. L’aristocrate sait aussi à propos porter avec vivacité le toast de la république, et la république n’en est pas moins trahie. Soyons un instant à la place du voyageur étranger, assistant à ces banquets sectionnaires. Il se demandera quel peut être le motif de tant de dépenses, et de cet amalgame instantané de sentiments et d’opinions divers dans un moment révolutionnaire. S’il est politique, il craindra le contact subit d’êtres contraires au milieu de la crise actuelle. S’il est attentif, il entendra l’aristocrate tromper le patriote sur ses sentiments, et lui inspirer une confiance funeste et une sécurité dangereuse. Est-il observateur; il verra le modéré s’écrier au milieu du repas : « Nos armées sont victorieuses partout; il ne nous reste que la paix à faire, à vivre en bons amis, et à faire cesser ce gouvernement révolutionnaire, qui est terrible ». Est-il législateur, il sentira que ces repas ne sont qu’un piège adroit, une amnistie prématurée, une proclamation précoce de paix et une fusion dangereuse de sentiments purs et d’intentions perfides, d’actions républicaines et de principes contre-révolutionnaires. Bons citoyens des sections, vous ne portez à ces repas que de la franchise et de la gaieté ; mais tous vos convives, tous vos voisins, sont-ils francs et purs comme vous ? Le vin précieux qu’ils vous portent n’est que de l’opium : ils veulent vous endormir, au lieu de fraterniser. Sans doute il y aura une époque, et nous en jouirons, il y aura une époque fortunée où les citoyens français ne faisant qu’une même famille pourront établir les repas publics pour cimenter l’union des républicains et donner des leçons générales de fraternité et d’égalité ; mais ce ne sera point lorsqu’un tribunal révolutionnaire juge des conspirateurs, lorsque les comités de surveillance doivent épier les traitres, lorsque les citoyens doivent observer tous les ennemis de la patrie ; mais lorsque la révolution sera entièrement faite, les esprits rassurés sur la liberté, la population épurée et les lois respectées. Sans doute la fraternité, signe éclatant de l’union des esprits et des cœurs, est la monnaie la plus précieuse des républiques; mais elle perd son prix, elle s’avilit, lorsqu’on la convertit subitement en effets de commerce; elle subit une grande perte par le change trop fréquent, et le signe de notre richesse morale n’acquiert de valeur que par la circulation insensible parmi les citoyens. (On applaudit.) La fraternité publique, et subitement mise à l’ordre du jour, n’est-elle pas nécessairement fausse, exagérée ? n’offre-t-elle pas un commerce suspect, quand il est aussi général, aussi indéfini ? Citoyens, gardons-nous de cette fraternité si facilement improvisée : on fraternisait aussi à l’Assemblée législative, tandis qu’on préparait le massacre des patriotes pour le 10 août. (On applaudit.) Ce ne sont pas seulement les comités de salut public et de sûreté générale qui ont conçu des alarmes par cette multiplication indiscrète de fêtes et de banquets civiques; il est un grand nombre de citoyens éclairés, et qui connaissent aussi les délices de l’égalité et les avantages de la réunion des citoyens, qui sont venus nous communiquer leurs craintes patriotiques. Les autorités constituées en ont même conçu des sollicitudes graves, et nous ont rapporté des faits que je dois mettre sous vos yeux. Sur la section des Amis de la Patrie, un officier de paix étant en fonctions a été insulté, frappé et tenu en chartre privée depuis dix heures du soir jusqu’à deux heures après minuit. Un commandant de la force publique de la section du Nord a invité, au son du tambour, de sa propre autorité, sans ordre ni autorisation du comité civil, les citoyens à se réunir pour le repas fraternel, hier au soir, quoiqu’il en eût été célébré déjà un dans cette section. Dans la section de la Halle-aux-Blés on a invité les citoyens à fermer les boutiques à quatre heures de l’après-midi, pour s’occuper du repas fraternel. Lorsque la section des Gardes-Françaises s’est réunie pour un pareil repas, il a été impossible que les voitures de la circulation du commerce passassent dans les rues les plus fréquentées. Dans d’autres sections les repas n’ont pas fait faire des progrès aux mœurs et à la tranquillité publique. La municipalité de Paris y a vu des réunions apparentes, et des troubles réels à la police publique; elle a vu des sections se déclarant indépendantes de la commune, et les fonctions militaires ne consultant pas l’autorité civile, et les sections se formant à un nouveau genre de fédéralisme, et les arbres les plus utiles arrachés, mutilés, pour un ornement de table pendant quelques minutes. Ceux qui sont chargés des approvisionnements de Paris et des armées y ont vu aussi un obstacle nouveau à satisfaire à tous les besoins des citoyens, puisque la consommation a été plus forte qu’elle ne devait l’être, et que les opérations du commerce qui approvisionne sont ralenties. Le républicain doit aussi porter son tribut d’observation dans cette circonstance : comment régénérer les mœurs avec cette confusion bizarre de citoyens, avec ce mélange inconsidéré des sexes au milieu des banquets, dans les ombres de la nuit, et après des repas où le vin et la joie la plus immodérée ont présidé, quelquefois même des intentions perverses ? Comment porter les citoyens à la tempérance et l’économie , source de toutes les vertus; l’économie, qui tend à nous rendre plus libres en diminuant nos besoins, en nous affranchissant d’une foule de dépenses; l’économie, qui assure l’existence, qui déjoue les rois coalisés, qui présente des ressources aux citoyens et des subsistances aux SÉANCE DU 28 MESSIDOR AN II (16 JUILLET 1794) Nu 73 223 Quelques tables offraient le mélange bizarre de l’ancien régime bien cérémonieux et de la franchise républicaine avec son abandon. En général, on entendait des applaudissements mêlés aux acclamations, et se propageant d’un quartier à un autre, avec ces formes décidées qui n’appartiennent qu’au peuple. Ce spectacle donnait à chaque pas des sensations diverses; et tantôt ravissant, tantôt sérieux, quelquefois violent, il forçait le spectateur à se rendre compte des motifs de tant de réunions disparates. Les bons esprits ne s’y sont pas trompés ; les vertus douces et hospitalières d’un grand peuple ne sont pas l’effet d’un appareil pompeux ou d’une réunion fortuite et momentanée; l’amitié et la fraternité ne sont pas l’imitation servile et minutieuse de quelques repas, auxquels la bonhomie et la franchise assistent à côté de l’orgueil et de la vengeance. L’aristocrate sait aussi à propos porter avec vivacité le toast de la république, et la république n’en est pas moins trahie. Soyons un instant à la place du voyageur étranger, assistant à ces banquets sectionnaires. Il se demandera quel peut être le motif de tant de dépenses, et de cet amalgame instantané de sentiments et d’opinions divers dans un moment révolutionnaire. S’il est politique, il craindra le contact subit d’êtres contraires au milieu de la crise actuelle. S’il est attentif, il entendra l’aristocrate tromper le patriote sur ses sentiments, et lui inspirer une confiance funeste et une sécurité dangereuse. Est-il observateur; il verra le modéré s’écrier au milieu du repas : « Nos armées sont victorieuses partout; il ne nous reste que la paix à faire, à vivre en bons amis, et à faire cesser ce gouvernement révolutionnaire, qui est terrible ». Est-il législateur, il sentira que ces repas ne sont qu’un piège adroit, une amnistie prématurée, une proclamation précoce de paix et une fusion dangereuse de sentiments purs et d’intentions perfides, d’actions républicaines et de principes contre-révolutionnaires. Bons citoyens des sections, vous ne portez à ces repas que de la franchise et de la gaieté ; mais tous vos convives, tous vos voisins, sont-ils francs et purs comme vous ? Le vin précieux qu’ils vous portent n’est que de l’opium : ils veulent vous endormir, au lieu de fraterniser. Sans doute il y aura une époque, et nous en jouirons, il y aura une époque fortunée où les citoyens français ne faisant qu’une même famille pourront établir les repas publics pour cimenter l’union des républicains et donner des leçons générales de fraternité et d’égalité ; mais ce ne sera point lorsqu’un tribunal révolutionnaire juge des conspirateurs, lorsque les comités de surveillance doivent épier les traitres, lorsque les citoyens doivent observer tous les ennemis de la patrie ; mais lorsque la révolution sera entièrement faite, les esprits rassurés sur la liberté, la population épurée et les lois respectées. Sans doute la fraternité, signe éclatant de l’union des esprits et des cœurs, est la monnaie la plus précieuse des républiques; mais elle perd son prix, elle s’avilit, lorsqu’on la convertit subitement en effets de commerce; elle subit une grande perte par le change trop fréquent, et le signe de notre richesse morale n’acquiert de valeur que par la circulation insensible parmi les citoyens. (On applaudit.) La fraternité publique, et subitement mise à l’ordre du jour, n’est-elle pas nécessairement fausse, exagérée ? n’offre-t-elle pas un commerce suspect, quand il est aussi général, aussi indéfini ? Citoyens, gardons-nous de cette fraternité si facilement improvisée : on fraternisait aussi à l’Assemblée législative, tandis qu’on préparait le massacre des patriotes pour le 10 août. (On applaudit.) Ce ne sont pas seulement les comités de salut public et de sûreté générale qui ont conçu des alarmes par cette multiplication indiscrète de fêtes et de banquets civiques; il est un grand nombre de citoyens éclairés, et qui connaissent aussi les délices de l’égalité et les avantages de la réunion des citoyens, qui sont venus nous communiquer leurs craintes patriotiques. Les autorités constituées en ont même conçu des sollicitudes graves, et nous ont rapporté des faits que je dois mettre sous vos yeux. Sur la section des Amis de la Patrie, un officier de paix étant en fonctions a été insulté, frappé et tenu en chartre privée depuis dix heures du soir jusqu’à deux heures après minuit. Un commandant de la force publique de la section du Nord a invité, au son du tambour, de sa propre autorité, sans ordre ni autorisation du comité civil, les citoyens à se réunir pour le repas fraternel, hier au soir, quoiqu’il en eût été célébré déjà un dans cette section. Dans la section de la Halle-aux-Blés on a invité les citoyens à fermer les boutiques à quatre heures de l’après-midi, pour s’occuper du repas fraternel. Lorsque la section des Gardes-Françaises s’est réunie pour un pareil repas, il a été impossible que les voitures de la circulation du commerce passassent dans les rues les plus fréquentées. Dans d’autres sections les repas n’ont pas fait faire des progrès aux mœurs et à la tranquillité publique. La municipalité de Paris y a vu des réunions apparentes, et des troubles réels à la police publique; elle a vu des sections se déclarant indépendantes de la commune, et les fonctions militaires ne consultant pas l’autorité civile, et les sections se formant à un nouveau genre de fédéralisme, et les arbres les plus utiles arrachés, mutilés, pour un ornement de table pendant quelques minutes. Ceux qui sont chargés des approvisionnements de Paris et des armées y ont vu aussi un obstacle nouveau à satisfaire à tous les besoins des citoyens, puisque la consommation a été plus forte qu’elle ne devait l’être, et que les opérations du commerce qui approvisionne sont ralenties. Le républicain doit aussi porter son tribut d’observation dans cette circonstance : comment régénérer les mœurs avec cette confusion bizarre de citoyens, avec ce mélange inconsidéré des sexes au milieu des banquets, dans les ombres de la nuit, et après des repas où le vin et la joie la plus immodérée ont présidé, quelquefois même des intentions perverses ? Comment porter les citoyens à la tempérance et l’économie , source de toutes les vertus; l’économie, qui tend à nous rendre plus libres en diminuant nos besoins, en nous affranchissant d’une foule de dépenses; l’économie, qui assure l’existence, qui déjoue les rois coalisés, qui présente des ressources aux citoyens et des subsistances aux 224 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE armées ? Nous ne cesserons de le répéter aux citoyens : l’économie, la tempérance et la modestie sont les vertus inséparables du vrai républicanisme ; et les banquets tumultueux chassent les vertus de la république, (il s’élève de vifs applaudissements dans l’Assemblée et dans les tribunes.) Le comité rend une justice publique aux sentiments purs de la grande majorité des citoyens : une impulsion franche et généreuse les a réunis ; mais le modérantisme et l’hébertisme, ces deux écueils entre lesquels nous voyageons révolutionnairement, ont préparé, attisé, empoisonné ces réunions. Les banquets sont remplis d’hommes patriotes, de braves républicains, de citoyennes vertueuses; mais sous les tables fraternelles se cachent l’aristocratie hideuse, l’artificieuse contre-révolution et les vices qu’elles traînent à leur suite. Oui, citoyens, pour peu que vous vouliez réfléchir aux progrès violents qu’ont eus ces prétendues fêtes, elles vous paraîtront dangereuses sous les rapports moraux, civils, politiques et révolutionnaires. Les mœurs n’y gagnent pas; car ces banquets forcent les patriotes à contraindre leurs sentiments envers les aristocrates ou les modérés, et à mêler leurs vœux sincères pour la république avec le toast hypocrite des contre-révolutionnaires. L’autorité civile y est dédaignée et méconnue; la politique doit craindre le mélange impur des amis et des ennemis de la patrie, et la révolution doit proscrire le modérantisme. Quel moment a-t-on donc choisi pour précipiter subitement les citoyens dans les bras les uns des autres ? Celui où une crise nouvelle semble se préparer, celui où les victoires multipliées doivent exagérer les mesures atroces du parti de l’étranger déguisé au milieu de nous. Citoyens, nous venons provoquer votre prévoyance. La main sévère du législateur révolutionnaire doit porter la faux dans ces champs trop hâtifs. Il doit s’empresser de faire disparaître une fraternité précoce, et de faire tomber des cérémonies hypocrites. Qui pourrait répondre à la Convention que, dans un moment de crise, un des moyens de rassembler subitement tous les citoyens ne serait pas employé par les banquets prétendus fraternels, et que les cuisiniers de l’aristocratie ne prépareraient pas des mouvements contre-révolutionnaires ? Qui pourrait répondre à la république, au milieu des haines acérées, des complots permanents et de la joie immodérée de ces repas intempérants, qu’une troupe de brigands ou de royalistes ne méditerait pas des événements funestes à la paix publique ou dangereux pour la représentation nationale ? Qui répondra à la liberté d’attentats favorisés dans la section du Temple !... Rassurés cependant par ce que nous avons vu nous-mêmes sur les véritables sentiments du peuple, nous sommes loin de lui imputer les erreurs du moment et les dangers politiques qui peuvent en être la suite : les erreurs et les dangers appartiennent à ces contre-révolutionnaires subtils et habiles, qui profitent à propos de tous les sentiments généreux du peuple, qui corrompent ses inclinations les plus franches, qui agiotent ses sentiments les plus purs. La victoire, mise en permanence par nos armées, avait ouvert tous les cœurs à une joie légitime et franche, et des fêtes civiques avaient mis le sceau à cette joie nationale. Ces fêtes suffisaient aux bons citoyens ; elles ne suffisaient pas aux jalousies aristocratiques, et leurs complots pouvaient en recevoir une activité plus grande : de là des fêtes nouvelles, des fêtes plus générales, plus multipliées, plus tumultueuses. Une musique brillante, des chants guerriers, un rassemblement majestueux comme le peuple lui-même, lui donnaient une attitude trop belle et des plaisirs trop relevés ; il a fallu les empoisonner par des craintes de suspicion, et les multiplier jusqu’à satiété. A une fête simple et décente on a voulu substituer des orgies; aux effets délicieux et moraux d’un art sublime, à la poésie et à la musique, on a fait succéder l’intempérance et la prodigalité des subsistances. Est-ce donc au moment où le gouvernement veille nuit et jour pour l’approvisionnement de 14 armées et de 600 districts, que nous devons gaspiller les matières de premier besoin, et consommer en un jour les subsistances d’une décade ? Est-ce dans le temps qu’un système de famine est exécuté autour de la France, avec une barbarie et une activité sans exemple, que nous devons provoquer des besoins dans l’intérieur ? La multiplicité des repas convient-elle au régime des assiégés, et n’est-ce pas là un astucieux conseil de l’aristocratie, de tout dévorer en un instant, pour dépendre d’elle le moment d’après ? Ne nous laissons plus éblouir par de prétendus banquets fraternels. Ce fut là toujours le prélude de toutes les conspirations, lorsque des époques révolutionnaires accompagnaient les grandes démonstrations de joie publique ; et la Saint-Barthélémi, cette orgie royale, fut méditée et couverte par des fêtes et des spectacles multipliés, dans le même palais où je porte aujourd’hui la parole. (Applaudissements.) Il est un principe incontestable, que les citoyens et les autorités constituées, encore moins les fonctionnaires militaires, ne doivent jamais oublier; c’est qu’il n’appartient qu’à la Convention d’ordonner des fêtes nationales et des cérémonies civiques; c’est à la Convention à inviter les citoyens à prendre part, par des rassemblements généraux, aux événements heureux de la république; encore même la Convention doit-elle s’astreindre à une sorte d’économie très politique dans le nombre et dans les dépenses des fêtes civiques et nationales; mais, en aucun cas, une section, une commune, un commandant militaire, ou un comité civil ou sectionnaire, ne doivent se permettre d’arracher les citoyens à leurs travaux, de faire cesser les communications si nécessaires du commerce, de faire fermer les boutiques, de faire faire des dépenses aux citoyens, et de porter le peuple à l’oisiveté et au relâchement des mœurs : c’est un crime politique et moral, c’est un délit contre-révolutionnaire. Le travail surtout, qui est le besoin de tous, le consolateur de l’homme, et la richesse des nations; le travail surtout doit-être maintenu, honoré et encouragé sous le rapport de la morale publique, car un atelier, une manufacture, un champ que des cultivateurs fertilisent sont le théâtre d’un cours de morale et d’instruction nationale. Soyons donc avares des fêtes tumultueuses; soyons prodigues de sentiments généreux. Fraternisons entre patriotes, et ne nous départons pas de notre haine vigoureuse contre les aristocrates. Les 224 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE armées ? Nous ne cesserons de le répéter aux citoyens : l’économie, la tempérance et la modestie sont les vertus inséparables du vrai républicanisme ; et les banquets tumultueux chassent les vertus de la république, (il s’élève de vifs applaudissements dans l’Assemblée et dans les tribunes.) Le comité rend une justice publique aux sentiments purs de la grande majorité des citoyens : une impulsion franche et généreuse les a réunis ; mais le modérantisme et l’hébertisme, ces deux écueils entre lesquels nous voyageons révolutionnairement, ont préparé, attisé, empoisonné ces réunions. Les banquets sont remplis d’hommes patriotes, de braves républicains, de citoyennes vertueuses; mais sous les tables fraternelles se cachent l’aristocratie hideuse, l’artificieuse contre-révolution et les vices qu’elles traînent à leur suite. Oui, citoyens, pour peu que vous vouliez réfléchir aux progrès violents qu’ont eus ces prétendues fêtes, elles vous paraîtront dangereuses sous les rapports moraux, civils, politiques et révolutionnaires. Les mœurs n’y gagnent pas; car ces banquets forcent les patriotes à contraindre leurs sentiments envers les aristocrates ou les modérés, et à mêler leurs vœux sincères pour la république avec le toast hypocrite des contre-révolutionnaires. L’autorité civile y est dédaignée et méconnue; la politique doit craindre le mélange impur des amis et des ennemis de la patrie, et la révolution doit proscrire le modérantisme. Quel moment a-t-on donc choisi pour précipiter subitement les citoyens dans les bras les uns des autres ? Celui où une crise nouvelle semble se préparer, celui où les victoires multipliées doivent exagérer les mesures atroces du parti de l’étranger déguisé au milieu de nous. Citoyens, nous venons provoquer votre prévoyance. La main sévère du législateur révolutionnaire doit porter la faux dans ces champs trop hâtifs. Il doit s’empresser de faire disparaître une fraternité précoce, et de faire tomber des cérémonies hypocrites. Qui pourrait répondre à la Convention que, dans un moment de crise, un des moyens de rassembler subitement tous les citoyens ne serait pas employé par les banquets prétendus fraternels, et que les cuisiniers de l’aristocratie ne prépareraient pas des mouvements contre-révolutionnaires ? Qui pourrait répondre à la république, au milieu des haines acérées, des complots permanents et de la joie immodérée de ces repas intempérants, qu’une troupe de brigands ou de royalistes ne méditerait pas des événements funestes à la paix publique ou dangereux pour la représentation nationale ? Qui répondra à la liberté d’attentats favorisés dans la section du Temple !... Rassurés cependant par ce que nous avons vu nous-mêmes sur les véritables sentiments du peuple, nous sommes loin de lui imputer les erreurs du moment et les dangers politiques qui peuvent en être la suite : les erreurs et les dangers appartiennent à ces contre-révolutionnaires subtils et habiles, qui profitent à propos de tous les sentiments généreux du peuple, qui corrompent ses inclinations les plus franches, qui agiotent ses sentiments les plus purs. La victoire, mise en permanence par nos armées, avait ouvert tous les cœurs à une joie légitime et franche, et des fêtes civiques avaient mis le sceau à cette joie nationale. Ces fêtes suffisaient aux bons citoyens ; elles ne suffisaient pas aux jalousies aristocratiques, et leurs complots pouvaient en recevoir une activité plus grande : de là des fêtes nouvelles, des fêtes plus générales, plus multipliées, plus tumultueuses. Une musique brillante, des chants guerriers, un rassemblement majestueux comme le peuple lui-même, lui donnaient une attitude trop belle et des plaisirs trop relevés ; il a fallu les empoisonner par des craintes de suspicion, et les multiplier jusqu’à satiété. A une fête simple et décente on a voulu substituer des orgies; aux effets délicieux et moraux d’un art sublime, à la poésie et à la musique, on a fait succéder l’intempérance et la prodigalité des subsistances. Est-ce donc au moment où le gouvernement veille nuit et jour pour l’approvisionnement de 14 armées et de 600 districts, que nous devons gaspiller les matières de premier besoin, et consommer en un jour les subsistances d’une décade ? Est-ce dans le temps qu’un système de famine est exécuté autour de la France, avec une barbarie et une activité sans exemple, que nous devons provoquer des besoins dans l’intérieur ? La multiplicité des repas convient-elle au régime des assiégés, et n’est-ce pas là un astucieux conseil de l’aristocratie, de tout dévorer en un instant, pour dépendre d’elle le moment d’après ? Ne nous laissons plus éblouir par de prétendus banquets fraternels. Ce fut là toujours le prélude de toutes les conspirations, lorsque des époques révolutionnaires accompagnaient les grandes démonstrations de joie publique ; et la Saint-Barthélémi, cette orgie royale, fut méditée et couverte par des fêtes et des spectacles multipliés, dans le même palais où je porte aujourd’hui la parole. (Applaudissements.) Il est un principe incontestable, que les citoyens et les autorités constituées, encore moins les fonctionnaires militaires, ne doivent jamais oublier; c’est qu’il n’appartient qu’à la Convention d’ordonner des fêtes nationales et des cérémonies civiques; c’est à la Convention à inviter les citoyens à prendre part, par des rassemblements généraux, aux événements heureux de la république; encore même la Convention doit-elle s’astreindre à une sorte d’économie très politique dans le nombre et dans les dépenses des fêtes civiques et nationales; mais, en aucun cas, une section, une commune, un commandant militaire, ou un comité civil ou sectionnaire, ne doivent se permettre d’arracher les citoyens à leurs travaux, de faire cesser les communications si nécessaires du commerce, de faire fermer les boutiques, de faire faire des dépenses aux citoyens, et de porter le peuple à l’oisiveté et au relâchement des mœurs : c’est un crime politique et moral, c’est un délit contre-révolutionnaire. Le travail surtout, qui est le besoin de tous, le consolateur de l’homme, et la richesse des nations; le travail surtout doit-être maintenu, honoré et encouragé sous le rapport de la morale publique, car un atelier, une manufacture, un champ que des cultivateurs fertilisent sont le théâtre d’un cours de morale et d’instruction nationale. Soyons donc avares des fêtes tumultueuses; soyons prodigues de sentiments généreux. Fraternisons entre patriotes, et ne nous départons pas de notre haine vigoureuse contre les aristocrates. Les SÉANCE DU 28 MESSIDOR AN II (16 JUILLET 1794) N° 73 225 perfides ! ils voudraient de l’amitié pour perdre les républicains, comme ils réclament les rois pour renverser la liberté. Citoyens, ils ne peuvent nous embrasser que pour nous étouffer; ils ne peuvent être à nos tables que pour nous endormir; aurons-nous donc encore des fêtes à célébrer avec eux ? croyez-vous que quelques instants puissent les changer ? Quel sera le fruit de cette nouvelle révolution dans les repas, de ce changement subit et momentané dans les manières ? cet usage inopiné influera-t-il sur les mœurs de la république ? nous donnera-t-il l’économie, la tempérance et l’hospitalité, les vertus simples des peuples libres ? Cinq ou six jours de repas faits dans le milieu des rues et des places publiques constitueront-ils une fraternité bien solide, une amitié bien durable entre des êtres qui ne communiquent ensemble ce jour-là que parce que la section l’a proclamé. Le Palais-Égalité, couvert un instant des tables fraternelles, et rempli d’acclamations passagères pour la république, ne présentera-t-il plus désormais l’usure du négoce et l’avidité des profits ? Ne sera-t-il plus la forêt des contre-révolutionnaires, des aristocrates, des émigrés, la caverne des joueurs et le repaire du vice ? Les ennemis de l’égalité l’aimeront-ils mieux parce qu’ils auront dîné les pieds dans la boue, et le cœur à Londres, à Vienne ou à Coblentz ? (Applaudissements.) Et qu’importe que la fraternité ne soit pas aussi démonstrative, aussi ostentatrice, pourvu que les amants passionnés de la liberté s’entendent, pourvu que les amis constants de la république se soutiennent ! En vain l’esprit servile et imitateur a voulu prescrire les rassemblements de table, le bon esprit a prévalu : les bons patriotes s’interrogent et se demandent qui en fut l’inventeur et quel doit en être le résultat. Plusieurs sections ont été entraînées; la fraternité a eu tous les symptômes d’une épidémie, et en moins de trois jours la moitié de Paris soupait dans les rues ; tous les citoyens, venus de tous les coins de la France, se connaissaient intimement; tous les ménages étaient confondus, tous les sexes mêlés et tous les sentiments réunis. Heureuse métamorphose, si elle était vraie; mais aussi bien funeste et bien dangereuse, si elle n’a été que l’occasion de couvrir des rassemblements antirévolutionnaires ! La fraternité n’est pas le fruit du commerce d’un jour; elle ne consiste pas dans des repas sur les portes des maisons : elle ne se présente pas avec ostentation dans les rues et dans les places publiques : elle ne pousse pas des cris bruyants ; elle ne comporte pas une joie immodérée et une insensée prodigalité. La fraternité est douce et modeste; elle est le produit du temps et de la confiance ; elle consiste à secourir les malheureux, à défendre les patriotes opprimés, à s’éloigner des aristocrates corrupteurs, à dénoncer les contre-révolutionnaires déguisés, à soutenir la patrie et ses véritables représentants. Le sentiment de l’humanité s’évapore et s’affaiblit en s’étendant sur toute la terre : l’ami de l’univers ne connut jamais le délicieux sentiment de l’amour de la patrie; il en est de même du sentiment de la fraternité, il faut en quelque manière le borner et le comprimer pour lui donner une activité utile. La fraternité doit être concentrée pendant la Révolution entre les patriotes qu’un intérêt commun réunit. Les aristocrates n’ont point ici de patrie, et nos ennemis ne peuvent être nos frères. Avouons-le, citoyens, un effet aussi subit que celui des fêtes sectionnaires ne peut pas répondre à l’apparence, et cette apparence elle-même ne peut tromper que des yeux peu clairvoyants. Une trop grande distance sépare, dans les temps révolutionnaires, le patriote et l’aristocrate, le modéré et le républicain ; et cette distance est d’autant plus difficile à franchir qu’elle se fait sentir autant dans le langage que dans les idées politiques et dans les mœurs. Qu’y a-t-il donc de commun entre l’égoïste opulent qui soupire après l’inégalité et les rois, et le sans-culotte plein de franchise, qui n’aime que la république et l’égalité ? Voilà les vérités âpres que nous devions dire aux citoyens, parce que nous aimons mieux défendre la patrie que caresser les préjugés ou tolérer de mauvaises institutions. Le patriotisme ne permet ni les jugements de mauvaise foi, ni les adulations dangereuses pour le peuple. Il se révolte contre tous ces mensonges colorés et ces manières fraternelles d’un jour; le patriotisme fait justice de cette cordialité éphémère, et de cette confiance factice, fondée sur la peur de l’équité nationale ou sur le dessein caché de perdre la patrie. Le patriotisme efface tous les caractères du prestige, dévoile tous les dangers, et ne se sert pas, au milieu des aspérités révolutionnaires, de l’éponge de l’oubli pour les adversaires incorrigibles de la liberté. Les banquets civiques sont un présent de l’aristocratie, et ses présents sont empoisonnés. La fraternité est un sentiment pur, et ils ne sont pas faits pour le connaître; aussi ils l’ont corrompu. Dans d’autres temps, avec d’autres hommes que des républicains, la Convention aurait eu besoin de rendre un décret pour défendre les repas publics, les gaspillages de subsistances, et cette égalité plâtrée; la loi aurait dû parler pour ne laisser exister que les fêtes civiques qu’elle prescrit : mais dans le temps où la liberté triomphe, et avec des Français libres, l’intention seule du législateur suffit, et le zèle des patriotes n’a besoin, pour agir, que d’être averti, d’être éclairé; dans une pareille circonstance, le comité a pensé que les mœurs valaient mieux que les lois et c’est aux mœurs des républicains, c’est à la sagesse des bons citoyens de Paris que la Convention nationale se confie. La défense civique est le meilleur article de décret pour proscrire ces banquets prétendus fraternels, et dans ce moment la Convention nationale renvoie l’exécution de ce décret moral au tribunal révolutionnaire de l’opinion publique. (On applaudit.) (l). Le rapport sera inséré au bulletin, imprimé et envoyé aux sociétés populaires et autorités constituées. Séance levée à quatre heures (2). Signé, Louis (du Bas-Rhin), président; Tur-reau, Bordas, Besson, A. Dumont, Legendre, Brival, secrétaires. (l) Mon., XXI, 233. (2) P.V., XLI, 301. 15 SÉANCE DU 28 MESSIDOR AN II (16 JUILLET 1794) N° 73 225 perfides ! ils voudraient de l’amitié pour perdre les républicains, comme ils réclament les rois pour renverser la liberté. Citoyens, ils ne peuvent nous embrasser que pour nous étouffer; ils ne peuvent être à nos tables que pour nous endormir; aurons-nous donc encore des fêtes à célébrer avec eux ? croyez-vous que quelques instants puissent les changer ? Quel sera le fruit de cette nouvelle révolution dans les repas, de ce changement subit et momentané dans les manières ? cet usage inopiné influera-t-il sur les mœurs de la république ? nous donnera-t-il l’économie, la tempérance et l’hospitalité, les vertus simples des peuples libres ? Cinq ou six jours de repas faits dans le milieu des rues et des places publiques constitueront-ils une fraternité bien solide, une amitié bien durable entre des êtres qui ne communiquent ensemble ce jour-là que parce que la section l’a proclamé. Le Palais-Égalité, couvert un instant des tables fraternelles, et rempli d’acclamations passagères pour la république, ne présentera-t-il plus désormais l’usure du négoce et l’avidité des profits ? Ne sera-t-il plus la forêt des contre-révolutionnaires, des aristocrates, des émigrés, la caverne des joueurs et le repaire du vice ? Les ennemis de l’égalité l’aimeront-ils mieux parce qu’ils auront dîné les pieds dans la boue, et le cœur à Londres, à Vienne ou à Coblentz ? (Applaudissements.) Et qu’importe que la fraternité ne soit pas aussi démonstrative, aussi ostentatrice, pourvu que les amants passionnés de la liberté s’entendent, pourvu que les amis constants de la république se soutiennent ! En vain l’esprit servile et imitateur a voulu prescrire les rassemblements de table, le bon esprit a prévalu : les bons patriotes s’interrogent et se demandent qui en fut l’inventeur et quel doit en être le résultat. Plusieurs sections ont été entraînées; la fraternité a eu tous les symptômes d’une épidémie, et en moins de trois jours la moitié de Paris soupait dans les rues ; tous les citoyens, venus de tous les coins de la France, se connaissaient intimement; tous les ménages étaient confondus, tous les sexes mêlés et tous les sentiments réunis. Heureuse métamorphose, si elle était vraie; mais aussi bien funeste et bien dangereuse, si elle n’a été que l’occasion de couvrir des rassemblements antirévolutionnaires ! La fraternité n’est pas le fruit du commerce d’un jour; elle ne consiste pas dans des repas sur les portes des maisons : elle ne se présente pas avec ostentation dans les rues et dans les places publiques : elle ne pousse pas des cris bruyants ; elle ne comporte pas une joie immodérée et une insensée prodigalité. La fraternité est douce et modeste; elle est le produit du temps et de la confiance ; elle consiste à secourir les malheureux, à défendre les patriotes opprimés, à s’éloigner des aristocrates corrupteurs, à dénoncer les contre-révolutionnaires déguisés, à soutenir la patrie et ses véritables représentants. Le sentiment de l’humanité s’évapore et s’affaiblit en s’étendant sur toute la terre : l’ami de l’univers ne connut jamais le délicieux sentiment de l’amour de la patrie; il en est de même du sentiment de la fraternité, il faut en quelque manière le borner et le comprimer pour lui donner une activité utile. La fraternité doit être concentrée pendant la Révolution entre les patriotes qu’un intérêt commun réunit. Les aristocrates n’ont point ici de patrie, et nos ennemis ne peuvent être nos frères. Avouons-le, citoyens, un effet aussi subit que celui des fêtes sectionnaires ne peut pas répondre à l’apparence, et cette apparence elle-même ne peut tromper que des yeux peu clairvoyants. Une trop grande distance sépare, dans les temps révolutionnaires, le patriote et l’aristocrate, le modéré et le républicain ; et cette distance est d’autant plus difficile à franchir qu’elle se fait sentir autant dans le langage que dans les idées politiques et dans les mœurs. Qu’y a-t-il donc de commun entre l’égoïste opulent qui soupire après l’inégalité et les rois, et le sans-culotte plein de franchise, qui n’aime que la république et l’égalité ? Voilà les vérités âpres que nous devions dire aux citoyens, parce que nous aimons mieux défendre la patrie que caresser les préjugés ou tolérer de mauvaises institutions. Le patriotisme ne permet ni les jugements de mauvaise foi, ni les adulations dangereuses pour le peuple. Il se révolte contre tous ces mensonges colorés et ces manières fraternelles d’un jour; le patriotisme fait justice de cette cordialité éphémère, et de cette confiance factice, fondée sur la peur de l’équité nationale ou sur le dessein caché de perdre la patrie. Le patriotisme efface tous les caractères du prestige, dévoile tous les dangers, et ne se sert pas, au milieu des aspérités révolutionnaires, de l’éponge de l’oubli pour les adversaires incorrigibles de la liberté. Les banquets civiques sont un présent de l’aristocratie, et ses présents sont empoisonnés. La fraternité est un sentiment pur, et ils ne sont pas faits pour le connaître; aussi ils l’ont corrompu. Dans d’autres temps, avec d’autres hommes que des républicains, la Convention aurait eu besoin de rendre un décret pour défendre les repas publics, les gaspillages de subsistances, et cette égalité plâtrée; la loi aurait dû parler pour ne laisser exister que les fêtes civiques qu’elle prescrit : mais dans le temps où la liberté triomphe, et avec des Français libres, l’intention seule du législateur suffit, et le zèle des patriotes n’a besoin, pour agir, que d’être averti, d’être éclairé; dans une pareille circonstance, le comité a pensé que les mœurs valaient mieux que les lois et c’est aux mœurs des républicains, c’est à la sagesse des bons citoyens de Paris que la Convention nationale se confie. La défense civique est le meilleur article de décret pour proscrire ces banquets prétendus fraternels, et dans ce moment la Convention nationale renvoie l’exécution de ce décret moral au tribunal révolutionnaire de l’opinion publique. (On applaudit.) (l). Le rapport sera inséré au bulletin, imprimé et envoyé aux sociétés populaires et autorités constituées. Séance levée à quatre heures (2). Signé, Louis (du Bas-Rhin), président; Tur-reau, Bordas, Besson, A. Dumont, Legendre, Brival, secrétaires. (l) Mon., XXI, 233. (2) P.V., XLI, 301. 15