112 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] établissement quelconque dans aucune autre ville du royaume. Art. 69. Que les ecclésiastiques sans fonctions particulières, jouissant de bénéfices, soient répartis dans les diocèses, pour y être occupés à des objets relatifs à leur état. Art. 70. Que les Etats généraux s’occupent des moyens de borner les fortunes ecclésiastiques, et d’en faire une meilleure répartition. Art. 71. Que les curés reçoivent une augmentation de revenus, qui les mette à même de se livrer aux soins charitables auxquels leur état les appelle. Art. 72. Que les nouveaux possesseurs de bénéfices ou commanderies soient obligés de maintenir les baux de leurs prédécesseurs, à moins qu’il n’y ait lésion du tiers. Art. 73. Que le clergé soit soumis à tous les impôts que supporteront la noblesse et le reste de la nation. Art. 74. Que les Etats généraux statuent sur la dette du clergé. Art. 75. Que le clergé ne puisse délibérer sur les impôts que dans les assemblées nationales. Art. 76. L’ordre de la noblesse du bailliage de Nemours termine ses pouvoirs et instructions, en exprimant à son député que son vœu le plus formel est que les Etats généraux n’accordent aucun impôt avant qu’il n’ait été statué sur toutes leurs demandes, et que la loi faite par eux ait reçu la sanction et l’adhésion royales. En manifestant son vœu, l’ordre de la noblesse du bailliage de Nemours n’entend pas prescrire au député qu’il choisira pour le représenter un plan fixe, dont il ne puisse s’écarter : au contraire, il s’en rapporte à ses lumières pour l’ap plication et l’extension des principes renfermés dans ses instructions. Mais, convaincu de leur vérité, de l’importance dont leur adoption sera pour le bien général, il ordonne à son député de les bien méditer, et d’en faire la base de sa conduite. Ce sera par la patience et la fermeté qu’il apportera à les faire accepter, qu’il répondra dignement à la confiance de ses commettants, et qu’il recevra le tribut si flatteur de leur reconnaissance et de leur estime. Ces articles ont été rédigés par MM. les commissaires soussignés. A Nemours , le 16 mars 1789. Rouville, Gou-vernet, Dulau-Dallemans, de Garaman , d’Arthaud, Amyot, Rougé, Noailles, président. Approuvés par l'assemblée générale de la noblesse du bailliage de Nemours: Daverton, Arthaud, Caraman, Dulau-Dallemans, Amiot, Ferra de Rouville, Giblot de Saint-Georges, Guerville, Bouvier de la Motthe, Mousselard, Neufchèze, Popincourt, Pillerin de Frauvert, Pillerin de la Grand maison, de Rougé, Ricier, de Voisines, Hédelin, Hédelin du Tertre, Colin de Saint-Marc, Bodequin, Noailles, président; La Tour duPin-Gouvernet, secrétaire. REMONTRANCES, Moyens et avis que le tiers-état du bailliage de Nemours charge ses députés de porter aux Etats généraux (1). (1) Nous publions ce cahier d’après un manuscrit des Archives de l’Empire. INTRODUCTION GÉNÉRALE. Reconnaissance du peuple de ce que le Roi vient à son secours par la convocation des Etats généraux. Causes des maux qu'il a éprouvés. Division de son cahier en trois parties. Le tiers-état du bailliage de Nemours charge ses députés de commencer par témoigner la reconnaissance du peuple, de ce qu’il voit un spectacle dont jamais il n’avait eu l’espérance, et qui malheureusement n’a que peu d’exemples :• un Roi qui cherche la vérité de bonne foi, qui veut l’entendre de tous ses sujets, et qui déclare qu’il n’a pas eu de bonheur, parce qu’il les savait dans la souffrance. On juge les rois comme les autres hommes, par leurs actions -, et les tentatives, les efforts que Sa Majesté a faits constamment pour améliorer le sort de son peuple, ont donné une véritable et profonde confiance en sa vertu personnelle. Cependant il s’est fait beaucoup de mal, même sous le règne du Roi ; mais ce n’est point à lui que le peuple en impute la plus légère partie. Ce peuple en général, celui du bailliage de Nemours en particulier, est convaincu que le mal s’est fait principalement par ignorance de la part de l’administration supérieure, qui n’a pu contenir l’avidité de l’administration inférieure, et n’a été supporté qu’à cause du peu «de lumière du peuple, qui ne savait pas à quel point on violait ses droits, et qui n’osait pas les réclamer. Peut-être tous les maux des nations n’ont-ils jamais eu d’autre source. Le Roi veut la bannir, cette ignorance, qui lui paraît un grand malheur pour ceux qui sont gouvernés et un délit grave de la part de ceux qui osent se charger de conduire les autres, quand ils n’ont pas l’honneur et le malheur d’y être condamnés par leur naissance. 11 sera béni à jamais pour avoir eu une si louable pensée. Il faut que, dans son empire, le mal ne puisse plus être commis involontairement; il faut qu’il ne puisse plus l’être impunément et, comme l’a très-bien fait dire un grand prince par son fondé de procuration dans l’assemblée des trois ordres, il faut qu’il ne puisse exister un seul abus dont le pêupie souffre sans qu’il y ait quelqu’un qui doive en répondre à la nation entière. Le travail que le tiers-état du bailliage doit mettre sous les yeux des Etats généraux renfermera la démonstration complète de cette vérité, que les désordres qui se sont introduits, et les calamités dont la nation a été la proie, n’auraient jamais existé si’ les droits et les intérêts du peuple n’avaient pas été méconnus, s’il eût su à qui, devant qui, contre qui devaient être portées ses plaintes, comment les faire parvenir au Roi, comment lui prouver qu’elles étaient fondées. Il exposera dans ses remontrances combien les lois fiscales en particulier sous lesquelles il a encore à gémir sont imparfaites, obscures, injustes, dangereuses et cruelles, et de combien d’abus anciens et nouveaux leur exécution est chargée. Dans ses moyens, il soumettra aux lumières des Etats généraux une idée des établissements constitutionnels qui lui paraissent nécessaires pour assurer la réforme et prévenir le retour de toutes les mauvaises institutions et de toutes les mauvaises lois. Il indiquera dans ses avis quel usage la nation pourra faire de tous les moyens d’influence, de bienfaisance et de puissance que les Etats généraux lui préparent, pour protéger efficacement [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 443 les droits des citoyens et pour assurer la prospérité de l’agriculture et du commerce. 11 met son espoir dans la bonté du Roi et dans le poids imposant que la justice et la raison doivent avoir lorsqu’elles se manifestent au milieu d’une nation assemblée. REMONTRANCES. Introduction particulière aux remontrances. Différente nature des objets qu’elles doivent embrasser. Le tiers-état pourrait borner ses remontrances à un seul mot. Il a toujours été le seul ordre qui ait fait naître la subsistance et les richesses de la nation entière : il a été le seul ordre sur lequel on ait accumulé toutes les injustices et tous les fardeaux, sur lequel on ait aggravé les uns et les autres de siècle en siècle. On sait confusément , dans les villes, que le tiers-état n’a pas été un ordre favorisé; on n’y connaît qu’une très-faible partie de ce qu’il a souffert dans les campagnes ; et il faut avoir beaucoup vécu au milieu des cultivateurs pour s’en former une juste idée. C’est bien le même peuple qui habite toute la France; mais les familles qui se sont fixées dans les villes, profitant d’une éducation plus soignée, à portée du secours des lettres et des arts, entourées des jouissances du luxe, accoutumées comme le clergé lui-même et comme la noblesse à consumer le fruit du travail d’autrui, n’ont pu s’empêcher de prendre quelques-uns des préjugés des ordres supérieurs, de se croire souvent et d’avoir peut-être des intérêts opposés à ceux de la campagne, d’imaginer que le commerce et la jurisprudence sont encore plus importants que l’agriculture, de regarder le titre de bourgeois comme plus honorable que celui de paysan. Ce sont les paysans néanmoins qui soutiennent le pays : ce sont eux dont les mœurs sont les plus pures, dont les travaux sont les plus utiles, qui jamais ne font leur fortune aux dépens de personne, et qui, au contraire, ne peuvent diminuer leur pauvreté qu’en augmentant dans une proportion plus grande encore la masse des richesses de la nation. La ville capitale du bailliage de Nemours se flatte avec justice d’avoir moins qu’aucune autre du royaume de ces préjugés et de ces principes affligeants pour les cultivateurs et nuisibles à leur noble profession. Cependant les citoyens de cette ville qui ont concouru à faire l’extrait des cahiers des différentes paroisses et communautés du bailliage, avouent avec la franchise qu’ils se doivent à eux-mêmes et qu’ils doivent surtout à leurs concitoyens, qu’ils ont puisé dans ces cahiers la connaissance d’un grand nombre de maux, d’abus et d’injustices auxquels ils n’avaient pas pensé jusqu’à ce jour. Le tiers-état du bailliage va en exposer le tableau dans les chapitres suivants en le réunissant à celui des maux, des autres abus, des autres injustices, dont les habitants du chef-lieu ont été eux-mêmes frappés, et que leurs commissaires ont exposés dans le cahier de la ville. Il indiquera sur chacun des objets et sur chacun des vœux qui doivent être présentés aux Etats généraux, de quelles paroisses ils renferment l’opinion ; de cette manière on saura quel est le sentiment de chaque paroisse, et tous les lre Série, T. IV. habitants ayant été libres de concourir aux cahiers de leurs communautés, il n’y aura réellement aucun individu du bailliage dont le vœu raisonnable 11e soit arrivé jusque sous les yeux de la nation et du Roi. Mais quoique toutes les paroisses n’aient pas traité les mêmes objets dans leurs cahiers, dès que l’opinion d’une de ces paroisses, ou d’un seul de leurs députés, a été adoptée par l’ordre, elle est devenue celle de l’ordre. Lorsqu’il n’aura point pris de parti, il exprimera son doute; lorsqu’il ne doutera point, il se croira obligé de parler affirmativement, soit que son sentiment ait été déterminé par celui d’un grand nombre ou d’un petit nombre de paroisses, ou par le seul pouvoir de la raison, manifesté dans le travail de ses commissaires, ou dans les conférences entre ses députés. CHAPITRE PREMIER. Des privilèges relatifs aux impositions et nommément à la taille. Les privilèges de la noblesse relatifs aux impositions n’étaient anciennement que celui de ne pas payer deux fois pour le même service public. La noblesse était alors chargée, à raison de ses fiefs, de faire la guerre en personne et à ses frais, toutes les fois qu’elle en était sommée. C’était pour elle une très-pesante charge. Il était juste qu’elle ne contribuât pas en argent pour les autres dépenses de la société, lorsqu’elle avait à supporter seule la plus importante et la plus lourde contribution sociale, celle qu’exigent la défense du territoire de l’Etat et la sûreté publique. Mais depuis qu’on a cessé d’obliger la noblesse à servir dans l’armée, soit qu’elle le voulût ou 11e le voulût pas, depuis qu’elle est maîtresse ou d’entrer dans la magistrature ou de cultiver en paix ses champs paternels ; depuis qu’elle est payée par le peuple beaucoup mieux que le peuple, et en outre avec beaucoup plus d’espoir d’illustration, d’avancement et de fortune, lorsqu’elle embrasse l’état militaire, le titre de ses exemptions en matière d’impôt est totalement détruit, et l’on sent qu’il est devenu également injuste et absurde défaire payer au peuple toutes les dépenses de l’armée dont une grande partie sont au profit de la noblesse, tandis qu’autrefois c’était la noblesse qui en faisait la dépense, et le peuple qui profitait delà sûreté qui en résulte. Toutes ces manières de mettre le fardeau, tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, sont également répréhensibles. La raison dit que dans les sociétés politiques, comme en toute autre société, les avantages et les frais doivent êtr.e mis en commun. La noblesse en convient aujourd’hui ; elle demande à payer les impositions comme le tiers et ne fait en cela que justice au peuple ; mais il est si rare que les hommes puissants sachent se condamner eux-mêmes à faire justice, que l’on ne peut disconvenir que cet hommage rendu aux droits du peuple, et cette résolution de partager ses charges, ne scient dictés aussi par un sentiment de générosité. Le tiers-état le voit ; il en est touché, et Je retour des autres ordres à l’équité, qu’il avait droit d’exiger d’eux, lui inspire un mouvement de reconnaissance. Il y a malheureusement bien longtemps que ce retour aurait dû avoir lieu ; et parce qu’il a été tardif, le peuple s’est vu réduit à une extrême 8 Ü4 [États gén. 1789. Cahiers.] détresse, et l’Etat a été privé d’une grande partie de sa puissance. Il a fallu que la France entretînt ses armées, et fit la dépense sociale qui convient à la première nation de l’Europe, avec les seuls moyens dont pouvaient disposer ses pauvres ; ce sont eux qui ont été chargés du soin de la conservation des propriétés des riches. 11 n’est pas étonnant que l’Etat ait paru accablé, lorsque ceux qui pouvaient le secourir efficacement se refusaient à y contribuer en raison de leur fortune ; lorsqu’ils prétendaient qu’un acte de citoyen les aurait avilis ; et lorsqu’en attachant des idées de honte au tribut du patriotisme, et dérangeant ainsi les plus saines maximes de la morale, ils joignaient l’injure même à la surcharge envers le seul ordre de la société qui puisse exister sans les autres, et dont les autres ne se peuvent passer. Cette injustice était beaucoup plus étendue qu’on ne le croyait à la cour, à Paris et même dans la plupart des grandes villes. Il était commun d’entendre dire que le privilège de la noblesse, relativement à la taille, n’était pas très-onéreux, qu’il était illusoire en grande partie, qu’il se réduisait à l’exemption de la taille pour le labourage de quatre charrues ; qu’il n’y avait pas dans le royaume plus de six mille familles nobles qui lissent valoir un labourage ; que la plupart d’entre elles n’avaient qu’une ou deux charrues ; que 500,000 francs repartis sur l’Etat entier faisaient donc les frais de cette espèce de prime pour l’encouragement de la culture par les mains des propriétaires ; que les terres affermées des nobles, des ecclésiastiques, des privilégiés payaient la taille comme celles du peuple par les mains de leurs fermiers, et qu’il fallait bien que les propriétaires en tinssent compte aux fermiers dans la stipulation de leurs baux. La plupart de ces raisonnements étaient de bonne foi; la probité de ceux qui se les permettaient faisait impression chez les administrateurs, dans les cercles qui se décorent plus particulièrement du titre de bonne compagnie, et jusque dans les assemblées des notables qui ont eu lieu en 1787 et 1788. Elles y couvraient les réclamations du petit nombre de gens qui avaient quelque notion de ce qui se passe dans les campagnes, Mais la probité ne peut garantir de l’ignorance qu’après qu’elle s’est appliquée au travail. Aussi l’un de ses premiers devoirs est-il d’étudier à fond les matières sur lesquelles elle veut prononcer. Il est vrai que les terres labourables des nobles, des ecclésiastiques et des privilégiés payent la taille lorsqu’elles sont affermées, et que cette taille diminue d’autant le revenu du propriétaire; mais il n’est pas vrai qu’elles la payent comme celles du peuple. La taille sur les terres affermées est en général réglée d’après le prix du fermage et Je produit des terres; et quoique ce soit d’une façon très-arbitraire sur laquelle le tiers-état du bailliage de Nemours sera obligé de revenir, on doit regarder le prix du fermage et le produit des terres comme un bon principe de répartition pour la partie de la taille dont les fermiers font l’avance. 11 peut y avoir à cet égard de l’erreur de la part des hommes : il n’y a point d’injustice dans la loi. Le propriétaire, de quelque rang qu’il soit, est certainement obligé de tenir compte à son fermier de la taille qu’on demande à celui-ci, qui ne peut payer son bail qu’en raison de ce qui reste après que ses frais de culture sont remboursés et que la taille est acquittée. [Bailliage de Nemours.] Mais si le propriétaire est noble, ecclésiastique ou privilégié, il se trouve quitte lorsque la taille d’exploitation du fermier est payée, et on ne lui demande rien à raison de sa propriété. Si, au contraire, il n’est pas dans les classes favorisées, il porte une cote de taille à raison du revenu qu’il tire de ces mêmes terres, qui ont déjà payé par les mains du fermier, la taille d’exploitation. Les terres labourables affermées pavent donc deux tailles lorsque leur propriétaire est’de l’ordre le plus nombreux, mais le plus pauvre de la nation; elles n’en payent qu’une seule lorsque leur propriétaire est ecclésiastique, noble ou pourvu de quelque charge qui donne des privilèges. Les bois, les prés, les étangs et autres biens de pareille nature ne payent point de taille d’exploitation, mais sont soumis à une taille de propriété lorsqu’ils appartiennent à l’ordre laborieux; ils ne sont soumis à aucune taille lorsque le propriétaire est noble, ecclésiastique ou privilégié, et cette espèce de biens forme la plus grande partie de la richesse des deux ordres supérieurs, et par conséquent, une partie considérable de la richesse de la nation, puisque proportionnellement ces ordres sont de beaucoup les plus riches. Les écrivains et les administrateurs qui ont fait le plus de recherches sur la valeur des récoltes et des revenus du royaume, évaluent à 490 millions le produit total des prairies,' et à 120 millions seulement les frais d’arrosage, de garde et de fauchaison : ce qui laisse 370 millions pour le produit net des prés et dès herbages. Ils estiment le produit total des bois à 225 millions et les frais annuels _de plantation, de garde et d’exploitation à 55 millions, ce qui établit le revenu net des bois à 170 millions. Les quatre cinquièmes de ces deux espèces de biens appartiennent à la noblesse et au clergé. Ce sont donc environ 540 millions de revenu net qui ne sont pas soumis au principal impôt territorial. Quant aux terres labourables, dont les récoltes jointes aux produits des basses-cours qui leur sont accessoires, valent environ 1,800 millions, qui donnent à peu près 600 millions de revenu, il n’y en a pas plus d’un sixième dont le produit net soit entre les mains des deux ordres supérieurs, tant à titre de propriété foncière que comme dixièmes , cbamparts ou autres droits seigneuriaux; cela forme encore 100 millions de revenus qui ne contribuent à l’imposition territoriale qu’en partie à raison de l’exploitation seulement, et non pas à raison de la propriété. On ne parle pas ici des 12,000 charrues qui paraissent mises directement en valeur par des propriétaires nobles, ecclésiastiques ou privilégiés. Sans doute, c’est encore une surcharge pour le peuple, puisque aucune exemption ne peut avoir iieu dans une imposition en somme déterminée, comme la taille, sans que chacun des contribuables paye la part de ce qu’aurait dû acquitter le privilégié qu’on exempte. C’est un petit objet en comparaison de ceux dont on vient de parler; mais on n’en sent que plus fortement combien une exemption qui s’étend sur environ 600 millions de revenus, doit être onéreuse aux taillables forcés de répartir entre eux la contribution qu’un revenu si considérable aurait naturellement dû supporter. On sent combien la nation a mal raisonné lorsqu’elle a souffert que de tels revenus ne contribuassent qu’incomplétement et qu’indirectement à sa puissance. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. |Bailliage de Nemours.] 115 Comment des idées d’illustration ou de dignité ont-elles pu faire passer par-dessus le danger d’une si grande erreur politique! Le tiers-état respecte plus que personne les fonctions religieuses du clergé, si paternelles et si utiles. Le tiers-état respecte les noms et le rang des familles qui ont bien servi la patrie. Mais que font, que peuvent faire à l’impôt les fonctions et le nom? La sûreté publique est l’objet d’une immense société. Que penserait-on d’un juge qui, dans un partage de frais pour un procès soutenu en commun, demanderait à chaque partie : quels sont votre rang et votre état? Il faut dire : quelle est votre quote-part? pour combien êtes-vous intéressé dans cette affaire? Le rang doit régler les préséances, sans doute, mais c’est aux revenus à déterminer les contributions. La surcharge que le défaut de contribution de la noblesse et du clergé pour leurs bois, leurs prés, leurs étangs et la propriété de leurs terres labourables, rejette sur le peuple, était, dans la constitution de la France, un vice destructeur qu’on aura peine à croire un jour. On aura peine à croire qu’il ait suffi d’être riche pour devenir noble, et de devenir noble pour cesser de payer; de sorte qu’il n’y avait qu’un unique moyen d’échapper à l’imposition: c’était de faire fortune. Les funestes effets de ce principe absurde de surcharge pour le tiers-état ont été constamment accrus par l’autre principe, que la répartition devait être arbitraire, c’est-à-dire livrée à tous les abus de l’ignorance, de la haine et de la corruption. Ce principe cependant n’avait pas été établi dans de mauvaises intentions. Ce n’était qu’un fruit de l’ignorance, égarée par un faux aperçu d’équité privée, impossible à réaliser; il partait do l’opinion que c’étaient les hommes et non les biens qui étaient contribuables ; de sorte qu’au lieu de calculer le produit net des récoltes, on évaluait au hasard l’aisance des particuliers. Ceux-ci, pour lors, craignaient d’avoir aucune richesse ostensible; ils n’osaient se procurer le nombre de bestiaux nécessaires à une bonne exploitation; ils cultivaient pauvrement afin de passer pour pauvres, et le devenaient en effet ; ils affectaient de mal payer pour rfêtre pas obligés de payer trop; ils ajoutaient ainsi à la lenteur inévitable des recouvrements une lenteur volontaire; ils sé refusaient toute commodité, toute consommation, toute jouissance dans leurs aliments, dans leurs logements, dans leurs habits; ils coulaient leurs jours dans les privations, dans la tristesse : leur courage et leur santé s’en altéraient, ils en avaient L’air plus humiliés, et cette contenance même excitait lés percepteurs et les citadins à les humilier davantage. La terreur de l’arbitraire faisait encore plus de mal que ses vexations. En lin on a senti dans quelques provinces, et Sartieulièrement dans celle dont le bailliage de emours fait partie, qu’il fallait rassurer les esprits sur l’étendue que l’arbitraire pourrait donner à la contribution personnelle, et à adopter quelques règles de répartition relatives aux revenus qui rendissent au moins en partie à la taille le caractère d’un impôt réel. On a envoyé des commissaires dans les paroisses pour évaluer les biens-fonds ; on a même fait faire des arpentages ; mais les arpentages ont été faits avec beaucoup de précipitation et d’incorrection ; les commissaires, souvent peu instruits dans l’agriculture et ne consultant pas assez les habitants auxquels ils inspiraient d’ailleurs une grande défiance, ont fait souvent des estimations hasardées ; un grand nombre de paroisses du bailliage de Nemours en ont porté leurs plaintes à l’assemblée provinciale ; elles ont rappelé ces plaintes dans leurs cahiers, et le tiers-état du bailliage ne doute pas que l’assemblée n'y fasse droit. Quant à lui, sa fonction est de charger ses députés de requérir dans les Etats généraux, conformément au vœu qui paraît unanime aujourd’hui entre les trois ordres, et à la justice, qu’il faudrait encore écouter et suivre, quand même les trois ordres ne le voudraient pas : 1° Que la taille soit supprimée et qu’il soit substitué un imposition territoriale dont la répartition, confiée aux Etats provinciaux ou assemblées provinciales de département, et municipales, soit faite, sans aucune exception ni exemption, sur tous les biens des citoyens des trois ordres à raison de leur revenu. 2° Que l’imposition n’ait rien d’arbitraire, qu’elle soit locale et réelle, assise et levée en totalité dans chaque paroisse où se trouvent les biens ; qu’on n’en réserve pas une partie pour aller chercher la personne du propriétaire où elle habitera : ce qui met double taxe sur les propriétaires des campagnes qui deviennent cultivateurs ou veulent vivre à portée de leurs fermiers, et fait échapper à la moitié de l’impôt les citadins, dont on ne peut connaître au lieu de leur domicile quels sont les revenus territoriaux ; usage qui serait propre à rendre de fait à la noblesse et au clergé la moitié des privilèges auxquels ils veulent renoncer de droit : usage enfin qui, en ajoutant à l’attrait des villes par l’épargne de l’imposition, détourne les citoyens du tiers-état qui ont amassé des capitaux, de se retirer dans les champs qu’ils tiennent de leurs pères ou qu’ils peuvent avoir acquis et d’y consacrer leurs capitaux à l’agriculture. 3° Que le revenu soit évalué le plus exactement possible, et très-publiquement, par les différentes assemblées graduelles , sans concours d’aucune autre autorité, de MM. les intendants, de leurs subdélégués, ni même de commissaires. 4° Qu’afin de rendre la perfection de cette répartition plus sûre et moins suspecte, il soit établi une perpétuelle liberté pour tous les contribuables, pour toutes les paroisses, pour tous les cantons, pour toutes les provinces qui pourraient se croire lésés, de recourir aux lumières et d’en appeler au jugement de leurs voisins mêmes : de manière que depuis le dernier individu, dans la plus petite des paroisses, jusqu’aux plus grandes provinces dans les Etats généraux, chaque contribuable puisse faire constater la justesse ou l’erreur de sa taxe par tous ses concitoyens de tout ordre, de tout rang, contribuables comme lui, et que l’arbitraire et l’injustice puissent être bannis de toutes les distributions d'impôts dans toute l’étendue du royaume. C’est le vœu unanime de toutes les villes et communautés du bailliage. CHAPITRE II. De la capitation. La capitation ne passe pas généralement pour un impôt dans lequel il soit fait injustice au peuple et qui nuise à l’égalité de la contribution. Cependant la capitation est l’objet d’une exemption connue, et d’une autre qui ne l’est pas, toutes deux très-considérables. D’abord le clergé ne paye point la capitation et il ne donne aucun impôt en remplacement. l|6 [Etats gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] Lorsqu’elle a été établie en 1695, le clergé ne prétendait pas ne la point devoir, il ne contestait que sur la forme, et se borna seulement à supplier le Roi d’y laisser, quant à l’ordre ecclésiastique, celle de don gratuit. Il se soumit à ce que ce don gratuit fût fixé au payement annuel de 4 millions de ce temps-là, qui feraient 8 millions d’aujourd’hui. Il spécifia en propres termes, dans ses délibérations et dans le contrat passé avec le Roi à ce sujet, que ces 4 millions, ou ces 8 millions d’aujourd’hui, seraient payés annuellement pour tenir lieu de capitation. 11 l’a ainsi payé depuis 1695, date du premier établissement de la capitation jusqu’en 1698 qu’elle cessa par tout le royaume. La capitation ayant été rétablie en 1701, le clergé renouvela le même contrat, la même obligation de payer annuellement un don gratuit de 4 millions d’alors, ou de 8 millions d’aujourd’hui, tenant lieu et place de capitation, et ce payement a été régulièrement fait jusqu’en 1705. En 1706 les deux sous pour livre furent ajoutés à la capitation de tous les autres citoyens; mais le clergé y échappa. Il continua jusqu’en 1710 son payement "annuel de 4 millions d’alors ou de 8 millions d'aujourd’hui, qui, s’il eût acquitté les deux sous pour livre comme la noblesse et le peuple, aurait dû être de 8,800,000 livres. En. 1710, le Roi, pressé d’argent, fit une étrange poposition à ceux de ses sujets qui voudraient avancer le payement de six années de leur capitation : ce serait de leur faire la rente de cette avance, et de les exempter de la capitation pour toute leur vie. Le clergé effectua comme beaucoup d’autres citoyens ce rachat : mais au lieu de le faire sur le pied d’une contribution de 4,400,000 livres du temps, ou 8,800,000 livres de notre monnaie actuelle, ce qu’il aurait dû, s’il n’eût pas commencé à payer de moins que la noblesse et les autres contribuables les deux sous pour livre, il ne le fit que sur le pied de 4 millions, et ne donna donc que 24 millions d’alors, ou 48 millions d’aujourd’hui, pour un payement qui eût coûté 52,800,000 livres de notre monnaie présente aux nobles et aux citoyens du tiers-état. Le clergé jugea qu’une exemption qui devait être à vie pour les citoyens qui l’avaient achetée comme lui, devait durer à perpétuité pour l’ordre ecclésiastique, puisque le clergé ne peut mourir. La nation n’a pas été à portée de lui faire à cet égard aucune objection, car la nation n’était pas consultée; elle ne se mêlait point de ses affaires ; et pendant cet intervalle, trois prélats ont été élevés au premier ministère : l’un d’entre eux l’a occupé pendant très -longtemps. Un quatrième ecclésiastique a été ministre des finances pendant une autre époque assez longue. L’idée de l’immortalité de son corps ne fait pas en faveur du clergé un argument d’une grande force; elle ne lui est pas plus applicable qu’à aucun autre ordre de citoyens. La noblesse et le peuple ne sont pas moins immortels; et peut-être le peuple a-t-il plus que personne cet heureux privilège. Ce n’est ni avec des sophismes ni avec des figures que l’on doit décider les questions de droit public et les objets d’administration. Dans le vrai, Louis XIV reconnut que le contrat qu’il avait passé pour le rachat de la capitation était usuraire, et qu’on ne pouvait pas être exempté d’une imposition pour la vie par un payement de six années, dont on avait touché les intérêts. En 1714, il rétablit pour l’année suivante la capitation et ses deux sous pour livre sur tous les membres de la noblesse et du peuple qui les avaient achetés. Le contrat rompu pour tout le monde devait donc l’être aussi pour le clergé, et tout ce qu’il pouvait avoir à prétendre de la nation, était qu’il lui fût tenu compte du payement de cinq ans cinq mois et quelques jours, qu’il avait avancé, lorsque les autres contribuables avaient fait l’avance • de six années complètes, et que l’on imputât de plus sur les payements suivants les intérêts de cette avance avec les intérêts des intérêts. En suivant cette règle, dont la justice aurait été manifeste, le clergé aurait été quitte de la capitation jusqu’en 1717. Mais il l’aurait due à compter de l’année suivante, et il la doit en effet depuis lors sur le pied de 8,800,000 livres par année : les dons gratuits qu’il a faits ayant d’ailleurs été loin d’équivaloir à la contribution proportionnelle qu’il aurait eue à fournir en raison de ce que la noblesse et le peuple ont payé de dixièmes et de vingtièmes. Quoi qu’il en soit, le clergé est donc encore exempt de la capitation : la noblesse et le tiers-état qui la payent ont intérêt et droit de dire que si l’on n’en exemptait pas le clergé ils auraient d’autant moins à payer pour parfaire la somme nécessaire aux dépenses publiques. Mais le tiers-état doit ajouter en son particulier que, puisqu’il était au moins établi que la noblesse et les non taillables des grandes villes ne devaient pas être exempts de la capitation, il aurait été de toute justice que la répartition en fût faite entre eux et les taillables, avec équité et proportionnellement à leurs revenus. Or voici comment se fait cette répartition : La noblesse est taxée selon les titres qu’elle porte ; et cela est déraisonnable envers elle, car le titre ne fait rien à la fortune : on peut être duc et pauvre, on peut être fils d’un secrétaire du Roi et riche ; il y a des exemples de l’un et de l’autre. Il est impossible de dire dans quelle proportion, avec le revenu, se trouve la capitation de la noblesse; mais il y a lieu de croire qu’en masse elle est ménagée. On peut en juger par les données suivantes : La capitation de la noblesse, celle de la cour et celle des compagnies de magistrature ne se montent qu’au treizième de la somme imposée sur les taillables à titre de capitation ; et il n’est pas vraisemblable que la noblesse, les gens de la cour et les magistrats ne possèdent que le quatorzième des biens du royaume, ceux du clergé déjà défalqués. On estime que le clergé lui seul possède plus d’un dixième desrevenus delà nation. Il n’est pas vraisemblable que la noblesse, la magistrature et les personnes employées à la cour ne soient propriétaires que d’un quatorzième des neuf dixièmes restant, ou que d’un quinzième au plus, des biens du royaume ; ces trois classes de citoyens réunis ne peuvent pas être d’un tiers moins riches que le clergé à lui seul. On peut donc présumer sans erreur que les non taillables sont ménagés. Voici une autre manière de s’en convaincre : Les personnes qui n’ont point de titre payent à Paris la capitation en raison du loyer des maisons qu’elles occupent. Si celles qui sont titrées contribuaient dans une proportion plus forte, elles se plaindraient et demanderaient à être réduites au taux que leur loyer peut indiquer. Il y en a même beaucoup qui n’ont que des titres usurpés [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] une multitude de marquis et de comtes qui ne sont pas gentilshommes, et dont quelques-uns, au moins, renonceraient au titre pour faire réduire l’impôt ; on n’en voit point qui prennent ce parti ; on en doit conclure que la disproportion entre la capitation distribuée selon le titre, ou répartie suivant le loyer, n’est pas énorme à Paris. On estime à Paris qu’un homme raisonnable consacre à son loyer la dixième partie de son revenu ; et cela est assez exact, si l’on excepte quelques artisans dont le commerce demande un grand emplacement; mais ces artisans, qui payent à leur communauté, sont taxés d’après d’autres règles. La capitation de Paris, pour les gens qui n’ont point de qualité, est réglée sur le pied d’un dixième du prix de leur loyer, avec les deux sous pour livre en sus. Le principe est donc que la noblesse et la plupart des habitants de Paris payent la capitation à raison d’un quatre-vingt-dixième de leur revenu présumé. Dans la généralité de Paris, dont le bailliage de Nemours fait partie, le principal de la taille d’exploitation est réglé sur des taux variés, depuis 3 deniers pour livre du revenu pour les plus mauvaises terres, jusqu’à 4 sous pour livre du revenu pour les meilleures, ce qui suppose le taux moyen sur le pied d’environ 2 sous pour livre du revenu. La taille de propriété est réglée constamment à 1 sou pour livre ou au vingtième du revenu. Les accessoires ou le second brevet, sur l’une et l’autre taille, sont à 10 sous pour livre du principal, et la capitation est àunpeu plus de 12 sous pour livre de ce même principal. ' Ainsi le taux moyen du principal de la taille dans cette province étant aux trois vingtièmes dont deux pour l’exploitation et un pour la propriété, et la capitation étant aux 2 sous pour livre de ces trois vingtièmes, elle se trouve à peu près au onzième du revenu présumé. Les taillables payent donc la capitation au onzième de leur revenu ; la noblesse et les autres non taillables qui ne sont pas ecclésiastiques la payent au quatre-vingt-dixième : le clergé ne la paye point du tout. On voit que la noblesse éprouve une injustice par l’exemption du clergé ; on voit que le peuple en éprouve une bien plus grande, puisque, relativement à son revenu, il est chargé de capitation dans une proportion huit fois plus forte que la noblesse. Le tiers état du bailliage de Nemours demande aux Etats généraux, au Roi, au bon sens et à la raison des deux ordres privilégiés, s’il y a quelque principe d’équité dans une telle répartition ; s’il n’est pas juste que la noblesse paye dans la même proportion que le peuple la capitation au sujet de laquelle elle n’a jamais réclamé aucune exemption ; s’il n’est pas juste qu’elle le paye à raison de son revenu, et non pas de ses titres; s’il n’est pas juste que le clergé l’acquitte comme les deux autres ordres (1). CHAPITRE III. De la contribution pour les chemins. Personne ne peut exposer aussi bien uue le Roi l’a fait, dans son édit de février 1776, la nécessité de détruire les corvées et de répartir la dépense qu’exigent les routes et autres chemins sur le revenu des citoyens de tous les ordres. Lorsqu’au mois d’août de la même année, un ministre, bien différent de celui qui lui avait proposé cet édit solennel et salutaire, s’est permis, pour complaire à des intrigues de ville et à une cabale de cour, de l’engager à en suspendre moralement l’exécution, il n’a pas osé lui demander de le révoquer; il a seulement laissé aux intendants le choix des moyens qu’ils jugeraient les plus convenables pour la confection dés routes de leurs provinces. Le tiers-état du bailliage de Nemours avait donc lieu de croire que lorsque le Roi se serait convaincu par l’expérience qu’il ne pouvait y avoir aucune raison pour laisser subsister les corvées dans une partie du royaume, ce sérail aux dispositions, et surtout à l’esprit de son édit de 1776, que Sa Majesté reviendrait. Il n’a do'nc pu voir qu’avec douleur que la déclaration du 27 juin 1787 déroge formellement à cet édit, et ordonne que la dépense des roules sera payée uniquement par les taillables, c’est-à-dire qu’elle ne portera point sur les revenus des bois, prés et des étangs qui appartiennent à la noblesse et au clergé, ni sur celui des terres labourables que les citoyens de ces deux ordres ou de ceux qui leur sont assimilés, font valoir, ni sur le revenu qu’ils retirent de la propriété de celles qu’ils afferment. Le tiers-état du bailliage de Nemours comprend très-bien qu’il peut y avoir des gens puissants par leur rang et par leurs charges, qui voyagent avec plaisir sur les routes qu’ils ne payent pas, mais quelques citoyens de son ordre ont étudié l’histoire et savent : Que même avant l’établissement des Francs dans les Gaules, la contribution pour les chemins et pour les ponts était répartie sur les biens-fonds des propriétaires de tous les ordres; Que Charlemagne a déclaré que les terres même appartenant aux églises devaient être soumises à cette contribution ; Que le parlement de Paris a jugé en 1387 que personne ne serait exempt des droits établis pour l’entretien des routes, excepté les princes du sang jusqu’au cinquième degré ; Que les lettres patentes du 18 juillet 1556 ordonnent que personne ne pourra s’affranchir de la contribution établie pour les chemins, sous prétexte de son état ou office et quelques privilèges, jugements, arrêts ou déclarations qu’ils puissent prétendre avoir obtenus ou pourraient, dans la suite, obtenir à ce contraires ; Que le parlement de Paris, en 1583, a déclaré non valable et avec dépens la prétention formée par l’abbé et les religieux de Saint-Victor, de ne pas contribuer pour la route d’Orléans; Qu’en 1670, Louis XIV, sur l’avis de Colbert, a ordonné que les grands chemins et ceux de traverse seraient incessamment réparés et entretenus aux frais et dépens des propriétaires des terres... selon les ordonnances, qui n’y ont jamais soumis les taillables plus que les autres propriétaires ; Que ce n’est qu’en 1720 que, pour la première fois, il a paru commode à quelques intendants d’employer la corvée pour réparer les routes; Qu’ils se le sont permis très-illégalement, sans y être autorisés; Qu’ils ne l’ont été qu’au bout de dix-sept ans, en 1737, par une simple instruction du conseil; Que les ordonnances d’intendants, une instruction du conseil, des déclamations passagères dictées en 1776 par un intérêt aussi peu noble que malentendu, et un simple usage qui n’a pas plus (1) C’est le vœu de la paroisse d’Herbauvilliers. 118 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] de soixante-neuf ans de date, ne peuvent et n’ont pu détruire un droit public, fondé sur la raison, et consolidé par une jurisprudence de quinze cents ans; Enfin, que la nullité de la déclaration du 27 juin 1787 a été prononcée d’avance par les lettres patentes de 1556, qui ont voulu que nulle exemption, relative à la' construction et à l’entretien des routes, ne pût avoir lieu, quelques déclarations que pussent obtenir dans la suite ceux qui se prétendraient exempts. Le tiers-état du bailliage de Nemours sait de plus que, même quand la jurisprudence du royaume, dont il vient d’exposer un extrait, serait moins authentique et moins claire, quand elle n’aurait jamais existé, la justice qui existait avant les ordonnances, et qui existera encore après elles, prescrivait de faire payer les routes par tous les propriétaires de terres, sans distinction de rang, et en raison de leur revenu , attendu que ce revenu vient du débit des productions de leurs terres, et que le principal usage des roules est de servir à voiturerles productions des terres aux marchés et dans les villes qu’habitent les consommateurs. Le tiers-étal du bailliage de Nemours réclame donc à la fois la justice et la loi lorsqu’il demande aux Etats généraux de déclarer qu’il est et qu’il sera irrévocablement décidé que les dépenses nécessaires pour la construction et l’entretien des chemins seront payées par les propriétaires des biens-fonds des trois ordres indistinctement et d’après les règles de répat tition les plus exactes. C’est le yœu de soixante-onze villes, bourgs et paroisses du bailliage (1). Dans ce nombre il y en a dix qui demandent que la contribution ne puisse être employée que pour des chemins publics et non pour des commodités particulières (2), huit qui désirent que le produit des contributions s’applique également aux grandes routes et aux chemins vicinaux (3), et deux qui voudraient que les assemblées municipales fassent autorisées à veiller à la perfection de l’ouvrage (4). Mais le tiers-état du bailliage de Nemours ne peut terminer ce chapitre sans observer, au sujet de la contribution pour les chemins, que c’est un devoir de l’administration d’en diminuer le fardeau pour tous les contribuables de la nation, en employant à la construction des chemins, autant qu’il sera possible, le service des troupes. (1) Ce sont l’Àrchaut, Aufferville, Angerville, Auxi, Bagneaux, Bazoches, le Bignon, Beaumont, Boesse, Boissi, Bougligni, le Boulai, Bordeaux, Boulancourt, Boutigni, Bransles, Bromeilles, Chapelon, Château-Landon, Saint-Séverin-les-Châteiu-Landon, Chevrain-Villiers, Clienou, Chevannes, Chevry, Corguilleroy, Corbeilles, Dordives, Ech. lieuses, Egréville, Eguy, Fay, Fromont, Fromonville, Gareutreùlle, Gaubcrlin, Girolles, Gondreville, Grez, Jacqueville, Ichy, Jouy, Ladon, Lixi, Lorry, Lorrez, la Madeleine, Maisoncelies, Saiot-Maurice-sur-Fessanl , Manières, Mondreville, Moulon, Nemours, Sainl-Pierre-les-Nemours, Néronville, Ohsou-Vi Ile, Ürmesson, Urville, Paley, Pannes, Poligny, Pont-sur-Yonne, Préaux, Préfontaines, Sceaux, Suuppes, Treilles, Treuzy, Trezau, Yillemaréchal, Villemoutiers et Villevocques. (2) Go sont Bagneaux, Boissy, Chevrainvilliers, Fay, Grez, Jacqueville, Nemours, Saint-Pierre-les-Nemours, Préaux et Treuzy. (3) Ce sont celles de Beaumont, Gondreville, Ladon, Lorcy, Moudreviile, Néronville, Préfonlaine et Villevocques. (4) Saint-Maurice-sur-Fessard, Pont-sur-Yonne. Il est raisonnable que l’Etat ayant à sa disposition deux cent mille hommes robustes, déjà salariés par la. nation, il ne les laisse pas dans une oisiveté qui les rend moins propres au service militaire, et moins capables de supporter ensuite les fatigues de la guerre lorsqu’ils sont obligés d’y marcher. Les nations anciennes ont fait usage de leurs troupes. Le bailliage de Nemours est traversé par un chemin que les soldats romains ont construit. On aimerait à le voir réparé par les soldats français. 11 paraît que, pendant la paix, on devrait n’en laisser dans les garnisons que ce qui est nécessaire pour la garde et la police des places fortes, et que les autres devraient camper, ou être cantonnés à-portée des travaux, et toucher le supplément de solde qui leur est destiné pendant la guerre; que cette paye de guerre doit même être haussée en proportion de l’augmentation qui est nécessaire, comme le tiers-état l’expose plus bas pour la solde de paix; mais qu’il ne faut pas que le travail des chemins soit plus lucratif que le service de la guerre pour le soldat, qui ne doit rien voir de préférable à la marche contre l’ennemi. Le tiers-état du bailliage de Nemours pense encore que, lorsqu’on emploiera des soldats dans une province à la construction des routes, comme il en résultera une grande économie dans les travaux publics, il sera juste que cette province contribue de quelque chose pour soulager les autres provinces qui n’auront pu avoir le même secours, afin que le travail des troupes soit au profit de l’Etat entier, et non pas de quelques provinces favorisées. Il demande aux Etats généraux de peser ces vues et ces observations. CHAPITRE IV. Des vingtièmes. Le vingtième est le seul impôt dont le titre et le principe aient quelque chose de raisonnable, et qui soit destiné, par l’esprit et par la lettre de l’édit qui en a ordonné l’établissement, à être proportionné aux revenus. 11 est fâcheux que l’équité ne soit que dans le mot, et qu’elle n’ait pas encore existé dans la chose. Dès l’instant même de la création du dixième en 1710, le gouvernement eut la faiblesse de consentir que les biens du clergé, qui n’avaient été désignés dans la déclaration d’établissements qu’englobés sous la dénomination vague de ceux de tous les propriétaires privilégiés ou non privilégiés. , ne fussent pas compris dans les rôles. 11 accepta du clergé un don gratuit de 8 millions de ce temps, qui eu feraient seize d’aujourd’hui, pour tenir lieu du dixième , selon que s’exprimaient la délibération du clergé et le contrat passé avec le Roi. Ainsi le clergé reconnaissait alors dans le Roi le droit de l’imposer au dixième, et dans sou ordre, l’obligation d’en fournir au moins un équivalent; mais le gouvernement, en prenant un don gratuit une fois payé, paraissait renoncer à l’exercice de son droit, comme aussi à exiger même que l’équivalent fût donné dans une proportion régulière et commune avec les revenus des contribuables. Quand le dixième, cessé en 1718, fut rétabli en 1734, le clergé rendit encore hommage au droit . qu’ont le Roi et la nation, qu’un impôt qui i frappe sur tous les autres citoyens, soit aussi supporté par son ordre, ou au moins que celui-ci en fournisse un équivalent. 11 vota un don gra- [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 4 19 fuit en reconnaissance , disent les actes de son assemblée, de ce que Sa Majesté n’avait pas voulu que les biens ecclésiastiques fussent compris dans les rôles. Le clergé avouait donc le droit, et se contentait d’éluder le fait par des dons qui ne l’obligeaient ni à constater la valeur de ses biens, ni à contribuer dans une juste proportion de cette valeur. En 1750, il prit une résolution plus décidée. Le dixième avant cessé, et un seul vingtième y ayant été suppléé, M. de Machault jugea qu’un vingtième était insuffisant, et qûe d’après les reconnaissances mêmes du clergé en 1710 et 1734, il n’avait point de titre valable d’exemption pour un impôt qui devait porter sur la nation entière. 11 exigea que les biens ecclésiastiques fussent estimés. Le clergé alors crut pouvoir déclarer avec fermeté que ses anciennes délibérations ne prouvaient qu’un zèle auquel il n’était pas obligé, et qu’il ne devait à l'Etat que ses prières. Les amis de M. de Machault disaient que : « si le clergé ne devait à l'Etat que desprières , l'Etat ne devait au clergé que des aumônes. » La querelle fut très-vive et fortement soutenue de part et d’autre. M. de Machault fut disgracié. 11 fallut trente-sept anspourqu’un autre ministre osât tenter la même entreprise, dont l’événement lui a été tout aussi funeste, et n’a servi qu’à mettre en place un prélat qui a fait déclarer par l’arrêt du conseil du 5 juin de l’année dernière, que les contributions du clergé ne devaient être proportionnées qu’à son zèle, et qui a témoigné, au nom du Roi, de la reconnaissance de ce que le clergé, ui, depuis 1750, n’a contribué que sur le pied e trois millions cinq cent mille livres par année, voulait bien augmenter cette contribution de neuf cent mille livres. Ce prélat n’ignorait cependant point [car on l'avait très-clairement établi devant lui dans l'assemblée des Notables qui l’a conduit au mi - nistère ) que, pour contribuer seulement comme la noblesse, le clergé devait les deux vingtièmes de tous ses biens, et les 4 sous pour livre du premier vingtième, ce que l’on ne peut estimer à moins de treize à quatorze millions; et qu’il devait déplus dans la proportion fixée au commencement du siècle huit millions huit cent mille livres annuellement pour sa capitation et les 2 sous pour livre. 11 avait certainement un grand intérêt à bien arranger les finances du Roi. Il n’avait donc pas cru, même étant premier ministre, pouvoir rien obtenir de son ordre au delà des neuf cent mille livres dont il l’avait remercié. Ces faits prouvent combien la puissance du Roi est augmentée par le concours de celle de la nation. A. peine a-t-il été certain que les Etats généraux auraient lieu, que le clergé a déclaré de toutes parts qu’il se soumettrait avec joie non-seulement aux vingtièmes qui étaient la seule chose qu’on lui eût demandée en 1750 et en 1787, non-seulement à la capitation qu’il avait éludée depuis 1717, mais même à l’imposition qui remplacerait la taille et qui porterait sur tous les ordres; en un mot, qu’il renoncerait à tout privilège pécuniaire relatif aux impôts. Ce que quatre-vingt ans de travaux n’avaient pu faire, ce qui avait coûté leur crédit et leur place à deux ministres se trouve fait sans difficulté à l’instant où il a plu au Roi de dire : à mot, mon peuple ! Il doit voir avec plaisir que ce mot vaut mieux que : holà, gardes ! et coûte moins cher. Le tiers-état demande que la résolution unanime et juste des deux ordres qui ont si longtemps eu le privilège de se refuser à secourir la patrie, soit constatée, rendue irrévocable et mise en exécution sans autre délai que le temps qu’il faudra pour rédiger la loi qui déclarera les trois ordres de l Etat également citoyens; car nul n’est citoyen s’il’ne contribue. Il demande encore que l’égalité de la contribution, puisqu’elle est le voeu universel de Injustice, ne soit pas seulement prononcée dans la loi; qu’elle soit assurée dans sa répartition. Le peuple a sous les yeux et sur les bras à cet égard une fâcheuse expérience. Les biens des pauvres ont été taxés au vingtième à toute rigueur. 11 n’y a peut-être pas un seul des biens des nobles, des magistrats, ou même des citoyens du tiers-état distingués par leur fortune ou par leurs places , qui soit taxé à. son véritable taux. Ils n’ont pas eu besoin pour cela de collusion. Le vice était dans le défaut général d’esprit public qui ne permettait pas aux répartiteurs de croire que l’on pût taxer justement un homme sans l’offenser, et qu’une telle offense n’en fit pas un ennemi redoutable, pour peu qu’il eût de crédit. Le tiers-état est obligé de remarquer encore, avec douleur, combien cet abus était inévitable quand toutes les compagnies de magistrature le soutenaient de tout leur pouvoir. 11 a vu avec un inexprimable étonnement que les cours se soient toujours opposées à ce que les vingtièmes fussent proportionnés aux revenus; qu’elles aient exigé pour condition, lors de toutes les prérogatives de vingtièmes et de toutes les augmentations proportionnelles de cet impôt , nécessitées par la guerre, que la répartition serait faite d’après les anciens rôles dont la partialité ôtait connue; qu’elles aient mis en maxime qu’il ne fallait pas vérifier la valeur des biens pour établir les vingtièmes ; que tout ancien abus dans l’estimation des revenus devait être passé en droit, et demeurer durable; que l'injustice dans la répartition était un privilège national. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande que ces principes soient déclarés aussi opposés à la constitution qu’ils le sont à la justice ; que toute faveur dans la répartition soit à jamais bannie et que toute erreur puisse être réparée par les assemblées provinciales, de département et municipales. Il demande que la même égalité, dont la raison et l’équité se font si naturellement sentir, soit établie entre toutes les provinces, comme entre tous les particuliers; que les abonnements des pays d’Etats ne subsistent pas plus que ceux des princes. La nation doit être régénérée; tous les citoyens qu’elle renferme, tous les pays qui lui appartiennent, doivent faire ensemble un nouveau contrat, non pas oppressif pour personne, mais équitable pour tous; qui que ce soit ne pourrait ■ s’y refuser sans se déclarer ennemi public. G’est l’opinion et le vœu unanime du bailliage. CHAPITRE V. Des milices ; de la manière dont le peuple concourt au service militaire, et de la conduite qu’on y tient envers lui. On ne peut qu’être surpris, et encore plus effrayé, quand on remarque combien, au bout d’un certain temps, les principes constitutionnels s’altèrent chez les nations qui n’y sont pas souvent rappelées par des assemblées fréquentes. La noblesse, comme l’a déjà fait observer le tiers-état du bailliage de Nemours, était autrefois seule obligée d’aller à la guerre, et d’y aller à ses 120 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Railliage de Nemours.] frais. C’est à ce titre qu'elle jouissait de ses fiefs, et qu’elle avait des privilèges et des honneurs. Cette obligation ne subsiste plus pour elle; elle a passé tout entière sur le peuple, qui n’a ni fiefs, ni privilèges, ni honneurs, qui n’a même pas la jouissance complète de ses droits ; et au lieu de distinctions propres à l'attacher encore plus qu’il ne l’est à la patrie, il ne trouve dans la manière dont on contraint ses jeunes hommes de former les régiments provinciaux que le type de l’esclavage. Arrivés à la troupe, c’est encore par les formes de l’esclavage qu’ils s’y voient gouvernés. Enfin, loin que ce service en nature épargne au peuple aucun impôt, lui procure aucune exemption, il lui coûte en argent une contribution environ cinq fois plus forte que celle qui serait nécessaire pour recruter librement les sol • dats provinciaux par des engagements volontaires. Le tirage des milices renferme toutes les duretés, toutes les cruautés, toutes les injustices qu’il soit possible de combiner dans une imposition. C’est un impôt bien autrement onéreux que ceux qui sont payés par le revenu des biens : il enlève plus que les biens, il s’empare de la personne même du contribuable. Il ne porte pas sur la société entière ; non-seulement il n’y a que les citoyens du tiers-état qu’on y ait soumis, mais encore ce n’est point en proportion de leur fortune; c’est à raison de leur taille qu’ils s’y trouvent assujettis; un petit homme fort riche n’a ni dépense sensible, ni inquiétude à essuyer pour la levée dns régiments provinciaux; l’hjmme d’une taille suffisante qui ne possède rien que ses bras avec lesquels il soutient son père et sa mère leur est arraché sans pitié, et emporte avec lui leurs moyens de subsistance. La répartition entre les hommes de taille n’est point faite de manière à ce qu’ils contribuent également; le hasard du sort en prend un seul; il l'enlève à lui-même, à sa famille, aux travaux les plus utiles pour la société. Ceux que le billet noir n’a pas soumis à la même tyrannie, sont les maîtres de s’en retourner chez eux et de ne rien payer du tout. Mais l’équité naturelle et l’honneur français luttent contre cette dernière partie d’une si mauvaise institution ; les garçons que le sort épargne contribuent, et, touchés par le malheur de leurs concitoyens, au delà de ce qui serait nécessaire. On lève ordinairement, dans le tirage des milices, un homme sur quarante. Chacun de ceux qui concourent avec lui met au moins 12 livres dans sa bourse pour le consoler de son malheur ; et il y en a qui mettent jusqu’à un louis. Mais le tiers-état du bailliage de Nemours calcule ici au plus bas. Cette bourse est une contribution volontaire de la part des jeunes gens et de leurs familles, qu’ils offrent d’avance à celui d’entre eux qui perdra sa liberté. On a eu la barbarie de leur défendre, à plusieurs reprises, une si louable contribution; heureusement que la force du sentiment a été plus grande que celle des ordonnances. Depuis longtemps on n’a pas osé sévir contre l’esprit de confraternité, de générosité, d’humanité ; et l’usage de la bourse pour, le soldat provincial, sans être encore autorisé, est du moins toléré et généralement établi. 11 faut que les jeunes gens perdent trois jours pour aller au lieu de l’assemblée, y rester pendant le temps du tirage, et en revenir ; il faut pendant ces trois jours qu’ils vivent au cabaret. On ne peut guère estimer à moins de 6 livres la perte de leur salaire, jointe à la dépense de leur voyage et de leur séjour. C’est donc 18 livres qu’il en coûte à chacun des hommes qui tirent à la milice et 720 livres qui sont très-réellement payées par quarante de ces hommes pour fournir au Roi un soldat provincial. Mais ce n’est pas tout ; il y a encore une gratification de 100 sous par homme, imposée sur toute la province, pour le commissaire chargé de diriger le tirage; ainsi, pour quarante hommes, c’est encore deux cents d’imposés, et le soldat provincial coûte réellement 920 livres, dont cinq vingt-troisièmes à la province, et les dix-huit autres vingt-troisièmes aux familles des grands garçons (1). Que l’on voie à présent ce que coûteraient des recrues volontaires, et combien il seraitfacile encore de rendre les engagements moins dispendieux en donnant aux soldats provinciaux quelques petits privilèges honorifiques ou utiles, comme une place dans le chœur à l’église, la préférence pour être messiers ou garde-verdure, le droit de porter le chapeau avec le bouton et la cocarde de leur uniforme, celui même de porter l’uniforme complet pour ceux qui, se faisant faire une habit pendant le temps de leur engagement, le voudraient sur le modèle du régiment, ce qui ne leur coûterait pas davantage, et l’on ne pourra s’empêcher d’être convaincu que la levée des soldats provinciaux, par le tirage des milices, forme pour les paroisses et pour les familles un impôt en argent au moins cinq fois plus lourd que ne le serait la dépense des recrues volontaires, qui ne dérangeraient aucune famille, et ne porteraient atteinte à aucun des liens de la société. Ce n’est pas l’intention du Roi qu’aucun impôt soit quintuple de ce qu’exige le service public auquel il doit pourvoir; ce n’est plus l’intention de personne que les dépenses utiles et nécessaires à tous ne soient payées que par quelques-uns. Il paraît donc juste, raisonnable et indispensable de supprimer le tirage des milices, et de recruter à prix d’argent, aux frais de toute la nation, et par des engagements volontaires, les régiments provinciaux. C’est le vœu du tiers-état du bailliage de Nemours, énoncé dans les cahiers de soixante et une villes, paroisses et communautés (2). Quelques-unes ont remarqué que la forme qui avait été donnée au tirage était aussi déraisonnable, aussi injuste que le fond de l’institution ; (1) Il est un autre abus auquel le tirage des milices donne lieu. Les soldats provinciaux qui veulent se racheter, obtiennent leur congé pour une somme de 210 livres, destinée à procurer un homme qui les remplace. On prend cet homme dans les prisons ou dans les dépôts de mendicité, souvent attaqué de maladies funestes. Il meurt dans l’année; et les paroisses qui auraient été quittes pour six ans par la vie du jeune homme robuste qu’elles avaient fourni, sont obligées d’en donner un nouveau et de recommencer à payer la contribution de 920 livres. (2) C’est le vœu des villes, bourgs et paroisses d’Auf-ferville, Augerville-la-Rivière, Auxy, Bazoche, Beaumont, le Bignon, Boesse, Bordeaux, Bransles, Bro-meilles , Chaintreaux, Ghapelon , Château-Landon, Saint-Séverin-les-Châteaux-Landon, Chenou, Chevannes, Chevry, Corbeilles, Corguilleroy, le Coudray, Courtem-pierre, Dordines, Echilleuses, Egri, Egreville, Fay , Fromont, Gaubertin, Laguerville, Grez, Guercheville, Girolles, Ladon, la Madeleine, Lorcy, Lorrez, Saint-Maurice-sur-Fessard, Mignières, Mignerettes, Moudreville, Moulon, Nemours, Neranville, Nouville, Orville, Pannes, Préfontaines, Préaux, Recloser, Romonville , Rümont, Sceaux, Souppes, Treilles, Treuzy, Trézau, Vaux, Ville-beon, Ville-Maréchal, Ville-Moutiers et Voulx. [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Railliage de Nemours.] 421 qu’on rassemblait plusieurs paroisses pour le tirage, et que lorsque un garçon d’une de ces paroisses avait été désigné par le sort pour être soldat provincial, sa paroisse n’en était pas plus exempte de concourir au prochain tirage avec les autres paroisses qui n’avaient point de soldats provinciaux. On a cité l’exemple de plusieurs paroisses dont une, entre autres, par ce mauvais régime, a quatre soldats provinciaux sur douze jeunes gens en état de porter les armes (1), tandis que les paroisses voisines n’en ont pas un. On a observé (2) que la dureté avait été poussée si loin, qu’un frère même devenu soldat provincial n’exemptait aucun de ses frères du tirage, s’ils sont-domiciliés dans des paroisses différentes, et n’en exemptait qu’un seul s’ils sont dans la même paroisse, encore en supposant qu’ils ne soient pas plus de trois ; de sorte qu’une seule famille peut avoir à fournir tous les soldats provinciaux du canton. On a demandé que le tirage, s’il continuait d’avoir lieu, fut perfectionné dans son régime (3) et fait en présence des juges ordinaires (4). Mais ce n’est pas l’avis général du tiers-état, que l’on tente seulement de perfectionner une institution aussi odieuse, aussi tyrannique, aussi violatrice des droits des citoyens, aussi dangereuse pour l’agriculture, que l’est le tirage des milices, qui n’a été établi par aucune loi et qui n’est que l’effet d’un abus d’autorité, compliqué encore et aggravé par une multitude d’autres abus d’autorité. Le tiers-état du bailliage de Nemours ne peut terminer ce chapitre sans développer ce qu’il n’a fait qu’indiquer en le commençant. Combien il est injuste que les citoyens de son ordre, devenus soldats provinciaux ou volontairement engagés dans d’autres régiments, y soient traités par les citoyens de l’ordre de la noblesse avec une indignité qui ne peut convenir à l’égard d’aucun homme et moins encore d’aucun militaire! On ne permet plus aux membres du tiers-état d’être reçus comme officiers dans les régiments, quelles que soient leur éducation et leur fortune, et l’on a tort; car il n’v a nulle trace qu’ils y aient moins bien servi que les autres lorsqu’on les y admettait; ceux qui les ont exclus ne se sentaient pas sans doute l’étoffe nécessaire pour devenir par eux-mêmes Fabert, Ghevert ou Catinat ; ils voulaient s’étayer d’un privilège exclusif. Mais n’est-ce pas une sorte de conjuration contre le tiers-état, qu’au même temps où on lui a interdit l’entrée du corps des officiers, on l’ait soumis, comme soldat, à une discipline d’esclaves ? Il faut respecter les soldats si l’on veut que (1) Celles de Chevannes et d’Auxy. (2) Les commissaires de l’ordre du tiers. (3) C’est le vœu des paroisses d’Aufferville, Auxy, Bagneaux, Beaumont, Boesse, Boissy, le Boulay, Bordeaux, Bromeilles, Burcy, Chapelon, Château-Landon, Saint-Séverin-les-Château-Landon , Chenou , Cheroy , Corguilleroy, le Coudray, Courtempierre, Desmonts , Dordives, Echilleuses, Fay, Flagny, Fromont, Fromon-ville, Garantreville, Gaubertin, Girolles, Guercheville, Grez, Ischy, Jacquevilie, Ladou, la Madeleine, Larchamp, Lixy, Lorrez, Saint-Maurice-sur-Fessard, Moudreville, Moulon, Nemours, Néronville, Nouville, Obsouville, Ormesson, Orville, Pannes, Poligny, Pont-sur-Yonne, Préaux, Préfontaines, Reclose, Rumont, Sceaux, Soup-Ses, Treilles, Treuzan, Treuzy, Vaux, Villebeon, Ville-uréchal, Voulx. (4) C’est le vœu des paroisses de Châieau-Landon, Chenou, Préfonlaines et Treilles. l’ennemi les respecte. César et Henri IV ne les appelaient jamais que compagnons. Lorsqu’on admet un homme à l’honneur de défendre la patrie, dans quelque grade que ce soit, c’est précisément pour battre ceux qui oseraient le menacer, et non pour être battu. Il faut qu’il attache une telle idée à sa propre valeur, qu’il imagine -que jamais il ne sera frappé impunément. Que des peuples soumis à des despotes obéissent au bâton ou au fouet, à la bonne heure ; qui souffre les coups en est digne : mais que des guerriers français insultent les compagnons de leurs exploits, flétrissent les courages dont ils attendent la victoire , c’est un délire également incompréhensible pour les philosophes et pour les véritables hommes de guerre ! C’est par l’honneur qu’il faut punir les gens d’honneur lorsqu’ils ont manqué à quelque devoir ; la subordination n’empêche pas qu’il n’y ait une sorte de confraternité entre les braves, de quelque rang qu’ils soient, qui doivent mourir les uns à côté des autres. Nul titre de noblesse ne peut excuser à cet égard aucun oubli, car chacun a sa noblesse, en France surtout ; la meilleure, peut-être, est celle qui tient de plus près à la personne. Il faut permettre à chacun de le croire, pour que sa personne en vaille mieux. Il est utile sans doute, il est conforme à la justice, que les grenadiers français se regardent comme le corps le plus noble du l’Europe, parce qu’ils sont celui qui répand son sang avec le plus d’éclat, de grâce et de gaieté, et pour le moindre salaire qu’il soit possible, pour l’honneur d’un bonnet qu’on lui a même ôté. Il faut penser que nos troupes vont devenir celles de la patrie ; que leur courage doit être en même temps plus fier et plus raisonné ; que toute institution ' propre à les avilir n’est plus soutenable, et mettrait dans l’armée la révolte au lieu de la discipline. il faut que la réforme de ces institutions honteuses soit ordonnée, sinon.... elle se ferait. Le tiers-état du baillage de Nemours demande que son ordre ne soit plus exclu du grade d’officier, lorsque les colonels en jugeront dignes les sujets qu’on pourra leur présenter. Il demande que toute punition corporelle soit interdite envers des hommes qu’on ne veut point chasser , que l’on regarde comme dépositaires d’une partie de la puissance publique et de l’honneur national , qui ne doivent être blessés que de la main de l’ennemi, et dans la ferme persuasion que l’ennemi en mourra. Il demande encore que la paye du soldat soit augmentée, de manière à lui fournir une nourriture suffisante. La quantité de pain que l’on donne au soldat est trop faible pour la plupart d’entre eux ; la qualité n’en est pas assez bonne parce qu’on y laisse le son qui n’est nullement nutritif, qui donne de l’aigreur au pain et qui peut même occasionner des coliques. Il a été décidé un instant en 1776, que le son serait ôté du pain du soldat ; c’était un des biens qu’avaient amenés les lumières de M. Turgot, et cette décision, dictée par l’humanité, la raison, la saine physique, n’a point été exécutée. C’est ordinairement dans la première jeunesse qu’on se fait soldat, et les jeunes gens dont le tempérament n’est pas encore formé, deviennent maladifs pour être mal nourris. Le tiers-état observe qu’il faut dépenser beaucoup d’argent pour les engagements. Que cela prouve-t-il? Que le métier de soldat n’est pas 122 fÉtats gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES [Bailliage de Nemours.] bon, et que c’est par séduction qu’on y entre, quand ce n’est nas, comme les soldats provinciaux, par servitude. Qu’en résulte-t-il? que ce doit être avec peine qu’on y reste ; et que parmi une jeunesse tmpatiente, il doit y avoir des désertions. Mais n’est-il pas clair que si le sort du soldat était à peu près égala celui des autres journaliers, le plaisir de porter les armes et l’uniforme et l’avantage de vivre en chambrée, d’être payé les dimanches comme les autres jours, de n’avoir point de saison morte, d’être soigné en maladie, joints au point d’honneur naturel à la nation, et à l’espoir de l’avancement, ferait que la profession de soldat serait préférée à celle de journalier et à la plupart des métiers du peuple? JN’est-il pas sensible encore que si le soldat était heureux dans son état, il en vaudrait mieux comme militaire ? Quel est l’homme que le bonheur n’améliore pas ? Et ne voit-on pas enfin que des hommes contents de leur sort, ne doivent pas déserter aussi aisément que ceux qui pâtissent? N’a-t-on pas remarqué d’ailleurs que les engagements et les désertions coûtent une grosse somme, plusieurs millions, tous les ans à l'Etat? Eh bien ! que l’on répande ces mêmes millions sur l’armée pour augmenter la paye et le pain du soldat, et que l’on supprime les traitements cruels et humiliants: cela suffira. Il ne sera plus nécessaire d’engager, il ne faudra plus qu’enrôler ceux qui se présenteront d’eux-mêmes, et peut-être les places ne suffiront-elles pas' aux sujets; on pourra choisir. Les troupes auront, dans des corps plus robustes, un meilleur esprit, elles seront plus fîères et plus redoutables; elles ne déserteront point. Pour rendre ainsi l’armée plus imposante et plus heureuse, il n’en coûtera pas un sou à la nation. Faut-il que ce soit le tiers-état qui enseigne à la noblesse les premiers principes d’une constitution militaire? CHAPITRE VI. De l’impôt des aides à la vente des boissons en gros et en détail. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande unanimement que l’impôt des aides sur les boissons soit supprimé : Parce qu’il renferme une double imposition sur les vignes, déjà chargées de la taille et des vingtièmes comme les autres biens; Parce qu’il resserre le débit et décourage la culture d’une des principales productions du territoire ; _ Parce que c’est un impôt local dont la législation n’a aucune uniformité, et dont le fardeau ne porte que sur quelques provinces, encore avec inégalité. Les unes payent le droit de gros, les autres ne le payent pas; les unes payent les droits de détail au huitième, réglé ou fixé d’après une évaluation moyenne, les autres au quatrième effectif ; et chacun de ces droits est encore sujet à différentes variations dans chaque ville des provinces où les aides ont cours, tandis que les deux tiers du royaume en sont entièrement exempts; d’où suit que la répartition générale entre les provinces est faite sans règle et sans raison; Parce que dans chacune des provinces mêmes où les droits d’aides sont établis, la répartition sur les contribuables se fait encore contre tous les principes du bon sens et. de la justice, les droits de détail qui sont les plus lourds ne portant que sur le pauvre qui n’a pas le moyen de s’approvisionner en gros; Parce que la perception de tous ces droits exige des frais énormes et occasionne des procès et des accommodements beaucoup plus onéreux encore aux contribuables, et qui coûtent peut-être au jDeuple le double de ce que l’impôt rapporte au Mais surtout parce que la forme de cette perception est contraire aux bonnes mœurs, attentatoire à la liberté personnelle et à la liberté domiciliaire. Le tiers-état du bailliage de Nemours croit que la société n’a été instituée que pour assurer les droits des citoyens ; que les Français ne sont soumis au Roi et aux lois et n’acquittent les impositions qu’afin d’être protégés de toute la force publique, parfaitement libres dans leurs personnes, complètement maîtres dans leurs maisons. il croit que tout impôt qui exige des visites domiciliaires est une honte pour un Etat policé et doit en être banni à jamais. La nation assemblée ne pourra voir sans étonnement, et le cœur bienfaisant du Roi ne pourra considérer sans indignation, que dans un tiers du royaume les citoyens soient obligés d’ouvrir leurs portes de jour et de nuit à des hommes armés qui n’ont aucun uniforme, aucune marque caractéristique qui puisse les distinguer d’avec les brigands, qui sont crus à leur serment en justice, sans qu’il soit permis aux procureurs généraux de Sa Majesté, ni aux procureurs du Roi dans les sièges inférieurs, de faire aucune information sur leur vie et mœurs lorsqu’on les installe dans leurs fonctions, et que l’on confie à leur périlleuse parole la fortune, l’honneur quelquefois la vie des citoyens. Plusieurs de ces jeunes gens sont bien nés; il y en a beaucoup qui ont reçu une éducation distinguée; le plus grand nombre pourrait soutenir l’information de vie et mœurs, et c’est un malheur de plus, que les idées morales et les principes du droit naturel soient si généralement mis en oubli, que l’on puisse trouver des hommes d’un état honnête et formés dans les universités ou à la suite du barreau, qui veuillent faire un semblable métier. Mais eussent-ils naturellement les mœurs les plus douces� les intentions les plus droites, les tètes les plus sages, comment serait-il possible d’exécuter sagement, purement, humainement des lois insensées, corruptrices et cruelles? On ne sait ce qui l’emporte, de l’horreur ou du ridicule d’une législationqui condamne un homme pour avoir bu ou fait boire à ses amis, dans le cours d’une année, plus qu’il n’a été arbitré qu’il devait boire; qui le punit si ses tonneaux se sont trouvés mauvais, et si son vin a été perdu; qui ne règle pas même ce qu’il sera permis de boire dans une famille en raison des individus dont elle est composée, et qui n’accorde pas une bouteille de plus au pèrê de douze enfants qu’au célibataire isolé ; qui vexe par de grosses amendes et flétrit par l’accusation de fraude manifeste la combinaison que pourraient faire des citoyens qui, de peur qu’on ne fasse payer à l’un d’entre eux l’excès de leur consommation, réuniraient pour un repas commun le vin que cette législation barbare tolérerait cependant que chacun d’eux pût boire dans sa propre maison; qui ne permet pas même à un curé de secourir ses paroissiens par quelques bouteilles de vin de sa cave ; qui défend à tout particulier , vendant d’après une autorisation légale le vin de son cru, ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 123 [États gén. 1789. Cahiers.] de donner à un infortuné un morceau de pain ou un bouillon, s’il n’a pas payé pour le droit plus étendu de vendre son vin à assiette; qui expose la sensibilité française et la eharilé chrétienne à tomber dans une contravention si respectable, en envoyant des scélérats apostés, feindre l’excès du besoin devant leurs portes; qui prive ainsi les véritables pauvres des secours que leur donnerait l'humanité, avertie cle se contenir elle-même; qui remet à des commis qu’aucune loi n’empêche de trop boire, et dont une loi positive défend au ministère public d’inspecter les mœurs, le pouvoir d’insulter, de menacer, de frapper du bâton, de l’épée, du sabre, d’immoler même avec des armes à feu les citoyens qu’ils vont tourmenter dans leurs maisons, auxquels il est si pardonnable de les recevoir avec douleur ou même avec murmure, et qui, lorsqu’ils ont commis des excès vexatoires, les autorise à les traduire comme ils le jugeront à propos dans les procès-verbaux qui feront foi en justice et d’après lesquels le contribuable blessé ou ses parents, s’il est mort, peuvent être condamnés à des peines infamantes, et même aux galères. Personne, autre que ceux qui en vivent, ne peut demander qu’un tel impôt soit continué ; et même parmi eux il en est dont le patriotisme est supérieur à l’intérêt et qui verront sa destruction sans peine. Les opinions ne se partagent que sur la forme du remplacement. Quelques paroisses ont pensé que si l’on ne croyait pas pouvoir supprimer entièrement l’impôt particulier aux boissons et former le revenu public par des voies plus simples, il serait au moins possible, lorsque l’on fait tous les ans, après les vendanges l’inventaire dans les celliers, d’attribuer à l’Etat, sur la récolte qui est alors en évidence, une portion suffisante pour compenser le produit des droits d’aides, portion qui serait affermée par cantons sous la direction des assemblées provinciales, et délivrée en nature aux fermiers par les contribuables ; ce qui n’obligerait pas celui-ci de débourser de l’argent, ce qui néanmoins assurerait également le revenu du Roi, ce qui soutiendrait le prix des vins sur un pied plus égal, parce que, dans les années d’abondance, les fermiers, plus riches que les contribuables, retireraient de la circulation le vin livré pour l’impôt, et le garderaient pour le vendre plus favorablement dans les années de disette. On ne verrait du moins les commis ou le fermier qu’une fois dans l’année, ensuite de quoi le commerce du vin serait libre; on en ferait tout ce que l’on jugerait à propos ; on n’essuierait plus ni visites, ni procès-verbaux, ni saisies, ni confiscations, ni amendes; on ne serait plus exposé à des blessures, à des punitions qui touchent à l’honneur, pour l’usage naturellement licite d’une production de la terre qu’on ne se procure que par un travail pénible et que la bonté du ciel avait donnée pour inspirer la joie (1). . Le plus grand nombre s’est réuni à désirer que l’impôt fût mis en argent et par arpent de vignes (2). D’autres personnes ont jugé que cet impôt devrait, comme tous les autres, être exactement proportionné au revenu (3). (1) Ce plan est conforme à l’opinion de Chevannes. (2) C’est le vœu des paroisses d’Àufferviile, Auxi, Corbeilles, Lorcy, Lorrez, Mignerettes et Yille-Béon. (3) Les commissaires de l’ordre du tiers. CHAPITRE VII. Des autres droits d'aides , des octrois municipaux , des droits rétablis et des droits réservés. Les droits sur la vente des boissons en gros ou en détail ne sont pas les seuls droits d’aides : il y en a d’autres qui portent le même nom, et qui sont d’une nature différente. Ce sont : Divers droits de péage, tels, que celui qui se lève à Pont-sur-Yonne, dans le ressort du bailliage de Nemours ; D’autres aliénés à des officiers de toute espèce et perçus depuis au profit du Roi; D’autres concédés aux villes pour leurs besoins, doublés ensuite avec attribution de ce doublement au fisc, et augmentation successive de sou pour livre; D’autres établis à terme et pour indemniser les corps municipaux d’avances faites au gouvernement ; prorogés de même et détournés aussi de leur objet, pour accroître les finances, le tout sans uniformité, sans ordre , sans principe, comme dans un royaume au pillage. La seule" nomenclature de ces droits est une science épineuse, que le tiers-état du bailliage de Nemours, qui en connaît très-bien la vexation, ne se flatte pas néamoins de posséder parfaitement. Il se perd à travers les droits rétablis, les droits réunis, les droits réservés, les droits de tarif, de cloison, d’imposition, de rêve, de subsistance, d’entrée, d’octrois, de passage, de courte-pinte, de graissage, et tant d’autres sur le bestial, sur le poisson, sur le bois, sur les cendres, sur le suif et tant d’autres encore attribués à une armée de conseillers du Roi : commissaires jurés-visiteurs, marqueurs et contrôleurs de bois ; inspecteurs, contrôleurs de déchiragede bateaux ; contrôleurs, marqueurs et essayeurs d’étain ; contrôleurs, visiteurs, marqueurs de papiers et cartons ; inspecteurs de veaux ; jurés contrôleurs , courtiers, vendeurs de volailles, gibier, cochons de lait et chevreaux; jurés mesureurs de charbon; jurés porteurs de charbons; jurés vendeurs, contrôleurs et compteurs de marée ; jurés vendeurs, et contrôleurs de barillage de salines ; jurés vendeurs , contrôleurs et compteurs de poissons d’eau douce ; jaugeurs et mesureurs de vins et autres liqueurs ; jurés vendeurs et contrôleurs de vins ; courtiers et commissionnaires de vin et boisson ; couleurs de tonneaux ; chargeurs et déchargeurs de vin et boisson ; inspecteurs, visiteurs et contrôleurs généraux de police sur les vins ; vérificateurs des lettres de voiture ; inspecteurs gourmets sur le vin ; metteurs à ports, équipeurs, planchéyeurs et boueurs ; essayeurs ; visiteurs, contrôleurs et commissaires d’eau-de-vie ; inspecteurs, contrôleurs, visiteurs et essayeurs de bière; courtiers, commissaires à la vente et revente en gros de vins et autres liqueurs; jurés, vendeurs, contrôleurs, priseurs et visiteurs de foin ; courtiers, tireurs, chargeurs débardeurs, et botteleurs de la même marchandise ; jurés compteurs de foin ; jurés mesureurs, contrôleurs et visiteurs de grains et farine; jurés porteurs de grains et farines; leveurs de minot; m rés mesureurs et briseurs de farines ; jurés aulneurs, visiteurs de toiles ; commissaires contrôleurs, jurés mouleurs de bois ; aides à mouleurs ; contrôleurs et déchargeurs de bois ; inspecteurs, visiteurs, langueyeurs et contrôleurs de porcs; jurés mesureurs , contrôleurs et porteurs de chaux ; 124 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. inspecteurs, contrôleurs et visiteurs généraux de boissons ; inspecteurs aux boucheries, etc. Quelques-uns de ces officiers subsistent. Le Roi a réuni à son trésor les droits qu’il avait concédés à quelques autres. Mais sous quelque dénomination que ces droits aient été établis, on peut être sûr qu’ils durent encore. La plupart de ces droits ont été imaginés pour être perçus aux entrées ou sur les marchés des villes. Lés deux qui le sont le plus généralement sont ceux d’inspecteur aux boissons, et d’inspecteur aux boucheries ; on les a étendus , par analogie, sur les bourgs ouverts où il y a marché. Et par analogie encore, on a conclu que puisque ces droits étaient perceptibles dans des bourgs ouverts, ils devaient l’être dans les villages qui environnaient ces bourgs ou villes. D’abord a-t-on dit, à 500 toises de distance ; puis à une distance qui ne s’éloigne pas beaucoup de 500 toises; puis, pour plus d’exactitude, à 500 toises mesurées à vol d’oiseau ; on a pris pour prétexte qu’il fallait empêcher qu’il ne se formât auprès des villes des entrepôts dont les propriétaires pourraient profiter de la négligence des commis et faire passer leurs bestiaux ou autres marchandises dans les villes, en fraudant les droits d’octrois, d’entrées et des officiers. Mais si le raisonnement est bon pour les 500 premières toises, on ne voit pas pourquoi il cesserait de l’être à la cinq cent unième, à la six centième, à la millième, et de 500 toises en 500 toises, on engloberait tout le royaume ; peut-être en serait-on venu là si le Roi ri’eût pas convoqué les Etats généraux; déjà les droits établis pour être perçus à une entrée, à un passage gardé et fermé se trouvent étendus aune multitude de lieux ouverts, et comme on ne pouvait pas en garder les avenues, on s’est fait autoriser à vérifier et à percevoir dans ces lieux ouverts, comme pour les droits d’aides sur les boissons, par visi-tes domiciliaires dans les maisons. La loi a ordonné de fairedéclaration du nombre, de la quotité, de l’âge des bestiaux qui entreraient dans les lieux soumis aux droits des inspecteurs. Et si l’un de ces animaux, qu’il faut envoyer paître jusqu’à ce qu’on les tue, s’égare ou "est mangé par le loup, il faut acquitter le droit ; s’il meurt de maladie, il faut le constater par un procès-verbal. On est obligé d’avoir et de faire vérifier par les commis des registres de naissances et des extraits mortuaires pour les moutons et les veaux. De deux troupeaux qui paissent, si un mouton passe dans l’autre, les deux propriétaires sont regardés comme fraudeurs, et tous deux condamnables l’un pour avoir vendu un mouton, à ce que l’on suppose, sans avoir acquitté les droits ; l’autre pour avoir acheté, à ce que l’on suppose encore, un mouton sans avoir fait la déclaration. Cependant aucun des deux n’a vendu ni acheté ; mais le hasard a fait qu’au jour tombant, les bergers comptant mal, ou ne comptant pas, se sont trompés chacun d’un mouton, l’un en plus, l’autre en moins, sur un troupeau. Le tiers-état n’a pas besoin de dire combien toutes ces formalités inquisitoriales doivent occasionner de contestations, de procès, d’accommodements ou d’amendes et de frais litigieux; ce qu’il ne pourrait pas dire, ce que la raison devine, et combien une telle régie doit coûter au peuple, à l’insu même des régisseurs, au delà de ce qu’elle rapporte au Roi. L’embarras est compliqué dans les apanages, parce que plusieurs de ces droits y [Bailliage de Nemours.] ont été concédés aux princes, comme si un impôt pouvait être un domaine, et comme si quelque autre que le Roi devait et pouvait lever un impôt à son profit, moins encore un impôt que le Roi convient aujourd’hui n’avoir pas pu légalement établir sans le consentement de la nation, et que les cours avouent n’avoir pas pu valablement enregistrer. En attendant que les conséquences de ce point de droit soient déterminées aux Etats généraux, une double régie vexe les contribuables; ils ont affaire à différents directeurs ; la visite ordonnée par l’un peut suivre immédiatement celle qui vient d’être finie d’après les instructions de l’autre, et la paix n’a pas une heure assurée où elle puisse habiter dans une maison. On se plaint à Nemours que le régisseur du prince étant boucher, a un grand intérêt à gêner le commerce de ses confrères, pour rendre leur concurrence moins redoutable; on prétend qu’il se conduit quelquefois d’après cet intérêt. A ces droits d’inspecteurs ont été ajoutés les droits réservés, dont l’histoire n’est pas une des moins affligeantes parmi les tristes histoires qu’a produit l’esprit de fiscalité. En 1758, pour soutenir la guerre, le feu Roi demanda à la plupart des villes du royaume un don gratuit annuel qui devait durer pendant six ans ; et pour leur faciliter les moyens de le payer, il établit à l’entrée de ces villes des droits sur les boissons et sur les bestiaux, précisément de la même nature que les droits d’inspecteurs aux boucheries et les droits d’inspecteurs aux boissons. On y a joint dans quelques provinces, et notamment dans les villes et bourgs du bailliage de Nemours, des droits sur les bois et sur les fourrages. On perçoit à Nemours, jusque sur la bruyère, ces droits que le Roi n’a établis que sur les bois à brûler, ouvrés et à ouvrer. Un grand nombre de bourgs, et même de simples villages furent compris dans cet établissement de droits, comme s’ils eussent été des villes closes. Huit villages du bailliage de Nemours : Auffer-ville, Garentreville, Grès, Guercheville, Larchaut, Lorez-le-Rocage, Obsonville et Sceaux furent soumis à ces droits d’entrée, quoiqu’ils n’eussent ni murs ni portes, et les ont payés tous en leur en tier, àl’exercice dans les maisons, jusqu’en 1781. Depuis ce temps qu’un arrêt du conseil a paru les exempter, ils l’ont été en effet d’une partie de l’ancienne perception; mais on a continué d’y percevoir les droits d’inspecteurs aux boissons et d’inspecteurs aux boucheries, comme si ces villages étaient des villes closes ; quatorze autres villages, tous ouverts, sont soumis aux mêmes droits (1). Egreville, qui n’est pas clos non plus, et les hameaux qui l’entourent, et qui sont bien plus ouverts, payent encore le droit d’inspecteurs aux boissons, ceux d’inspecteurs aux boucheries et les droits réservés. Pourquoi les payent-ils ? pourquoi Auxi, Reau-mont, Ghâteau-Landon, Cherac et Nemours, Pont-sur-Yonne y sont-ils encore assujettis, puisque ces droits ne devaient durer que six ans, et devaient par conséquent cesser à la fin de 1764? C’est que d’abord, par simple voie d’administration, la perception a été prorogée depuis 1764 jusqu’en 1768; c’est qu’ensuite un édit d’avril 1768 a ordonné que celte prorogation aurait lieu (1) Ce sont Ampouville, Beaumont, Boesse, Branles, Bromeilles, Echilleuses, Fromont, Girouville, etc. [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] non plus au profit des villes, à la charge par elles de fournir une somme déterminée, mais au profit du Roi, d’abord pendant six ans; c’est qu’enfin, de prorogation en prorogation, ils sont arrivés jusqu’à ce jour, pour durer jusqu’au dernier décembre 1790, si d’ici là les Etats généraux n’y mettent ordre. Ainsi une perception annoncée comme passagère est devenue durable ; et toutes les villes, tous les bourgs, et dans les pays d’aides, tous les hameaux qui les environnent ont eu une surcharge de plus à supporter ; leurs habitants ont été trompés, ils ont été punis du zèle avec lequel ils s’étaient portés à fournir un don gratuit. Plusieurs de ces villes avaient eu la sagesse de ne pas faire percevoir à la rigueur les nouveaux droits établis sur leurs boissons, leurs bestiaux, leurs bois, leurs fourrages. Elles avaient cru devoir ménager leur commerce et leur peuple, profitant de quelques revenus patrimoniaux pour payer la somme qu’on leur avait demandée, ou jugeant avec raison qu’il valait mieux percevoir moins sur un plus grand commerce, que plus sur un commerce qu’on resserrerait trop et qu’on pourrait étouffer ; les unes avaient exempté plusieurs articles du tarif, les autres en avaient modéré tous les articles. Le conseil du feu Roi a osé les en blâmer dans le préambule des lettres patentes du 24 août 1769, qui ont ordonné de faire à la rigueur la perception des droits déjà prorogés contre la foi promise. Ne doit-on pas pardonner au peuple s’il montre ensuite de l’inquiétude, de la crainte et de la défiance, même lorsque le gouvernement est animé du plus grand zèle et du meilleur esprit ? Une troisième espèce de perception du même genre, du genre envahisseur, a eu lieu. La plupart des villes ont très-maladroitement pourvu à leurs besoins particuliers, par un esprit de magistrature municipale, qui veut régner sur le peuple, et administrer à son gré les affaires de la commune, non par un esprit de société qui consulte les hommes véritablement intéressés à la chose, et met en commun leur intelligence, leurs forces et leurs moyens. Les municipalités n’avaient pas pris garde (et l’on ne croirait pas que ce soit en effet une observation nouvelle) que les villes ne sont composées que de maisons, et que .leurs affaires n’intéressent essentiellement que les propriétaires des maisons qui ne peuvent en emporter leur fortune et auxquels il importe principalement, indélébi-lement, que les villes soient-propres, commodes, bien administrées, et que le commerce y soit florissant, puisque alors les maisons se louent bien et prennent une grande valeur. On n’avait pas songé que ce n’est pas de même l’affaire des fabricants, des artisans, des commerçants, des artistes et du peuple, qui vont très-bien clans une autre ville, si celle qu’ils habitent ne leur convient pas, si les consommations y sont trop chères, les rues incommodes, les abords difficiles ou les logements malsains, et si l’affluence des acheteurs ne s’y trouve point. Faute de ces prémices, on n’avait pas pu conclure que c’est aux propriétaires des maisons à se cotiser pour leur pavé, pour leurs lanternes, pour leur police, pour leur propreté, pour leurs chemins vicinaux, afin que les fabriques, le commerce, les arts et les amateurs trouvent agréable, sûr, utile et salubre d’y loger; qu’il n’y a rien de plus déraisonnable que de rançonner aux portes les matières et les aliments des fabriques, des arts et du commerce, dans l’espoir de ménager les propriétaires des maisons qui, par ce régime, deviendront désertes, ou seront louées d’autant moins cher, par des gens moins nombreux etplus pauvres, qui encore payeront moins exactement. Pas une ville n’a donc pensé à demander aimablement aux propriétaires de pourvoir aux besoins de la ville : toutes ont imaginé de demander au gou vernement la permission d’étab lir des droits d’entrée sur les consommations de leur peuple; ce que le ministère leur a très-gracieusement octroyé. Telle est l’origine des droits d’octrois municipaux, sous lesquels gémissent du plus au moins toutes les villes du royaume. Elles n’ont pas prévu qu’elles gêneraient leur commerce, qu’elles restreindraient leurs fabriques, qu’elles enchériraient les choses utiles à la vie pour leurs habitants ou en détruiraient la valeur pour les propriétaires du sol, et surtout qu’elles ouvraient un piège dans lequel il était à peu près impossible que plus tôt ou plus tard un gouvernement fiscal, qui ne consultait point la nation, ne les fît pas tomber. Le gouvernement, en effet, a trouvé une régie toute montée, peu ou point de frais nouveaux à faire, le consentement de quelques hommes, au lieu de celui d’un corps entier de propriétaires à obtenir. Il n’a jamais su l’importance de la liberté du commerce et delà facilité des consommations. 11 a imposé à son profit précisément la même somme qui était ou paraissait nécessaire pour les besoins des villes, et ensuite il a augmenté le tout des 10 sous pour livre. À ce prix il n’a pas été sévère à refuser des octrois municipaux; mais toute ville qui a eu besoin de lever 20 sous par cette forme pour ses ouvrages publics, a dû se soumettre à en payer en outre 40 au Roi , savoir, 20 sous pour le principal de la part du Rpi, qui doit être de moitié dufproduit de l’octroi municipal, et 20 autres sous pour les 10 sous pour livre, tant de la portion levée au profit du Roi, que de celle perçue au profit de la ville. Le fisc a fait en outre percevoir les 40 sous qu’il s’est attribués sur les villages et hameaux environnant les villes. Il l’a fait pour les octrois municipaux, comme pour les droits réservés et pour ceux d’inspecteurs aux boucheries. Ce que ces droits réservés d’octrois municipaux et d’inspecteurs ont fait de tort au commerce, en arrêtant et imposant toutes les productions, toutes les marchandises au passage de toutes les villes, dans toute l’étendue du royaume, est incalculable. On a fait imprimer, il y a“ vingt ans, le tableau des frais et des droits qu’il avait fallu payer pour envoyer un tonneau de vin de Toulouse à Paris. Ce vin ne valait que deux louis à Toulouse, il était très-bon, et s’était vendu à Paris 500 livres; mais le propriétaire avait été obligé de débourser en route 501 livre 15 sous. Il avait perdu son vin, sa barrique et 36 sous par delà ; et alors les droits étaient plus légers , il n’y avait pas en sus les 10 sous pour livre. L’atteinte que portent à la liberté, des visites dans les banlieues, pour les droits d’inspecteurs, pour les octrois municipaux, pour les droits réservés, n’est guère moins nuisible et paraît avec justice plus révoltante et plus cruelle. Quoique les principes de la morale et de la société soient encore peu connus et que les gouvernements aient volontairement ou involontairement fait ce qu’ils oot pu pour les obscurcir, il n’y a pas eu moyen de les effacer entièrement du cœur ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 126 [Etats gén. 1789. Cahiers.] de rhomme. Chacun sent qu’il ne doit pas être soumis à une législation arbitraire et confuse; qu’il devrait être libre de faire toute action innocente en soi; qu’il devrait être maitre dans sa maison ; qu’il est très-dur de recevoir des gens qui viennent tout fouiller et tout déranger pour chercher l’occasion de faire un procès au père de famille et d’enlever le pain de ses enfants. On cite à Nemours l’exemple d’employés aux droits d’inspecteurs aux boucheries, qui ont poussé leurs recherches jusqu’à faire ouvrir des armoires pour savoir si on n’y avait pas caché un veau, une vache ou un mouton. Cela est très-désagréable aux femmes qui tiennent à l’ordre et à l’arrangement qu’elles ont mis dans leur ménage; cela est très-désagréable aux hommes qui sont naturellement indignés de tout acte injuste d’autorité ; car c’est pour résister à l’injustice et pour en préserver leurs familles que Dieu leur a donné de la raison et du courage. Dans cette position on éprouve un combat intérieur et pénible entre le sentiment de respect et de soumission aux ordres du Roi, et celui de la liberté naturelle à tous les hommes, de la fierté particulière aux Français qui portent tout citoyen dans sa propre maison, plus que partout ailleurs, à repousser vigoureusement la violence et l’injure, et à se faire justice par la force. Si l’on se modère, alors on est malade; si l’on ne se modère pas, on est puni. Le tiers-état du bailliage de Nemours recommande à ses députés de faire les plus grands efforts pour qu’il soit bien décidé aux Etats généraux que nul Français ne sera désormais soumis à une si rude épreuve, que toute visite domiciliaire sera interdite aux employés du lise, et que jamais on ne pourra faire ouvrir une maison sans l’aveu du propriétaire, si ce n’est d’après l’ordonnance du juge, pour acquérir la preuve d’un délit dénoncé, sur lequel il serait permis d’informer, ou en cas de flagrant délit et de clameur publique, toujours en présence d’un officier de police ou de justice. Le tiers-état du bailliage de Nemours a encore une observation à faire sur les différents droits qui l’ont occupé dans ce chapitre. Ceux d’octroi municipaux, les droits réservés, et leur perception rigoureuse dans les banlieues des villes, n’ont pu être rétablis dans tout le royaume. U n’y a que les provinces où les droits d’inspecteurs aux boucheries et ceux d’inspecteurs aux boissons l’avaient été précédemment, dans lesquelles on ait pu trouver des moyens efficaces de perception ; les autres provinces et les pays d’Etats en ont été quittes pour des abonnements modérés et qui, se percevant avec les impositions ordinaires, n’entraînent ni frais particuliers de régie ni vexations spéciales pour le commence et pour le peuple. Dans ces provinces, du moins, on ne lève sur les contribuables, ni pour les droits réservés, ni pour les octrois municipaux, que les sommes qui tournent au profit du Roi. Dans les provinces d’aides, au contraire, on lève beaucoup davantage ; il faut payer de plus les frais des commis que M. le directeur général des finances estime à 18 p. 0/0 dans son livre sur l’administration ; il faut supporter en outre la vexation des visites, celle des procès, et la dépense des accommodements. Ainsi ces provinces sont à la fois plus chargées et plus vexées que les autres, et la proportion qui devait régner entre toutes les provinces est rompue. On ne peut rien imaginer de plus indigne de la raison et de la sagesse, qui doivent diriger les opérations publiques d’une grande nation, que la bigarrure de fiscalité. Chaque province a ôté regardée comme un Etat séparé avec lequel le gouvernement était perpétuellement en guerre par la force et par la ruse, et qui finissait par traiter de puissance à puissance, suivant le sort des armes et la capacité des généraux. Une province accordait, l’autre refusait, la troisième modifiait l’impôt suivant sa volonté, selon le crédit plus ou moins grand que la cour avait dans chaque capitale, selon la soumission plus ou moins grande du peuple, suivant la complaisance plus ou moins grande des parlements et des cours des aides ; le ministère n’avait aucune vue, nul but que celui d’attraper le plus d’argent qu’il pourrait, sans trop de querelle, en coulant le temps et restant en place. 11 montrait alternativement l’avidité sans pudeur et la faiblesse sans honte, ou, pour mieux dire, ce n’était pas alternativement, c’était au même instant qu’il donnait les deux spectacles, et les variait dans les différentes provinces du royaume ; alors, malheur aux timides ! Et que pouvaient devenir le respect dû à l’autorité, le zèle pour porter sa part des charges publiques? La résistance audacieuse était récompensée par l’exemption; le patriotisme généreux était puni parles vexations multipliées ; tous les sentiments honnêtes et sociaux étaient étouffés, réprimés et sapés dans leurs fondements ; l’intérêt personnel devait devenir la loi unique, et il l’est devenu; la morale publique et privée s’est détériorée chaque jour. Le tiers-état du bailliage de Nemours ne peut terminer ces observations trop vraies et ces réflexions trop affligeantes, qu’en demandant au Roi et aux Etats généraux de refondre ce système incohérent et barbare et d’v substituer un plan où les principes d’union et "de société se fassent sentir dans toutes les parties et couvrent de leur influence auguste tous les efforts des intérêts particuliers : un plan qui ramène les mœurs à l’équité, à l’amour de la patrie, qui égalise les contributions non-seulement d’ordre à ordre, mais aussi de province à province, de district à district, de ville à ville, et de paroisse à paroisse (1), à raison des revenus, de manière que l’on ne puisse pas dire qu’il vaille ni mieux ni moins être citoyen de File de France ou de la Picardie, que de l’ètre de la Bretagne, du Languedoc ou de la Provence ; qu’il soit par tout le royaume également avantageux et doux d’être Français, et qu'il ne puisse y avoir aucun autre esprit que l’esprit public, CHAPITRE VIII. Des divers autres droits inquisitoriaux. C’est avec beaucoup de répugnance que le tiers-état du bailliage de Nemours emploie le nom de droits pour désigner, les différents impôts dont il a parlé dans les deux chapitres précédents et ceux qui lui restent à examiner dans celui-ci. 11 n’y a rien qui soit plus opposé à un droit qu’un impôt oppresseur de tous les droits, et qui ne peut être levé qu’en déployant la prétention et Je pouvoir de troubler et d’interrompre les travaux des citoyens, de violer leurs maisons, de gêner leur liberté, de porter atteinte à leur propriété, de mettre en danger leur sûreté. Une province parlant à la nation et au Roi doit donc protester qu’elle ne peut reconnaître aucun (1) La ville de Nemours et la paroisse de Jacqueville demandent qu’on supprime les privilèges des villes franches, de manière qu’aucune ville ne puisse échapper à l’égalité de la contribution. 127 [États gén. 1789. Cahiers.] droit dans une telle manière de percevoir les impôts; et qu’il lui paraît que la dénomination des droits n’a pu lui être prodiguée que par des financiers qui n’avaient pas de notion des droits ni des devoirs sur lesquelles est assise la constitution des empires. Cette protestation déposée entre les mains des Etats généraux, le tiers-état dn bailliage de Ne-mou rs continuera de faire quelquefois usage des expressions communes pour être plus aisément entendu. Mais il demande aux Etats généraux de lui donner acte que c’est sans qu’on en puisse inférer la plus légère approbation d’un langage ui choque les droits de la raison, de la société et e l’humanité. § 1. — Des droits de marque d'or et d'argent , et de ceux d'essai et de contrôle. Les droits de marque d’or et d’argent auxquels ont été réunis ceux que le Roi avait concédés à des officiers essayeurs et contrôleurs sont, parmi les droits inquisitoriaux, ceux qui occasionnent les abus les moins criants, attendu que les employés du fermier des droits de marque, quoique autorisés à des visites domiciliaires, ne peuvent les faire cependant qu’en présence d’un juge; il faut payer le juge, il est vrai ; mais du moins on jouit davantage de la sûreté personnelle que son ministère doit garantir. Cette présence du juge est un égard que la législation a cru devoir à des ouvriers aussi distingués que ceux qui travaillent les matières d’or et d’argent, Car dans l’extrême confusion où les idées morales sont tombées, une multitude de classifications, toutes plus absurdes les unes que les autres, se sont introduites entre les citoyens d’un même ordre, et l’éclat du luxe dominant les esprits, on a estimé l’ouvrier, non en raison de l’utilité de son travail, ou du degré d’intelligence qu’il exige, mais en raison de la matière sur laquelle il s’exerce. Un orfèvre et un chaudronnier font un travail semblable, de la même manière, avec des outils pareils ; ils sont autant roturiers, c’est-à-dire autant hommes et citoyens l’un que l’autre ; mais l’un n’emploie que le'cuivre, le fer et l’étain, tandis que l’autre fait usage de l’or et de l’argent : et la loi civile qui doit être si impartiale, met entre eux de la différence. L’or-févre est des six corps : il peut, dans les grandes villes, prétendre à la noblesse municipale. ‘La loi fiscale même, si généralement impitoyable, montre aussi de la distinction ; aucune liberté ne lui est sacrée; mais quand il s’agit de celle d’uu orfèvre, elle donne une marque d’attention, elle emploie un ménagement, elle ajoute une précaution do plus. L’orfévre donc a l’avantage que les commis qui le visitent sont accompagnés par un conseiller de l’élection : du reste son sort n’en est pas beaucoup meilleur; et l’on va voir que le droit de marque le soumet, ainsi que les autres ouvriers en or et en argent, à des gènes très-nuisibles à son repos, et qui mettent un grand obstacle aux progrès de son commerce. 11 y a dans la marque de l’or et de l’argent un objet d’utilité : c’est d’en constater le titré ; et si ce service public n’entraînait d’autres frais que le salaire légitimement dû à ceux qui le vendent, on ne pourrait y voir que des avantages et la garantie d’une bonne foi honorable et utile à la société. Mais le fisc salit tout ce qu’il touche; il sépare toujours le monarque de la nation. Au lieu de consulter avec elle pour les besoins publics, auxquels nulle nation sensée ne refuse de [Bailliage de Nemours.] pourvoir, il se tient à l’affût des occasions d’attraper quelques sommes, de faire surpayer le travail des officiers publics, de mettre en monopole même le bien qu’il fait. Selon la manière de les envisager, ces petites manœuvres font rire ou pleurer les philosophes ; elles devraient toujours indigner les rois. Il n’y a cependant encore eu que Théodose qui ait été assez instruit pour dédaigner ce genre de revenu, et pour dire : « Je suis empereur, et vous me faites patron de galère. » L’essai, qui serait le seul motif du payement d’un droit propre à en acquitter les frais, ne se fait pas même par le percepteur de l’impôt; il en est totalement séparé; il a un salaire indépendant et différent. Ainsi l’impôt reste dans toute sa pesanteur et dans toute son inutilité. Cet impôt, avec ses sous pour livre, est de 6 livres 6 sous par once d’or, et de 4 livres 4 sous par marc d’argent : c’est environ 7 p. 0/0 de la valeur de la matière, et pour les ouvrages communs 30 p. 0/0 du profit qu’y peut faire l’ouvrier. Gomment un gouvernement qui veut favoriser les arts; comment M. Colbert, tant vanté pour l'amour qu’il leur portait, ont-ils pu soumettre à des impôts de cette pesanteur les travaux qu’ils avaient intention d’encourager? On ne peut jeter un coup d’œil sur aucune partie de notre législation fiscale et commerciale sans être frappé des ravages de l’irréflexion et de l’ignorance. Si les ouvrages d’or et d’argent sont destinés pour l’étranger, ils ne sont, il est vrai, soumis qu’au tiers des droits de marque ; encore n’est-ce que depuis 1733 ; encore est-ce à la charge qu’ils devront être déclarés pour l’étranger dans le cours de leur fabrication, marqués en conséquence, d’un poinçon particulier, enfin expédiés par un petit nombre de bureaux de sortie, sous acquit-à-caution, et chargés des plombs delà douane, à peine de quadruple droit : d'où il suit que nul orfèvre ne peut jouir de l’avantage de ne payer que 10 p. 0/0de la valeur de son travail, excepté dans le cas d’une commande spéciale qui lui serait venue de l’étranger longtemps d’avance, et ensuite en s’astreignant à une série de précautions minutieuses et pénibles. Il ne peut envover ce qui se trouve tout fabriqué dans sa boutique sans en acquitter les droits en entier. Il doit les mêmes droits pour toute la vieille marchandise qu’il achète ou qu’il revend. Il est obligé à cet effet de tenir un registre, et de le présenter aux commis à chaque visite. Malgré cette précaution, la disposition de la loi à cet égard est ordinairement éludée. La difficulté d’y tenir la main l’a fait tomber en désuétude : elle reste seulement dans les greffes des cours et les registres des employés, comme ces anciennes armes qui ne sont plus d’usage, mais que l’on conserve dans les arsenaux et qui pourraient encore tuer au besoin. Le droit est dû par tous les ouvrages quelconques d’or ou d’argent étrangers ou nationaux, au titre ou non, qui se trouvent chez les orfèvres, les fourbisseurs ou les horlogers. Il est défendu à ceux-ci de recevoir chez eux aucune montre d’or ou d’argent qui ne soit pas contrôlée, et si une montre de fabrique étrangère va mal, il faut non-seulement que l’étranger ou le Français auquel elle appartient, lorsqu’il veut la faire raccommoder, paye le raccommodage, unique chose qui lui soit nécessaire, il faut encore qu’il paye le droit de contrôle. On imprime en ce cas sur la montre ou sur la pièce d’orfèvrerie ou de bijouterie présentée au ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 128 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] contrôle, et qui n’a pas 'été primitivement marquée de la marque d’essai, le poinçon qu’on nomme de décharge et qui ne certifie "que l'acquittement de l’impôt, mais c’est une marque française ; elle sert à tromper les ignorants et à faire* croire que le bijou est au titre de France. Pour s’assurer l’exécution de ces lois fiscales, les commis (assistés il est vrai de l’élu) ont le droit de fouiller les recoins les plus secrets des maisons des orfèvres et joailliers, des horlogers, des fourbisseurs, des coùteliers, des armuriers et des merciers-bijoutiers ; ces commis, fortifiés de la robe noire qui les accompagne, et que le peuple qui s’ameute prend pour un commissaire de police qui va constater un délit, peuvent pénétrer jusque dans la chambre d’une femme en couches, et il n’y a pas d’année qu’il ne s’en trouve dans cette situation qui périssent victimes de l’effroi et de la colère que leur causent ces visites imprévues. Gomme il s’agit de recherches qui portent sur des objets de petit volume, il n’y a pas un tiroir, pas un coffre, pas un portefeuille qui ne doivent être ouverts. Un arrêt de la cour des aides enjoint à toute la classe des ouvriers, des artistes et des marchands d’objets en or et en argent, et à leurs femmes de vider et retourner leurs poches à la première réquisition des commis. La présence du conseiller de l’élection n’empêche pas que cette injurieuse cérémonie ne cause une peine profonde à ceux qui s’y voient soumis. Les tireurs d’or dont les' fils ont à peine la grosseur d’un cheveu, les batteurs d’or dont les feuilles n’ont pas l’épaisseur des ailes de mouche, et dont il est de toute impossibilité de marquer les ouvrages, sont soumis comme les orfèvres au droit de marque. Rien de ce qui pouvait amener une occasion de payement n’a été oublié dans la législation qui le concerne ; mais tout ce qui pourrait favoriser ou faciliter le commerce des ouvrages d’or et d’argent est encore à faire. Nous sommes asservis à ne fabriquer qu’à un seul titre, tandis que les autres nations fabriquent au titre qui leur plaît et avec moins de goût et d’habileté quelesFrançais; ils entraînent les acheteurs par la modicité du prix de leurs ouvrages. Cette prohibition réglementaire, de fabriquera plus d’un titre, prononcée dans la vue louable, mais peu éclairée, de maintenir la bonne foi, n’a servi qu’à légaliser une fraude honteuse et grossière. La nécessité de se rapprocher des prix de l’étranger fait que la plupart des orfèvres et des bijoutiers français ne s’asservissent plus à fabriquer au titre que les plaques susceptibles d’em preinte, et font à un titre inférieur les filets, les charnières, toutes les petites pièces de rapport. Ainsi la marque de France couvre le faux et certifie un titre qui n’est pas celui de France. On a proposé de remédier à cet abus et de rendre à nos artistes la faculté de concourir avec. l’étranger, sans fraude, par un moyen juste et raisonnable, conforme à la fois au droit naturel et au droit social. Ce moyen d’établir la liberté de fabrique à toutes sortes de titres, pourvu que le titre fût visiblement et légalement certifié par un numéro que l’essayeur imprimerait sur les matières et qui indiquerait le nombre des carats de fin pour For, et le nombre des deniers de fin pour l’argent. On a fait voir qu’en ce cas l’acheteur connaîtrait le véritable titre, et par conséquent le véritable prix du bijou qu’on pourrait lui présenter; et que la foi due à la marque française n’empêcherait pas les Français de concourir avec les autres nations et de les primer comme autrefois dans le commerce des bijoux. On a montré qu’il suffirait de tenir la main à ce que les pièces de rapport fussent au même titre que les pièces principales ; ce qui ne demande que de punir de temps en temps, par les règles ordinaires, ceux qui se permettraient à cet égard une fraude constatée ; chose que l’on peut faire sans troubler la paix de leurs maisons, par plusieurs formes qu’une législation humaine et prudente saura trouver, et que le tiers-état du bailliage de Nemours croit devoir s’abstenir d’indiquer, dans le moment surtout où il ne s’agit que de montrer les abus et le danger des visites domiciliaires. Il demande aux Etats généraux : De prendre en considération les avantages de ce régime pour la fabrication et le commerce des ouvrages d’or et d’argent ; De supprimer les visites domiciliaires chez les marchands, artistes et artisans qui se livrent à ce travail et à ce commerce, comme chez tous les autres citoyens ; De réduire le droit de marque à ce qui sera nécessaire pour le salaire des essayeurs ; Et de décider solennellement que FEtatnepourra tirer aucun revenu d’aucun service public, mais seulement de la concession de la nation même, et par des voies claires qui contribuent toutes à bien établir à raison de quel revenu chacun contribue, que la proportion à laquelle il doit être soumis est atteinte, et qu’elle n’est excédée pour personne. Il observera, en finissant cet article, que le droit de marque d’or et d’argent n’a pas lieu dans tout le royaume; que le province de Franche-Comté, d’Alsace, de Hainaut et de Cambrésis en sont exemptes : et qu’il aide ainsi pour sa part à l’inégalité de la répartition des charges publiques entre les provinces. § 2. — Du droit de marque des fers. Le droit de marque des fers est encore un de ceux qui ajoutent à l’inégalité des contributions entre les différentes provinces du royaume. 11 a lieu à la fabrication et à l’entrée dans le ressort du parlement de Paris, excepté cependant le pays d’Aunis, qui en a obtenu l’exemption par une de ces résistances particulières dont le tiers-état du bailliage de Nemours a parlé dans le chapitre précédent. Il se lève pareillement à la fabrication et à l’entrée dans le ressort du parlement de Dijon et de Metz et de la cour des aides de Clermont-Ferrand. Il ne se perçoit qu’à l’entrée et à la sortie et non pas à la fabrication, dans le ressort des parlements de Grenoble et de Toulouse. Il n’est exigible qu’à l’entrée dans le ressort du parlement de Rouen. Il n’existe pas du tout dans les autres provinces. Gette diversité oblige d’entretenir 400 lienes de barrières spéciales dans l’intérieur du royaume. Elle augmente sans règle la contribution de quelques provinces, elle décourage dans toutes les fonderies, les forges et les fabriques de fer et acier. C’est un vœu du gouvernement que la nation française puisse à cet égard égaler un jour les travaux des Anglais, et le tiers-état est capable de remplir ce vœu ; mais comment le pourrait-il, si les fabriques de la moitié du royaume sont sévèrement réglementées, s’il est ordonné aux [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] |29 maîtres de forges de couler les gueuses dans des moules numérotés, défendu de se tromper de numéro à peine d’amende, défendu de mettre le feu aux fourneaux sans avoir averti les commis , ordonné de recommencer les numéros dans le cas où le premier feu n’aurait pas produit tout son effet et où il y faudrait un changement; s’ils sont obligés, avant que les matières de fonte, plaques de cheminée, chaudières, marmites, tuyaux, bombes ou boulets soient refroidis, de déclarer la qualité et la quantité des marchandises jetées en moules, en désignant chaque pièce sans aucune erreur; s’il leur est enjoint de faire peser aussitôt après le refroidissement; défendu de mêler les marchandises provenant d’une coulaison avec celles provenant d’une autre ; s’ils sont contraints de déranger, au premier ordre, tous les ouvriers et de leur faire perdre un jour pour remuer, en présence des commis, tous les pesants fardeaux que présente le fruit du travail d’une forge ou d’une fonderie ; et si le résultat de tant de gênes et de tant d’occasions de procès, de saisies, de confiscations et d’amendes, est encore un droit qui, avec les sous pour livre, est de plus de 5 p. 0/0 du prix total de la marchandise, c’est-à-dire d’environ 30 p. 0/0 du profit que peut faire l’entrepreneur? Comment ces fabriques importantes prospéreraient-elles, même dans les provinces où elles semblent plus libres, tant que leurs ouvrages ne pourront pénétrer dans les autres provinces où se fait la plus grande consommation, sans être arrêtés sur les routes, soumis à des déclarations, déchargés, comptés et pesés pour vérifier si ces déclarations sont exactes ; exposés à des procès-verbaux, des saisies, des confiscations et des amendes, si une barre de fer a été volée ou perdue en route; rechargés enfin et conduits au lieu de la consommation, avec l’augmentation de dépense qu’entraînent ces faux frais et ces retards, et avec la surcharge du droit de 5 p. 0/0 de la valeur et 30 p. 0/0 du profit? Dans le bailliage de Nemours, à Néronville et à Souppes, il existait il y a quelques années une très-bonne manufacture d’acier qui était excellent, surtout pour la coutellerie et pour les limes. On lui avait promis l’exemption du droit de marque des fers, tant à la circulation pour les ouvrages de sa fabrique que pour les fers en barre qu’elle tirait de Suède, et qui servaient à l’alimenter. On lui a manqué de parole ; le fisc a trouvé des prétextes pour éluder les engagements du ministère. Les autres avantages qu’on lui avait faits, et le titre de manufacture royale dont on l’avait décorée ne lui ont servi de rien, elle est tombée; le capital des entrepreneurs est consumé, ses moulins, ses fourneaux, des martinets disposés et montés avec intelligence, sont des immeubles précieux qui périssent entièrement perdus pour l’Etat. On parle d’autres efforts pour des entreprises du même genre dans d’autres cantons et dans d’autres provinces, mais si le droit de marque subsiste, ils n’auront pas plus de succès. § 3. — Du droit sur les huiles elles savons. 11 est impossible de trouver aucune raison pour l’établissement ni pour la proportion des droits qui ont été mis sur la fabrication et le commerce de certaines marchandises, et pour la préférence ruineuse qu’on leur a donnée. 11 est visible que le gouvernement s’est conduit à leur égard comme un oiseau de proie qui fond sur l’animal que le hasard offre à sa vue, pourvu qu’il ne puisse lui résister. Aucun de ces impôts ne présente la plus lre SÉRIE, T. IV. légère trace d’un esprit national, ou social, ou paternel, ou administrateur. Le droit sur les huiles a commencé, en 1705, par une création d’officiers jurés, contrôleurs, visiteurs des huiles; supprimés en 1708, recréés en 1709, sous le titre d’inspecteurs, visiteurs des huiles; supprimés de nouveau en 1710, avec ordre de percevoir au profit du Roi les droits qui leur avaient été attribués : ce qui a été continué depuis ce temps. Celui . sur les savons a été établi en 1711, par simple arrêt du conseil, de peur que l’huile employée à la fabrication du savon ne jouît de l’exemption sous cette nouvelle forme. On ne s’était point informé, en faisant ces lois, si l’huile ou le savon étaient de quelque usage dans les fabriques ou dans les arts. Aucune espèce de lumière ni d’équité n’avait eu part à la législation de ces droits; elle était si imparfaite, comme l’atteste l’édit de 1716 qui l’a un peu améliorée, que les mêmes huiles avaient à payer quatre ou cinq fois les mêmes droits avant d’arriver au lieu de leur consommation. Cet édit de 1716, qui fait la base de la jurisprudence actuelle sur cette matière, ordonne que le droit ne sera perçu qu’une fois à l’entrée sur les huiles étrangères et à la fabrication sur les huiles nationales. Il confirme et continue les droits sur les savons. Le principal de ces droits est de 6 deniers par chaque livre pesant de toutes les huiles d’olive, d’amandes, de noix, de poissons, quoique les prix de ces huiles soient très-différents ; de 3 deniers par livre pesant d’huile de térébenthine, et de celle de lin, de chenevis et d’autres graines ; et de 1 sou par livre aussi pesant sur toutes les huiles de plus grande valeur. Le principal du droit sur le savon est de 30 sous par quintal. Onperçoit aujourd’hui les 10 sous pour livre en sus de tous ces droits. On les avait même doublés au moins d’août 1781 , ce qui équivalait à un triplement, à cause des 10 sous pour livre : mais cette fois le coup se trouva si fort, etles cris furent si perçants, que le fisc fut obligé de reculer. Il lui fallut un an pour se résoudre à cette démarche nécessaire, et l’on sent ce que souffre le commerce par des maux si imprévus et si rapides, si lentement réparés. Aujourd’hui ces droits ne sont plus que de 9 deniers par livre d’huile ordinaire, de 18 deniers par livre d’huile supérieure et de 45 sous par quintal de savon. La partie de ces droits qui se perçoit à l’entrée du royaume peut être regardée comme un droit de traite, qui du moins ne porte pas atteinte à la liberté intérieure. Le droit sur les huiles cependant, soit à l’entrée, soit à la fabrication, nuit beaucoup à la fabrique des savons, qui ne peut être profitable qu’autant qu’elle est faite soit avec les huiles communes tirées de Grèce ou d’Italie, soit avec les huiles de différentes graines que [l’on peut cultiver avec succès dans nos provinces du centre ou du nord de la France, mais qui seraient brûlées par le soleil dans celles du Midi. La fabrique du savon est donc prohibée de fait dans toute l’étendue du royaume, puisqu’on ne pourrait en faire qu’avec de l’huile qui aurait payé soit à l’entrée, soit à la fabrication, 9 deniers par livre pesant, ou 3 livres 15 sous par quintal, et à la charge de payer encore 45 sous par quintal de savon; sous le faix de ces droits, nulle manufacture 9 130 (États gén. 1789. Cahiers.] de savon n’est possible ailleurs que dans les ports francs, où du moins le droit sur les huiles n’est pas payé. C’est par cette raison qu’il n’en existe en effet qu’à Marseille. Nos moulins à foulon, nos fabriques de lainages, nos blanchisseries de toute espèce sont obligés d’en tirer leurs savons, et par conséquent de les payer beaucoup plus cher que s’ils pouvaient en avoir la fabrique à leur porte, ou dans l’intérieur de leur manufacture. Le droit sur les savons de Marseille s’acquitte au bureau de Septèmes lorsqu’ils entrent par terre, ou dans le port d’arrivée lorsqu’ils sont envoyés par mer. Mais si l’acquit s’en égare, il faut payer de nouveau, selon différentes proportions, autant de fois que la marchandise passe parles bureaux des différents droits de traite, et encore une fois le droit en entier à la frontière des provinces soumises au tarif de 1664. Le droit sur la fabrication des huiles ne se perçoit pas dans les provinces où les droits d’aides n’ont pu être établis; mais leurs huiles acquittent le droit lorsqu’elles entrent dans les provinces d’aides ; et si ce sont des huiles étrangères qui aient déjà payé le droit à l’entrée du royaume, elles le payent deux fois, de quelque utilité qu’elles puissent être à nos manufactures de laine. Dans les provinces d’aides, le droit est perçu à la fabrication ; ceux qui font de l’huile sont ténus de le déclarer au bureau des aides, à peine d’amende et de confiscation de l’huile, des moulins, des machines et autres ustensiles servant à la fabrication . Ils sont tenus de déclarer de plus chaque fabrication ; et les commis sont autorisés à toutes les visites et perquisitions qu’ils jugent nécessaires pour vérifier si les déclarations sont exactes; tous les mêmes procès qui peuvent avoir lieu pour les soupçons de fraude relativement à la confection et au débit des boissons, peuvent se faire pareillement pour la fabrication et le premier débit des huiles. Ils s’ensuit que dans les provinces d’aides la fabrication des huiles est extrêmement découragée et qu’on n’y cultive presque aucune des plantes dont les graines sont propres à cette fabrication, à moins que ces plantes n’aient une autre propriété, comme le lin, le chanvre ; encore est-il sensible que leur culture serait bien plus animée si l’on voyait que leur huile fût un objet de profit, au lieu' d’en être un de vexation. Les colzas, qui sont une source immense de richesse pour la Flandre et pour l’Artois, sont à peine connus dans les provinces d’aides; et l’on ne trouverait pas de profit sensible à les y cultiver. Ainsi nous perdons dans ces provinces des branches importantes de culture, et le savon si nécessaire à tous les arts est pour le royaume entier une marchandise chère. En Angleterre, au contraire, on fait des savons de toute espèce d’huiles végétales ; on y fait même, avec des huiles animales , des savons liquides qui sont d’un usage très-bon et très-économique pour les fabriques de laine. Nous voudrions soutenir la concurrence , et nous le pourrions très-bien; personne ne nous en empêche que nous-mêmes, que la multiplicité de nos lois fiscales, que les barrières qu’elles opposent partout au travail, que les obstacles qu’elles mettent à l’abondance et à la circulation des matières premières, ou des substances qui servent aux préparations des arts, que le défaut général de lumières sur Futilité publique et sur les droits des citoyens. [Bailliage de Nemours. ] Le gouvernement a été toujours bien intentionné ; il a souvent dit de bouche et de cœur aux arts, aux fabriques : Allez, prospérez ! Mais à peiney a-t-il eu quelques instants où ses yeux aient cessé d’être couverts d’un bandeau, et son bras a constamment frappé en aveugle sur les fabriques et les arts. Si le tiers-état du bailliage de Nemours demande que tous les droits intérieurs de fabrication et de traite sur les huiles et les savons soient supprimés, que les fabricants soient ainsi délivrés des visites domiciliaires relatives à la perception de ces droits, soient rendus à la culture, et que la faculté d’avoir du savon en abondance et à bon marché soit accordée à tous les ateliers de nos fabriques. Il est convaincu que vu même le faible produit que donne le droit de fabrication sur les huiles dans l’intérieur, le découragement qu’il apporte à la culture, et l’obstacle qu’il met aux fabriques et au commerce, le trésor royal s’enrichira par cette suppression, au lieu d’y rien perdre. § 4. — Du droit sur les amidons. Le tiers-état a beaucoup souffert des raisonnements superficiels que s’est permis un certain ordre de politiques, d’administrateurs et de financiers qui, après avoir épuisé tous les moyens d’impositions (excepté ceux qui auraient été conformes à l’esprit de société, au respect que méritent les droits des citoyens, aux principes de l’égalité et de l’üniformité entre les provinces, entre les ordres), ont cru avoir la plus belle des idées, en disant : Imposons les arts de luxe, ceux qui ne sont pas de première nécessité. Ces habiles gens ne prenaient pas garde que les arts de luxe sont exercés par des hommes qui n’ont point de luxe; que les travaux qui ne sont pas de première nécessité fournissent à la nécessité d’une multitude de familles utiles et honnêtes, dont les ouvrages, renfermant beaucoup de valeur sous peu de volume, sont transportés au loin chez l’étranger et procurent à la nation les moyens d’acheter d’autres objets de jouissance qui contribuent à rendre les familles plus heureuses et l’Etat plus florissant. C’est à cette politique étroite, fiscale et réglementaire que le droit sur les amidons doit sa naissance. Ce droit est de plus de 30 p, 0/0 de la valeur totale de l’amidon; sa proportion avec le profit doit par conséquent être énorme. L’édit par lequel il a été établi, a formellement interdit tout progrès dans Fart de l’amidonnier ; il a déterminé les matières qui pourraient être employées à faire de l’amidon, et défendu défaire usage d’aucune autre. Les rédacteurs ignoraient qu’il y a un grand nombre de végétaux qui contiennent, dans une extrême abondance, la substance amilacée; que le marron d’Inde, la châtaigne commune, la pomme de terre, Torchis et plusieurs racines en sont presque entièrement composées; cela ne fait rien du tout à un auteur de règlements fiscaux; cela fait beaucoup à une science et à un art. Le tiers-état du bailliage de Nemours a déjà eu occasion de remarquer que l’on ne peut savoir, de ces deux sœurs si naturellement et si étroitement unies, l’ignorance et la méchanceté, laquelle est la plus funeste. Il n’est pas permis aux amidonniers de faire aucune expérience sur les matières fécondes en amidon, que la nature a placées sous leurs mains ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 131 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] et qui pourraient devenir une nouvelle source de richesse. Celui qui s’y hasarderait serait saisi et même déshonoré par les commis, comme ayant tenté de falsifier l'amidon. Le même éclit a défendu de fabriquer ou de faire fabriquer des amidons dans aucune ville où cette fabrique n’aurait pas été établie anciennement, à peine de confiscation des amidons, matières et ustensiles servant à la fabrication, et de 10,000 livres d’amende; de par le Roi, ordre aux quatre-vingt-dix-neuf centièmes de ses sujets de s’abstenir de cette branche d’industrie. Un particulier de Nemours, le sieur Lefebvre, doué de beaucoup d’intelligence et séduit par l’abondance et la beauté dès eaux, avait cependant si bien et si vivement sollicité auprès du conseil, qu’il était parvenu à obtenir du gouvernement une dérogation à l’édit et la permission d’établir une fabrique d’amidon dans la ville; mais la régie, qui ne se souciait pas d’entretenir un bureau à Nemours exprès pour lui, l’a fait traiter avec une telle rigueur par les commis, que son entreprise, quoique habilement conduite, a été bientôt renversée. La régie en peut faire autant à tout fabricant qui lui déplaît. La sévérité minutieuse du règlement qu’elle est chargée de faire exécuter est le plus sûr garant qu’elle ne sera jamais obligée du multiplier beaucoup ses bureaux ni ses employés. Voici la police à laquelle la fabrication et le commerce de l’amidon sont soumis : les ami-donniers, les parfumeurs et les autres marchands vendant ou employant de l’amidon sont tenus de souffrir les visites et exercices des commis, à peine de 500 livres d’amende. Les fabricants ne peuvent commencer leur travail sur les matières qu’il leur est permis d’employer qu’après avoir fait déclaration au bureau de la régie de la quantité et de la qualité des matières, du nombre et delà contenance de tonneaux destinés à chaque fabrication, à peine de 100 livres d’amende et de confiscation des matières et tonneaux. Us ne peuvent tirer l’amidon des tonneaux, pour le faire égoutter, sans avoir pareillement déclaré le nombre des tonneaux dont ils veulent tirer l’amidon, leur contenance et l’état de vidange de ces tonneaux, à peine de 100 livres d’amende et de confiscation de l’amidon. Ils ne peuvent tirer l’amidon des étuves du four dans lesquelles on doit le sécher sans avoir déclaré, vingt-quatre heures d’avance, l’heure à laquelle ils entendent procéder à cette opération. Us ne peuvent la commencer qu’en présence et du consentement des commis, auxquels la loi donne le droit de se faire attendre pendant six heures après celle qui leur a été indiquée par la déclaration. Il faut remarquer que la perfection de l’amidon dépend d’un certain degré de fermentation, et que rien n’est fugitif et difficile à saisir comme le point juste d’une fermentation. La nature n’attend pas; elle n’a point institué de commis aux exercices; elle varie la durée de ses opérations selon tous les degrés de température. La loi veut que le fabricant prévoie vingt-quatre heures d’avance, l’été comme l’hiver, à toutes les variations de chaud, et de froid, et ce qui arrivera dans une farine qui fermente, et qu’il attende encore .six heures après celle que sa spéculation aura pu lui faire présumer, et si le danger que peut courir sa marchandise le détermine à oser la retirer du four avant que les six heures données aux employés pour se. faire attendre soient expirées, il est condamné à 500 livres d’amende avec confiscation des amidons. Dans le cas où le fabricant ne se servirait point de four (car ce cas est prévu), il n’en est pas moins tenu d’avertir les commis vingt-quatre heures à l’avance, et de les attendre ensuite patiemment jusqu’à la trentième heure pour la préparation, ignorée du législateur, par laquelle il pourrait terminer son apprêt , préparation qui peut dépendre uniquement de ce qu’on appelle dans les arts un tour de main très-avantageux , très-économique, mais de nature à être commandé par le moment même, et à ne pouvoir être suspendu une minute sans tout perdre. Aussitôt que l’amidon est retiré du four, l’ami-donnier est obligé de le peser eu présence des employés, et d’y procéder lui-même, et par ses ouvriers, en fournissant de plus les poids et la balance. Les commis font registre du poids ; s’ils se trompent, tant pis pour le fabricant ! Quand ils ne se tromperaient pas, si le temps est humide, le poids augmente ; alors le fabricant est soupçonné de fraude, saisissable et condamnable à l’amende comme ayant fait quelque fabrication inconnue, puisqu’il se trouve chez lui un poids d’amidon plus considérable qu’il n’y en avait lors de la pesée. 11 faut qu’il conserve les amidons de chaque fabrication dans des vaisseaux séparés et soumis, pour les quantités qu’ils renferment, à l’exercice des commis, qui emploient à cet égard les mêmes formes par lesquelles les commis aux aides constatent dans les caves la quantité des boissons tirées ou coulées de chaque tonneau. Enfin les fabricants ne peuvent vendre ou faire enlever de leurs magasins aucune partie d’amidon sans en avoir fait déclaration, pris congé et acquitté le droit de*2 sous et les 10 sous pour livre, c’est-à-dire de 3 sous par livre d’amidon, à peine de confiscation et de 100 livres d’amende. U faut que le vendeur déclare les nom, surnom et demeure de l’acheteur et les quantités vendues et à voiturer. U est enjoint au porteur, voiturier et autres qui enlèvent les amidons, d’avoir en main les congés des quantités dont ils sont chargés, à peine de confiscation des chevaux, charrettes, harnais et de 50 livres d’amende, sans recours contre ceux qui les ont employés et sans préjudice de la confiscation et de l’amende prononcée contre le fabricant. Il faut que tous les trois mois, il soit fait dans le magasin de chaque fabricant une vérification et une pesée générale de l’amidon qui s’y trouve pour la comparer à la récapitulation générale de ce qu’il a fabriqué et de ce qu’il a vendu pendant ces trois mois. Si c’est dans l’été et si les souris. ont été fécondes, le fabricant paye les droits de leur consommation, ajoutée à l’effet delà sécheresse; si les chats ont fait bonne garde, et si la saison a été humide, il y a de l’excédant ; cet excédant est confisqué et le fabricant condamné à 200 livres d’amende. Toutes ces amendes sont précédées d’insultes, d'accusations souvent injustes de fraude, de procès-verbaux, de procès judiciaires, beaucoup plus désagréables et plus onéreux que l’amende même. Gomment un peuple ainsi réglementé, de l’aveu même et par le concours de ses magistrats, garderait-il la dignité de l’homme ; et combien les 132 {États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] Français ne devraient-ils pas en avoir, puisqu’il leur en reste encore ? Personne n’a réclamé cependant contre cette étrange législation, et si quelqu’un l’eut fait, personne n’eût daigné l’écouter ; il s’agissait d’un droit qu’on croyait sur le luxe et d’un art exercé par de pauvres fabricants. Mais qu’en est-il arrivé? La France fournissait l’Europe de poudre à poudrer ; il ne s’en consommait presque pas une livre en Allemagne ou dans le Nord qui ne fût de fabrique française ; à présent ce commerce est tout à fait perdu ; et un habitant de la ville de Nemours qui a voyagé dernièrement en Russie, a trouvé à Astrakan des fabriques d’amidon montées et dirigées par des Français que les vexation s avaient engagés à quit-, ter leur pays, à fuir leurs persécuteurs, et qui, sur ces bords îointains, mêlaient aux eaux du Volga les larmes du regret et du patriotisme. Le tiers-état du bailliage de Nemours désire que cet exemple apprenne aux administrateurs à chercher le revenu et les contribuables où ils sont, et à respecter le travail ; il désire que les Etats généraux leur en fassent une loi. § 5. — Du droit sur les cartes. Les pauvres amidonniers auraient dû être préservés du malheur qui a écrasé leur commerce par l’exemple de ce qui était résulté de l’impôt sur les cartes à jouer, dont on croyait aussi qu’il ne frapperait que le luxe, et que’ de fort honnêtes gens regardaient comme moral. Cet impôt sur les cartes n’a cependant jamais détourné personne de se livrer au jeu; et l’on n’aurait pas voulu qu’il produisît cet effet, qui eût empêché l’impôt d’être d’un bon rapport : on doit même remarquer que c’est depuis son établissement qu’on a plus ouvertement toléré les maisons de jeu, qui sont le désespoir des familles et la honte du gouvernement. L’impôt sur les cartes est un impôt inquisitorial. On y a joint l’impôt de privilège exclusif , en obligeant les cartiers de prendre leur papier chez le régisseur. Quelles en ont été les conséquences? La fabrique des cartes, qui était exclusivement concentrée en France et en Angleterre, s’est disséminée sur toute l’Europe. L’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Suisse, l’Allemagne et tous les pays du Nord ne faisaient usage que de cartes françaises que le bas prix de notre main-d’œuvre nous donnait le pouvoir de fournir à meilleur marché que l’Angleterre. Le débit des cartes anglaises n’avait lieu que dans les royaumes britanniques et un peu en Hollande. C’était en France que se fabriquaient les cartes, dont le dos était chargé de petits dessins, pour la Savoie, la Suisse, le Tyrol et pour les petites villes de l’Autriche et de là Bavière, où l’on désire que les cartes soient moins faciles à salir, et où l’on veut pouvoir jouer plusieurs parties avec le même jeu. C’était en France que se fabriquaient les cartes pour les jeux d 'ombre et de tarots qui ne se jouent que chez l’étranger. Toutes ces fabriques sont perdues pour la nation. Elles ne peuvent plus se relever dans notre pays; elles ont été s’établir aux lieux de leur consommation. Le feu Roi a borné le nombre des villes où il serait permis de fabriquer des cartes ; car le lise a toujours peur qu’une branche d’industrie qu’il veut renfermer et resserrer dans sa main ne s’étende et n’en échappe; il aime mieux qu’elle y périsse étouffée. C’est ce qui est arrivé à la fabrique des cartes, qui a été anéantie dans toutes les villes où l’on ne travaillait que pour l’étranger. La plupart des villes mentionnées dans la liste de permission ne sont plus aujourd’hui que de simples entrepôts de débit local pour les joueurs de leur province. Le bailliage de Nemours n’a point dans son ressort de fabriques de cartes, mais il en a plusieurs de papier; et, ce. qui vaut mieux encore qu’une manufacture, il a un homme de génie, M. de L’Isle, qui dirige celle de Buges et qui a créé une multitude de papiers nouveaux composés de matières jusqu’à présent inutiles. Ces papiers seraient applicables à un grand nombre d’usages ; mais s’il plaisait à l’entrepreneur intelligent d’en faire qui eussent par eux-mêmes l’épaisseur de la carte, qui épargnassent ainsi la main-d’œuvre et la colle nécessaire pour réunir trois papiers, son industrie serait arrêtée par le règlement fiscal, et son entreprise par le privilège exclusif du régisseur. Voilà ce que le tiers-état du bailliage de Nemours demande qui ne puisse désormais avoir lieu. L’affranchissement et la liberté de l’industrie sont d’intérêt public et le droit naturel de tous les hommes; mais ils sont surtoutle droit et l’intérêt du tiers-état. Tout impôt qui s’oppose à la marche et aux progrès de l’industrie est destructeur; mais si, de plus, il attaque la liberté personnelle, s’il oblige à des visites domiciliaires, s’il viole l’asile des maisons, s’il expose à des vexations, à des procès injustes et ruineux, à d’autres payements que celui de l’impôt même, il est tyrannique, il doit être en horreur, et il faut le bannir de tout état policé. § 6. — Du droit de la marque sur les cuirs. Le plus tyrannique de tous ces droits sur le commerce et sur l’industrie, qui excitent avec raison l’indignation publique, celui qui porte les plus cruelles atteintes à la liberté et à la propriété des citoyens, et qui occasionne les plus odieuses injustices, est celui de la marque des cuirs. Nul autre ne mérite autant l’animadversion d’un gouvernement équitable, et il n’en est point dont le tiers-état du bailliage de Nemours désire davantage la suppression. Ce droit est injuste en lui-même car il est établi sur le pied de 15 p. 0/0 de la valeur totale de la marchandise, ou de plus de 50 p. 0/0 du profit que l’on peut faire sur elle. Il entraîne toutes les mêmes visites et les mêmes vexations que les droits d’aides. Il entraîne des vexations plus atroces encore, attendu que non-seulement les employés sont les maîtres d’imputer et de supposer la fraude, mais qu’ils le sont même d’imputer et de supposer sans cesse un des crimes les plus déshonorants, le crime de faux ! Et quand il laur plaît de se livrer à une accusation si cruelle, il est impossible au plus honnête des hommes de leur prouver qu’ils ont tort ; il n’a, pour conserver son honneur, d’autre ressource que celle d’acheter le silence comme pourrait le faire un coupable. En effet, le cuir est de toutes les matières possibles la plus susceptible de se raccourcir par la sécheresse, de se rallonger par l’humidité, de se déformer entièrement par les révolutions successives de l’une et de l’autre ; de sorte que l’on peut mettre en fait qu’il n’y a pas une seule marque fidèle qui, au bout de quelques mois, ne puisse être 133 [États gén. 1789. Cahiers.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] arguée de faux avec beaucoup de vraisemblance, et pas une marque fausse, faite avec quelque soin, qui présente aucun caractère par lequel on puisse la distinguer de la véritable. Cette incertitude a été reconnue dans les préambules mêmes de plusieurs lois portées sur cette matière; et cependant ces lois ont prononcé des peines, même celles des galères pour les hommes, du fouet pour leurs femmes et pour leurs filles, comme si dans le cas meme de fraude ces innocentes créatures pouvaient résister à la volonté de leur père ou de leur mari ; comme s’il n’était pas possible qu’elles ignorassent ce qui se passe dans les ateliers ; comme si le sachant, elles pourraient le dénoncer sans trahir toutes les vertus de leur sexe ! Quelle législation que celle qui voudrait en faire dans leurs foyers domestiques les espions ou les victimes du fisc ; et quelles âmes ont pu dicter de pareilles lois ! Les cours ont répété plusieurs fois que les motifs de leurs jugements sur les cuirs soupçonnés de fausse marque étaient très-incertains ; les cours ont souvent demandé au Roi d’autres lois sur cette branche d’impôt. Mais depuis plus de vingt ans, les cours jugent d’après ces impositions qu’elles réprouvent et dont elles ont fait voir l’injustice et la cruauté. La fabrication et le commerce des cuirs sont d’une autre importance que ceux dont on vient de parler. Ils ne peuvent prospérer sans qu’il en résulte plus d’encouragement et de profit à élever des bestiaux ; sans que les prairies naturelles et les herbages artificiels produisent par conséquent plus de revenu ; sans qu’il y ait plus de fumiers pour les terres labourables et des récoltes plus abondantes ; sans qu’il y ait aussi plus de viande pour la boucherie, plus de lait, de fromage et de beurre, qui font l’aisance du peuple, plus de laine, plus de bourre, plus de suif, plus d’huiles animales pour les manufactures, les fabriques et les arts. Le droit de marque des cuirs restreint tout cela dans une proportion - effrayante. Les registres même des régisseurs, les calculs qu’ils présentent pour tâcher d’établir que le droit qu’ils avaient a percevoir n’a pas été aussi funeste que le prétendent les fabricants, constatent que le travail des tanneries du royaume est diminué de moitié depuis vingt-neuf ans qu’elles sont soumises à l’imposition et aux procès inséparables du droit de marque. Le pays sur lequel s’étend le ressort du bailliage de Nemours est propre aux tanneries : il est bien arrosé et a des bois qui fournissent beaucoup d’écorces. C’est la principale branche d’industrie à laquelle la nature paraissait y promettre un véritable succès ; elle y a dépéri comme ailleurs. Que peuvent la nature et l’industrie contre les persécutions d’un fisc à la fois ignorant, oppresseur et cupide ? Ce n’est pas la faute des agents du fisc si on lui trouve toutes ces qualités ; une mauvaise loi ne peut avoir de bons exécuteurs ; des commis intègres employés à la marque des cuirs, feraient peut-être encore plus de mal que les autres, parce qu’ils ne se prêteraient pas aux accommodements et abonnements clandestins qui diminuent le poids de l’impôt pour le contribuable, en laissant une partie de sa recette entre les mains des percepteurs. Mais qu’est-ce que des lois qu’on ne peut rendre moins funestes que par la corruption des mœurs ? Le tiers-état du bailliage de Nemours charge ses députés d’insister aux Etats généraux, pour que l’on adopte un plan d’imposition qui permette de confier toutes les perceptions à des gens honnêtes, et qui ne soient pas redoutables aux honnêtes gens (1). Mais en jetant ses regards en arrière sur tant de violations de la liberté, sur tant de branches intéressantes de travaux utiles sacrifiées au fisc de manière à détruire les plus fécondes sources des revenus de l’Etat, il ne peut s’empêcher de remarquer avec douleur combien sont grands les dangers de l’ignorance et de la faiblesse, qui ont permis que l’industrie et le commerce fussent accablés sans pitié, dans un pays où l’on avait cependant quelque idée de l’importance du commerce et de l’industrie, où un gouvernement bien intentionné voulait et croyait s’en occuper. A quoi servent un conseil du commerce, un bureau du commerce, des inspecteurs généraux, directeurs ou non directeurs du commerce, des députés du commerce, s’ils ne savent ou ne peuvent délivrer le commerce des entraves de la fiscalité, s’ils peuvent être arrêtés dès qu’ils rencontrent devant eux la moindre perception de la ferme ou de la régie générale ; s’ils se laissent dire que des impôts sur le commerce il puisse résulter un seul écu de revenu pour l’Etat; s’ils •n’ont pas suffisamment de courage ou de lumières pour démontrer qu’il n’y a pas un de ces écus, que l’on fait sonner si haut, qui n’en coûte deux à Ja nation, qui n’empèche de naître la valeur de quatre autres pour l’humanité, pour la patrie, pour la richesse privée, pour la prospérité et la puissance publique ? Et s’ils le disaient avec la clarté, avec l’activité, avec la persévérance, avec la force, avec la seœ sibilité, avec l’énergie que de telles vérités comportent, que serait-ce qu’un gouvernement qui ne les écouterait pas? CHAPITRE IX. De là gabelle. Le tiers-état du bailliage de Nemours commencera ce chapitre par quelques observations que lui a fournies une de ses paroisses (2). « La gabelle est un impôt très-onéreux, très-nuisible à l’agriculture en ce qu’il prive les bestiaux de l’usage du sel, qui est un préservatif et un remède contre la plupart de leurs maladies, et en ce qu’il empêche les cultivateurs de pouvoir se livrer au commerce des salaisons de porc ou de volailles, et à celui des fromages et des beurres salés; quatre branches d’industrie champêtre, qui seraient d’un grand produit, et qui exciteraient singulièrement à élever les animaux utiles, qui sont,. par eux-mêmes, une source inépuisable de richesse, et qui, par les fumiers qu’ils procurent, engraissent, fécondent et rendent plus fertiles les terrains cultivés. « Or, il est clair qu’un impôt qui s’oppose aux progrès de l’agriculture coûte bien plus à la nation qu’un impôt qui se bornerait à prendre à chacun de l’argent en raison de sa fortune. « 11 enlève de même leur argent à ceux qui le payent; mais de plus, en empêchant des productions utiles de naître, des richesses, des revenus et des jouissances d’être créés pour tout le monde, il prive une multitude de citoyens, et l’Etat en général, de l’aisance, de l’opulence, de la puissance, (1) C’est le vœu de la ville de Nemours, qui demande particulièrement la suppression du droit de marque sur les cuirs. (2) La paroisse de Chevannes, [Bailliage de Nemours.] j34 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. des moyens de vivre, d’agir et de payer, que la fécondité naturelle.de la terre et le travail de l’homme eussent produits si l’on n’eût pas arrêté leur cours. « L’impôt, dans ce cas, cueille le fruit et mutile l’arbre; puis il revient l’année d’après demander avec rigueur la même quantité de fruits. « À cet inconvénient général de la gabelle, se joignent les vexations particulières. » Elles sont affreuses sur les frontières des pays de gabelle, et le tiers-état du bailliage de Nemours ne peut en invoquer ici un témoignage plus noble et plus imposant que celui de Monsieur, frère du Roi, qui les a tracées de sa main dans le mémoire qu’il a remis sur ce sujet à l’assemblée des Notables de 1787. Le tiers-état du bailliage de Nemours saisit cette occasion de mettre aux pieds de ce grand prince l’hommage respectueux et profondément senti de la reconnaissance du peuple. Une armée de contrebandiers, détournés des travaux champêtres par le profit rapide que peut procurer la vente du sel au prix énorme où il a été porté, et conduits par leurs mœurs sauvages et par l’habitude de violer la loi à un état qui approche beaucoup de celui de brigand, emploient sans cesse la ruse et la force pour franchir les barrières. Une armée de commis, dont les mœurs sont à peu près semblables (et l’on ne pourrait pas en trouver d’autres pour faire ce métier) résiste avec un intérêt un peu moins grand, compensé par l’avantage du nombre, mais résiste imparfaitement aux efforts de ces hommes actifs et intrépides. Il n’y a pas de jour qu’il ne se livre des combats; quatre mille procès publics en sont tous les ans la suite : un bien plus grand nombre d’accommodements particuliers enlèvent l’argent des provinces; et ce qu’il y a de plus triste, environ quatre cents hommes sont condamnés tous les ans au bannissement ou aux galères pour cette espèce de délit de fabrique humaine. La totalité des crimes commis dans le royaume, et punis même par des lois qui ne sont pas douces, et par une jurisprudence plus redoutable que favorable aux accusés, ne fournit pas autant de galériens. Les mêmes scènes se manifestent à toutes les barrières que nécessitent les diverses variations du prix du sel; et ces variations sont si grandes et si multipliées, qu’il y a dans l’intérieur du royaume douze cents lieues de barrières particulières aux gabelles. Les provinces supportent cet impôt avec une extrême inégalité. Les provinces de grande gabelle payent le sel environ moitié en sus, ou un tiers au total plus cher que celles de petites gabelles : celles-ci payent environ un quadruple des provinces rédimées, et celles-ci encore le triple de sa valeur. Une partie du royaume en est entièrement exempte. Quel a été le titre de cette exemption et de cette variété de contribution ? Le même que pour l’établissement ou la franchise des droits d’aides, la soumission dans une partie du royaume, la résistance dans l’autre, le défaut d’union dans toutes, la fatale habitude de regarder comme des Etats séparés les différentes provinces d’un grand et même empire; l’intrigue par laquelle les gouvernements ministériels ou visiriaux ont profité des animosités intestines pour opposer les provinces les unes ou autres, les caresser ou les surcharger alternativement, se faire dans toutes une autorité qui ne dépendît ni de la raison ni de la justice, mais de la puissance que chaque province prêtait contre sa voisine, qui bientôt après lui rendait le même mauvais office. Il est impossible de trouver une bonne raison pour qu’une province soit imposée dans une proportion plus ou moins forte qu’une autre, relativement à ses revenus. Les contrats passés entre quelques provinces et nos rois n’y font rien, lorsqu’il y a dol pour l’Etat. Si l’impôt n’était destiné qu’au plaisir du monarque, le monarque aurait pu lier sur ce point lui et ses successeurs; mais il a pour objet la sûreté commune du royaume; et nos rois, à cet égard, n’ont pas pu engager le royaume à payer à perpétuité une contribution exagérée pour futilité particulière de la Provence ou de la Bretagne. La nation assemblée a droit de revenir sur ces marchés usu-raires, et de demander, d’exiger, d’ordonner de tout le poids de sa puissance que la monarchie entière ne forme qu’un seul corps politique, qu’un unique Etat, où justice soit faite pour tout le monde, où chacun profite également de la force commune, et y contribue dans la même proportion sur ses revenus. Le rachat des gabelles fait par les provinces qu’on appelle rédimées pour une somme une fois payée, qui égalerait à peine la contribution d’une seule année, n’engage pas davantage pour les dispenser de revenir à une contribution proportionnelle ou régulière. Un impôt perpétuel ne peut être racheté par une avance ou une contribution du moment. Ce n’est point à dire qu’il faille mettre la gabelle sur les provinces rédimées ou franches. Rien ne serait plus loin de la pensée du tiers-état du bailliage de Nemours, qui sent trop le poids de cet impôt, et qui en désire trop la suppression totale, pour vouloir l’étendre sur ceux de ses concitoyens qui ont pu y échapper ; c’est-à-dire seulement que toute partialité détruite, il faudra désormais que toutes les provinces ne connaissent d’autre règle de répartition de la masse totale des charges publiques que la somme de leurs revenus; c’est-à-dire que jusqu’à présent l’extrême disproportion entre leurs contributions a été un grand mal et une grande injustice, et que les variétés de la gabelle ont beaucoup concouru à cette disproportion en même temps qu’elle a donné lieu à la guerre de frontière établie entre toutes les provinces où le prix du sel est différent et aux formalités inquisitoriales qui sont partout inséparables du régime des gabelles. Dans le bailliage de Nemours, que sa position au centre du royaume et le caractère de ses habitants éloignent de la contrebande, l’impôt est au taux le plus lourd ; mais le régime de sa perception est un peu moins dur que dans les provinces plus voisines du cordon fiscal; cependant il l’est encore beaucoup. Tout chef de famille est assujetti à remplir tous les ans un devoir de gabelle qui l’oblige à prendre au grenier à sel un minot de sel à raison de quatorze personnes, et si ce chef de famille est pauvre, s’il n’a pas le moyen de faire à la fois la dépense d’un minot, ou au moins d’un quart de minot, et s’il prend au regrattier à la livre, à la demi-livre ou au quarteron, selon sa misère, le sel du Roi renchéri même par cet intermédiaire, il est poursuivi au bout de l’année pour n’avoir pas rempli son devoir de gabelle, et condamné à paver au grenier le sel qu’il n’a pas consommé, quoique ayant déjà payé celui dont il a fait usage, et qui a été tiré de ce même grenier. On mesure dans ces greniers avec un art per- [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 135 fide. Le sel y tombe doucement dans le minot par une trémie dont la distance a été calculée de manière qu’il se tasse le moins qu’il soit possible. Le peuple attend la commodité des commis pour cette lente opération, par laquelle on parvient à remplir, avec 95 livres de sel, le minot qui devrait en contenir un quintal. Dans ces 95 livres on a soin d’ajouter, sous prétexte de distinguer le sel de gabelles, deux ou trois livres de terre, de cailloux ou d’autres matières viles et insipides, que l’on vend au prix du sel ; de sorte que si on voulait dissoudre le sel pour le purifier au moyen d’une cristallisation nouvelle, on ne trouvait guère que 92 livres au minot. Mais il faut être revêtu d’une grande autorité et sûr d’en imposer par son rang ou par sa place aux visites des commis, pour oser purifier le sel, et en rendre ainsi pour soi-même la consommation plus agréable. Un simple particulier qui se le permettrait, serait poursuivi comme faux-saunier; car son sel ne ressemblerait plus à celui de la gabelle; il faut qu’il mange la terre dont on l’a chargé. . Si tous ceux qui demandent au grenier du sel si mal mesuré et si falsifié n’ont pas été servis, attendu que la méthode employée ne réussit à mesurer parfaitement mal que parce qu’elle est peu expéditive, ils sont obligés de revenir et quelquefois de cinq ou six lieues, trois jours après, car, pour la commodité des officiers, le grenier ne s’ouvre que deux fois la semaine. La distribution des paroisses, aux greniers qui doivent les fournir, a été faite aussi selon les indications données par l’intérêt des officiers, sans égard aux autres divisions de juridiction et à la commodité des contribuables. Plusieurs paroisses du bailliage de Nemours, dont le procès s’est jugé au siège de ce bailliage et qui ont à Nemours le débouché naturel des productions de leur culture, sont obligés d’aller chercher leur sel aux greniers à sel de Boiscommun, de Malesherbes et de Montargis, où ils n’ont aucune affaire, et sont justiciables des officiers de ces greniers pour fait de gabelles. L’usage le plus commun que les officiers de ces greniers aient à faire de leur autorité en ce cas est de punir les justiciables du bailliage de Nemours, qui, se trouvant dans cette ville, et pour s'épargner dix lieues de voyage, oseraient emprunter le nom d’un ami domicilié dans le ressort du grenier à sel de Nemours, afin de se procurer du sel de la gabelle du Roi. Ce serait, selon la jurisprudence des gabelles, une contravention manifeste, que la confiscation, les procès et les amendes ne peuvent trop réprimer. On dit qu’elle a lieu quelquefois; et heureux ceux qui échappent à la vigilance du procureur du Roi du grenier à sel; du moins n’échapperont-ils pas à la fin de l’année au payement du devoir de gabelle, que le grenier auquel ils sont attribués ne manque pas d’exiger. La cumulation de ces petites circonstances renchérit le sel déjà si cher ; ce sont des impôts clandestins dont le Roi ne profite pas, ajoutés sur le peuple à l’impôt public. Encore, s’il en était quitte pour son argent ! mais on n’a pas perdu une occasion de le vexer. Il faut qu’avant d’aller au grenier le consommateur pense bien, et qu’il énonce très-clairement quel usage il veut faire du sel qu’il va prendre ; il faut que le receveur ne se trompe pas en enregistrant cette déclaration ; et il faut de plus que celui qui l’a faite se garde bien ensuite de changer d’avis, car il est sévèrement défendu d’employer le sel que l’on vient d’acheter à l’usage que l’on juge convenable ; et ce serait aux yeux du fisc un délit que de faire la moindre salaison de viande que l’on voudrait conserver avec le sel destiné pour les usages ordinaires de la cuisine et de la table. On doit prendre pour les salaisons du sel levé à part, avec déclaration positive de sa destination ; et si un habitant se permet de faire’ une salaison, quelque petite qu’elle soit, avec le sel qui avait été destiné à sa table, il est en contravention, accusé de fraude, sujet à saisie, condamné par la loi à 100 écus d’amende, indépendamment de ce que peut lui coûter le procès. Il n’y a rien de plus indestructible dans la nature que le sel. Les salaisons laissent une saumure ; ce serait une opération simple et facile que d!en retirer le sel aussi pur qu’il y est entré : mais cela n’est pas permis à l’homme auquel ce sel appartient ; il faut qu’une production, de la nature et, qu’une richesse du genre humain, qui aiderait à soutenir à moins de frais les familles soit perdue ; il y aurait faux-saunage, amend énorme, et en cas de récidive, galères prononcées contre celui qui purifierait le sel de saumure, originairement acheté du Roi, et retiré d’une salaison. Les mêmes peines auraient lieu contre celui qui ferait la même opération sur le sel retiré de la marée, qu’il a bien loyalement achetée et dpnt le sel par conséquent lui appartient aussi bien que le poisson. Les tanneurs ont besoin de sel marin pour plusieurs préparations de leur art, et ne peuvent l’acheter au prix des grandes gabelles. La ferme générale leur en fournit, et principalement du sel de marée, sur le pied déjà bien cher de 4 sous la livre ; mais ce qui fait dresser les cheveux, elle l’empoisonne en ce cas avec du vert-de-gris ou de l’arsenic, afin que la peine de mort soit portée par le fait meme contre celui qui oserait employer un grain de sel à autre chose qu’à préparer du cuir. Cette peine peut être l’effet d’une méprise innocente. Qu’importe, dit le fisc, que le peuple tremble et périsse pourvu qu’il obéisse et que je sois payé ! La vie et la liberté des hommes ne lui sont rien. Pour vérifier si les contribuables ne se permettent pas de disposer arbitrairement du sel qu’ils ont payé, et d’en intervertir l’usage en faisant des salaisons avec le sel destiné pour la table, les commis aux gabelles sont autorisés par une instruction 'imprimée, et dont on délivre un double à chaque contribuable avec son sel, à faire des visites dans les maisons, au moins une fois la semaine; et si, au lieu d’une simple salaison faite avec le sel de cuisine, ils trouvaient une saumure de salaison ou de marée en purification, fût-ce pour une expérience de chimie, on peut juger de ce qui en arriverait; la famille serait ruinée et le père serait perdu. Les employés des gabelles ne font pas leurs visites dams le” bailliage de Nemours aussi souvent que le permet l’ordonnance, parce que les fermiers n’estiment pas qu’il leur soit avantageux d’entretenir un assez grand nombre de commis pour cet exercice, et ils sont toujours les maîtres de les renvoyer a volonté. Le tiers-état du bailliage de Nemours ne répétera point ce qu’il a déjà dit sur les visites domiciliaires; elles sont suffisamment odieuses à tous ceux qui respectent les droits de l’homme et du citoyen. Elles doivent l’être davantage quand elles 136 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] font courir aux sujets du Roi de si terribles dangers. Le vœu unanime des villes, bourgs et paroisses du bailliage, est qu’il ne reste pas de trace de ce régime, et que les gabelles soient supprimées, comme le Roi a bien voulu le promettre à son peuple en 1787. Le tiers-état n’ignore point que les financiers argumentent de la difficulté de remplacer le produit d’un impôt qui lève tant d’argent sur le peuple ; mais les calculs qui ont été présentés aux Notables sont connus. On sait que les différentes gabelles lèvent précisément, à la connaissance de l’administration, 76 millions sur le peuple, pour fournir au Roi 58 millions et demi. Il est visible que les procès, les accommodements, le temps perdu et la contrebande doivent bien coûter encore 12 ou 13 millions, ou beaucoup plus que ne coûterait le sel devenu libre et marchand. Il est manifeste qu’une nation qui paye 76 millions pour un impôt, payera beaucoup plus aisément 58 millions et demi ; qu’il est très-facile aux assemblées graduelles, provinciales, de département, et municipales, de faire faire la perception par parcelles, ainsi que doit se faire toute perception, et qu’il ne doit pas y avoir plus d’inquiétude pour un recouvrement diminué de plus d’un cinquième, et réparti dans une juste proportion, en raison des revenus sur les riches et sur les pauvres, par leurs propres concitoyens, qu’il n’y en a pour le recouvrement d’un impôt plus fort d’un cinquième, et qui porte sur les hommes, par tête, et sur toutes les têtes, indépendamment des revenus. Le tiers-état du bailliage de Nemours se tient donc pour assuré que les Etats généraux ne prolongeront pas la gabelle, et ne démentiront point la parole du Roi. Il se tiendrait pour assuré, quand même il n’y aurait pas eu d’Etats généraux, de la destruction de la gabelle et de sa commutation en un impôt proportionné dans chaque province à ce que le Roi en tire de net pour la vente du sel, toutes fournitures et tous frais défalqués, et régulièrement réparti sur tous les revenus, sans faveur et sans exemption , car le tiers-état du bailliage de Nemours est accoutumé à se confier entièrement à la parole sacrée du Roi ; mais il voit l’époque de son accomplissement encore plus prochaine par le secours des Etats généraux, qui ne peuvent manquer de présenter au Roi les meilleurs moyens de remplacement. Il jouit donc d’avance de l’espoir de pouvoir incessamment multiplier ses bestiaux, se livrer au commerce des salaisons, étendre ses engrais, augmenter ainsi ses richesses, de manière à rendre de jour en jour le poids de l’impôt plus léger. chapitre x. Des 10 sous pour livres. Le tiers-état du bailliage de Nemours vient de montrer, dans les chapitres précédents, combien les provinces de l’ancienne France se trouvent surchargées par les grandes gabelles, par les aides, par les droits d’inspecteurs aux boucheries, par les droits réservés, les octrois municipaux et la marque des fers. Il doit exposer ici une autre vérité qui n’a été observée que par un très-petit nombre de paroisses (1), mais qui a (1) Celles de Bazoches, du Bignon, de Chevannes, d'Egreville et de la Gerville. frappé tous les députés de l’ordre lorsqu’on en a parlé dans leur assemblée : ce sont les 10 sous pour livre ajoutés aux différents droits. Ces 10 sous pour livre ont accru toutes les inégalités qui existaient dans les contributions. Ils ont aggravé le fardeau des provinces en raison de ce qu’elles étaient déjà plus accablées. Ils ont imposé les pays de grandes gabelles au double de ceux des petites, au vingtuple des provinces rédimées. Ils ont imposé le commerce des cuirs quarante fois plus que celui des toiles. Ils ont exigé 25 millions des généralités soumises à la fois aux droits d’aides, aux grandes gabelles, aux droits d’inspecteurs aux boucheries, aux droits réservés, et aux octrois municipaux. Une telle imposition en supposait une de 50 millions sur tout le reste du royaume : celle-ci n’avait pas lieu. Il était de la dernière injustice, si l’Etat avait besoin d’une augmentation de 25 millions de revenu, de la demander seulement à un tiers des Français. Ceux qui l’ont fournie ne devaient naturellement y contribuer que pour 8 millions. Les 15 autres sont à leur égard une imposition totalement arbitraire et dénuée de motifs. Cette imposition spéciale renferme le plus onéreux abus de l’ignorance sur les principes de la répartition. Et ce qu’il y a de plus étrange, cette ignorance était égale dans le conseil du Roi qui a proposé cet abus et dans les parlements qui lui ont donné sans peine la sanction que l’on croyait alors qui dépendait d’eux. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande que les Etats généraux et le Roi prennent toutes les mesures que la prudence humaine pourra suggérer, pour que les places d’administration ou de magistrature dont peut dépendre le sort des autres hommes, et celui même de l’Etat, ne puissent être confiés à ceux qui n’en connaissent ni les principes ni les conséquences. La vertu ne suffit pas si elle n’apprend point à ne pas décider de ce qu’on ignore, quand 20 millions d’hommes y sont intéressés; et il faudrait encore avoir la même timidité quand il ne s’agirait que d’un seul homme. Le tiers-état du bailliage de Nemours, qui croit nécessaire de supprimer tous les impôts auxquels ont été ajoutés les sous pour livre, juge à bien plus forte raison que ceux-ci ne doivent point subsister. Il enjoint à ses députés de ne cesser de réclamer pour une imposition simple et proportionnellement répartie, tant entre les provinces qu’entre les ordres. CHAPITRE xi. Des droits de traites dans l'intérieur du royaume. L’inquisition qui a lieu sur les routes, à de certains passages, est moins odieuse que celle qui s’exerce dans les maisons, mais elle est très-nuisible au commerce : elle arrête, suspend et trompe ses combinaisons ; elle dérange la marche naturelle des prix et des approvisionnements; exerce un droit que le gouvernement n’a pas et ne saurait avoir, puisque le gouvernement n’a été et ne peut être institué que pour protéger les travaux des citoyens, et non pour les interrompre. Tous ces droits remontent, les uns au temps de barbarie féodale, les autres à ceux des guerres civiles, Les premiers ont été établis lorsque chacune de nos provinces formait une souveraineté par- [Etats gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 137 ticulière, dont le prince levait à ses frontières des droits d’entrée et de sortie. Les autres doivent leur naissance à la seule autorité de chefs militaires, qui, pour entretenir leurs troupes, rançonnaient le compierce de la province où ces troupes leur donnaient du pouvoir. La douane de Valence n’a pas une auire origine -, son titre primordial est une ordonnance de M. de Lesdiguières. L’habitude de ces perceptions s’est ainsi formée, et lorsque nos rois sont rentrés dans l’autorité qui devait appartenir à leur couronne, aucune province n’aurait osé penser à leur contester un droit jusqu’alors levé par la seule autorité d’un seigneur ou d’un commandant particulier. Eux-mêmes n’ont pas songé à réunir véritablement et complètement à l’Etat ces provinces ; ils les ont prises comme on aurait acheté une terre, telles qu’elles se poursuivaient et comportaient avec tous les droits, usages et àbus auxquels on y était accoutumé. Il y avait si peu d'esprit public, et chaque partie du royaume était si habituée à s’isoler, qne plusieurs provinces ont même pris ces abus pour des privilèges, et qu’il n’y en a presque pas une qui n’ait regardé comme une sorte de gloire d’avoir un droit particulier. Cependant en 1614 le tiers-état a demandé dans les Etats généraux la suppression des barrières intérieures, et que les droits de traites fussent transportés à la frontière. Cent soixante-treize ans après, en 1787, le Roi a chargé son contrôleur général de dire à l’assemblée des Notables qu’il leur apportait la réponse aux cahiers de 1614 et la levée des barrières que l’on avait si longtemps désirée. Cette réponse s’était fait attendre; mais le tiers-état du bailliage de Nemours ne s’en prend pas uniquement à la négligence du ministère ; il sait qu’elle n’a pas rempli tout cet intervalle, et que le gouvernement a fait à ce sujet plusieurs tentatives louables que l’ignorance des provinces et les intrigues des financiers ont seules rendues infructueuses. M. Colbert avait tenté, en 1664, cette opération salutaire ; il ne put la réaliser que dans les deux cinquièmes du royaume. Les plus grandes provinces résistèrent sans que l’on puisse en trouver une seule raison plausible, et la douane de Lyon, la douane, de Valence, la patente de Languedoc, la connétable de Bordeaux, la table de mer de Provence, les brieux de Bretagne, le tarif catalan de Roussillon, la traite d’Arzac, les péages d’Alsace, les hauts-conduits du pays messin, trente autres droits particuliers subsistèrent dans le reste du royaume. M. Colbert, pour en éluder l’effet, inventa en 1670 le système des droits uniformes qui, acquittés à l’entrée ou à la sortie du royaume, dispensent les marchandises des droits locaux. Ce système, suivi depuis avec lenteur, embrasse à peu près aujourd’hui les trois cinquièmes des marchandises; mais l’avantage qu’on en retire est accompagné de formalités gênantes, et qui d’ailleurs n'empéchent point les voitures d ‘être arrêtées et visitées, et par conséquent d’éprouver ce qu’il y adeplus nuisible dans les droits de traites. Le 'tiers-état du bailliage de Nemours ne peut pas ignorer que sous le règne du feu roi, MM. Trudaine, père et fils, avaient préparé toutes les dispositions nécessaires pour achever en une seule opération cette suppression des barrières intérieures, toujours demandée par les bons administrateurs et toujours retardée. Il n’ignore pas non plus que le Roi s’en est sérieusement occupé. M. le directeur général des finances a rendu compte en 1781 des travaux ordonnés par Sa Majesté à ce sujet. Ces travaux ont été confiés à une commission du conseil, présidée par M. de Fourqueux, et’ à laquelle ont été aussi appelés les fermiers généraux les plus éclairés et des personnes très-instruites dans l’administration et la pratique du commerce. Cette commission a repris tout le travail de MM. Trudaine ; et après en avoir discuté les diverses parties dans le plus grand détail pendant un long espace de temps, elle a déterminé tous les moyens d’exécution jusqu’aux pluspetits. Cette commission du conseil avait ainsi porté le projet de suppression des barrières intérieures, relativement aux droits de traites, à un point de perfection qui pouvait le rendre excusable dès le lendemain du jour où il a été proposé par le Roi à l’assemblée des Notables. Ce sont des faits dont quelques membres du bailliage ont la plus intime connaissance et dont le tiers-état ne peut douter, puisqu’ils sont consignés dans les mémoires présentés au nom du Roi à l’assemblée des Notables, et qui n’y ont éprouvé aucune contradiction ; comme aussi dans les procès-verbaux de cette assemblée, qui a prié le Roi de hâter l’accomplissement de son projet, en réservant seulement, par * rapport au tabac, ce qui pouvait intéresser l’Alsace, la Franche-Comté et la Flandre. Mais le ministre ayant changé, celui qui prit les rênes du gouvernement au mois de mai 1787, crut devoir remettre en question, et renvoyer à de nouveaux� commissaires sans titre, tout ce qui avait été décidé à ce sujet par ses prédécesseurs et par la commission du conseil. Depuis deux ans le tiers-état attend les ordonnances qui lui avaient été solennellement annoncées ; son commerce les attend dans les fers. Le tiers-état du bailliage de Nemours a eu la curiosité de savoir quelle pouvait être l’étendue des lignes que la variété des droits oblige de garder dans l’intérieur du royaume ; c’est avec effroi qu’il a été instruit que la France est coupée par deux mille huit cents lieues de barrières, dont quatre cents sont particulières aux droits - de traites ; quatre cents autres servent à la fois à ces droits, à ceux de la marque des fers et à ceux sur les huiles et savons, huit cents autres sont particulières aux droits d’aides ; mille à la gabelle, et deux cents au tabac. Cette" connaissance lui a fait penser que ce n’était pas un à un qu’il fallait détruire ces redoutables obstacles à la prospérité du commerce et de l’agriculture, mais qu’un gouvernement habile et courageux, qui possède la confiance du peuple, et qui a réuni toutes les forces de la nation dans une assemblée générale, après avoir cerné par l’opinion publique cette forêt de maux, doit l’enlever d’un seul coup, comme un fier sauvage détache la chevelure de son ennemi. Le tiers-état du bailliage de Nemours désire ardemment qu’il n’en reste pas un cheveu; et d’après les travaux que le Roi a fait mettre sous les yeux de l’assemblée des Notables de 1787, et les observations de celte assemblée, il le croit possible, au moins en exceptant pour le moment de l’arrangement général le petit nombre de provinces frontières où la culture du tabac est permise (1). (1) C’est le vœu des villes de Château-Land on, de Nemours et de la paroisse d’Herbauvilliers. 438 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] Plusieurs de ces paroisses ont demandé la révocation absolue du privilège exclusif du tabac, et que la liberté de sa culture, restituée à tout le royaume, missent à portée de ne point s'arrêter à cette considération, et de rendre l’opération complète (1). Le tiers-état pense bien qu’il serait fort à désirer que ce privilège n’eût jamais eu lieu, et que cette culture fût universellement restée libre : mais dans l’état des choses, vu la grande quantité d’autres impositions indirectes horriblement nuisibles, qu’on ne peut s’empêcher de supprimer, et dont il faut ordonner la commutation en des impôts plus clairs et plus directs, vu la nécessité d’opérer avec prudence, en laissant revenir par l’effet d’un commerce plus libre, entre les mains du producteur Le revenu que devait lui produire la dépense des consommateurs, actuellement disséminée sur une foule d’intermédiaires ruineux, le tiers-état du bailliage n’a osé proposer de joindre en ce moment le revenu fiscal du tabac aux autres dont le remplacement est indispensable. Et quoique le projet de compenser le produit du privilège exclusif par un droit d’entrée sur le tabac dans le royaume, par un second droit plus faible à l’entrée des villes closes, par un droit ou une capitation particulière sur ceux qui auraient la permission de fabriquer le tabac, et par une autre imposition du même genre sur ceux à qui on permettrait de le débiter, soit loin d’être dans de bons principes d’administration, puisqu’il laisse encore une gêne sur la culture ; comme cette gêne n’exigerait d’autre juridiction que celle des assemblées municipales des paroisses; comme la liberté se trouverait du moins rendue au commerce et à la fabrication; comme le prix du tabac pourrait, en ce cas, être réduit à 45 sous pour les consommateurs ; comme il en résulterait une épargne de près de moitié sur la dépense qu’ils font pour cette consommation qui tournerait en augmentation d’autres jouissances pour eux, et de profit pour les autres consommations, le tiers-état croit que ce plan, tout imparfait qu’il est, serait provisoirement préférable. Il s’en rapporterait à la sagesse des Etats généraux pour savoir si l’on peut donner aux provinces de Flandre, d’Alsace et de Franche-Comté quelques compensations dans le cas où elles renonceraient à la culture du tabac, pour qu’il n’y eût qu’un même régime, et qu’il ne restât plus une seule barrière dans le royaume ; ou s’il vaut mieux laisser ces trois provinces hors du cordon. ce qui n’empêcherait pas même d’améliorer leurs relations de commerce avec le reste du royaume, et de rendre à l’instant la liberté à toutes les autres provinces en y proscrivant toute visite, et en faisant cesser tout motif, tout intérêt, tout prétexte d’arrêter les voitures et les opérations du commerce. Quel que soit celui des deux partis que les États généraux pourront adopter, les avantages pour la liberté personnelle, pour la paix des familles, pour la dignité des citoyens, pour le succès des travaux utiles, pour les progrès de l’agriculture, des manufactures et du commerce en seront incommensurables. Et le tiers-état du bailliage de Nemours ne doute pas que l’équité et l’utilité d’une si belle opération ne détermine les Etats généraux à prononcer la levée de toutes les barrières intérieures, comme la cessation de toute (1) Ce sont celles de Chapelon, Chevri, Mignerettes, Nemours, Saint-Pierre-lez-Nemours, Préau et Trenzy. j visite domiciliaire et la suppression de tous les impôts qui pourraient exiger des formes si odieuses. CHAPITRE XII. Des péages et des droits de rivières et de canaux. Si le tiers-état du bailliage de Nemours demande avec justice l’abolition des droits de traites qui se perçoivent au profit du trésor royal dans l’intérieur du royaume, à plus forte raison doit-il solliciter celle des droits dont la régie est semblable, qui sont également onéreux pour le commerce, et qui ne font ni ne peuvent faire partie du revenu public. Tels sont les droits de péages et ceux de rivières et de canaux, dont les uns appartiennent au Roi, les autres ont été donnés à titre d’apanage, ou d’engagement, ou d’échange, à des princes, à des seigneurs, à des villes; et d’autres paraissent résulter d’une propriété particulière; mais qui tous, dans quelque mains qu’ils se trouvent, sont injustes par leur nature, attentatoires à la liberté privée, destructifs de la richesse et de la prospérité publique. Le tiers-état du bailliage de Nemours examinera d’abord ce que ■chacune de leurs branches a de particulier. Il fera ensuite, sur leurs inconvénients communs, des observations générales. Il en résultera quatre subdivisions de ce chapitre. § I. — De V origine des droits de péages ; des principes de la jurisprudence française, a leur sujet , et que ces principes sont conformes à la raison. L’origine des droits domaniaux de péage est remarquable et jette beaucoup de jour sur ce qui les concerne. Ceux de ces droits qui ne dérivent pas du brigandage d’une force tyrannique, sont l’effet de la première dérogation qui ait été faite à l’ancien droit national de la France relativement aux chemins. Cet ancien droit national, établi par les Romains dans les Gaules, perpétué sous la première et au commencement de la seconde race de nos rois, et constaté par les Gapitulaires de Charlemagne, était que les chemins et les ponts fussent construits et entretenus aux frais des propriétaires des terres de tout état et de tout rang. Sous la seconde race, les leudes, ou hommes libres de la nation, qui avaient jusqu’alors vécu sous l’administration des comtes se trouvant très-mal protégés par ceux-ci contre les fidèles, ou bénéficiers militaires, prirent le parti de se ranger dans l’armée féodale ou de s’y soumettre. Les uns, ceux qui avaient quelque richesse ou quelque puissance, changèrent leur alleu en fief et reconnurent pour suzerain quelque seigneur féodal distingué, le plus souvent leur comte même. Les autres, ceux qui rr’avaient plus de terre, ou dont la terre ravagée par les seigneurs ne pouvaient suffire à leur subsistance, se firent serfs pour avoir du pain. On a des actes qui constatent cet avilissement et ce malheur de l’espèce humaine. Il arriva ainsi que l’on ne vit plus que des seigneurs, des prêtres et des serfs, et que toutes les terres appartinrent à la noblesse ou au clergé. Alors ces propriétaires, dont les prétentions n’étaient plus contenues par la résistance des hommes libres, trouvèrent plus commode de faire [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. payer les chemins aux passants, que de les payer eux-mêmes. Ils établirent des péages, et le seul point de l’ancien droit qui restât en vigueur, fut que le payement de ces péages destiné à l’entretien des chemins ne comportait aucune exemption, de manière que la dépense des chemins s’étendît encore sur tous les ordres de contribuables. Sous la troisième race, depuis que l’abbé Suger eut commencé à rompre quelques chaînons des fers du peuple; que les bonnes villes, et successivement d’autres moins considérables, redevinrent une pépinière d’hommes libres ; que l’utilité du commerce put commencer à se faire entrevoir, et que nos rois reprirent l’autorité de faire des ordonnances, ils décidèrent à plusieurs reprises que les péages ne pouvaient pas être un objet de revenu, qu’ils étaient le prix de la bonté et de la sûreté des-routes, et que le seigneur péagiste était tenu pour le péage, non-seulement d’entretenir le chemin, mais encore de le purger de brigands, et de dédommager les voyageurs qui seraient volés sur sa seigneurie (1). Cette dernière disposition a cessé d’avoir lieu lorsque la force publique, devenue plus grande, s’est chargée partout de la sûreté des citoyens ; quant à la condition d’entretenir les chemins pour le péage, et de n’en pas faire un objet de revenu, elle a constamment subsisté et a été renouvelée par l’ordonnance d'Orléans, article 107, et par celle de Blois, articles 282 et 355. Ces ordonnances du royaume sont irrévocables, car elles sont justes. Ëlles partent d’un principe dont l’évidence frappe tous les hommes. Plus la société a fait de progrès, plus il est naturellement arrivé que les péages destinés à l’entretien des routes sont passés des seigneurs particuliers entre les mains des princes ou des grands vassaux de la couronne, qui exerçaient dans la province les droits régaliens. Nos rois étant par eux-mêmes seigneurs suzerains d’une grande partie du royaume, et ayant depuis réuni à leur couronne tous les autres grands fiefs qui participaient à la souveraineté, ont été presque les seuls qui aient eu des péages, toujours sous la condition d’entretenir les chemins. Ii n’y a point de prince et presque point de seigneurs qui aient des droits de péage à d’autres titres que comme apanagistes ou engagistes de la couronne. 11 n’y a point de villes qui en aient à d’autre titre que comme chargées de l’entretien et de la garde d’un chemin ou d’un pont. Quand nos rois sont revenus, comme Louis NIV, à l’ancien droit national qui voulait que les chemins fussent payés par les propriétaires des terres, sans aucune espèce d’exemption, ayant ainsi pourvu, d’une manière constitutionnelle, à la construction et à l’entretien des routes, ils ont laissé tomber les droits de péage en désuétude ; car comment auraient-ils osé contrevenir à leurs propres ordonnances, qui voulaient que ces droits ne fussent pas des objets de revenu ? Ce n’est que dans ces derniers temps qu’une administration fiscale ayant été chargée de la régie des domaines, elle a fouillé dans les parchemins pour y trouver les titres de quelques péages du Roi et pour les remettre en vigueur, sans réfléchir que le tort qu’ils pourraient faire au commerce, et la perle qui en résulterait pour quelque autre revenu public, seraient fort au-dessus de ce qui pourrait en revenir à la caisse des (1) Voyez la nouvelle édition des Établissements de Saint-Louis, par M. l’abbé de Saint-Martin, conseiller au Châtelet; in-12, chez Nyon, 1786, page 304. [Bailliage de Nemours.] 139 domaines. Mais c’était sur cette caisse que les administrateurs avaient des remises ; et quand il en eût été autrement, il est presque impossible que des administrateurs partiels ne mettent pas leur activité à bonifier ce qu’ils appellent leur partie, souvent sans concevoir qu’ils détériorent les autres et surtout sans s’en embarrasser. Que les autres se défendent, auraient-ils dit. Il n’y a pas un ministère, et sous chaque ministère il n’y a pas un bureau qui n’ait administré comme s’il était une puissance particulière en guerre avec toutes les autres, regardant comme de bonne prise toutes les parties d’autorité ou de revenu dont il pouvait attirer la direction à son département. Presque personne n’a encore eu l’idée qu’il n’y eût qu’un Etat, qu’un roi, qu’une patrie, et que c’est à leur droit, à leur intérêt qu’il doit être subordonné; ou, si quelqu’un s’est hasardé à montrer ce principe, il a aussitôt passé pour un rêveur, pour un philosophe, pour un écrivain, estimable peut-être, mais peu propre à l’administration. 11 était commun d’entendre avancer que les Etats ne se gouvernent point avec des maximes. On aurait pu répondre : Avec quoi donc? mais il valait mieux se taire. . Quoi qu’il en soit, les directeurs des domaines se sont évertués à chercher des titres de péages : ils ont eu le malheureux succès d’en trouver, et de les rétablir pour le compte du Roi. Le ministère les a regardés comme des gens utiles. C’est ainsi que dernièrement a été relevé sous les yeux du Roi même le péage de Pont-Tbierri. Il a été un temps, à peine est-il passé, où l’avidité et l’ignorance de l’administration avaient conduit à lever trois impôts pour le même service public : l’impôt territorial qui devait pourvoir aux chemins comme aux autres dépenses de l’Etat, les péages qui devaient aussi faire la dépense des routes, et la corvée par laquelle on la faisait réel lement. Doit-on être surpris, quand l’administration a donné l’exemple de faire revivre des péages royaux, dont le titre était annulé par Rétablissement d’une autre manière de payer les chemins, que des princes apanagistes et dés seigneurs en-gagistes ou échangistesaient cru pouvoir, à raison des droits que le Roi leur avait transmis, faire ce que l’administration des domaines du Roi se permettait dans les siens? Monseigneur le duc d’Orléans les a ainsi remis en vigueur, il y a deux ans, dans le bailliage de Nemours, Château-Landon, Pont-à-Gasson, Fontenay, Dordives , Ferrières , Souppes et Puiseaux, dont la perception avait éprouvé de longues difficultés. Quand, des arrêts du conseil auraient autorisé les entreprises de ce genre, ils auraient fait ce que le conseil ne peut pas faire. Ils auraient dérogé à des ordonnances émanées le plus légalement'possible du pouvoir législatif, et de plus, fondées en raison. Le bailliage de Nemours convient que l’intention de ce prince, que celle des autres princes ou seigneurs qui sont dans le même cas, et qui ont rendu la force à des péages en désuétude, n’a été que celle de jouir d’un droit qu’ils croyaient légitime, et qu’ils voyaient autorisé par l’exemple du Roi : cette intention n’a certainement rien de rér préhensible; mais la prétention de ces princes et de ces seigneurs n’en est pas moins inadmissible à tous les J égards. Car, d’un côté, ils n’entretiennent point les chemins, et de l’autre, ils ne veulent la conservation du péage que pour en faire un objet de revenu. Il ne faut donc pas croire que la suppression ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 140 [États gén. 1789. Cahiers.] des péages, si nécessaire à l’agriculture et au commerce, puisse ou doive coûter aucun sacrifice aux finances de la nation. Si le péage est prétendu par un seigneur enga-giste ou échangiste, le Roi est toujours le maître de leur proposer de remettre les choses au même état, et de renoncer à l’échange ou à Rengagement, s’ils jugent qu’ils éprouvent trop de préjudice par la suppression d’un péage qui, selon la constitution du royaume, ne devait pas être un objet de revenu, mais qu’ils ont pu considérer sous une autre face, lorsqu’ils se sont déterminés à Rengagement ou à Rechange. Le tiers-état du bailliage de Nemours ose assurer qu’il n’y a pas un seul engagiste et pas un seul échangiste qui aime mieux renoncer à son engagement ou à son échange, qu’à son péage. Si le péage appartient à un prince apanagé, le Roi peut lui dire : « Je n’ai pas pu vous transmet-« tre un droit que je n’avais pas. « Or, depuis qu’une autre manière de faire les « routes a été instituée, je n’ai plus moi-même « aucun droit de péage dont le titre soit valable. « Ceux qui se trouvent dans votre apanage va-« lent-ils mieux que les miens? « Si vous avez regardé les péages comme pou-« vant être pour vous une source de revenus, « vous vous êtes trompé, et votre erreur est très-« pardonnable, car vous n’étiez pas obligé de « mieux savoir la constitution que moi-même. « Mais je n’ai pas pu vous donner le droit d’au-« trui, et tout le peuple a droit de ne pas payer « deux fois le chemin, que d’ailleurs vous ne faites « point. « Si la perte des revenus que vous retiriez des « péages cause un dérangement sensible dans « votre fortune, j’y pourvoirai ; mon peuple sait « ce qui est dû aux princes de mon sang. « Mais si vous n’avez pas pu garder ce produit « comme assuré, si le droit n’était pas en vigueur « quand je vous ai transmis l’apanage, vous voyez « bien que je n’ai pas d’indemnité à vous fournir « pour ce que je ne vous ai pas donné, pour ce « que je ne pouvais pas vous donner, pour ce que « les lois du royaume vous empêchent de « prendre. » Quant aux villes, leur compte est èncore plus clair. L’Etat a droit de dire à leurs corps municipaux: « Vous n’êtes pas souverains, vous n’avez « pas le plus léger droit de lever un impôt sur le « commerce de vos concitoyens. « Le droit n’a pas pu vous être concédé. « Les gens qui voiturentles productions ou les « marchandises pour l’utilité du royaume, ni les « cultivateurs ou les fabricants, dont ces produc-« tions et ces marchandises sont la propriété « comme fruit de leurs avances ou de leur travail, « ne peuventni ne doiventêtre contraints de pour-« voir à vos embellissements ou à vos besoins « particuliers. Si ces besoins sont réels, votre terre ritoire est couvert de maisons ; ce sont de très-« bons immeubles : arrangez-vous avec les pro-« priétaires, car ce que l’on fait dans vos murs « n’intéresse qu’eux. « Restent les seigneurs particuliers qui pourraient avoir des droits de péage, et qui ne les tiendraient pas du Roi. Le tiers-état du bailliage de Nemours a de fortes raisons de croire que le nombre de ceux surtout qui auraient des titres réguliers pour Rétablissement de ces péages est si petit, si petit, que peut-être même est-il nul : mais quand il existerait de tels seigneurs, avec de tels titres, la nation aurait toujours à leur demander : « Entretenez-vous le chemin ; le voulez-vous entretenir , et faites-vous la soumission d’y employer tout le produit du péage sans en retirer aucun revenu? » Elle peut ajouter: « Si vous voulez retirer un revenu du péage, le Roi doit vous en empêcher; si vous ne le voulez pas, vous n’avez pas d’intérêt à sa conservation ; mais l’Etat a encore intérêt de vous le retirer, de l’anéantir, et de ne pas laisser arrêter le commerce des concitoyens, de ne pas abandonner un service public à la discrétion du zèle variable et de l’administration intercadente d’une famille qui doit avoir des vieillards, des mineurs, des hommes capables et d’autres sans conduite et sans expérience (1). » Il y a plus de soixante-quatre ans qu’une commission du conseil est chargée de vérifier les titres des péages. Elle a sans doute fait un examen très-judicieux de ceux qui lui ont été présentés, et des recherches très-savantes sur les formes qui peuvent les faire regarder comme authentiques. Mais si l’on eût remonté aux principes, si la nation eût été assemblée, si l’on eût pu faire parler devant elle et devant le Roi la raison naturelle et les véritables maximes de notre monarchie qui n’y sont nullement contraires, il est vraisemblable qu’on aurait épargné à cette commission bien du travail. § 2. ■ — Des droits de rivière. L’origine des droits de rivière n’est pas aussi claire ni aussi excusable que celle des droits de péage par terre ; il est démontré qu’il y en a plusieurs qui n’ont eu d’autre titre primordial que le pouvoir de tirer d’un lieu fort un coup de fauconneau sur les bateaux qui passaient. 11 y a un grand nombre de droits en Europe, qui n’ont pas commencé autrement, depuis celui du prince Monaco, sur les bâtiments qui approchent de son port, jusqu’à celui du Sund, auquel la couronne de Danemark asservit tous les navigateurs des plus grandes puissances maritimes. Quelque acte qu’une force momentanée ait pu exiger, que la timidité ou la faiblesse ait pu faire pour légitimer de pareils droits, leur titre même milite contre eux et les détruit. On ne peut pas dire qu’un abus d’autorité devienne juste pour avoir été long. Les souverains, les princes et les seigneurs qui quelquefois ont fait les chemins et les ponts, n’ont jamais fait la mer ni les rivières. Il y en a qui ont embarrassé celles-ci par des digues, pour obliger les bateaux de venir passer à leur perthuis. On leur doit peu de compte de ce travail. Le seul titre qui rapprocherait un droit de rivière du péage ordinaire d’un chemin ou d’un pont, serait l’obligation d’entretenir le chemin de halage. Peu de droits de rivière emportent cette obligation : ceux qui Remporteraient se trouveraient (1) Le parti à prendre relativement aux droits de péages, conformément aux vues énoncées dans ce chapitre, est le vœu des villes, bourgs et paroisses d’Auf-ferville, Augerville-la-Rivière, Auxi, Baumont, Boissi-aux-Cailles, Bordeaux, Bougligni, Boutigny, Marchais, Bromeilles, Chain treaux , Chapelon, Château-Landon, Saint-Séverin-lez-Châleau-Landon, Chenon , Corguil-leroy, Coudray, Courtampierre , Desmouts, Dordives, Echilleuses, Egry, Gaubertin, Girolles, Golinville, Gou-dreville-la-Franche, Grez, Guercheville, lchy, Jacque-ville, Ladon, Larroz, le Boccage, Maisoncelles, Saint-Maurice-sur-Fessard, Mignerettes, Mignières, Moudreville, Moulon, Nemours, Néronville, Orville, Paley, Pannes, Préaux, Saint-Pierre-lez-Nemours, Reclozes, Remanville, Rumont, Sceaux, Souppes. Trézau, Yille-Béon, Ville-Maréchal, Ville-Moutiers, Ville -Yocques et Vaulx. [Etats gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 141 dans le cas des péages de chemins; la recette du droit devrait uniquement être consacrée au service et ne produire aucun revenu : car il ne faut jamais sortir du principe, qu’il n’est pas permis aux plus grands souverains, ni même au corps entier de la société, d’imposer sur le peuple rien au delà de ce qui est nécessaire pour le service et l’utilité du peuple. Ainsi, ou les possesseurs de droits de rivière ne sont obligés à aucun service, et dans ce cas, les droits ne doivent pas subsister; ou ils sont soumis à un service, et dans ce cas, iis doivent être réglés d’après l’année moyenne des dépenses et ne procurer au propriétaire aucun revenu; ce qui ne lui laisse point d’intérêt pour la conservation du droit, tandis que la société conserve le plus grand intérêt à ce que la liberté du commerce soit entière, et à ce que le service public ne dépende pas du plus ou du moins de capacité et d’activité d’un individu qu’elle ne peut choisir ni déplacer. Les droits de rivière ont été et sont encore très-multipliés : ceux qui sont établis sur les vins qui se commercent par les rivières d’Yonne, de Beuvron, d’Eure, de Cousin, d’Armançon, de Loing, de Marne, d’Etampes, d’Oise, d’Aisne et de Seine, sous le titre de 45 sous par muid des rivières, ont été suppléés, dit-on, à des droits de péages qui coûteraient pour les vins arrivant à Pans d’en haut, 52 sous 1 denier, et d’en bas 54 sous 4 deniers. Les 45 sous ayant été sujets aux 10 sous pour livre, l’impôt est actuellement au-dessus de la plus forte collection des péages qu’il remplace. Mais s’il a été prouvé que ces péages mêmes ne pouvaient pas être fondés en titre, que devient celui de l’impôt? Le péage du pont de Joigny a pour origine la résistance qu’ont faite les élections d’Auxerre, de Mâcon, de Bar-sur-Seine, de Joigny, de Tonnerre et de Véselai, contre l’établissement du droit de subvention au détail sur les boissons dans leur territoire. 11 est, avec les sous pour livre, d’un peu plus de 4 livres par muid de vin; si les droits d’aides sont supprimés , comme ils devaient l’être, que devient le titre du droit du pont de Joigny? Celui de Pont-sur-Yonne tient lieu d’un octroi anciennement accordé à la ville de Sens, pour payer ses dettes et sa taille, et que le Roi s’est approprié en se chargeant des dettes de la ville, et a transporté à Pont-sur-Yonne; quelle raison y a-t-il de faire payer au commerce qui passe à Pont-sur-Yonne les dettes de la ville de Sens? On fatiguerait l’attention des Etats généraux si l’on voulait examiner ainsi, l’un après l’autre, tous les titres et les cas particuliers aux différents droits de rivière : ceux de la Loire, ceux du Rhône et ceux de la Saône sont si multipliés et si pesants, que l’on trouve du profit à voiturer par terre, plutôt qu’à laisser couler les bateaux au courant de l’eau que la nature semble avoir formée pour les conduire. Etablir de tels droits, ou les maintenir, c’est dérober au royaume les rivières que Dieu lui avait données. L’avidité des percepteurs a été telle en plusieurs endroits, qu’ils ont couru sur terre après les marchandises auxquelles ils avaient fermé par le péage le chemin de l’eau. Le trépas de Loire, que le Roi vient de racheter à Monsieur, pour le supprimer, se percevait par droit de suite sur terre, et à une assez grande distance du fleuve, pour obliger les naarchandises à reprendre le cours de la rivière que le droit leur avait fait quitter. Toutes les rivières du royaume sont ainsi obstruées par des obstacles de main d'homme, bien plus multipliés et bien plus redoutables que les difficultés naturelles de la navigation. Rien ne commence à être plus connu que l’utilité des communications par eau, et la nation se porte avec la plus grande noblesse à multiplier les canaux : elle fait très-bien ; c’est un louable et profitable usage de sa sagesse, de ses richesses et de sa puissance. Mais n’aurait-il pas convenu qu’auparavant, ne conviendrait-il pas du moins qu’en même temps elle songeât à reprendre possession des grands canaux, dont la nature a coupé le royaume, de la Loire, de la Seine, du Rhône, de la Garonne, de la Charente, de l’Adour et des rivières qui viennent s’y jeter? Ces superbes canaux sont couverts de barrières fiscales et locales, qui n’attendent, pour disparaître, que le moment où l’on saura invoquer avec dignité, avec fermeté, avec sang-froid, la raison et la justice (1). Si dans le nombre immense des droits de rivière, il s’en trouve quelques-uns qui aient véritablement pour principe un objet d’utilité publique, et si la manière dont il aurait été rempli peut rendre favorable la condition du possesseur, le droit n’en doit pas moins être supprimé et l’exercice du service public n’en doit pas moins être remis aux assemblées graduelles d’administration, choisies par le libre suffrage du peuple et de ses représentants ; mais le particulier qui aurait bien mérité de la patrie pourra prétendre à une marque honorable ou utile de la satisfaction nationale. 11 n’y a rien à redouter, à cet égard, de la sagesse des Etats généraux; car la sagesse même et l’économie n’empêcheront jamais les Français d’être une généreuse nation (2). § 3. — Des droits de canaux. Les droits de canaux ne renferment pas, comme ceux des rivières, une injustice à présumer dans leur origine. Cette origine est claire et respectable. Si les canaux ont été construits par des particuliers, et si ces particuliers ont fait avec l’Etat un contrat pour cette entreprise, sous la condition d’établir sur le canal tel ou tel droit, on ne peut pas dire que leur marché soit illicite, et que l’Etat n’ait bien fait de l’accepter s’il n’a pas eu d’autres moyens de se procurer le canal , puisque ce canal, même chargé de droits, est toujours un immeuble utile, dont les avantages sont prouvés par l’usage qu’on en fait. Un Etat pauvre, dénué de capitaux et de crédit, peut très-bien faire d’écouter et de favoriser de telles spéculations. Gomme tous les pauvres, il paye trop cher le service qu’on lui rend ; mais cela vaut mieux que de ne le point recevoir. Si, par la suite, il se procure de plus grands moyens, ou, si, les rassemblant mieux, il en peut (1) Les mêmes -villes, bourgs et paroisses qui ont demandé la suppression des péages par terre, sollicitent celle des droits de rivière. (2) Après les obstacles fiscaux à la navigation des rivières, qui doivent être supprimés à l’instant même, et peuvent l’être par un seul acte de volonté, il restera les obstacles physiques à cette même navigation, qui ne laissent pas” aussi d’être très-nombreux ; mais ce n’est pas ici qu’il doit en être traité. Le tiers-état du bailliage de Nemours y reviendra dans la troisième partie de son travail, qui renfermera ses avis sur les lois d’administration favorables à l’agriculture et au commerce. 142 [États gén. 1789. Cahiers.] faire un plus grand usage ; si alors, justement frappé de l'inconvénient des droits sur le commerce, et du danger d’une administration variable, il sent la nécessité d’établir la franchise de la navigation et la stabilité d'une régie provinciale, la seule chose qu’il puisse est de désintéresser les entrepreneurs, en les remboursant, d’une manière même qui emporte récompense et ne dégoûte personne de traiter avec le gouvernement; car il entre dans la bonne économie des nations de tenir en haleine et d’appeler sans cesse à leur service, par de nobles salaires, le concours des sciences, des arts et du ■ génie, qui, de tous les moyens humains, sont ceux qui ménagent le plus les dépenses, en faisant par la force de l’intelligence ce que le vulgaire ne ferait que par la force des bras et de l’argent. Si, par défaut de lumières, le gouvernement a fait ce qu’auraient pu faire des particuliers ; si, construisant un canal entier, il n’a voulu donner au public qu’un demi-canal, en enlevant la moitié de son utilité par des droits sur la navigation, qu’il aura maladroitement regardés comme une opération de finance; si ensuite il a concédé le canal à des particuliers ou à des princes comme un objet de revenu, tandis qu’il ne devait pas l’être plus que les chemins, ni qu’aucun autre ouvrage public, il a eu tort. C’est à la nation à payer et à réparer, mais principalement à faire cesser les torts d’un gouvernement qui a été trop longtemps privé du secours des lumières nationales, sauf à prévenir pour la. suite le retour des mêmes erreurs. 11 faut que l’Etat traite avec les engagistes ou avec les princes apanagés, et leur compense la perte que le rétablissement d’un meilleur régime peut leur occasionner; mais il faut qu’il rende les canaux à la patrie, car à elle seule doivent appartenir de telles propriétés, puisqu’elle seule ne doit jamais ni vieillir, ni mourir, ni tomber en minorité, et qu’elle seule a l’intérêt et le pouvoir de rendre libres ces grands immeubles publics, et de les porter au véritable degré d’utilité dont ils sont susceptibles. En effet, les canaux rachetés par la nation deviennent une propriété de l’Etat comme les forteresses et les vaisseaux de guerre ; et de même qu’il serait déraisonnable de vouloir soutenir la flotte par des taxes sur les navires marchands qu'elle doit protéger, il deviendrait insensé de vouloir entretenir les canaux par des droits sur lesbateaux et les marchandises qu’ils transportent. Si le canal a été fait pour le compte de l’Etat , par des sommes une fois payées, c’est un immeuble acquis pour l’Etat. 11 ne doit plus le faire payer up seconde fois, moins encore une centième ou une millième fois, au même peuple qui a déjà payé l’impôt sur lequel on a pris les fonds nécessaires pour le construire. Si le canal a été fait par le moyen d’un emprunt pour le compte du gouvernement, l’Etat doit payer les arrérages de l’emprunt, en rembourser le capital comme ceux des autres dettes publiques, et il doit aussi faire le service du canal comme les autres dépenses publiques, par le moyen des impôts dont la répartition pourra être la plus équitable, la plus généralement partagée entre les citoyens, la moins susceptible de gêner la liberté et d’interrompre les travaux utiles. Il ne doit donc pas établir des droits de canal qui répartissent la charge avec une extrême inégalité, et qui retardent et gênent les opérations du commerce. Si, dans un temps d’ignorance, il a établi de tels droits, il ne doit pas les laisser durer ; car il [Bailliage de Nemours.] ne faut pas faire un service public par de mauvais moyens lorsqu’on peut en employer de bons (1). Mais surtout il ne faut pas (et c’est ce qu'on ne peut trop répéter a toute la nation et à toute administration) qu’aucun service public puisse être un objet de revenu. Que dirait-on si le Roi demandait et levait pour l’armée 10 millions de plus qu’il ne faudrait, atin de les employer à sa marine ou aux dépenses de sa maison? Toute recette doit être claire et facile à vérifier par la nation elle-même. Toute dépense doit l’être pareillement; un seul compte de recette et de dépense doit embrasser toutes celles de l’Etat; et l’on doit pouvoir le tenir et le reudre, comme ceux des banquiers, par des livres à parties doubles. Un gouvernement qui voulait tout cacher, ses recettes, ses dépenses, ses moyens, ses affaires, et surtout masquer l’impôt pour l’étendre plus aisément, pouvait trouver toute voie de recette bonne et chercher à tromper la nation sur tous ses marchés ; mais la nation elle-même ne peut vouloir se tromper. 11 faut à ses revenus des voies plus franches ; il faut à son peuple plus de lumières et de liberté. On a pu, lorsqu’il n’y avait aucun lien social, lorsqu’une partie d’administration luttait contre l’autre et la dérobait, croire utile de séparer les caisses afïn qu’on les pillât moins, et d’attacher des revenus tirés de 1a chose à l’entretien de chaque chose. Des administrateurs vertueux ont pu alors chercher à se mettre en garde contre une administration dont eux-mêmes soupçonnaient la bonne foi et les lumières. Mais la nation s’assemble précisément pour empêcher qu’une telle espèce d’administration puisse exister désormais; elle s’assemblera souvent afin d’empêcher qu’on retombe dans un pareil désordre. Ce n’est pas à elle à croire que ses Etats généraux seront au-dessous de leur devoir, de l'espoir public et des lumières de notre siècle ; et si ceux-ci y étaient, leurs successeurs n’y seraient pas. On doit donc juger que les administrations provinciales graduelles seront tellement réglées, et si sagement renouvelées, que l’ordre des payements et de la comptabilité sera si prudemment et si sévèrement établi et que les Etats généraux reviendront y tenir la main à des époques si rapprochées, qu’il ne sera plus possible de détourner aucun fonds public de son emploi sans risquer, ou pour mieux dire, sans perdre son honneur et sa vie. Et pour lors il ne restera plus de raison de préférer les formes d’imposition et de perception les plus nuisibles, sous prétexte que, dans le temps d’un délire universel et de l’absence totale de la représentation nationale, elles avaient semblé propres à assurer davantage l’emploi des fonds. Mais on n’a pas cru généralement que la forme d’imposition adoptée pour les droits de canaux fût imparfaite et nuisible. Les principes sur cette matière ont été si peu approfondis, que plusieurs citoyens très-bien intentionnés pensent même qu’il faudrait étendre cette forme aux chemins, et y établir des péages au lieu d’ôter les anciens. Ils envient à l’Angleterre les barrières qui traversent ses routes; ils ont proposé de bonne foi d’en établir de pareilles en France. (1) C’est le vœu des mêmes villes, bourgs et paroisses cités au sujet des droits de péages et de rivières. Les députés de plusieurs de ces communautés ont remarqué qu’on avait cumulé à Nemours les anciens droits de Rivière avec ceux de canal, quoiqu’il ne dût pas exister de doubles droits, lorsqu’il n’y a qu’un seul service. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 143 Le tiers-état du bailliage de Nemours trouve que nous n’avons eu rien à envier à l’Angleterre jusqu’à ce jour, que la sûreté individuelle des citoyens qui existera en France dans six mois; la liberté de la presse que nous aurons à la même époque, plus parfaite et sans craindre le retour aux lois prohibitives que les différents partis de l’Angleterre invoquent encore de temps en temps; quelques lois criminelles bien faciles à établir, et enfin, la fréquence de son assemblée nationale, que la volonté du Roi et des Etats généraux assurera pareillement à la nôtre, mieux constituée en elle-même et plus véritablement représentative du peuple que ne l’est celle de la Grande-Bretagne. Après cela nous pourrons avoir pour les Anglais de l’amitié, et nous en aurons; car ils deviendront beaucoup moins tentés de nous menacer, beaucoup plus réservés à nous attaquer : de l’estime, nous en avons déjà; de l’envie ! elle ne sera pas faite pour nous. Le tiers-état du bailliage de Nemours va montrer, dans le paragraphe suivant, que la méthode adopt-ée par les Anglais, pour entretenir les chemins ou les canaux par des péages, est contraire à tous les principes de la raison, cle la justice et des impositions. Il faut discuter profondément les fautes auxquelles pourrait conduire l’exemple $ 4. — Inconvénients fondamentaux des droits de péages qui doivent les faire bannir de tout bon gouvernement , quand même ils devraient être employés à entretenir les chemins ou les canaux. Il y a quatre principes sur les impositions : 1° Elles ne doivent pas être plus fortes ni plus faibles que ne l’exige le besoin public auquel il est nécessaire de pourvoir; 2° Elles doivent être réparties en raison du revenu net et libre des contribuables, et n’en grever aucun dans une proportion plus forte que l’autre; 3° Elles doivent n’entraîner que le moins de frais de perception qu’il soit possible ; 4° Enfin, elles doivent respecter autant qu’il est possible la liberté des citoyens; elles ne doivent pas interrompre leur travail, qui est leur unique moyen de faire naîlre des richesses; elles doivent n’ajouter aucune autre gêne à l’obligation de payer l’impôt. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande aux Etats généraux et à tous les hommes éclairés, si ce ne sont pas là effectivement des conditions essentielles à toute imposition juste et raisonnable. Puis il demandera s’il n’est pas vrai que les péages par terre et par eau, même appliqués à leur destination, même éloignés du projet d’en tirer un revenu, violent ces quatre conditions. 11 est impossible de prévoir avec aucune justesse le produit d’un droit de péage par terré ou par eau; car il dépend d’une multitude de relations sociales qui n’ont aucune stabilité. Chaque nouvelle branche de culture ou de commerce qui s’élève, chacune de celles qui dépérissent, chaque changement dans les mœurs, dans les modes, dans les consommations, chaque nouvelle ouverture de routes ou de canaux, porte les productions, les marchandises et les voyageurs d’un côté différent, de celui où ils avaient précédemment afflué, et augmente ou diminue le passage sur chaque chemin de terre ou d’eau. Il est donc impossible de calculer le tarif d’un péage ou d’un droit de canal avec assez de lumières, pour que la recette suffise à la dépense du service public, ou ne l’excède pas; si, par hasard, on y était parvenu pour une année, rien ne garantirait qu’il en serait de même pour l’année suivante. Si la recette était au-dessous de la dépense, l’entretien du chemin ou du canal, et par conséquent le service public, ne serait pas assuré. On doit naturellement craindre de tomber dans ce danger ; et n’ayant pas de limite certaine ni probable, on doit, pour le bien même du service public, qu’on suppose important, viser à l’excès plutôt qu’au défaut. L’établissement d’un péage par terre, ou d’un droit de canal, emporte donc le vœu formel et avoué de lever plus d’argent que le besoin public ne le demande. Cela n’est-il pas manifestement contraire au premier principe sur les impositions? Les représentants d’une nation seraient-ils bien reçus à dire à leurs commettants : « Nous allons consentir à une imposition ; nous ne savons pas bien ce qu’elle pourra nous coûter ; mais soyez tranquilles, nous sommes moralement sûrs que vous payerez plus qu’il ne faut et qu’elle sera fort au-dessus du besoin. » Le tiers-état du bailliage de Nemours avoue qu’il ne pourrait pas approuver les siens s’ils lui tenaient ce langage ; et c’est ce qu’ils feraient s’ils votaient pour l’établissement, la prorogation ou la conservation d’un droit de péage ou de canal. Un tel droit ne peut pas être proportionné au besoin. Peut-il l’être aux facultés et aux revenus des contribuables? Non, il ne le peut pas. Les enfants en administration commencent à sayoir ce que d’assez grands hommes ignoraient, il est vrai, il y a trente ans, qu’il serait très-injuste et très-ruineux d’imposer les récoltes, les productions ou les marchandises d’après leur valeur totale, et que l’on ne peut, sans démence, soumettre à aucune charge publique que ce qui reste sur cette valeur, lorsqu’on en a défalqué le remboursement de tous les frais qui ont concouru à faire naître la récolte, la marchandise ou la production. Le prix des productions est déterminé par la concurrence des acheteurs et par les moyens qu’ils ont de payer. Us offrent en raison de la qualité de la marchandise et de ce qu’ils ont à donner en échange, sans s’inquiéter si elle a coûté beaucoup ou peu au producteur. Le profit ou le revenu de' celui-ci est donc déterminé par l’excès de la somme qui lui est offerte sur les frais qu’il a faits. Si ces frais sont médiocres, il gagne beaucoup et a un gros revenu. S’ils sont considérables, le revenu est mince. La chose peut aller jusqu’au terme où la vente ne rembourse que les frais, et à ce prix la culture et le commerce continuent, parce qu’on vit sur ces frais ; mais il n’y a point de revenu, sans aucune matière imposable. Or, une masse énorme de productions de la même espèce, taxées au même taux sur le tarif du péage, a été produite par des champs de tous les degrés différents de fécondité ou d’infertilité, et donnant ou de bons revenus, ou des revenus médiocres, ou point de revenu. Qu’aurait fait un impôt régulier, établi par la nation, distribué par des assemblées graduelles éclairées ? Il aurait taxé conformément à son revenu, au delà des frais, la terre productive ou la production qu’elle a fait naître ; plus modérément et toujours selon ce qu’aurait indiqué l’excédant des frais, le produit de la terre médiocre. 11 n’aurait rien demandé à la production de la {44 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] terre, qui ne peut absolument que faire vivre le cultivateur; il aurait dit à celui-ci : « Vis et prospère si tu peux. L’Etat te doit protection, quoiqu’il te soit impossible de le payer ; les lois, comme le soleil, sont pour tout le monde; aime la patrie qui te rendra justice gratis, qui fera gratis ta sûreté ; sers-la de tes vœux, de ton zèle, de ton génie, de ceux de tes enfants. Si quelque jour tu parviens à fertiliser les champs ; si ton industrie invente une culture moins dispendieuse, tu acquerras du revenu, peut-être de l’aisance, et l’honneur d’une contribution qui n’excèdera jamais tes forces : c’est ce que je te souhaite, mon ami. » L’impôt régulier est un père qui appelle ses enfants au conseil et qui compte avec eux ; il expose les besoins de la famille, il demande le service nécessaire à ceux qui sont grands et robustes ; il distribue les tâches selon les forces ; et loin de rien exiger de ceux qui sont au berceau, ou qui viennent d’en sortir, ou qui sont infirmes, il tixe sur eux l’attention et le secours de leurs frères. Le droit de péage se conduit autrement. Il n’interroge, ni ne consulte, ni ne peut connaître les forces et les revenus. Il arrête les passants sur les routes; c’est un exacteur à main armée, et c’est un exacteur aveugle. Il prend peu aux riches, beaucoup à ceux d’une aisance médiocre ; il écrase les pauvres sans pitié. Il est léger sur le revenu de la production née dans les terres fertiles. Il pèse de plus en plus fortement sur celui des terrains médiocres, en raison inverse du ménagement qu’ils auraient droit d’attendre et d’exiger de l’équité publique. Il prohibe la culture aux mauvaises terres, dont le produit ne remboursant que les frais, a besoin de toute la valeur que le commerce peut lui donner, pour que le producteur retrouve sa dépense, et ne peut supporter aucune taxe entre le cultivateur et le consommateur. Les travaux humains ne peuvent s’animer, se soutenir et s’étendre que par le profit qu’ils procurent à ceux qui s’y livrent ; et ce profit ne pouvant s’élever au delà des bornes qui lui sont imposées par la dépense que peuvent faire les consommateurs de la production ou de la marchandise sur laquelle le travail s’exerce, il est clair que la culture et les fabriques feront des progrès selon que les producteurs pourront jouir plus directement et davantage de la dépense des consommateurs. Il est’ sensible qu’au contraire la culture ne peut qu’être restreinte et les fabriques étouffées si la dépense du consommateur est interceptée en taxes ou en faux frais, et ne contribue pas ou contribue moins à salarier le travail productif. Tout obstacle à leur communication, soit qu’il vienne de la nature de l’impôt, ou de la difficulté des roules, ou de l’imperfection des machines, ou de la cherté de la main-d’œuvre, arrête ou resserre la faculté de cultiver, de produire des récoltes, d’élever des fabriques, de faire naître des hommes, d’entretenir des familles. Le bailliage de Nemours en offre des exemples; il renferme plusieurs villages dont les propriétaires et les habitants vivaient et cultivaient en paix, de temps immémorial, leurs médiocres héritages. Ils ont dépéri à mesure que l’on a établi J es droits d’inspecteurs aux boucheries, les octrois municipaux, leur doublement, les droits réservés et les 10 sous pour livre de toutes ces taxes, qui sont autant de droits de péages sur la consommation des habitants des villes , et depuis qu’on a effectivement rétabli des droits de péage à Nemours, qui est le lieu principal du débit de leur productions. Ce dernier coup des 10 sous pour livre sur tous les droits de consommation, et du rétablissement des droits de péages, a été le terme fatal pour ces villages dont les députés assistent à l’assemblée du tiers-état du bailliage de Nemours ; parmi eux se trouve celui de la Gerville , réduit au point d’être privé du service divin, et de ne pouvoir plus faire tenir en règle les registres de naissances, de mariages et de sépultures, parce que la dîme n’y suffit plus à nourrir un curé, quoique dans ce village il soit gros décimateur. Le tiers-état du bailliage de Nemours a promis aux habitants de cette paroisse de mettre leur détresse sous les yeux des Etats généraux, comme un exemple du danger des impôts qui portent sur la valeur totale des productions, et qui ne peuvent pas se proportionner au revenu. Le tiers-état ne doit pas dissimuler que cet inconvénient fondamental, dont il est frappé dans les droits de péage et dans ceux de canal, se fait sentir avec non moins de force dans tous les droits de traite sur les productions du territoire et dans tous les droits d’entrée des villes. Aussi se croit-il obligé de déclarer à la patrie que s’il se borne aujourd’hui à demander la suppression des droits de consommation dans les campagnes, et de ceux qui sont le plus cruellement nuisibles à l’agriculture, comme les aines et les gabelles ; à la liberté du travail et du commerce, comme les droits inquisitoriaux dont il a donné un si long et si triste détail ; et s’il peut consentir que les droits de traite aux frontières du royaume, et les droits d’entrée des villes subsistent encore pour un temps, ce n’est que dans la vue de ne pas opérer une secousse trop grande, par une réforme qui embrasserait tout à la fois; ce n’est qu’afin de laisser une partie de la dépense des consommateurs, faite aujourd’hui sans règle aœ profit du fisc, retourner aux producteurs avant que l’Etat puisse demander à ceux-ci, régulièrement et sans surcharge, ce qu’ils peuvent devoir à la protection publique. Le tiers-état du bailliage de Nemours croit, avec un grand homme à qui les préjugés fiscaux ont longtemps refusé justice, mais auquel le genre humain devra la connaissance des vrais principes de l’imposition, et dont il convient que la mémoire reçoive un premier hommage dans la première assemblée nationale où l’on profitera de ses lumières : le tiers-état du bailliage de Nemours croit avec M. Quesnay que les impositions doivent être proportionnées au produit net des terres; qu’elles ne doivent être déterminées par la valeur totale des récoltes ou des productions; qu’elles ne doivent jamais porter sur les frais de culture, ni sur les frais de correspondance et de commerce, qui sont aussi des frais de culture ou d’exploitation. Mais il pense avec le même philosophe que lorsqu’on a été longtemps éloigné de la bonne route, il devient impossible d’y revenir en un seul pas, et qu’il faut la regagner en marchant avec courage par le chemin de traverse qui rapproche le plus du terme et qui peut rencontrer le moins d’obstacles ; car il ne faut ni se risquer, ni se jeter dans un précipice, ni cesser d’avancer vers le but. Ce serait trop s’en écarter que de conserver des droits de péage par terre ou par eau. Ces droits ne peuvent remplir aucune des conditions qu’exige un impôt raisonnable. Ils sont locaux et ne peuvent jamais être d’un [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 145 grand produit. Ils ne dispensent donc pas d’avoir d’autres impositions qui demandent nécessairement une régie. Ils obligent d’en monter une nouvelle qui soit particulière aux droits de péage ou de canal. Mais il est sensible que si la régie, toute montée pour les autres impositions, avait à percevoir de plus qu’elle ne fait la petite somme que l’on peut retirer des droits de canal ou de péage, il n’en coûterait pas plus, et cette somme serait perçue presque sans frais. Les droits de péage et de canal occasionnent donc la dépense d’une régie parfaitement inutile; ils ne peuvent donc pas remplir la troisième condition des impositions, de n’entraîner que le moins de frais de perception qu’il soit possible. Leur nature leur fait encore manquer à la quatrième. Il faut qu’un tarif choisisse ou qu’il taxe toutes les voitures au même taux, sans égard à leur charge, ou qu’il fasse des distinctions selon la qualité des marchandises. S’il taxe toutes les voitures au même taux, soit qu’elles portent ou non des marchandises précieuses, il causera moins de vexations ; mais aussi, d’une part, il sera peu productif, car il faudra proportionner le droit à ce que peuvent payer les marchandises de la moindre valeur, et il risquera de ne point remplir l’objet qu’on se propose. D’autre part, la répartition de la somme qu’il lèvera sera faite avec une extrême inégalité. Or, il est sensiblement injuste que les productions de peu de valeur soient les plus chargées, et que celles d’un grand prix n’aient presque rien à payer. Si le tarif classe les marchandises et cherche à les taxer selon une sorte de proportion avec leur valeur, il oblige à des visites pour constater de quelle classe en effet est la marchandise qui se présente. Pour que les visites se fassent sans qu’on ait besoin de déballer pièce à pièce toutes les marchandises, ce qui en gâterait beaucoup, consumerait trop de temps aux percepteurs et suspendrait trop longtemps les expéditions du commerce, il faut que les voituriers fassent des déclarations. Pour que les déclarations aient quelque degré d’exactitude, et n’éludent pas entièrement le payement des droits, il faut les vérifier par une visite propre à constater si la déclaration est fidèle. Cette visite entraîne encore véritablement un temps perdu qui retarde les opérations du commerce ; elle occasionne inévitablement aussi un dégât dans les emballages, et un déchet dans la valeur des marchandises. Pour que les négociants et leurs voituriers soient intéressés à faire des déclarations fidèles, il faut les punir quand elles ne le sont pas. 11 faut donc ordonner procès-verbal , saisie , confiscation et amende toutes les fois que la déclaration se trouve inexacte. Mais un commis négociant peut être étourdi, et faire une bévue, même dans une déclaration par ' écrit : mais un voiturier peut être ignorant ; il peut être négligent, il peut avoir égaré la déclaration par écrit; il peut n’en avoir pas reçu; il peut se tromper dans une déclaration verbale. La loi ne saurait faire des exceptions pour ces cas particuliers ; elle emporte donc le vœu d’arrêter longtemps le commerce sur les routes, de multiplier les frais de séjour, de déranger beaucoup d’emballages, de gâter beaucoup de marchandises, d’augmenter les déchets et les faux frais et de lre Série, T. IV. punir le négociant, l’agriculture, le commerce, pour toutes les méprises que des hommes fort honnêtes, mais qui n’ont pas un intérêt direct à la chose, dont plusieurs n’ont reçu qu’une éducation médiocre, et qui peuvent être entraînés dans l’erreur par mille circonstances innocentes, peuvent involontairement commettre dans les déclarations. Le tiers-état du bailliage de Nemours n’a développé que la plus petite partie des embarras et des gênes nécessairement attachés à toute perception de droits de traite, de passage ou d’entrée, sur les routes, sur les canaux et dans les villes. Il n’a point parlé des acquits-à-caution, des passavants, des quadruples droits, dans le cas où l’on perd l’un ou l’autre de ces papiers, etc. Ce qu’il a dit suffit pour montrer que cette espèce de droit ne respecte point la liberté des citoyens, interrompt leur travail, arrête la circulation des richesses, en intercepte la source, ajoute beaucoup de gêne à l’obligation de payer l’impôt, est ainsi contraire, en tous les points, à la quatrième condition que doit renfermer tout impôt auquel une nation éclairée paisse donner son consentement. Le tiers-état du bailliage de Nemours terminera donc ce chapitre en chargeant ses députés de s’opposer formellement et de tout leur pouvoir à l’établissement ou à la conservation de tous droits de péages, de tous ceux de canal, et de tous droits de traite, du moins dans l’intérieur du royaume. Il ne les autorise à consentir provisoirement et pour cette fois à la prorogation des droits d’entrée de villes, dansie cas oùlesEtats généraux la croiraient nécessaire, qu’à la charge que ces droits, s’ils subsistent, seront toujours accompagnés de la liberté du transit ou du passe-debout. Il espère pouvoir, avant la troisième tenue des Etats généraux, donner aux députés qu’il y enverra des instructions plus sages et plus conformes encore aux véritables principes des impositions. CHAPITRE XIII. Des droits sur les actes . Le tiers-état du bailliage de Nemours a regret d’être obligé de revenir souvent sur les mêmes principes. Il a plus de regret encore de ne pouvoir faire un pas dans la carrière qui lui est prescrite par les ordres et l’invitation du Roi, sans trouver que l’administration s’est écartée de ces principes naturels, qui semblent seuls propres à inspirer le respect pour les mœurs, l’amour de la justice, la soumission à l’autorité, et à fonder la prospérité publique sur la liberté et l’encouragement des conventions licites et travaux utiles. Il espère donc qu'on lui pardonnera de dire encore une fois que rien ne lui paraît autant au-dessous de la majesté royale et de la dignité de l’Etat, que l’est cette funeste habitude de s’entremettre dans les affaires des particuliers pour en tirer un revenu, et de faire une entreprise de finance d’un service public. Le gouvernement, alors, s’abaisse à tromper : il feint d’être occupé de l’utilité du peuple, quand il l’est de la sienne; il diminue l’affection et l’amour que les citoyens devraient lui porter; il énerve le, lien social. On ne peut savoir s’il est percepteur ou protecteur lorsqu’il cache la griffe de l’un sous la robe de l’autre. Et quand il y aurait de bons principes d’administration chez ceux qui lui conseillent de mêler les soins de la police à des vues de fiscalité , dès qu’il faut confier la manutention de cette police aux agents du fisc, on est sûr qu’au bout de 10 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 146 quelque temps ceux-ci préféreront le droit qui rapporte, au devoir qui fatigue, et que le peuple sera d’autant plus vexé, qu'on osera lui dire que c’est pour son bien. Il faut que tout soit loyal dans la conduite de ceux qui sont chargés du sort des citoyens, et qui doivent l’exemple de la bonne foi et des bonnes mœurs. Il faut que la brebis qui croit venir à la voix du pasteur soit très-certaine que ce n’est pas à celle du boucher. Les droits sur les actes sont de toutes les institutions fiscales celte dans laquelle cette voix sy-cophante abuse le plus du nom du Roi. Ils ont pour prétexte une opération qui présente un véritable objet d’utilité publique, celui de 'constater les dates des actes ; mais ils en forment un piège auquel les citoyens ne 'peuvent échapper, et dont il résulte autant ou plus de maux que l’incertitude des dates n’en pourrait produire, et il y a de plus le poids d’un impôt obscur et arbitraire. 11 est bon sans doute d’établir clairement les dates qui peuvent influer sur la justice à rendre aux citoyens, et déterminer légalement les rapports que leurs diverses conventions peuvent avoir les unes sur les autres. Cette opération peut exiger des registres et des dépôts publics. 11 est simple, il est juste que les gens qui sont chargés de ces registres et de ces dépôts en retirent un salaire suffisant et proportionné à un travail ennuyeux et utile. Mais il est indécent et très-nuisible que Ip Roi ou le corps politique soient les entrepreneurs de ce service, et le fassent payer plus qu’il ne vaut pour former du reste un revenu. Premièrement, ce revenu, dans ce cas, est monopolaire, puisqu'on n’est pas le maître de s’adresser à un autre dépositaire, et que foi n’est donnée en justice qu’aux registres tenus par l’employé de l’Etat. Tout revenu monopolaire ou fondé sur un privilège exclusif est odieux en soi, parce qu’il présente l’abus du pouvoir. Ce revenu des droits sur les actes a plusieurs autres inconvénients, dont le plus grand est d’exiger nécessairement une mauvaise législation. Plusieurs paroisses du bailliage de Nemours ont proposé de perfectionner la législation des droits sur les actes , et certainement on peut bien corriger quelques-uns de ses défauts ; mais il est impossible que le plus grand nombre d’entre eux ne' subsiste pas, car le principe de cette législation est essentiellement vicieux, et il faut consentir, ou à ne pas en retirer un sou au delà du salaire des employés, ou à rendre cette législation confuse, partiale, compliquée, sujette à tous les subterfuges et à toutes les extensions de la chicane et de la fiscalité réunies. On ne peut établir un gros droit sur les actes et les conventions qui n’ont pour objet que de petites sommes. 11 n’v a donc moyen d’obtenir un grand revenu des droits relatifs aux conventions, qu’en haussant la taxe en raison de la valeur des sommes et de la nature des clauses. Les taxes proportionnées à la valeur des sommes énoncées dans les actes, ou surhaussées à mesure que cette valeur est plus forte, couvrent le royaume d'une multitude de contrats faux, où les sommes véritablement payées ne sont point déclarées, qui donnent une fausse idée de la valeur des biens, et qui exposent la fortune des acquéreurs dans tous les cas de retrait, dans ceux où le vend' ur a disposé du droit d’autrui, de manière à rendre la vente nulle, et dans ceux où il rentre dans sa propriété par faute de payement. Alors les avances des acquéreurs et une partie du prix sont réellement perdus pour eux et pour leurs familles. Dans une législation fiscale sur les actes à raison des valeurs et des clauses, il est impossible de tout prévoir, et d’empêcher les percepteurs de calculer les sommes et d’interpréter les clauses de la manière la plus propre à produire un droit considérable. Les interprétations qui lui servent de règle doivent donc tendre à l’extension ; elles doivent être arbitrairement et volontairement ingénieuses et rapaces. Le financier en chef, à qui les vues d’administration du gouvernement deviennent bientôt étrangères, et qui, fermier ou régisseur, intéressé à sa fortune et à celle de sa famille, fondées sur le produit, ne peut estimer la bonté du travail que par la quotité de la recette, doit donc penser que l’employé le plus habile est celui qui sait le mieux trouver dans un acte ce qui n’y est pas, pour motiver une plus forte perception. Cet esprit, que la nature des choses indique devoir être celui de la régie des droits sur les actes, se rencontre en effet toujours chez ceux qui en sont chargés. On cite des exemples de perceptions dans lesquelles on a fait payer à des propriétaires les droits de propriété des rentes dont leur héritage est grevé, et qui ne leur appartiennent pas. On en cite d’autres où l’on a exigé les droits en raison de l’actif des successions qui étaient absorbées par le passif, au lieu de déduire le passif, comme il est visiblement juste. On a même vu percevoir les droits en raison du passif quand il excédait l’actif. On cite des héritages qui, déclarés sur le pied de toute leur valeur et ayant acquitté les droits en conséquence, mais ayant depuis été améliorés par le propriétaire, ou ayant trouvé un acquéreur à la convenance duquel ils étaient, ont été vendus, en raison de cette nouvelle valeur d’accroissement ou de convenance, à un plus haut prix qu’ils n’avaient été déclarés, et qui ont donné lieu à des procès et au payement des quadruples droits. On rapporte que, dans les aliénations d’héritages chargés de rentes foncières ou constituées, Rénonciation de la charge sans désignation du tilre, ou avec désignation du litre déjà suranné par la prescription trentenaire, est considérée par le percepteur comme un titre nouveau au profit du créancier dénommé, et engendre en conséquence une perception de droits, comme si l’acte contenait véritablement un nouveau titre, et quoique le créancier puisse en exiger un autre qui payera encore un nouveau droit. Le peuple est né pour résister à ces exactions ; car les lois sur cette matière sont si obscures qu'il faut une grande application pour en concevoir le sens; elles sont si multipliées qu’il faut beaucoup d’érudition pour les connaître ; elles sont dénuées de principes de bien public, et si fastidieuses, qu’il n’y a que les gens dont elles fondent habituellement le salaire, qui puissent vaincre le dégoût de leur étude. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande : Que ceux de ces droits qui sont purement fiscaux, tels que les droits de centième denier et de mu ¬ tation, soient entièrement supprimés (1). Que ceux d’échange le soient pareillement (1) C’est le vœu des villes, bourgs et paroisses d’Au-gerville, Beaumont, Boulancourt, Château-Landon, Mi-gnerettes, Nemours, Préfontaines, Ville-Maréchal et Youlx. [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. comme très-nuisibles à l’arrondissement des héritages et aux progrès de l’agriculture (1). Que ceux qui ont pour objet de constater des dates, tels que ceux d’insinuation, de contrôle et d’hypothèque, soient réduits à un seul, et tarifés en raison du travail, sur le pied qui suffit pour solder les travailleurs (2). Que les bureaux en soient placés dans les lieux où il y a foires et marchés, plutôt que dans ceux où l’on ne se rassemble pas si naturellement. Que tous ceux de grand et petit greffe soient pareillement réduits aux honoraires dont les greffiers ont besoin (3). Que le papier timbré soit supprimé, et que l’on puisse réclamer ou défendre son droit sans être obligé à une dépense inutile (4). Enfin que le Roi demande l’impôt et l’obtienne clairement et noblement, sans astuce et sans piège, comme il convient à un père de famille pour l’intérêt commun, non comme un ennemi violent qui voudrait s’emparer des propriétés par la force, et moins encore par un ennemi timide qui n’avertit pas même de sa présence, et qui feint de servir en dérobant. C’est ce que font les droits sur les actes; et c’est ce qui les rend aussi odieux qu’onéreux à la plus grande partie des paroisses du bailliage. Quelques-unes ont pensé qu’on ne pourrait point constater de régie particulière; ce serait d’obliger les notaires à ne point faire des minutes en feuilles volantes; mais lorsque les conventions seraient bien arrêtées entre les parties, d’inscrire ces minutes, à la suite l’une de l’autre, sur un registre relié et sans aucun blanc; de façon que l’acte antérieur assurerait que celui qui le suit ne peut être antidaté, et que le postérieur assurerait de même qu’il n’a pas pu être placé plus tard qu’il ne l’a été en effet (5). Elles voudraient qu’en ce cas le notaire fût tenu d’inscrire sur le registre, le soir des jours où il n’aurait point passé d’actes, ces mots : « Ce jour, nul acte n’a été passé par-devant nous; » et signât. Elles voudraient encore que les registres des notaires fussent doubles, comme ceux destinés aux actes de mariages, de baptême et de sépultures, et que le double fût déposé au greffe, afin d’assurer mieux la conservation des actes qui intéressent les familles (6). (1) C’est le vœu de Beaumont. On observe d’ailleurs que la coutume de Lorris-Montargis, qui régit le bailliage de Nemours, soumet les échanges d’héritages assis en diverses censives aux droits propres aux ventes ou aux contrats équipollents à ventes, et ne décharge que les héritages assis en même censive; d’où résulte qu’un même contrat d’échange d’héritages assis en diverses censives engendrera autant de droits qu’il y a de seigneuries différentes, indépendamment du droit bursal du Roi. (2) C’est le vœu des villes, bourgs et paroisses - d’Auxy, Bazoehes, Beaumont, du Bignon, de Bordeaux, Bouligny, Chatenoy, Château-Landon, Chenou, Che-vannes, Corbeilles, Corguilleroy, le Coudray, Cour-tempierre, Dordives, Egreville, Egri, Gaubertin, Girolles, Goudreville, Gourcheville, Ladon, Lorcy, Lorrez, Mai-soncelle, Saint-Maurice-sur-Fessard, Mignereltes, Mou-dreville, Nemours, Néronville, Orville, Puley, Pannes, Préfontaines, Reclozes, Rumont, Sceaux, Souppes et Treilles. (3) C’est le vœu des paroisses de Bazoehes, du Bignon, de Bordeaux, Chapelon, Chevannes, Egreville et Pré-fontaines. (4) C’est le vœu des paroisses d’Augerville-la-Rivière, Bordeaux , Boulancourt , Château-Landon , Dordives , Ladon, Saint-Maurice-sur-Fessard, Mignières, Mignerettes, Sceaux, et Villes-Yocques. (5) C’est l’avis de la paroisse de Bazoehes. (6) C’est le vœu des villes, bourgs et paroisses d’Auxy, [Bailliage de Nemours.] 147 D’autres, au contraire, trouvent que c’est un inconvénient dans le contrôle des actes, que d’ôvenler le secret des familles. Elles ne seraient pas de l’avis du dépôt au greffe (1). Le tiers-état du bailliage de Nemours s’en rapporte à la sagesse des Etats généraux sur la conciliation de ces opinions opposées, ou sur la préférence que l’une d’elles peut mériter. 11 insiste seulement pour que les droits sur les actes ne soient pas un objet de revenu public; car il ne croit pas que les droits litigieux, oppressifs, destructeurs de l’aisance des familles, et qui altèrent les capitaux destinés à soutenir les travaux utiles, soient une source convenable ni avantageuse pour les revenus de l’Etat. CHAPITRE XIV. De la loterie. Si les impôts fondés sur le monopole d’un service public sont méprisables et immoraux, propres à rendre le gouvernement odieux, en lui donnant un rôle opposé aux fonctions protectrices et paternelles qui tiennent à son essence, et qui doivent lui concilier l’amour et le respect des citoyens, que penser, que dire des impôts de séduction dans lesquels le gouvernement se dévoue à un métier iniame par lui-même, et se permet publiquement une conduite que toutes les lois divines et humaines lui enjoignent de punir chez les particuliers? Le tiers-état du bailliage de Nemours est pénétré de douleur d’avoir à exposer des vérités si tristes ; mais c’est pour qu’elles soient dites, et pour qu’elles fassent impression, que la nation est convoquée. L’éducation des citoyens de tous les ordres a été si négligée, l’habitude et l’exemple des mauvaises mœurs étourdissent tellement sur les usages que l’on trouve établis, qu’il n’y a que très-peu de gens, même en place, prétendants aux places, ou hors de place, qui aient jamais songé à se définir le juste et l’honnête. Les hommes sages ont horreur du jeu; mais presque personne n’a, et surtout ne montre pour les banquiers de jeu le profond mépris qu’ils méritent. C’est qu’on réfléchit peu sur ce qu’on voit souvent; et qu’au lieu de juger les individus par leur conduite, la plupart des hommes ont la faiblesse de regarder moins défavorablement les actions de ceux qui vivent avec les grands, et qui paraissent eux-mêmes d’un état distingué, surtout si elles sont très-lucratives, et les mettent à portée de soutenir une forte dépense. La raison, la conscience et cette utile magistrature qui distribue l’estime et le dédain, et que chacun a droit d’exercer sur les autres, doivent être plus nobles et plus sévères ; elles font apercevoir que de tous les métiers vils le plus vil est celui qui fonde un gain assuré sur les séductions de la passion la plus basse, la plus factice, la plus dénuée de motif réel. U y a des passions impétueuses où l’on est entraîné parla force physique et par un attrait naturel. Elles deviennent honteuses quand elles sont sans délicatesse, sans règle, sans respect pour les lois et pour les mœurs; et ceux qui s’enren-Àufferville, Boësse, Chapelon, Château-Landon, Corbeilles, Dordives, Echilleuses, Maisoncelles, Mignerettes, Mignières et Ville-Vocques. (1) C’est l’opinion des villes et paroisses de Bouligny, Châtenoy, Coudray, Goudreville, Guercheville, Lorrez, le Bocage, Moudreville, Nemours, Puley, Préaux, Reclozes, Souppes, Ville-Maréchal, Ville-Moutiers et Voulx. 448 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours .J [Étals gén. 1789. Cahiers.] dent les ministres sont justement mésestimés. On peut cependant les supposer excités eux-mêmes par une sorte de pitié ; car enfin le penchant qu’ils servent n’est pas hors de la nature : mais aller chercher dans les replis de l’âme humaine un germe léger d’avidité, auquel n’est attachée aucune jouissance, qui ne flatte aucun organe, qui ne peut inspirer aucune compassion , qui ne saurait donner aucun plaisir, le cultiver, le développer, l’exalter, l’armer contre le genre humain, lui faire espérer et prévoir avec délices le mai d’autrui, et le tromper encore, jouer contre lui à coup sûr, l’immoler après l’avoir corrompu , c’est une méchanceté satanique où l’on ne sait ce qui l’emporte : de la perversité, de la lâcheté , de la noirceur. Déjà sont très-coupables les hommes qui, avec une entière égalité, hasardent l’un contre l’autre le fruit de l’économie de leurs parents, ou même de leur propre travail, la propriété de leurs familles, les biens et les droits de ceux qui devraient leur être les plus chers ; qui se disent avec un égal degré d’imprudence et d’impudence : Voyons lequel de nous deux boira le sang et dévorera la femme et les enfants de l'autre. Cet abus de la propriété n’entre point dans son usage ; il n’est pas au nombre des conventions licites et libres que la loi doit respecter et garantir. On n’est propriétaire qu’à la condition d’être sensé; l’homme en démence, le furieux perdent leurs droits, même à la liberté : on les soustrait à leur propre délire, on en préserve leurs concitoyens. Les propriétés sont faites pour être employées, administrées, améliorées, non pas envahies* ni dilapidées, non pas jouées. Si les joueurs (il ne faut pas dire honnêtes , car nul homme qui joue de manière à déranger sa fortune ou celle de son adversaire ne peut être honnête), si les joueurs qui luttent avec égalité sont répréhensibles à ce point, que sont donc les banquiers qui ont parfaitement calculé que les chances sont pour eux, et qui, dans ce duel horrible, où le vaincu doit perdre la fortune, l'honneur et la vie, combattent, cuirassés, la victime nue qu’ils ont provoquée? Non, jamais ils n’ont reconnu toute l’ignominie qui leur était due ; jamais ils n’ont bu lentement, goutte à goutte, le calice de la honte; du moins ils ont eu l’animadversion des lois. On a souvent prohibé leurs sinistres exercices ; les cours ont annoncé qu’elles séviraient contre eux ; mais que pouvaient les cours, que peuvent-elles quand leurs arrêts, dictés par l’utilité publique et le zèle pour les mœurs, ne paraissent qu’un moyen de faire valoir un -privilège exclusif du gouvernement? Et que devait, que doit penser le peuple envoyant affiché sur le même pilier, que Louis, par la grâce de Dieu, proscrit en son parlement les jeux de hasard, où les banquiers ont trop d’avantage sur les ponteurs, et que Louis, par la grâce de Dieu, se déclare en ses lettres patentes enregistrées au parlement, le banquier du plus inégal, du plus séducteur et du plus atroce de tous ces jeux? Telle est précisément la loterie royale. Les autres jeux de hasard, si astucieux et si cruels, sont innocents auprès d’elle ; ils ont moins de ruses ; ils laissent échapper une beaucoup plus forte portion des fonds qu’on expose à leur rapacité. La loterie garde un tiers de l’argent qu’on y met ; elle en garderait 30 livres sur 31 , si les chances les plus hasardeuses étaient aussi remplies que les moyennes. M. le directeur général des finances estime, dans son livre, de 36 à 40 millions la totalité des mises; il évalue les frais à 2,400,000 livres, et il reste 9 à 10 millions de revenu pour le trésor royal. On déplace donc 36 à 40 millions de capitaux ; on les enlève tous les ans aux travaux utiles ; on en prodigue une partie à des dépenses extravagantes, comme en font toujours ceux qui se trouvent tout à coup en face d’une somme considérable acquise sans travail : on en perd une autre en salaires d’employés séducteurs pour procurer au l\oi, sur une partie peu étendue du royaume, un impôt égal à ce que coûterait ce qu’on regardait comme un vingtième sur l’Etat entier; et, ce dont on doit être bien surpris, les cours qui ont opposé tant de résistance à l’assiette régulière des vingtièmes, les cours qui ont si justement témoigné combien elles improuvaient les jeux de hasard, ont laissé établir cet imp.ôt sans réclamation : elles ont livré sans remontrances le peuple à ce jeu de hasard. Les sommes mêmes que la loterie paraît rendre en lots ne servent qu’à engager à y mettre davantage; aussi augmente-t-elle tous les ans ses ravages et sa recette à mesure qu’elle étend ses filets, et que les citoyens appauvris par elle-même, par les autres impôts, parle dérangement de l’agriculture et du commerce, sont plus tentés de chercher dans les ressources insidieuses du jeu un remède aux maux que le jeu a contribué à faire naitre; car telle est la magie de la sirèpe, que ce sont ceux qu’elle a blessés qui la cherchent avec plus d’ardeur ; chacun d’eux ne s’en prend qu’à soi, chacun d’eux croit être devenu plus habile, et regarde son malheur passé comme un gage de son bonheur futur. La loterie se fait des complices de tous les esprits médiocres et de tous les calculateurs superficiels; elle les déchire de leurs propres mains. L’erreur commune des ponteurs est de croire qu’en suivant toujours les mêmes numéros, et haussant à chaque fois leurs mises d’une somme plus forte que les mises précédentes, ils retrouveront leurs fonds avec usure; mais il a été établi par le calcul que, pour arriver par cette voie à Légalité de chance ou au pair de 1 contre 1 pour l’ambe seulement, il fallait, en commençant par 20 sous, à chaque fois la somme totale des mises précédentes, avoir avancé 1,121,000 livres, et avoir 1,121,001 livres à replacer et à perdre au même jeu ; car, dans le fait, chaque tirage présente la même certitude. Une tel mise ne peut avoir lieu. L’impuissance des ponteurs en garantirait la loterie sans aucune loi prohibitive ; mais en supposant que ce fussent des millionnaires qui alimentassent la loterie, et qui fussent assez fous pour suivre avec acharnement la série des combinaisons qui pourrait les amener à jouer plus de 2 millions à 1 contre 1, les entrepreneurs de la loterie ont pensé à prévenir même ce danger; il n’est pas permis de se livrer à aucune spéculation suivie, malgré la certitude qu’elles seraient encore trompeuses. La loterie borne les mises ; elle ferme celle de l’ambe à 400 livres; c’est bien loin de 1,100,000. Les calculateurs un peu forts voient le piège ; mais combien y a-t-il de bons calculateurs ? Et encore combien parmi eux n’y en a-t-il pas qui sont entraînés par ce sentiment général donné du ciel à l’homme pour adoucir ses peines, et qui le fait trop présumer de son bonheur, et le dispose à être sans cesse la dupe de ses espérances ? Le tiers-état du bailliage de Nemours croit leur [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES P ARLEMENTAIRES . [Bailliage de Nemours.] 149 devoir un préservatif ; mais il espère que ce préservatif sera superflu, et que l’exposition qu’il va faire du squelette de la loterie fera si bien connaître toute sa hideuse et honteuse laideur, qu’une nation et un Roi, nés pour la bonne foi et pour l’honneur, ne pourront jamais séparer leur assemblée sans avoir proscrit la loterie avec l’indignation qu’elle doit exciter. Le tiers-état empruntera ici le travail qu’un de ses membre lui a mis sous les yeux; c’est pour que le tribut du zèle d’aucun citoyen, lorsqu’il peut être utile, ne soit pas .repoussé du trône, et y parvienne par l’organe des Etats généraux, pour rétablissement desquels le Roi a convoqué tous les citoyens. Détails et examen de la loterie. La loterie royale de France est composée de quatre-vingt-dix numéros, dont on en tire cinq à chaque tirage, et la loterie paye, pour la rencontre d’un seul numéro ou extrait, quinze fois la mise. Pour l’extrait déterminé, c’est-à-dire la rencontre d’un numéro avec indication de l’ordre dans lequel U serait sorti parmi les cinq, soixante-dix fois la mise. Pour un ambe, ou la rencontre de deux numéros, deux cent soixante-dix fois la mise. Pour un ambe déterminé, ou la rencontre de deux numéros, avec indication de l’ordre de sortie de chacun d’eux, cinq mille cent fois la mise. Pour un terne, ou la rencontre de trois numéros, cinq mille cinq cents fois la mise. Pour un quaterne, ou la rencontre de quatre numéros, soixante-quinze mille fois la mise. Pour un quine ou la rencontre de cinq numéros, un million de fois la mise. Afin de juger la proportion fixée par la loterie entre les payements qu’elle fait et la valeur réelle de chaque chance, il faut établir combien, dans la totalité des quatre-vingt dix numéros, se trouvent de chances de chaque espèce, dont chacune peut faire la matière d’une mise à la loterie, et voir ensuite combien de ces chances peuvent se gagner par les joueurs dans toutes les combinaisons possibles des cinq numéros qui sortent à chaque tirage. Commençons par les extraits. Extrait. 11 y a quatre-vingt-dix numéros, formant quatre-vingt-dix extraits ; de ces quatre-vingt-dix numéros il n’en sort que cinq. La loterie aura donc reçu quatre-vingt-dix mises, et n’en payera que cirq fois quinze ou soixante-quinze, elle retient donc à son profit 15 livres sur 90 livres démises pour les extraits, c’est-à-dire un sixième de la recette ou seize, ou deux tiers pour cent : par conséquent 100 livres mises sur des extraits ne valent intrinsèquement que 83 livres 6 sous 8 deniers. Une autre manière d’apprécier ce bénéfice, c’est de voir combien reviendrait à chaque extrait, si la loterie ne retenait rien. Or, en ce cas, il y aurait quatre-vingt-dix mises à partager entre cinq gagnants, ce qui ferait dix-huit mises pour chacun; mais au lieu de payer dix-huit fois la mise pour chaque extrait gagnant, la loterie ne paye que quinze fois la mise; elle retient donc trois sur dix-huit; ce qui fait, comme nous l’avons vu, un sixième de la totalité. Cette retenue, déjà beaucoup plus grande que celles qu’on se permet dans les loteries ordinaires, s’accroît sensiblement et jusqu’aux plus scandaleux excès dans les autres genres de chances dont nous allons parler. Extrait déterminé. Les quatre-vingt-dix numéros présentent aux joueurs quatre cent cinquante extraits déterminés, puisque chaque numéro est susceptible d’être déterminé de cinq manières différentes, en indiquant pour son ordre de sortie la première, la seconde, la troisième, la quatrième ou la cinquième place. Or, les cinq numéros qui sortent ne présentent que cinq extraits déterminés, et la loterie leur donne à chacun soixante-dix fois la mise ; ce qui fait un payement de trois cent cinquante mises pour quatre cent cinquante qu’elle a reçues : la loterie retient donc vingt-deux et deux neuvièmes pour cent ; et par conséquent, cent livres mises sur un extrait déterminé, ne valent réellement qu’en viron 77 liv. 15 s. Ce qui est sensible, en ce que, si la loterie ne gardait aucun bénéfice sur les extraits déterminés, elle devrait donner à chacun quatre-vingt-dix fois la mise, puisque cinq fois quatre-vingt-dix mises font quatre cent cinquante mises qu’elle aurait reçues : au lieu de cela, elle ne paye que soixante-dix fois la mise, faisant trois cent cinquante mises pour les cinq gagnants. Ambes. Les quatre-vingt-dix numéros, dont la sortie est composée, sont susceptibles de quatre mille cinq combinaisons prises deux à deux ou -ambes, et les cinq numéros sortant n’en offrent que dix. La loterie aura donc reçu quatre mille cinq mises, et n’en rendra que dix* fois deux cent soixante-dix, faisant deux mille sept cents mises ; elle retient treize cent cinq mises sur quatre mille cinq; ce qui fait trente-deux et demi pour cent ou environ, et par conséquent cent livres mises en ambes ne valent qu’environ 67 liv. 10 s. On voit en effet que si la loterie ne retenait rien sur les ambes, elle aurait quatre mille cinq mises à partager entre dix gagnants, ce qui ferait quatre cents mises et demie pour chacun ; au lieu de quatre cents mises et demie, elle ne paye pour chaque ambe que deux cent soixante-dix mises. Ambes déterminés. Chaque ambe, ou combinaison de deux numéros, .est susceptible d’être déterminé de vingt manières différentes, d’après les divers ordres de sortie qu’on peut assigner à chacun des deux numéros. Or, nous avons vu que les quatre-vingt-dix numéros font quatre mille cinq ambes simples; etce nombre, multiplié par vingt, produit quatre-vingt mille cent pour le nombre d’ambes déterminés que présentent les quatre-vingt-dix numéros de la loterie. Or, les cinq numéros sortants ne présentent que dix ambes pour chacun desquels la loterie paye cinq mille cent mises, faisant cinquante et un mille mises pour les dix : la loterie ne paye donc que cinquante et un mille mises pour quatre-vingt mille cent qu’elle aura reçues; elle retient donc vingt-neuf mille cent sur quatre-vingt mille cent, ce qui fait environ trente-six un tiers pour cent ; et par conséquent, cent livres mises par ambes déterminés, ne valent qu’environ 63 liv. 12 s. En effet, si la loterie ne retenait aucun bénéfice, elle aurait quatre-vingt mille cent mises à partager entre dix ambes gagnants, ce qui ferait huit 150 [Bailliage de Nemours.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Élats gén. 1789. Cahiers.] mille dix mises pour chacun ; et au lieu de huit ]; mille dix mises, elle ne paye aux gagnants que cinq mille cent mises. Ternes. Les quatre-vingt-dix numéros qui composent la loterie, pris trois à trois, sont susceptibles de cent dix-sept mille quatre cent quatre-vingt combinaisons, appelées ternes ; et les cinq numéros sortant n’en présentent que dix que la loterie paye à raison de cinq mille cinq cent mises chacun, faisant cinquante et un mille mises pour les cent dix-sept mille quatre cent quatre-vingt qu’elle a reçues; elle retient donc soixante-deux mille quatre cent quatre-vingt mises, sur cent dix-sept mille quatre cent quatre-vingt, ce qui fait environ cinquante et un cinquième pour cent ; et cent livres mises par ternes ne valent donc qu’environ 46 liv. 16 s. On voit en effet que si la loterie ne retenait aucun bénéfice sur les ternes, elle aurait cent dix-sept mille quatre cent quatre-vingt mises à partager entre les dix ternes gagnants, ce qui ferait onze mille sept cent quarante-huit mises pour chaque terne ; au lieu de quoi la loterie n’en paye que cinq mille cinq cents. Quaternes. Les quatre-vingt-dix numéros qui composent la loterie, pris quatre à quatre, sont susceptibles de deux millions cinq cent cinquante cinq mille cent quatre-vingt-dix combinaisons de quaternes, et les cinq numéros sortant n’en produisent que cinq, que la loterie paye à raison de soixante-quinze mille mises pour les cinq quaternes. La loterie retient donc deux millions cent quatre-vingt mille cent quatre-vingt-dix mises sur deux ELLE PAYE mises. Pour l’Extrait .................. 15 Pour l’Extrait déterminé ......... 70 Pour l’Ambe .................... 270 Pour l’Ambe déterminé .......... 5,100 Pour le Terne .................. 5,500 Pour le Quaterne ............... 75,000 Pour le Quine .................. 1,000,000 Une autre manière d’envisager sous un seul rapport le scandaleux désavantage des joueurs dans celte loterie, serait de supposer que toutes les chances que la loterie offre sont prises une RECETTES. 90 Extraits simples à ......... 20s 450 Extraits déterminés à ...... 20 4,005 Ambes à ............. ; . . . 20 80,100 Ambes déterminés à ....... 20 117,480 Ternes à ................. 20 2,555,190 Quaternes à . . : ........... 20 44,949,268 Quines à ................. 20 46,706,583 liv. pour autant de chances. .Il s’ensuit donc que si toutes les chances de la loterie étaient prises (et si elles ne le sont pas toutes, ce n’est pas la faute de la loterie, et à la longue toutes doivent l’être) sur une recette de 46,706,583 livres , la loterie ne rendrait que 1,484,125 livres. Elle garderait pour elle 45,222,458 livres. Parmi tous les jeux de hasard permis, tolérés, ou même défendus jusqu’à ce jour, y en eut-il jamais de plus désastreux pour les joueurs, de millions cinq cent cinquante-cinq mille cent quatre-vingt-dix mises quelle a reçues ; c’est-à-dire qu’elle retient environ quatre-vingt un tiers pour cent, et que, par conséquent, cent livres mises par quaternes ne valent qu’environ 14 liv. 13 s. En effet, si la loterie ne retenait aucun bénéfice sur les quaternes , elle devrait donner cinq cent onze mille trente-huit mises pour chacun des cinq quaternes sortant dans cinq numéros ; elle ne donne, comme on vient de le voir, que soixante-quinze mille mises, c’est-à-dire qu’elle ne paye pas une septième partie de ce qu’elle devrait payer. Reste à apprécier les quines. Les quatre-vingt-dix numéros pris cinq à cinq sont susceptibles de quarante-trois millions neuf cent quarante-neuf mille deux cent soixante-huit combinaisons de quines. Les cinq numéros sortant ne forment qu’un seul quine pour lequel la loterie paye un million de mises; or, si elle ne gagnait rien sur les quines, elle devrait donner quarante-trois millions neuf cent quarante-neuf mille deux cent soixante-huit mises; elle ne paye donc le quine que la quarante-quatrième partie, ou environ, de ce qu’elle devrait le payer ; et cent livres mises par quine valent à peine 45 sous 7 deniers. Jouer sur les quines, c’est donc précisément jouer à pair ou non, à la condition de payer 100 livres chaque fois qu’on perd, et de recevoir 45 sous 7 deniers chaque fois que l’on gagne. Et c'est à ce jeu que la loterie royale de France propose à la nation de ponter contre le Roi, à qui on fait tenir la banque ! Voici le résumé comparatif de ce que la loterie paye pour chaque chance, avec ce qu’elle devrait payer. ELLE DEVRAIT PAYER mises. Pour l’Extrait... ..... .......... 48 Pour l’Extrait déterminé ......... 90 Pour l’Ambe ............. . ..... 400 Pour l’Ambe déterminé ..... .... 8,010 Pour le Terne .................. 14,748 Pour le Quaterne ............... 511,038 Pour le Quine .................. 43,949,268 fois, chaque chance à une somme égale de vingt sous par chance, et de comparer ainsi la recette totale des chances vendues avec le déboursé total des chances gagnées. DÉPENSES. 5 Extraits à 15 liv ............. 75 liv. 5 Extraits déterminés à 70 liv.. 350 10 Ambes à 270 liv ............. 2,700 10 Ambes déterminés à 5,100 liv. 51,000 10 Ternes à 5,500 liv ........... 55,000 5 Quaternes à 75,000 liv ....... 375,000 1 Quine à 1,000,000 liv ........ 1,000,000 1,484,125 Perte pour les joueurs ........... 45,222,458 _46,706,583 _ si scandaleusement favorable pour le banquier? On dit que si le gouvernement ne tenait pas cette banque honteuse, le peuple mettrait aux loteries étrangères , et que l’argent sortirait du royaume. Est-il permis de raisonner ainsi au nom d’un gouvernement, et de lui faire tenir le langage d’un filou de comédie, qui dirait : Je vais vous prendre votre argent , car je m’intéresse à vous , et votre poche pourrait être percée l G’ est par ce [Élats géc. 4789. Cahiers.]' ARCHIVES PARLEMENTAIRES. sophisme également ignoble et absurde que des financiers et des spéculateurs avides ont trompé la moitié des princes de l’Europe, et que peut-être ils se sont eux-mêmes séduits, car l’imagination est bien ingénieuse lorsqu’il s’agit de justifier un gros profit, et i’on voit même des gens assez honnêtes répéter cette puérile objection, que l’ argent sortirait du royaume; comme s’il ne vaudrait pas mieux, dans le cas où i’on ne pourrait l’empêcher, qu’il en sortît un peu, que d’intervertir tous les principes de la raison et des mœurs, et de rendre le gouvernement séducteur, vil et coupable ! Mais il n’est pas vrai que le peuple eût la tentation ni la facilité de jouer aux loteries étrangères; si nous abandonnions la tâche de cet établissement aux souverains qui, après avoir lu ceci, n’en rougiraient pas, le peuple n’écrirait, pour de telles affaires, ni à Gênes, ni à Rome, ni à Milan : il ne le pourrait pas sans le secours des banquiers pour les traites de place en place. Ceux-là sont en général aussi délicats et aussi honnêtes que les banquiers de jeu sont vils et corrompus : dès qu’il serait reconnu et déclaré que tout ministère relatif aux loteries est infâme et déshonorant, dès que les tribunaux seraient autorisés à le poursuivre comme tout autre jeu de hasard, il n’y a pas un banquier qui voulût y prêter sa correspondance, sa caisse et sa maison. Si, par impossible, le cas arrivait, un tel commerce ne pourrait être longtemps inconnu, et la peine serait tirée de la chose même. Le coupable perdrait l’honneur : un jugement affiché lui interdirait l’entrée de la "Bourse. Pour un banquier, perdre l’honneur, c’est perdre la fortune et l’existence. Nul ne s’exposerait à un tel danger. Si des intrigants subalternes cherchaient à ranimer le goût du peuple pour la loterie, en s’offrant pour commissaires auprès des loteries étrangères, on leur donnerait peu de confiance: car à leur métier même on les reconnaîtrait pour des fripons. Si leur délit était prouvé, on les regarderait comme des embaucheurs, et on les enverrait aux galères : digne séjour de leurs pareils. Croit-on qu’un tel régime fût aussi engageant pour mettre à la loterie que celui par lequel on y entraîne le peuple? Aucun art n’est oublié pour le séduire et pour multiplier les dupes. On a inventé des jeux qui rappellent le nom et l’image de la loterie et accoutument à spéculer sur ses numéros, et qui, présentant des chances moins défavorables, trompent sur le résultat de celles qu’elle s’est réservées. On fait imprimer, et l’on répand avec profusion, des brochures où l’on ne craint pas d’avancer qu’il y a des combinaisons sûres pour gagner à la loterie, et où l’on éblouit le vulgaire ignorant par des calculs illusoires. Des crieurs font retentir les rues de la promesse d’une grosse somme pour un peu d’argent. Les gazettes présentent de temps en temps des annonces de lots considérables qui n’ont point été gagnés; et soit que ceux qui prennent intérêt aux produits de la loterie aient part ou non à ces faux bruits, ils ne les démentent pas. Chaque lot qui sort réellement est un piège de plus : pas un d’eux n’est perdu pour la loterie ; elle sait parfaitement qu’elle n’en fait que l’avance ; elle est sûre qu’il lui reviendra, et qu’il amènera dans l’antre du lion une foule d’innocentes proies. . Pour les amorcer, les boutiques sont décorées [Bailliage de Nemours.] de tableaux, de rubans et d’illuminations. La musique se fait entendre à leur porte et à celle de l’infortuné qui a eu le malheur d’être alléché par le lot, qui tôt ou tard lui coûtera le dernier écu de son bien. C’est une malédiction populaire en Italie, où ce jeu funeste a pris naissance que de souhaiter à ses ennemis de gagner à la loterie. En effet, quiconque a gagné un lot considérable se fie à son bonheur ou à sa fausse habileté, rejoue, perd sa fortune et voit son patrimoine consumé; et ce serait un grand bonheur s’il n’y perdait que le sien ! Mais ceux qui se ruinent à la loterie ne se ruinent pas seuls. La séduction répétée devient irrésistible par l’espoir d’un gain qu’on a eu l’adresse de faire croire assuré. Des gens, même auxquels il reste quelque probité, s’étourdissent en se flattant qu’ils pourront restituer avec usure. Des âmes naturellement timorées, mais peu éclairées, laissent égarer leur conscience par des idées d’expiations et de compensations que la religion désavoue, et la propriété, les dépôts même, cessent d’être sacrés. Si l’on tenait registre des ponteurs, on verrait qu’il y a peu de valets, dans les grandes villes, qui ne mettent à la loterie plus que leurs gages. On verrait une multitude de maisons de commerce qui se ruinent et qui ruinent leurs correspondants par des pertes... à la loterie. On verrait des caissiers, on verrait même des notaires, y consumer les fonds qui sont déposés entre leurs mains sur la foi publique ; le tiers-état du bailliage de Nemours peut dire qu’on le verrait ; car on l’a vu, on en a vu qui ont fait justice d’eux-mêmes à coups de pistolet ; mais où la trouveront leurs créanciers. On a vu même des citoyens vertueux jusqu’alors, qui jouissaient d’une fortune honnête et paisible, d’un commerce florissant dans le sein d’une famille honnête et confiante, qui tout à coup ont annoncé leur désastre par une banqueroute ouverte ou par une fuite précipitée ! On a vu des successions que l’on croyait riches, et dans lesquelles les veuves et les enfants, privés d’un patrimoine dont tout paraissait garantir la solidité, se sont estimés trop heureux d’échapper à l’opprobre dans lequel allait les plonger un chef de famille jusqu’alors considéré; quels étaient donc les déportements de ces hommes dont la conduite. annonçait la sagesse, l’intégrité, dont les mœurs régulières ne permettaient même pas de soupçonner des inclinations perverses et ruineuses? Les recherches ont été vaines ; on se perdait en conjectures, jusqu’à ce qu’un amas de billets de loterie, trouvés par hasard dans une cachette mystérieuse, ait décelé la cause de tant de malheurs. Presque tous les autres vices qui tendent à subvertir les fortunes sont annoncés par des caractères extérieurs et visibles. Les parents, les amis, l’œil du public même peuvent retenir et en Imposer. La destruction s’annonce par degrés, et peut quelquefois être détournée; elle est du moins toujours prévue ou pressentie. La passion des autres jeux se manifeste. Celle de la loterie est un vice qui se cache, jusqu’à ce que la ruine du joueur soit consommée. Le mal est invisible, tant qu’il n’est pas désespéré. On ne peut ni se garantir de ceux qui en sont frappés, ni s’assurer que ceux qu’on devrait le moins soupçonner en sont exempts. La confiance est bannie du commerce, l’honnête homme est suspect à l’honnête homme, et l’amitié même considère en tremblant l’amitié. 152 (États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours. Le mal ne se borne pas à celui que fait la loterie publique. Des sociétés secrètes, mais tolérées, poursuivent ses chances , courent sur ses marchés, donnent des primes un peu plus fortes, se procurent, en imitant la loterie, de puissantes protections. On assure que le bon et vertueux M. Lambert a inutilement tenté de les détruire : un crédit supérieur au sien les soutenait. A la faveur de cette tolérance qui étend le goût du jeu de la loterie pour le profit de quelques Français dépravés, qui en tiennent la banque, les agents de plusieurs princes allemands obtiennent aussi des mises pour celles qu’ont établies leurs souverains. Mais toutes ces plantes parasites qui prennent racine sur l’arbre empoisonné de la loterie périraient avec lui s’il était coupé au pied : elles ne dévoreraient plus, à son exemple et par sa régie, la fortune des citoyens. Et ne doit-on songer qu’à la fortune? Le bonheur moral du peuple ne mérite-t-il pas aussi considération? A-t-on idée du tourment qu’éprouvent les ponteurs quand l’illusion passe, quand ils touchent aux derniers efforts, quand la misère et la honte menaçantes amènent les remords impuissants et tardifs ? Pendant que la loterie subsiste encore (car les longueurs et les formes des délibérations la laisseront durer quelques mois, même après que cette réclamation d'une petite province aura frappé l'attention des Etats généraux et du Roi), si quelques commissaires de cette auguste assemblée se mêlaient dans la foule qui attend à la porte, les jours de tirage, l’apparition des numéros ; ah ! s’il était possible que le Roi s’y trouvât, comme Henri IV marchait quelquefois ignoré au milieu de ses sujets , quelle douloureuse impression leur feraient quatre mille malheureux , accablés de toutes les privations, agités de toutes les passions et de toutes les peines ; des hommes presque nus, menant à leur suite leurs enfants qui se flattent comme eux que leur misère va cesser, et qui épient le front paternel pour y lire l’événement ; le sourire de l’illusion errant d’abord sur des lèvres pâles, puis ne devenant qu’une espérance inquiète, qui s’affaiblit au premier numéro, qui baisse encore au second, qui se perd au troisième; le trouble convulsif que le quatrième amène sur ces visages hâves et décharnés; les larmes qui commençent à couler, les enfants qui tremblent et se serrent, à demi consolés, à demi effrayés, contre les pères qui les sacrifient; et Jes sanglots que le cinquième numéro fait pousser; le sombre abattement des uns, la franche affliction, les gémissements des autres, le désespoir farouche de quelques-uns ! Il y en a qui vont se tuer, et plusieurs seront morts demain de leur seule infortune. Voilà ce qu’on lit dans les yeux en pleurant soi-même. Que feraient après ce spectable les sophismes delà fiscalité? C’est un impôt volontaire, dit-elle. Volontaire ! comme l’alouette devant le miroir, % comme le coq de perdrix à la voix perfide de la* chanterelle : et c’est le père du peuple qui tient le réseau; c’est son bras qui va lâcher le déclin de l’arme meurtrière! Hélas! il ne le voulait point. Il peut se rappeler l’opinion qu’il avait de la loterie, encore faible et moins redoutable, qu’il avait trouvée établie pour l’Ecole militaire, et combien il lui paraissait scandaleux qu’une école faite pour inspirer des sentiments d’honneur fut entretenue par le produit d’une institution réprouvée par l’honneur et par la probité. Il n’a pas oublié la noble répugnance que lui causèrent les premiers projets du développement actuel de cette odieuse institution. Il se souvient de l’opposition vigoureuse qu’apporta ainsi que lui, à cet établissement honteux et fatal, le ministre le plus vertueux et le plus éclairé qu’il ait eu. Comment ces circonstances ne seraient-elles pas présentes à sa mémoire qui ne laisse rien perdre ? Le peuple en est instruit; le peuple de France grave dans son cœur les bonnes pensées de ses rois. Le peuple sait combien le successeur immédiat de M. Turgot eut de peine à obtenir pour la loterie l’aveu du monarque, et par combien de sophismes et d’instances il lui fallut tromper sa résistance généreuse, qu’il fut obligé d’exagérer l’opinion qu’on avait du déficit des finances, qui, à cette époque, existait à peine, qui se couvrait de lui-même, et qui, tel qu’il pouvait être alors, serait regardé aujourd’hui comme le terme le plus voisin de l’équilible, comme le but de l’ambition. Mais comment le désordre des finances ne serait-il pas augmenté, au lieu d’être réparé par un système perpétuel de séduction qui, même quand il ne renfermerait pas un piège de brigands, ne tendrait encore qu’à enlever la propriété. des uns pour la donner aux autres, tandis que la principale fonction du gouvernement est de garder, de conserver, de protéger toutes les propriétés; qui augmente l’inégalité des fortunes, source presque unique des corrupteurs et des corrompus, parce qu’elle fait naître à la fois le besoin et la tentation de vendre d’une part, le désir et le moyen passager d’acheter de l’autre; qui dégoûte le peuple du travail par l’espoir d’un gain sans fatigue, et par de vaines spéculations sur les lots qu’il espère, et qu’il n’aura pas ; qui excite la dissipation des capitaux par le mauvais usage du petit nombre de lots qui passe inutilement et dangereusement par les mains des gagnants ? Il faudrait une vertu plus qu’humaine pour jouir avec sagesse d’une fortune acquise en un instant sans morale et sans raison. Ce sont les gains modérés et justes, faits avec la peine de chaque jour, sur lesquels la raison qui sait ce qu’ils coûtent fait des économies, et avec lesquels elle forme des capitaux qui vivifient tous les travaux utiles. On dit que l’argent ne sort point de l’Etat : et croit-on indifférent qu’il appartienne à un père de famille laborieux et honnête, qui l’emploie à faire renaître d’autres richesses pour lui-même et pour ses concitoyens, ou à un dissipateur; et qu’un riche laboureur ne soit pas plus utile qu’une riche danseuse ? Oû sont les ressources du gouvernement et des finances, si ce n’est dans les produits du travail ; et où les prendra-t-il, s’il engage la nation à en dissiper les avances et les capitaux ? Quand il s’empare de ces capitaux, comme il le fait par la loterie (elle en a pris pour elle ou ses agens 150 millions depuis qu’elle existe), n’est-il pas évident que beaucoup de travaux étant suspendus, beaucoup d’avances détournées de leur emploi naturel, beaucoup de consommateurs privés des moyens ordinaires de continuer leur dépense au prolit des cultivateurs, il en résultera que la masse du travail et des capitaux deviendra moins productive; que l’impôt sera proportionnellement plus lourd sans être réellement augmenté, et qu’il ne pourra perpétuer ses recettes qu’en altérant leur source ? Le tiers-état du bailliage de Nemours demande que le gouvernement, établi pour être le protecteur universel des propriétés et des mœurs, ne souffre pas qu’on corrompe les mœurs, qu’on [Elats gén. 1789. Cahiers. J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Railliage de Nemours.] 153 détruise le bien d’autrui, qu’on s’en empare par des voies illicites. Qu’il s’abaisse encore moins à séduire et à détruire lui-même ; que tous les jeux de hasard soient défendus (1) avec peine d’admonition contre les joueurs, de blâme juridique et d’infamie contre les banquiers de jeu. Que, pour donner de la force à ces lois, la loterie royale soit abolie (2). Que tout négociant qui serait convaincu d’avoir prêté son ministère pour mettre aux loteries étrangères soit exclu à la Bourse et déclaré indigne de faire le commerce, avec affiche du jugement à toutes les maisons de Bourse et à toutes les juridictions consulaires du royaume. Que tout agent subalterne de séduction pour engager les citoyens à jouer dans les loteries étrangères soit soumis aux peines décernées contre les embaucheurs. Que l’Etat ne cherche les revenus qui doivent maintenir sa dignité, que par des moyens dignes en effet d’un peuple honnête et d’un gouvernement noble et loyal. Si des ministres passagers qui avaient peu de morale, et moins encore de lumières, ont trouvé bonne toute voie qui amènerait de l’argent pour l’année courante, quoiqu’elle pût coûter pour les années suivantes, qu’elle pût ou dût mettre dans l’embarras l’Etat et leurs successeurs ; s’ils ont cherché à masquer l’impôt pour diminuer les résistances, quitte à en doubler la masse réelle et à en tripler les fâcheux effets , ils ont pu s’y croire forcés par leur position, et ils étaient déjà bien coupables de vouloirgarder le ministère à ce prix. Mais les nations, mais les rois, faits pour toujours durer, et qui n’ont nul pouvoir au-dessus du leur, ne doivent se permettre aucune ressource secrète, vile ni ruineuse. Loin d’eux l’idée. d’aggraver les charges du peuple pour en diminuer l’apparence! Loin d’eux la honteuse pensée de le tromper ! Loin d’eux surtout le crime de corrompre les mœurs, et la bassesse de fonder les revenus publics sur la dégradation des âmes, sur l’égarement de la raison, sur l’oubli de la justice et de la bonne foi ! La justice et la bonne foi sont le superbe et inaliénable domaine de toute autorité qui veut être respectée et durable. CHAPITRE XV. De la poste aux lettres. Le tiers-état du bailliage de Nemours est naturellement conduit, avec douleur, mais par une trop fâcheuse analogie, du plus honteux des impôts à une des plus honteuses et des plus inutiles opérations qu’un gouvernement puisse se permettre. Il pourrait se plaindre de ce que l’on a taxé arbitrairement les ports de lettres; de ce que la ville de Nemours, d’un tiers plus voisine de Paris que celle de Montargis, paye les lettres aussi cher; de ce qu’on a augmenté la taxe sans aucune loi, ce qui s’appelle en français une concussion; de ce que l’on exige que les lettres de Nemours pour Fontainebleau, et celles de Fontainebleau pour Nemours, soient conduites à Paris avant d’être remises à leur destination, emploient deux jours et quelquefois trois pour faire quatre lieues, et traversent deux fois Fontainebleau pour ce voyage. (1) C’est le vœu de la ville ùe Château-Landon et des paroisses de Courtampierre, Moudreville, Néronville et Préfontaines. (2) C’est le vœu de la ville de Nemours. Mais c’est la raison qui fait ainsi retarder et renchérir le service public, dont le tiers-état du bailliage de Nemours rougit pour ceux qui ont déterminé le gouvernement à ordonner' de telles mesures. Elles ont lieu pour que les lettres et les secrets des familles passent à Paris sous une inspection. Il existe une commission soi-disant secrète, connue de tout le monde, qui est autorisée à contrefaire les cachets, à ouvrir les lettres, à en faire des extraits, à les porter avec ou sans les originaux, comme elle juge convenable, sous les yeux du Roi, et, selon l’occasion, du ministère. Le Roi a eu la plus grande répugnance pour cet établissement ; il a voulu le détruire ; on lui a observé que cela se faisait depuis longtemps, et dans toute l’Europe; on lui a persuadé que cela pouvait quelquefois être utile. Gomme si, quand on supposerait qu’aucun motif pût faire excuser un tel abus de confiance de la part du chef de la société, on pouvait tirer aucune lumière des lettres lorsque ceux qui les écrivent savent qu elles seront lues , et comme s’ils ne se servaient pas de cet usage même pour induire en erreur ! A quoi cela sert-il donc ? A nuire à qui l’on veut dans l’esprit du Roi. Les ennemis de cour établissent des correspondances simulées. Ils font passer à Lyon, à Bordeaux, à Marseille, et même chez l’étranger, des lettres qui reviennent ensuite très-régulièrement par la poste à Paris. Elles sont adressées à Phomme qu’on veut décrier, mais sous le couvert d’une tierce personne, comme pour plus de mystère, et afin qu’elles n’arrivent jamais à celui auquel elles semblent destinées. On imite son écriture et son style pour répondre, et on lui fait dire toutes les folies, toutes les absurdités, toutes les méchancetés que l’on trouve à propos de lui attribuer. Gela pourrait se faire même à l’insu de l’administration in quisitoriale, qui pourrait être trompée la première; mais, quoi qu’il en soit, auprès d’un Roi loyal, dont le noble cœur ne soupçonne pas la fraude, nul ministre ne peut résister à six mois de ce régime; et c’est ainsi que M. Turgot a été perdu. Le Roi, qui lira ceci, verra que le fait est exact. Le tiers-état du bailliage de Nemours se jette à ses pieds pour qu’une âme comme la sienne ne soit plus flétrie par la moindre communication avec cette source de calomnie, d’erreur et d’injustice (1). s Ce n’est pas pour cela qu’il voudra continuer de demander à son peuple, en ses Etats généraux, 450,000 livres de plus que n’exige le véritable service public. Le retranchement de cette dépense ne lui a vraisemblablement pas été proposé dans les économies dont on a flatté sa sagesse et bercé la nation, mais il est digne de lui de ne pas attendre qu’on le lui propose. CHAPITRE XVI. Des baux des terres , du respect qui leur est dû, des atteintes qu'y porte la fiscalité peu éclairée et quelques mauvaises lois. Le tiers-état du bailliage de Nemours doit traiter dans ce chapitre d’un des objets les plus (1) C’est le vœu des villes de Beaumont, de Château-Landon, de Nemours et de Pont-sur-Yonne. 154 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] importants à la société, et dont l’importance a été le plus méconnue. Il empruntera d’une de ses paroisses (1) quelques réflexions préliminaires. Il en fera ensuite l’application à plusieurs cas, que différentes autres paroisses lui ont indiqués, et qui méritent toute l’attention des Etats généraux. Les baux des terres sont un des actes sociaux qui demandent le plus de sagesse, de raison, de lumières, d’équité, et auxquels la prospérité de l’Etat est le plus essentiellement attaché. Que fait un laboureur lorsqu’il loue une terre? Il prend à sa charge les avances et les frais de culture, ainsi que le payement des impositions connues et regardées comme devant être acquittées par le fermier sur la terre qu’il loue, et d’après le prix moyen que la distance des lieux de débit, le cours des marchés et les droits sur les consommations laissent aux productions de la ferme , il abonne au propriétaire ce que la variété des récoltes peut donner de net, année commune, au delà des frais et des impôts, pendant l’espace de temps auquel le bail est limité. L’autorité nationale met son sceau à la convention qu’il fait en conséquence; elle l’oblige, en tous ses biens, à faire honneur à son engagement. Dans cet engagement, toutes les bases connues sont de rigueur". Si les frais de culture étaient différents et coûtaient davantage; si les impositions à la charge du fermier étaient plus considérables; si le prix moyen auquel il peut débiter ses productions était plus faible, il louerait moins cher. Il suppose et doit supposer, le propriétaire doit compter aussi que ces objets sont stables. La seule variété des récoltes est incertaine par sa nature; et si la durée du bail est assez longue, l’expérience, néanmoins, apprend à présumer avec quelque justesse quelle sera cette variété. 11 faut que le fermier retire un honnête intérêt de ses avances, un honnête salaire de son travail; et cela importe même au propriétaire, car il faut que des gens aisés puissent trouver du profit et de l’attrait à employer leurs capitaux à l’agriculture; les terres en "sont mieux tenues; elles en deviennent plus productives ; leur loyer peut augmenter de bail en bail ; et une plus grande concurence s’établissant entre les fermiers, assure aux propriétaires la jouissance des améliorations successives. Si les fermiers, au contraire, sont trompés dans leurs spéculations, leur ruine entraîne la diminution des bestiaux, l’affaiblissement des labours, la dégradation et le dépoillement des terres, l’appauvrissement de celui auquel elles appartiennent. C’est donc sur la bonne foi des conditions extérieures qui peuvent dépendre du gouvernement, que le fermier et le propriétaire contractent; et tous deux ont un intérêt pareil, à ce que leurs calculs, à cet égard, portent sur un fondement solide. Le gouvernement et la nation ont aussi le même intérêt ; car c’est le bon état de la culture qui assure la subsistance de tous les citoyens, et qui peut, seul, fonder solidement la richesse et la puissance publiques. Cependant plusieurs mauvais usages et plusieurs mauvaises lois troublent sans cesse les conditions des baux et trompent avec injustice, avec cruauté, avec démence, toutes les spéculations des laboureurs, sans que personne y pense dans la société, dans l’administration, ni dans les tribunaux. Le tiers-état du bailliage de Nemours a honte pour la nation d’être le premier corps qui élève, à cet égard, une réclamation authentique. Il la développera relativement au point sur lequel l’erreur est la plus grossière, la plus ignorée et la plus nuisible; et il la fera suivre de quelques observations moins importantes, dont l'utilité, cependant, avait frappé davantage l’attention des hommes éclairés. § I-. De la nécessité que l'autorité qui sanctionne les contrats , et qui doit en garantir l'exécution, ne les viole pas elle-même dans rétablissement des nouveaux impôts ou des règlements de commerce. Le tiers-état du bailliage de Nemours ne cessera de répéter que le fondement de toute société est le respect pour la justice; et que jamais il ne peut y être porté d’atteintes plus funestes que celles qui partent de l’autorité même, qui n’est établie que pour faire exécuter la justice, protéger les droits de tous, donner l’exemple du respect que mérite la bonne foi, et l’imprimer à tous les citoyens par cet exemple salutaire et par la force coercitive. Le tiers-état est convaincu que l’autorité a presque toujours cette intention; mais ce qu’il vient d’exposer dans les chapitres précédents a fait voir, et ce qu’il a encore à dire dans ce paragraphe montrera combien il est dangereux qu’elle ne soit pas éclairée. Il y a de quoi être effrayé des crimes commis par les gens de bien et par les gouvernements honnêtes. Dans l’Europe entière, et même en France, où la science de l’économie politique est née, et même en Angleterre, où la perpétuité de l’assemblée nationale et la liberté des discussions auraient dû répandre plus de lumières, il n’y a encore qu’un petit nombre de citoyens qui sachent combien il est injuste, insensé, destructeur, hors du pouvoir d’une autorité raisonnable, de faire exiger par les tribunaux que les baux des terres soient régulièrement acquittés, lorsqu’on a établi des impôts nouveaux ou des règlements de commerce qui dérangent les éléments d’après lesquels ont été stipulées les conditions du fermage. Depuis que le monde existe il n’y a pas encore eu un gouvernement qui y ait fait attention ; et cette négligence, cette méprise de tous les gouvernements, vient principalement de ce que les cultivateurs n’on t jamais été appelés à l’administration , si ce n’est peut-être en Chine. Les législations modernes se sont servilement traînées sur les pas des législations anciennes. Les anciens, qui faisaient cultiver leurs terres par des esclaves, quand ils nedes cultivaient pas eux-mêmes, n’ont point connu l’usage de donner des terres à loyer. C’est un des perfectionnements que la société doit aux progrès des lumières, à l’abolition de l’esclavage et à la formation d’une plus grande masse de capitaux disponibles. Mais cette combinaison nouvelle de la société est restée sans lois. On y a vaguement appliqué la loi générale qui ordonne l’exécution des contrats, et l’on n’a pas songé que le propriétaire et le fermier contractent toujours devant une autorité active qui influe sur' l’un et sur l’autre, et qui, par conséquent, doit leur répondre de ses faits. On n’avait dans les villes et surtout dans les (1) Celle de Chevannes. [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 155 grandes villes, où se font les lois et où siège l'administration, aucune idée nette de ce que c’est que la culture, et des conditions qu’elle exige. On voyait pousser l’herbe dans les prés et les arbres dans les bois; on croyait vaguement que la nature produisait ainsi lés récoltes, et que les gens de la campagne n’avaient qu’à les recueillir. Les premières instructions données aux contrôleurs des vingtièmes ne leur enjoignaient de défalquer que la valeur des frais de moisson sur les produits des terres : on les a trompés dans les déclarations, et cette fois c’est le mensonge qui a sauvé du danger de l’ignorance. Il aurait mieux valu qu’on lui eût opposé les lumières et la vérité : elles ont bien un autre pouvoir. On ne pensait point alors que les prairies mêmes, qui sont les moins coûteux des biens ruraux, ont besoin d’arrosages qu’on ne peut leur donner que par des travaux préliminaires et dispendieux pour rassembler et guider les eaux, et par un travail journalier pour les diriger sur le ré et ne pas les y laisser stagnantes; que les ois nécessitent de fortes avances de plantations, de fossoyage et de garde, et l’attente d’un grand nombre d’années, sans retirer aucun revenu de sa terre ni aucun intérêt de son argent; que la culture des grains demande le déboursé d’un gros capital en animaux de trait, ou autres bestiaux, pour avoir du fumier, dont les terres ne peuvent se passer, en voitures, en instruments, en machines, en salaires, en nourriture de domestiques et d’ouvriers; toutes dépenses qu’il faut perpétuer et renouveler sans cesse. Il faut bien que les fermiers reçoivent le remboursement de ces dépenses nécessaires. Dès qu’on y réfléchit, on voit qu’ils ne sauraient louer qu’en raison de ce que la valeur de la récolte peut excéder celle de tous ces frais et de toutes ces charges; que c’est uniquement d’après ces données, différentes selon les cantons, mais connues dans chaque canton, que chaque entrepreneur de culture passe avec le propriétaire du sol un contrat de bail pour payer des sommes déterminées, que tout le poids de la force publique l’oblige d’acquitter. Que veut-on qu’il pense de la force publique, lorsqu’elle vient ensuite ajouter à ses charges par des impôts directs ou indirects, diminuerfses profits par des gènes sur le commerce, ou par des taxes sur la dépense des consommateurs ; et qu’a-près avoir ainsi substitué d’autres conditions à celles dont elle était garante, elle exige néanmoins que les mêmes engagements soient remplis ; comme si d’autres conditions ne devaient pas nécessairement amener d’autres engagements; qu’est-ce que l’autorité doit penser d’elle-même en pareil cas ? Quand on a augmenté la taille; quand on a établi les corvées f quand on a inventé le tirage des milices et les classes en France, ou en Angleterre la presse des matelots; quand on a timbré le papier; quand on a taxé les conventions; quand on a mis des droits d’octroi aux entrées des villes; quand on a multiplié les péages ouïes droits sur les rivières et les canaux; quand on a imaginé le sou pour livre sur toutes les contributions existantes; quand on a réglementé le commerce, toutes choses que l’on n’a pas cessé de faire, on a visiblement et à chaque fois augmenté la dépense et diminué la recette des fermiers. On a donc perpétuellement rendu leurs baux inexécutables, et on les a uniquement et impitoyablement vexés et ruinés en continuant de les astreindre à leur exécution. L’ignorance était telle que l’on ne s’apercevait pas même que l’on commettait une injustice ; le gouvernement agissait sans scrupule, les tribunaux jugeaient sans remords. Il ne faut qu’en être averti pour reconnaître que nulle injustice ne peut être plus manifeste et plus criante; et le tiers-état du bailliage de Nemours espère qu’il suffira de l’avoir fait observer à la nation assemblée, pour qu’elle soit bannie à jamais. Cette injustice, qui ne saurait être remarquée sans devenir révoltante, ne pouvait manquer d’avoir les effets les plus désastreux. Un fermier qui se trouve obligé à un payement sur lequel il ne comptait pas, ne peut solder son bail qu’en prenant sur le capital destiné aux avances de sa culture. Or, diminuer les capitaux et les avances de la culture, le nombre des bestiaux, la bonne qualité des animaux de trait et des instruments, la quantité de fumier, comme il est indispensable que la chose arrive quand les fermiers se ruinent, c’est comme si l’on, diminuait les semences : il est impossible que la récolte n’en souffre pas. La récolte affaiblie dorme moins de moyens pour supporter la surcharge de l’année suivante ; le vide devient encore plus grand dans les avances du laboureur. Alors tout ce qui tendaità s’améliorer s’arrête; tout ce qui ne faisait que se soutenir dépérit; tout ce qui était déjà en décadence est perdu sans retour. On ne saurait calculer quel serait le degré de prospérité de la France, si les fermiers eussent pu faire les profits raisonnables qu’ils avaient droit d’attendre de leur travail, et accroître progressivement leurs capitaux, au lieu de voir détruire perpétuellement ces capitaux par les mécomptes auxquels les exposait la législation inconsidérée dont ils étaient les victimes. Pour prévenir désormais un désordre si funeste, leviers-état du bailliage de Nemours demande unanimement que les Etats généraux proposent et que le Roi ordonne par une loi irrévocable : 1° Qu’il ne soit plus mis d’impositions indirectes dont on ne' peut calculer l’effet, et dont par conséquent les fermiers et les propriétaires ne peuvent se faire naturellement raison; 2° Que quant aux impositions directes, les fermiers ne soient tenus qu’au payement de celles qui existaient avant la passation/de leurs baux, et qui s’y trouvent compris ; 3° Que toutes celles qui surviendront, et qui n’ont pu être évaluées dans les baux, soient à la charge des propriétaires ; et que si les fermiers en font l’avance, ils soient autorisés à en donner les quittances pour argent et en compte à leurs propriétaires, dans l’acquittement de leurs baux; 4° Que si les impositions connues avant la passation du bail, et qui influaient sur ses conditions, viennent à diminuer, ce soit au profit des propriétaires (1). §2. De l'instabilité des baux ecclésiastiques. Le danger de l’instabilité des baux ecclésiastiques, et le mal qui en résulte, ont été mieux connus du public et de l’administration, que celui des impositions et des règlements qui surviennent dans le cours des baux, et qui en dérangent les conditions. (1) C’est le vœu des paroisses de Bazoches, du Bignon, de Chevannes et d’Egreville. 156 [Étais gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours. Il y a des bénéficiers de tout rang, et ils ont éprouvé l’inconvénient de ne pouvoir louer les terres de leurs bénéfices à leur véritable valeur, à cause de l’incertitude où sont les fermiers de ces sortes de terres sur la durée du bail. Ils en ont parlé dans leurs sociétés, et ont commencé à éclairer à ce sujet l’opinion publique. Elle est préparée à la demande que doit faire, relativement aux baux ecclésiastiques, le tiers-état du bailliage de Neüiours. Lorsqu’un bénéficier meurt ou change de bénéfices, les baux qu’il a pu passer sont rompus; les fermiers sont dépossédés par le nouveau bénéficier qui lui succède; on pousse même la déraison et l’injustice jusqu’à ne les pas laisser jouir de la récolte qu’ils ont préparée par leurs labours, leurs engrais et leurs semences. On en voit qui sont dépossédés à l’instant de la moisson, après avoir payé, nourri leurs domestiques jusqu’à cette époque, sans autre indemnité que le remboursement des labours et des semences. Le prétexte de cette injustice est un soupçon injurieux à l’ordre du clergé ; c’est la crainte que les bénéficiers ne fassent de faux actes, et ne se procurent pendant leur jouissance un revenu plus considérable, en ne mentionnant qu’une moindre redevance dans les contrats qui fixeraient le revenu de leurs successeurs. Une telle fraude ne doit pas être présumée ; elle serait honteuse et punissable. L’usage même des pots-de-vin, aussi peu noble que le nom qu’il porte, et qui n’est que la même fraude sous une autre forme, a quelque chose de déshonorant. On peut l’interdire par les lois ; on peut le proscrire plus efficacement encore par les mœurs, que l’esprit public et l’instruction qui doivent sortir des Etats généraux ne peuvent manquer d’améliorer. Mais quand cette heureuse révolution, qui est inévitable, ne devrait pas arriver, il n’y aurait encore rien à perdre pour les bénéficiers qui entreront dans les bénéfices, si on les soumettait à entretenir les baux de leurs devanciers, et il y aurait beaucoup à gagner pour l’Etat entier à cette loi juste et utile. Il est sensible que des fermiers qui ne sont pas sûrs de jouir jusqu’à la fin de leur bail, et qui ne sont pas des insensés, doivent faire payer d’avance aux bénéficiers, sur le prix de ce bail, une indemnité en raison du risque qu’ils courent d’être dépossédés et contraints à un déménagement toujours coûteux, exposés à perdre sur leurs capitaux en réalisant à la hâte, et à n’en pas trouver d’emploi pendant qu’ils chercheront une autre ferme. II arrive donc que les terres bénéficiâtes se louent moins cher, à cause que les baux n’en sont pas solides. Elles doivent encore se louer moins cher par une autre raison. Personne n’ose se livrer à des améliorations coûteuses dont il ignore s’il recueillera le fruit ; les terres des bénéficiers doivent donc être moins bien cultivées ; ce qui est non-seulement au préjudice des ecclésiastiques, mais aussi à celui de la société entière, qui profiterait des récoltes plus abondantes d’une terre qu’une culture prévoyante pourrait bonifier par des avances relatives à un intérêt futur et bien entendu. La société en est privée, quand on se borne aux opérations dont on peut obtenir le résultat dans l’année. Les terres dépendantes des bénéfices doivent donc être en médiocre ou mauvais état. Elles se louent d’autant moins, qu’elles restent constamment dans cet état où elles se trouvent, nul fermier n’ayant intérêt de les améliorer : elles produisent peu aux bénéficiers, 1° parce qu’elles ne peuvent avoir la même valeur que des terres sur lesquelles on pourrait déployer une activité et des dépenses progressivement profitables ; 2° parce que le fermier n’est pas même assuré que cette médiocre valeur lui soit destinée pendant tout le temps pour lequel il stipule. ' Rien dans un tel régime, n’est à l’avantage des bénéficiers ; tout est contraire à la justice et à l’intérêt de la société. Le contrat est inégal : le fermier est bien engagé pour tout le temps convenu ; le propriétaire ou la terre ne le sont pas ; cela est contre tous les principes du droit qui réprouve les contrats léonins. Et quant à l’Etat, quant à l’humanité, il serait visiblement avantageux pour tout le monde que les terres fussent bien cultivées, et que, pour y parvenir, les fermiers pussent faire des spéculations solides. C’est déjà bien assez qu’il y ait un ordre entier de propriétaires qui ne soient qu’usufruitiers, qui soient dénués de l’esprit de famille, et qui n’aient aucun intérêt aux améliorations dont l’effet pourrait durer plus d’une vie. Ce serait trop que les terres de ces demi-propriétaires ne pussent être cultivées que par des demi-fermiers, qui n’auraient jamais intérêt à aucune spéculation de plus d’un an. Cette nullité de l’esprit de suite et de propriété, relativement à l’exploitation et aux avances foncières des fermes des bénéficiers, est plus nuisible à la société que leur état de célibataire, contre lequel la politique élève de fortes raisons, et que la discipline ecclésiastique n’a conservé que comme uu arrangement de police dans un temps très-moderne, et non comme une disposition essentielle à la religion. La nature et l’Etat voudraient des pères de famille , parce qu’en faisant leurs affaires, ils font celles des autres, et que leur intérêt est conforme à celui de la société ; l’administration doit vouloir au moins des fermiers qui soient à la portée de fonder le sort de leurs familles sur des conventions solides, licites et honnêtes. Il est donc sensible que le régime adopté pour les baux des biens des bénéficiers est nuisible à la société. L’administration de leurs autres biens qui ne sont point affermés, n’est pas plus favorable à Futilité publique. Us ont une quantité immense de bruyères et de terres en friche, qu’il serait très-essentiel de planter en bois. Le tiers-état du bailliage de Nemours voudrait qu’on les obligeât de les planter, ou de les acenser, ou de les donner à bail emphytéotique à des citoyens laborieux qui s’obligeraient à la plantation (1). Il demande unanimement que les baux des terres bénéficiâtes soient de neuf ans, et aient leur exécution soit que le bénéficier vive ou meure, et change ou non de bénéfice. Il croit cette demande conforme à la justice et à la morale, et au véritable intérêt du clergé comme à celui du royaume. Il demande que les quatre articles de garantie qu’il a requis dans le paragraphe précédent, contre les impositions qui surviendraient dans le cours des baux et contre les règlements qui pourraient en altérer les conditions, soient applicables aux baux des bénéficiers comme à ceux des autres citoyens. Il n’y a pas deux justices ; il ne doit pas y avoir deux jurisprudences (2). (1) C’est le vœu de la paroisse de Grez. (2) On ne peut regarder autour de soi sans trouver [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 157 § 3. Des baux à long terme. Si les baux de neuf ans, assurés par le gouvernement pour toute leur durée, et garantis par lui-même contre sa propre influence, sont préférables aux baux éventuels auxquels sont actuellement réduits les fermiers des terres bénéflciales, les baux à long terme, pour les propriétaires qui ne sont pas de simples usufruitiers, sont bien plus favorables encore. Ils sont le plus sûr moyen d’appeler sur les terres les capitaux considérables et les grandes améliorations dont les familles profitent ensuite, dont l’Etat et le genre humain profitent toujours. La meilleure culture est celle des propriétaires suffisamment riches, qui spéculent pour toute leur postérité ; c’est ce qui rend si intéressant et si nécessaire de supprimer les impositions onéreuses et humiliantes qui repoussaient de la campagne les capitalistes qui auraient voulu vivre plus longtemps et vivre heureux par l’agriculture, après s’être enrichis par le commerce ou par les arts. La meilleure, ensuite, est celle des fermiers à long terme, qui, élevés dans les sciences champêtres et accoutumés au bon emploi de leurs capitaux rustiques, s’associent à la propriété pour leur vie entière, et prodiguent des travaux utiles dont ils sont certains que le premier fruit sera pour eux. Le gouvernement l’a senti, et, sous le ministère éclairé, bienfaisant et sage de M. Turgot, dont le Roi goûtait les conseils et chérissait la vertu, les droits du domaine sur les baux de vingt-sept ans ont été supprimés. Mais M. Turgot, que la cour n’aimait pas, contre les opérations duquel elle excitait les corps de magistrature, et qui a été la victime de son amour pour le peuple, ne crut pas pouvoir proposer de supprimer ni de suspendre ceux que les coutumes paraissent attribuer aux seigneurs sur les mômes conventions. Il est vraisemblable qu’il l’aurait tenté en vain ; cette opération ne pouvait être exécutée que par les Etats généraux. Elle sera d’autant plus salutaire, que dans la plupart des provinces, les droits seigneuriaux sur les baux à long terme sont si considérables, qu’ils rendent infructueux le bienfait du Roi, et qu’ils arrêtent la spéculation la plus utile, et qui serait la plus propre à ramener l’agriculture. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande donc que les baux à longterme soient exempts de tous droits, tant seigneuriaux que royaux, et il remarque qu'il n’y aura pour cette disposition aucune indemnité à donner aux seigneurs , comme il n’y a eu aucune perte pour les finances, dans la remise que le Roi a faite de ses droits sur la même convention, puisque cette espèce tle baux n’ayant anciennement pas eu lieu, ils ne des exemples du peu de respect qu’on a eu jusqu’à ce jour pour la justice, chez la nation la plus disposée à l’aimer ; mais on a trop négligé d’éclairer l’opinion. Les princes apanages donnent à bail dans leur apanage les fonctions du notariat et du greffe ; et quoiqu’il soit très-nécessaire qu’il y ait de la stabilité dans ces fonctions si importantes à la société, et que l’officier qui, pour les remplir, est honoré de la confiance publique, ne puisse être déplacé lorsqu’il n’a commis aucun délit, le conseil des princes juge que les baux des offices de notaires sont rompus par la mort du prince. Les notaires et les greffiers perdent leur état s’ils ne font pas de nouvelles conventions plus avantageuses pour le prince successeur. produisaient aucun revenu aux seigneurs ni au Roi. Les grands moyens de bienfaisance sont en foule ainsi sous la main des gouvernements éclairés, et ce ne sont pas eux qui multiplient les dépenses. Ils se réduisent presque tous à laisser faire le peuple, à ne pas détourner son travail ni ses capitaux de l’emploi auquel il les destine, à ne pas prendre arbitrairement son argent. Il ne faut pas imaginer que de régner glorieusement et utilement, de se faire respecter et bénir des nations, de se rendre immortel dans l’histoire, soit un métier si difficile : il est à la portée dé tous les princes qui ont l’esprit juste et le cœur droit. Ils peuvent en croire te tiers-état, qui sait très-bien comment on peut le rendre heureux, et qui sent mieux encore à quel point il aime ceux qui en témoignent la bonne volonté. CHAPITRE XVII. De la nécessité ' du consentement du peuple ou de ses représentants , pour l'établissement ou la promulgation des impositions , de même que pour les emprunts publics que les impositions doivent payer. Objets à considérer par les représentants avant de donner leur consentement. Les gouvernements qui ne communiquent point avec le peuple, et qui ne connaissent pas le prix de ses lumières , de son intelligence et de son amour, aiment mieux faire que laisser faire ; et, disposant du bien d’autrui, ils sont toujours tentés d’agir avec des dépenses au lieu de jouir au sein de la justice et du repos. Ils épuisent ainsi leurs richesses; ils aliènent leur puissance, et le temps arrive où ils s’aperçoivent que leurs bonnes intentions mêmes ne leur procurent que des chagrins. Gela vient de ce que l’on ne peut pas l’impossible ; de ce que les dépenses annuelles ne sauraient excéder constamment les moyens annuels; de ce que l’on ne peut être heureux, ni dans la misère, ni dans la guerre, ni en violant les droits d’autrui, ni en voyant les siens violés ; enfin de ce que le peuple pouvant seul avoir une idée juste de ses propres moyens, et un droit véritable de les employer à ce qui lui est le plus utile, il vaut mieux raisonner avec lui de ce qui serait réellement utile, et calculer avec lui les efforts qu’il peut faire pour l’obtenir, que de supposer rien sur des objets importants. Tel est le principe de l’axiome que le consentement du peuple donné par lui-même , ou par ses représentants , est absolument nécessaire à tout établissement et à toute prolongation d'impositions, et par conséquent aussi à tout emprunt public! qui renferme nécessairement ou une imposition qui portera sur le peuple, ou une banqueroute qui le déshonorera. Le pouvoir remis au gouvernement, pour faire respecter entre les citoyensles droits et les devoirs réciproques, et pour administrer les affaires publiques, ne peut pas aller jusqu’à disposer de la propriété ou de l’honneur de la nation. Cette grande vérité vient d’être reconnue un peu tard, il est vrai, par le Roi et par les parlements , mais on en peut tirer un résultant bien consolant pour le Roi et pour le peuple. C’est qu’il n’y a pas un seul des maux présents qui soit sans remède, et dont le remède ne soit prochain : puisque les grandes difficultés qui arrêtaient le zèle du gouvernement, même lorsqu’il avait des lumières, étaient toujours la crainte du ; mécontentement de telle ou telle compagnie de ; financiers, et du dérangement de telle ou telle 45*8 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] branche de revenu; de l’opposition de telle ou telle cour; des préjugés de tel ou tel corps; de la résistance de telle ou telle province. Il fallait s’exténuer pour raccorder un peu de bien avec une masse informe, horrible, immense, de maux auxquels on n’osait pas toucher. Aujourd’hui cet embarras qui semblait insurmontable, ce chaos inextricable, n’existent plus ; la place est nette, on peut construire à neuf, sauf à employer ce qu’on trouvera convenable des matériaux qui pourront rester. Rien ne peut mettre obstacle au zèle éclairé de la nation et à l’autorité bienfaisante du Roi, puisqu’il est constaté qu’aucune des impositions subsistantes n’est fondée en titre pour continuer, si elle n’est de nouveau consentie par les Etats généraux. La taille et les droits d’aides et gabelles n’ont eu le consentement nécessaire du peuple que dans leur origine, il y a plusieurs siècles, et leurs augmentations successives n’ont été aucunement autorisées par le consentement du peuple ou de ses représentants. Quand ce consentement originaire aurait dû porter sur l’impôt tel qu’il est devenu, il paraît au tiers-état du bailliage de Nemours qu’aucun consentement du peuple pour les impôts ne doit pouvoir être donné à perpétuité, et qu’il faut au contraire qu’il soit renouvelé pour être valable ; attendu que les pères ne peuvent engager leurs enfants à des choses qui seraient injustes ou déraisonnables, et qu’on ne peut savoir, lorsqu’on établit un impôt, s’il sera toujours nécessaire dans la même étendue, et s’il ne sera pas surchargé de formes abusives. Les autres impôts, les droits de centième denier, d’insinuation, decontrôle des actes, le papier timbré, les octrois municipaux, les droits réservés, les droits d’inspecteurs aux boissons et aux boucheries , le droit de la marque des cuirs, celui de la marque des fers, celui sur les huiles, celui sur les papiers et cartons, celui sur les amidons, celui sur les cartes, le tirage des milices, les corvées, la contribution pour les remplacer seulement sur les taillables ; la capitation dont la répartition est si abusive, et à laquelle échappe le clergé ; les vingtièmes, distribués avec tant d’injustice, et qui n’embrassent encore que le peuple et la noblesse, n’ont pas même eu dans leur origine le consentement du peuple. Les droits de traites d’une province à l’autre ont eu, en 1614, très-formellement sa réprobation. Toutes ces charges ont subsisté sur le peuple, parce qu’on ignorait à la cour et à la viileàquel point elles sont iniques et cruelles, et parce qu’on ignorait partout que le consentement du peuple y fût nécessaire. Le tiers-état du bailliage de Nemours bénit le Roi d’avoir reconnu et déclaré cette dernière vérité, et mis à portée de lui dire les autres. Au surplus, si, le peuple demande qu’on détruise tous les impôts actuels, parce qu’ils sont illégaux et injustes, il n’entend pas qu’il n’y ait point d’impôt, et que toutes les institutions nécessaires à la société ne soient pas soutenues et même améliorées. Il faut que l’armée soit payée ; que la marine et les places fortes dont l’existence sera militairement jugée indispensable soient entretenues; que les chemins et les canaux soient réparés; qu’il en soit même construit de nouveaux pour faciliter le commerce ; que la justice soit rendue, et qu’elle le soit gratuitement ; que la sûreté des chemins soit établie ; que les crimes soient prévenus, réprimés et punis ; que les travaux et les inventions utiles soient encouragés ; que les services véritables rendus à 1 Etat entier, soient récompensés ; que le Roi, enfin, sur qui repose la majesté de la nation, et dont le travail doit assurer la paix et la prospérité de tout le peuple, ne soit privé d’aucune des jouissances qui peuvent contribuer à son bonheur, et déploie autour de lui la dignité qui convient au monarque d’un grand empire. Le tiers-état observera seulement, jusqu’à ce que la chose soit exécutée, que puisque c’est l’intérêt de tous que ces dépenses soient faites, parce qu’elles n’ont pour objet que la conservation et l’amélioration des propriétés de tous, il faut qu’il y soit pourvu par une imposition qui embrasse sans aucune exception, sans aucune préférence, les biens avec la plus entière et la plus rigoureuse équité. Ce que le tiers-état du bailliage de Nemours vient d’exposer relativement aux impôts, il le doit dire aussi relativement aux emprunts. Il est manifeste qu’aucun des emprunts qui ont été faits par le gouvernement, et approuvés par des compagnies auxquelles la nation n’avait confié pour de tels engagements aucune autorité, sont légalement nuis, et n’obligeraient pas en justice réglée devant les tribunaux mêmes qui se sont permis d’y consentir. Mais pour les Français il existe un autre tribunal encore plus équitable, plus délicat et plus sévère : c'est celui de l’honneur. La plus grande partie des prêteurs ont contracté de bonne foi, dans une forme que l’on croyait alors légale, comptant avoir pour gage la solidarité nationale. Le profit douteux de tromper leur attente ne pourrait compenser la honte de ne l’avoir pas remplie. Le gouvernement, il est vrai, n’était pas majeur quand il a contracté, mais il le croyait, et ori le croyait tel. Un père, en ce cas, paye pour son fils, quoiqu’il n’y soit pas obligé, et se borne à régler équitablement les dettes usu-raires. Quanta ceux qui, depuis, sont venus au secours de l’Etat, sachant les finances dans un énorme déficit, sachant qu’il n’existait aucun moyen de légaliser la créance qu’ils contractaient ; ceux qui se sont jetés dans legouffre ouvert et connu, afin de servir de pont, au péril de leur fortune et de leur existence, pour nous faire passer des débris du navire de la France en perdition au port des Etats généraux, leurs droits sont plus sacrés encore. Ils ont prêté à la parole et à la personne du Roi, à la probité du ministère, à la vertu de la nation, sans aucune autre garantie; ils ont eu raison, la garantie était bonne et malheur au citoyen qui la démentirait ! Mais il n’y en a point. Il faut seulement qu’une action si noble de leur part ne soit flétrie par aucune tache d’usure. Ile tels services rendus avec un véritable zèle, doivent être payés, et même récompensés par la nation. Aucun autre usage honnête de leurs biens ne doit être plus profitable aux pères de famille qui s’y sont déterminés ; mais si parmi ces patriotes estimables se trouvaient quelques spéculateurs avides qui eussent voulu mettre à profit la détresse publique, et qui, à l’instant même où leur esprit calculait sur l’équité de la nation, se seraient fait payer comme s’ils n’y comptaient pas, la nation serait dégagée envers eux de reconnaissance, et conserverait le droit de se libérer quant à l’argent par le payement du capital et des intérêts sur le pied raisonnable qui paraît suffisant aux créanciers ordinaires. Le î m [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] vice et la cupidité ne doivent pas être payés plus cher que la générosité et la vertu. Les représentants du peuple aux Etats généraux ne doivent jamais oublier qu’ils marchent entre deux dangers également effrayants: celui de compromettre l'honneur national et la sûreté publique, et celui de disposer dans une trop forte proportion de la propriété et des efforts du peuple qui leur remet sa confiance et son autorité. 11 faut donc commencer par toutes les économies qui sont compatibles avec la justice et qui peuvent se faire sans que l’Etat soit moins bien servi (1). Il faut ordonner une révision des pensions ; supprimer celles qui n’auraient aucun titre raisonnable: modérer celles qui, même accordées au mérite, excéderaient les bornes d’une juste récompense ; conserver celles qui ont été le prix de services réels rendus au Roi et à l’Etat, et qui ont été distribuées avec sagesse (2). Il faut supprimer les places qui n’ont point de fonctions, comme les gouvernements et les commandements militaires, dont l’inutilité est prouvée par la défense aux gouverneurs et aux commandants de se mêler de rien dans leur province et même d’v faire un voyage, s’ils n’y sont autorisés par dés ordres particuliers (3). 11 faut supprimer toutes les autres places et toutes les charges qui ne sont pas absolument nécessaires à l’administration de l’Etat ou au service personnel du Roi (4). Le tiers-état du bailliage de Nemours ne demande pas qu’aucune de ces suppressions se fasse avec cruauté ni dureté pour les possesseurs et les titulaires. On verra dans la suite de son travail, qu’il sollicite l’humanité de la nation, même pour les commis qu’il faudra supprimer, et qui l’ont si longtemps tourmentée. A plus forte raison pense-t-il qu’une générosité sage doit être exercée envers ceux qui l’ont servie plus ou moins utilement. Il faut voir encore le parti que l’on peut tirer des domaines de la couronne pour les affaires publiques, pour le soulagement du peuple, pour la diminution de l’impôt. Le tiers-état du bailliage de Nemours croit qu’à leur égard on est tombé dans une méprise, en attribuant à des terres que le Roi ne peut posséder que comme un seigneur particulier, qu’il ne saurait administrer aussi bien qu’un particulier pourrait le faire, et qui ne peuvent jamais être le véritable domaine de la couronne, la maxime raisonnable en elle-même, que le domaine do la couronne est inaliénable : maxime qui n’est applicable qu'à l’impôt destiné à soutenir à perpétuité l’existence sociale. 11 lui [1) C’est le vœu des villes, bourgs et paroisses d’Auxy, Chapelon, Chateau-Landon , Saint-Séverin-ies-Château-Landon, Chenon , Corbeilles, Corguilleroy , Dordives, Girolles , Ladon , Lorcy , Lorrez, Saint-Maurice-si;r-Fessaidt Migniéres, Mignerettes, Moudreville, Moulon, Néronvilte, Orvitle, Pannes, Préfontaines et Ville-Maréchal. (2) C’est le vœu des villes et paroisses d’ÀugervilIe-la-Rivière, Auxy, Migniéres, Nemours, Saint-Pierre-les-Nemours et Villemoutiers. (3) C’est le vœu de Ja ville de Nemours et de la paroisse de Saint-Pierre-les-Nemours. (4) C’est le voeu des villes, bourgs et paroisses d’Auxy, Chapelon, Château-Landon, Saint-Séverin-les-Châleau-Landon, Chenon, Corbeilles, Corguilleroy, Dordives, Garantreville, Girolles, Grez, Ichy, Ladon, Lorcy, Lor-roz-le-Bocage , Saint-Maurice-sur-Fessard , Mignerette, Moudreville, Moulon, Saint-Pierre-les-Nemours, Néron-ville, Orville, Pannes, Préaux, Préfontaines, Souppes, Ville-Maréchal, Villemoutiers et Youlx. paraît que lorsqu’on a engagé l’impôt, dont la valeur est claire et connue, pour conserver des domaines terriens qui ne peuvent, entre les mains du prince, produire un revenu proportionné à leur véritable valeur, on a fait une opération onéreuse au peuple, puisque le revenu qu’on tire des domaines étant trop faible, laisse subsister la nécessité d’établir un impôt plus fort. Il pense donc que les Etats généraux peuvent interpréter la maxime, et déclarer les domaines terriens aliénables pour libérer les revenus de l’Etat, qui sont le véritable domaine de la couronne, mettre à portée de diminuer l’impôt, et pouvoir épargner une administration dispendieuse. Mais il juge qu’en prenant cette résolution il faut conserver les forêts, et en remettre l’administration aux assemblées provinciales. 11 pense que la nécessité d’avoir à perpétuité des bois de haute futaie doit faire craindre en cette partie de se fier uniquement à l’intérêt particulier, trop aisément séduit par les jouissances du moment. 11 croit qu’il faut, à cet égard, charger une commission de cultivateurs et de naturalistes de revoir l’ordonnance des eaux et forêts, qui renferme beaucoup de dispositions nuisibles à la bonne administration des bois, et que lorsque les savants auront ainsi établi ce qu’exige la nature de cette espèce de production, les Etats provinciaux et les assemblées provinciales, dont les membres seront souvent renouvelés, obligés de rendre tous les ans un compte public de leur travail et chargés de faire les chemins et lis canaux nécessaires au débouché des bois, ne peuvent que porter dans cette partie les plus utiles améliorations. U lui paraît enfin, quant aux autres domaines qui peuvent et doivent être aliénés, qu’il faut aussi, avant d’en disposer, les confier quelque temps à l’administration des assemblées graduelles des provinces, afin de ne les mettre en vente que lorsqu’ils auront acquis la valeur dont ils sont susceptibles, ou du moins celle qu’une administration publique, bien entendue peut leur donner (1). Après qu’on aura pris tous ces soins pour restreindre autant qu’il sera possible la nécessité de l’impôt, le tiers-état du bailliage de Nemours se croira encore obligé de recommander aux Etats généraux une observation très-importante, qui a été de tout temps trop négligée : c’est que, pour fixer la somme des impôts nécessaires au payement des dettes et au soutien des dépenses nationales, il ne faut pas se déterminer uniquement par la convenance' apparente des dépenses; il faudra considérer aussi les moyens d’y pourvoir (2). On a très-bien dit, et le tiers-état, qui n’a jamais donné l’exemple de manquer de zèle, répète avec sincérité : qu’il faut que la nation pourvoie au besoin de l'Etat; mais l’Etat doit régler ses besoins en raison des facultés du peuple; car l’Etat n’a pas et ne peut pas avoir besoin de ruiner le royaume. 11 le ruinerait si l’impôt entamait les frais de culture ; le plus simple bon sens suffit pour s’en apercevoir. Mais la réflexion montre aussi qu’il y a plusieurs (1) C’est le vœu de la ville de Nemours et de la paroisse d’Herbauvitliers. (2) C’est le vœu des paroisses du Bazoches et de Bignon. 160 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] manières de les entamer, et que les plus cachées sont les plus redoutables. Si le gouvernement ou la nation, dans la vue de multiplier les occasions de recette et de chercher un plus grand nombre de sources à l’impôt, à qui la nature n’en a donné qu’une, s’empare de la dépense des consommateurs sur laquelle les laboureurs ont pu et dû spéculer dans leur conventions avec les propriétaires, les frais de la culture se trouvent nécessairement entamés. Gar alors ses rentrées sont diminuées, et ses dépenses étant toujours semblables, ou augmentées même par le renchérissement des services, les cultivateurs ne peuvent remplir leurs engagements qu’en prenant sur les capitaux destinés à leur exploitation. 11 n’en est jamais ainsi d’une imposition demandée au propriétaire après qu’il a touché son revenu. Premièrement, il l’avait; et comme le corps des propriétaires renferme ce qu’il y a déplus considérable et de plus éclairé dans la nation, si on lui fait directement injustice, il peut se défendre. Secondement, la contribution alors, quand même elle serait plus considérable, ne porte que sur un revenu libre. C’est pour l’Etat et la nation la différence de lever l’impôt sur les semences ou sur la récolte. 11 faut donc éviter la ressource insidieuses des impositions indirectes; il faut la repousser comme le plus grand des maux. Elle a toujours les suites les plus affligeantes; ce n’est que par elle qu’on peut parvenir à ruiner les nations. En demandant que l’on fonde le revenu public sur des impositions directes, le tiers-état du bailliage de Nemours n’entend pas que, surtout dans la situation actuelle des finances et des richesses, ces impositions 11e portent que sur les propriétaires des terres. 11 croit qu’elles doivent frapper dans la même proportion sur les capitalistes, en autorisant les particuliers débiteurs à faire à leurs créanciers, sur les arrérages, la retenue des impositions dont ces biens-fonds sont grevés, et en ayant le soin, lorsque l’on consolidera la dette nationale, de retirer tous les effets au porteur qui pourraient échapper à l’imposition, et de les remplacer par d’autres engagements de l’Etat, susceptibles d’une retenue déterminée par la proportion dans laquelle l’impôt affectera les biens-fonds. La propriété des rentes n’est pas plus sacrée que celle des terres; elles sont l’une et l’autre sous la garantie de la nation; elles sont l’une et l’autre inviolables; elles ne peuvent l’une et l’autre être assujetties à aucune contribution sans le vœu national nettement exprimé, et dans lequel celui de leurs propriétaires doit être compris. Mais la nation peut également les soumettre à des impositions par ses suffrages réunis en une seule volonté. Elle le peut d’autant plus qu’il s’agit de donner son sceau à des créances pour lesquelles elle n’a point été légalement engagée et auxquelles elle ne peut l’être que par la libre volonté déterminée par un sentiment de patriotisme et d’honneur. Elle a donc le droit, et, dans la position donnée, elle a même le devoir de faire contribuer, avec une entière égalité, tous les revenus que l’on peut connaître, mais toujours par une forme claire et directe, qui exclut également l’inquisition, les vexations, toute atteinte à la liberté domiciliaire, à la liberté du commerce, à la liberté du travail (1). L’imposition directe est celle qui fait le plus de (1) C’est le vœu de la ville de Nemours. bruit, et qui choque davantage. C’est pour cela même qu’elle est moins à craindre, et plus conforme à la liberté; elle avertit de sa présence , elle éveille la réclamation, et celle-ci, lorsqu’elle est fondée, se fait toujours écouter du plus au moins par un gouvernement qui n’est ni insensé ni cruel. Mais l’imposition indirecte cache d’abord ses effets : c’est une invention pour dévorer sourdement les capitaux, faute d’avoir sous la main les revenus ou après que ceux-ci sont épuisés. L’i-, gnorance et la flatterie ont pu décorer du nom d’hommes d’Etat ceux qui ont usé et même abusé de cette invention perfide. La philosophie et l’histoire les placeront au premier rang parmi les dévastateurs des empires. Le cultivateur confond le dérangement que l’imposition indirecte apporte dans le débit et dans les prix de ses productions, avec les accidents passagers; il se flatte qu’une autre année amènera des circonstances plus heureuses, et qu’avec de l’économie il regagnera le dessus. 11 surhausse un peu ses prix pour compenser l’affaiblissement du débit; et les habitants des villes y font face pendant un temps, en dépensant les fonds qu’ils avaient acquis par leur travail. Ils cherchent aussi à renchérir ce travail ; mais tout le monde voudrait être payé cher et nul n’a plus de quoi payer. Un moment de stagnation arrive où tout travail reste sans emploi, et où toute denrée se vend mal ou à crédit. Si les citadins ne démêlent pas la cause de cette révolution, le cultivateur, qui en est plus éloigné, peut encore moins la comprendre; plus résigné que personne, mais plus chargé de dépenses inévitables, car il ne s’agit pas pour lui simplement de sa consommation, il s’agit encore des avances qui doivent faire naître la consommation des autres, il dit avec eux que le mauvais temps ne peut pas toujours durer. 11 consume ses capitaux dans cette trompeuse espérance, et ne garde pas même la ressource d’en faire un autre emploi : ainsi la culture et les richesses qui devraient et pouvaient la souteuir, se trouvent anéanties en même temps. Le mal est sans remède quand on s’en aperçoit. 11 s’est fait en douceur par des impositions insensibles et masquées. Le gouvernement n’a pas reçu de mémoires ; mais les familles, les hameaux, les villages sont retranchés de la liste de la création. 11 faut donc nécessairement que le gouvernement et les nations, que les ministres des rois et les représentants du peuple apprennent les principes de l’agriculture ; il faut qu’ils sachent , comme le dit Y Ami des hommes, qui a si longtemps habité dans le bailliage de Nemours, et dont les lumières ont contribué à en éclairer les citoyens, que l’art de régner n'est autre chose que celui de labourer un champ à perpétuité. Il faut qu’ils soient exercés à distinguer les récoltes d’avec les revenus, à reconnaître que tout est bon et utile dans les récoltes, puisque tout sert à nourrir, ou à vêtir, ou à chauffer, ou à loger les hommes ; mais que tout n’y est pas, n’y peut être à la disposition du propriétaire; par conséquent, et bien moins encore, à celle du Roi, du gouvernement, ou même de la nation. 11 ne faut pas que des administrateurs, des législateurs, des colégislateurs ignorent qu’on doit payer les frais des labours et de la moisson, nourrir les hommes et les animaux qu’on y emploie, acheter les outils et les voitures dont ils ont besoin, réparer les bâtiments où se gardent les récoltes; que si l’on y manque, la culture dépérit, les propriétaires' s’appauvrissent, la nation [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.} 161 tombe en décadence ; que l’on ne peut attribuer à l’entretien personnel des propriétaires et de leurs commensaux, aux dépenses publiques de toute espèce, à l’encouragement des sciences, des lettres et des beaux-arts, que ce qui reste après que ces dépenses productives sont payées; que, i pour subvenir à tout cela, il n’y a pas d’autres j fonds que la dépense même des consommateurs, j qui doivent acheter chaque récolte avec le produit j des autres récoltes, soit qu’elles leur appartiennent ! directement, soit qu’ils en aient acquis quelque | artie par leur travail, ou par des conventions li-j res avec les propriétaires ou les cultivateurs, | qui tous les ans reçoivent de la nature une nou-; velle masse de richesses et d’objets de jouissance, i 11 ne faut pas qu’ils oublient qu’encore qu’il j n’y ait de libre et d’imposable que ce qui excède ; les frais, on cultive les terres utilement et avan-j tageusement pour l’humanité, de manière à sou-' tenir une grande population, à toute espèce de i degrés de profit, depuis celui qui donne des reve-; nus considérables, jusqu’au simple rembourse-j ment des frais, qui ne fait que subsister le culti-; vateur. ! Là seulement s’arrêtent la culture et la popu-j latijon, comme dans un vallon terminé par une ; pente douce; une terre féconde s’étend jusqu’au j bord des eaux, qui peuvent baisser et en décou-j vrir davantage, qui peuvent s’élever et noyer ; l’espoir du laboureur. ; Les eaux qui bornent la culture, ce sont les impôts, les frais trop multipliés du commerce, la I difficulté des communications, le défaut de li-! berté dans le travail, les vexations et les gênes j qui arrêtent ses efforts et l’empêchent de se per-j fectionner. Le gouvernement, et ceux qui le conseillent, i ne peuvent les tarir entièrement, mais ils peu-j vent toujours les baisser. À chaque opération fa-vorable, la classe qui n’avait point de revenu ; en acquiert ; celle qui en avait s’en trouve un | peu plus élevée ; une nouvelle classe, qui vit de ! son travail sans avoir encore de revenu libre, j commence à naître. j 11 faut la respecter comme l’enfance, cette classe ; inférieure; sans contribuer encore à la puissance publique, elle n’en est pas moins un des trésors j de la société. Car il est bon en soi, il est désirable pour l’Etat d’entretenir une grande population d’hommes, de femmes, d’enfants, de créatures raisonnables et sensibles, quand même dans les biens qui les font vivre on ne pourrait trouver un denier d’imposable. Parmi eux existent mille vertus, dont il n’y en a pas une seule qui soit inutile, et quelquefois du génie qui est aux nations ce que les excellentes machines sont aux arts. Parmi eux peuvent naître Archimède ou Socrate pour éclairer la patrie, Aristide pour la servir, Philopœmen ou Cicéron pour la sauver. Que dans les opérations qui seront à faire on examine donc si par leur influence le commerce sera plus libre, si le travail sera plus facile, si l’agriculture fera plus de recette, si elle aura moins de dépenses à supporter. Avec ces conditions, qu’on marche hardiment ; l’Etat court au salut : sans elles que l’on tremble ; il irait encore plus vite à sa perte! Le tiers-état du bailliage de Nemours demande aux Etats généraux de donner toute leur attention à ces très-importantes vérités. REMONTRANCES, Moyens et avis que le tiers-état du bailliage de Nemours charge ses députés de porter aux Etats généraux. MOYENS. Introduction particulière. Le tiers-état du bailliage de Nemours a déchiré le voile qui couvrait les plus profondes de ses plaies et de celles de tous les citoyens de son ordre dans le royaume. Il a montré que l’ignorance et l’avidité s’étaient étroitement alliées pour exciter et pour entretenir un état de guerre entre le gouvernement et la nation, plus particulièrement encore entre le gouvernement et le peuple. Il va exposer les moyens qui lui paraissent propres à faire cesser cette guerre, à dissiper l’ignorance, à présenter une barrière insurmontable à l’avidité. L’influence de ces moyens ne se bornera pas à rallier le peuple à son Roi, et à réprimer les abus d’un pouvoir désordonné sur les impositions; ils conduiront nécessairement aussi à perfectionner toutes les relations sociales, à favoriser tous les travaux utiles, à établir le règne de la justice entre toutes les différentes classes de citoyens, à faire disparaître les autres abus qui, pour n’être pas fiscaux, n’en sont pas moins nuisibles. CHAPITRE PREMIER. De la nécessité d'établir quels sont les droits des hommes et des citoyens , et d'en faire une déclaration qu'ils puissent opposer à toutes les espèces d’injustice. Il y a quelques hommes peu délicats qui, dans l’obscurité, se permettent de s’écarter des règles de la justice ; mais il n’v a jamais eu, il n’y aura jamais d’hommes capabfes de dire à la face de l’univers : Je veux être injuste; c'est mon droit et mon plaisir. S’il s’en trouvait de tels, cette impudence de méchanceté les empêcherait d’être redoutables ; car elle aliénerait d’eux tous les cœurs et tous les esprits, et ils seraient bientôt réduits à l'impuissance de l'homme isolé. Aussi l’on peut remarquer que les gens qui veulent fonder leur avantage sur le mal d’autrui, s’efforcent toujours de persuader ou que ce qu’ils font tient nécessairement à quelque objet | d’utilité, ou qui résulte de quelque usage équi-; table et légitime en soi. j Dieu a donné-à la justice et à la raison I un pouvoir si imposant, qu’elles se font encore j respecter même où elles ne se font point obéir, | et qu’elles forcent à l’hypocrisie jusqu’à ceux j qui violent le plus habituellement leurs lois. j Mais cette hypocrisie ne peut conserver son ; masque que chez les nations peu éclairées. On j ne séduirait pas, et l’on opprimerait encore moins ! celles dont tous les individus pourraient avoir | une notion exacte de leurs droits. i La conservation de tous les droits est l’unique objet des sociétés politiques : la connaissance des droits doit donc être la base de toutes les lois et de toutes les institutions. La première chose et la plus utile que le tiers-I état du bailliage de Nemours puisse proposer et j demander à la sagesse des Etats généraux et à la | vertu du Roi, pour que la réforme de tous les | abus dont le peuple se plaint ne puisse être éludée, et que leur retour devienne impossible, 1 U lïe Série. T. IV. 162 [États gén. 1789. Cahiers. J est donc de faire examiner dans les Etats généraux quels sont ces droits imprescriptibles des hommes dont ils ont voulu s’assurer la jouissance en formant entre eux les diverses espèces de confédérations qui sont devenues des Etats policés. Le tiers-état du bailliage de Nemours charge ses députés de demander, lorsque les Etats généraux auront reconnu et clairement exposé ces droits naturels et sociaux de l’homme et du citoyen, qu’il en soit fait par le Roi une déclaration qui sera enregistrée dans tous les tribunaux, publiée plusieurs fois l’année dans toutes les églises, insérée dans tous les livres destinés à l’éducation de la première enfance; et que nui ne puisse être reçu ni installé dans aucune charge, place ou office de judicature, de magistrature ou d’administration sans avoir, en présence de la compagnie ou de l’officier qui le recevra, répété de mémoire cette déclaration, et fait serment d’y conformer sa conduite (1). Sans prétendre ne pas ! oublier des articles très-utiles, et se rapportant entièrement aux Etats généraux sur ceux qui devront être ajoutés à l'exposition qu’il va faire, le bailliage de Nemours essayera d’indiquer quelques-unes des vérités principales qui lui paraissent devoir faire partie de cette déclaration. Art. 1er. Tout homme a droit de faire librement ce qui ne nuit pas aux autres hommes (2). Art. 2. Tout homme a droit au secours des autres hommes. Art. 3. Tous les hommes ont droit d’exiger la réciprocité de celui qui réclame leurs secours, s’il est dans l’état de puissance, de force et de santé, et sont juges alors des conditions de cette réciprocité. Art. 4. Tout homme dans l’état d’enfance, impuissance, caducité, infirmité, a droit à des secours gratuits de la part des autres hommes ; car il n’y a pas un d’entre eux qui n’ait à payer, à cet égard, une dette qui dure autant que sa vie, puisqu’il n’y en a point qui ne doive la vie aune multitude de secours gratuits qu’il a reçus au moins dans son enfance. Art. 5. Aucun homme ne doit en aucune manière être interrompu ni gêné dans son travail par nul autre homme, ni par aucune autorité. Art. 6. Aucune autorité ne peut obliger un homme à travailler sans salaire, ni pour un salaire qui lui paraîtrait insuffisant. Art. 7. Tout homme doit conserver ce qu’il possède et ce qu’il a légitimement acquis par son travail, par donation ou par héritage. Art. 8. Tout homme est le maître de faire les contrats qu’il juge convenables ; et tout contrat libre est obligatoire pour les deux parties, s’il n’est pas contraire aux bonnes mœurs, s’il ne renferme aucun dol de la part des contractants, (1) Ce vœu est, quant aux quatre premières clauses, celui des paroisses et communautés de Bazoches, du Bignon, de Chevannes et d’Egreville ; et quant à la dernière, relui des commissaires de l’ordre du tiers. {% C’est le vœu des villes, bourgs et paroisses d’Auf-ferville, Auxy, Beaumont, Basse, Bordeaux, Bougligny, Chapelon, Château-Landon, Chenon , Corbeilles , Cor-gudleroy, Coudray, Courtampierre , Dordives, Egry, Garantreville, Girolles, Gaudreville-la-Franche, Herbau-villiers, Jouy, Ladon, Lorsy, Lorrez-le-Bocage, Maison-celles, Saint-Maurice-sur-Fessard, Mignières, Mignerettes, Moudreville, Moulon, Nemours, Néronville, Saint-Pierre-lez-Nemours, Pannes, Pont-sur-Yonne, Préaux, Préfon-taines, Sceaux, Souppes, Thoury-Férotles, Treilles, Ville-j béon, Ville-Maréchal, Ville-Moutiers, Ville-Vocques et j Voulx. I [Bailliage de Nemours.] et s’il n’entraîne aucune lésion des droits de quelque autre. Art. 9. Nul homme ne doit être soumis à aucune violence dans sa personne ni dans ses biens (1). Art. 10. Nul homme ne peut obliger un autre homme à lui céder son héritage, ni aucune autre somme qui lui appartienne, quelque prix qu’il y veuille mettre, si le propriétaire ne le juge à propos. Art. 11. L’Etat seul, ou le corps entier de la société, peut être autorisé à prendre pour les chemins ou pour le service public une propriété particulière ; mais il ne le peut que lorsque la chose a été légalement jugée indispensable, et que, sous la condition de la payer, d’abord à raison de la plus grande valeur que les arbitres équitables puissent estimer, et de plus, avec un surcroît dont la proportion doit être fixée par la loi, pour indemniser le propriétaire de ce qu’il ne vend pas volontairement (2). Art. 12. Tout homme doit être protégé par les autres hommes et par le corps entier de la société, contre toute atteinte à sa liberté, à sa propriété ou à sa sûreté. 9 Art. 13. La liberté, la propriété, la sûreté ne doivent jamais être violées impunément. Art. 14. Nul homme ne doit être exposé à voir agir contre lui la force du gouvernement, si ce n’est dans le cas où il aurait attenté à la liberté, à la propriété ou à la sûreté d’un autre homme. Car il n’y a de délits que les actions qui nuisent à la liberté, à la propriété ou à la sûreté de quelqu’un (3). Art. .15. Tout homme accusé d’un délit a droit de n’être pas emprisonné à moins d’avoir été convaincu, tant qu’il y a quelque autre moyen de s’assurer que, si le jugement le déclare coupable, il ne pourra pas échapper à la punition. Art. 16, S’il n’a pas d’autre moyen de s’assurer qu’un accusé, qui par le jugement se trouverait coupable, ne pourrait échapper à la punition, le gouvernement a droit de faire emprisonner l’accusé ; mais l’accusé a droit de n’être emprisonné que sous les conditions et selon les formes prévues et prescrites par la loi. Art. 17. Tout homme emprisonné doit être jugé, dans le plus court délai possible, par les juges que la loi indique à l’accusé. Art. 18. Tout accusé doit être admis à employer les conseils qu’il trouve convenables, et à prouver en tout temps les faits qu’il peut alléguer en sa faveur. Il a droit de le faire en présence de tous ses concitoyens, par une procédure entièrement publique (4). (1) Les articles 5, 6, 7, 8 et 9 sont le vœu des mêmes paroisses qui ont formé celui de l’article 1er. (2) C’est le vœu d’Auxy, Bazoches, Beaumont, le Bignon, Branles, Bouligny, Chaintreaux, Chapelon, Château-Landon, Saint-Séverin-les-Cliâteau-Landon , Châ-tenay, Chenon, Chevannes, Chevry, Corbeilles, Corguil-leroy, Coudrai, Maisoncelles, Courlampierre, llordives, Egreville, Garantreville, Girolles, Gaudrevilles-la-Fran-che, Jouy, Ladon, Lorcy, Lorrez-le-Bocage, Saint-Maurice-sur-Fessard , Mignières , Mignerette , Moudreville, Moulon, Nemours, Néronville, Pannes, Pont-sur-Yonne, Préaux, Préfontaines, Sceaux, Treilles, Villehéon, Ville-Maréchal et Ville-Vocques. (3) Les articles 12, 13, 14, 15 sont le vœu des mêmes paroisses qui ont formé celui des articles 1, 5, 6 7, 8 et 9. ’ (4) C’est le vœu des villes, bourgs et paroisses d’Auf-ferville, Bagneaux, Bordeaux, Bouligny-Marchais, Burcy, Château-Landon, Chatenay, Cherroy, Coudray, Desmonts, ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. Art. 19. Tout accusé que le jugement déclare innocent a droit d’être dédommagé par ses accusateurs. Art. 20. Tout accusé qui a été emprisonné, si son innocence est reconnue et si ses accusateurs sont insolvables, a droit d’exiger de l’Etat, c’est-à-dire du corps entier de la société, l’indemnité à laquelle ses accusateurs auraient été condamnés, tant à raison de l’injustice de l’accusation, qu’à raison du dommage et de la peine qu’il a soufferts par la suspension de sa liberté. Art. 21. Tout homme qui possède un revenu libre est obligé de concourir, en raison de ce revenu, aux dépenses publiques qui sont nécessaires pour garantir la liberté, la propriété et la sûreté des autres hommes, ainsi que les siennes propres. Art. 22. L’homme qui n’a point de revenu libre ne doit pas être obligé à contribuer. Car, où il n’y a rien, la société perd ses droits ; mais elle ne perd pas ses devoirs ; et l’homme même qui ne peut pas contribuer doit être protégé comme les autres, de toute la force publique. Il est, relativement à la force publique, dans le cas de l’infirme qui doit être secouru gratuitement. Art. 23. Tout revenu libre doit contribuer, en raison proportionnelle de sa valeur, au maintien de la force publique, conservatrice de tous les revenus et de toutes les propriétés. Art. 24. Aucun revenu ne doit contribuer au delà de ce qui est nécessaire pour fournir sa juste quote-part des dépenses qu’exigent la force publique, l’administration de la justice, l’instruction, les propriétés indivises de la société, telles que les chemins, les canaux et autres ouvrages publics, et la conservation de la dignité nationale. Art. 25. Tous les propriétaires de revenus, tous les contribuables ont droit de juger, dans une assemblée générale, d’eux-mêmes, ou de leurs représentants librement élus, de ce qui est nécessaire aux' besoins publics, et de la proportion dans laquelle les revenus doivent contribuer, ainsi que de la meilleure forme de contribution. Art. 26. Aucune autorité ne peut suppléer, à cet égard, celles des propriétaires de revenus ou de leurs représentants. Art. 27. Lorsque l’assemblée générale a réglé la quotité et la forme de la contribution sociale, aucun ordre de citoyens, aucune province, aucun propriétaire en particulier n’a droit de refuser sa part proportionnelle de cette contribution, ni de résister, lors de sa perception, au corps de la société (1). Art. 28. Tout homme vivant sous les lois politiques, civiles et criminelles, a droit de concourir de ses lumières, ou par ses réclamations, à leur amélioration, et d’invoquer à cet effet, par les discussions les plus libres, l’attention et la décision de l’assemblée générale. Art. 29. Nul homme ne peut être puni pour avoir dit, écrit et publié sa pensée sur les formes qu’il estime nécessaires dans les lois, de quelque espèce qu’elles puissent être ; car concourir à perfectionner les lois ne peut pas être un délit. Art. 30. 11 ne peut y avoir de délit dans les paroles ou dans les écrits, que l’injure ou la Echilleuse, Fay, Flagy, Fremonville, Garentreville, Go-linville, Gourcheville, Goudreville-la-Franche, Herbau-villiers, Ichy, Jacqueville, Ladon.Lixi, Lorcy, Mignerette, Nemours, Saint-Pierre-les-Nemours, Nouville,Néronville, Obsouville, Ormesson, Préau, Préfontaines, Reclozes, Thoury-Férottes, Treuzy, Yille-Vocques et Voulx. (1) Vœu unanime pour les articles 21, 22, 23, 24, 25, 26 et 27. [Bailliage de Nemours.] 103 calomnie. Tout homme qui a souffert de l’une ou de l’autre a droit d’invoquer contre elles la vengeance des lois, comme il le ferait contre tout autre attentat commis sur sa personne (1). CHAPITRE II. De l'instruction publique. La déclaration des droits doit renfermer la base de la législation et les principes de l’administration; mais pour que l’Etat puisse en retirer tous les avantages dont elle sera le germe, il faut qu’il n’y ait pas un citoyen qui ne puisse labre, et qui ne puisse écrire les réflexions qu’elle lui suggérera. Il faut qu’un grand nombre de citoyens soient à portée de faire de bonnes observations sur ses conséquences, et des réclamations bien motivées et bien déduites sur ce que les particuliers, ou le gouvernement, pourraient faire de contraire à cette déclaration. Il faut donc que l’instruction publique soit extrêmement favorisée ; Qu’il n’y ait pas un village qui n’offre aux habitants un maître ou une maîtresse d’école capable de montrer aux enfants à bien lire et à bien écrire, ainsi que les principes de l’arithmétique, de l’arpentage et de toutes les espèces de toisé ; Qu’i l n’y ait pas une petite ville où ne se trouve un collège dans lequel les enfants puissent recevoir, soit gratuitement, soit pour une dépense modérée, des instructions plus étendues sur les sciences utiles, et particulièrement sur les principes de la morale et la connaissance des droits et des lois ; Qu’il n’y en ait pas une grande où les mêmes connaissances ne soient encore plus développées ; Que les universités suivent le même esprit ; Que les académies soient invitées par le gouvernement à le répandre, et chargées de proposer au concours les sujets des livres classiques destinés à la jeunesse, et d’adjuger des prix considérables aux auteurs qui réussiraient le mieux dans la composition de ces livres ; Qu’un conseil du Roi soit perpétuellement occupé à donner une impulsion patriotique et les encouragements convenables à tous ces établissements si nécessaires, et qu’il soit obligé de rendre compte aux Etats généraux de son travail ; Enfin, que l’amélioration progressive de ce qu’on aura fait pour l’éducation nationale soit assurée par la liberté perpétuelle d’écrire et d’imprimer sur une si intéressante matière, comme sur tous les autres objets d’utilité publique (2). Il y a lieu de croire qu’à la faveur de ces institutions, le peuple deviendrait chaque jour plus éclairé, contribuerait plus lui-même à son propre bonheur, et, se défiant moins des intentions du (1) Ces trois derniers articles sont le vœu des villes, bourgs et paroisses d’Auxy, Bazoches, Bignon, Boesse, Branles, Chapelon, Château -Landon, Chenon, Chevan-nes, Chevry, Corbeilles, Corguilleroy, Courdray, Cour-tampierre, Dordives, Egreville, Garentreville , Girolles, Grez, Ichy, ,iouy, Ladon, Lorcy, L’orrez-le-Bocage, Saint-Maurice-sur-Fessard, Mignerette, Moudreville, Nemours, Néronville, Palais, Pannes, Pont-sur-Yonne, Préau, Pré-fontaines, Sceaux, Ville-Béon, Ville-Maréchal et Ville-' Moutiers. (2) Il y a plusieurs établissements pour l’éducation de la jeune noblesse : le tiers-état demande, ou qu’ils soient aux frais particuliers de la noblesse, ou que s’ils sont à ceux de la nation, les jeunes gens de l’ordre du tiers n’en soient pas exclus ; qu’ils y soient reçus dans une proportion déterminée, ou plutôt qu’il soit formé à ses frais des établissements du même genre pour l’éducation des enfants de son ordre. C’est là voeu de la ville de Nemours. 164 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] gouvernement, marcherait d’un pas à la fois plus zélé et plus rapide dans la route qui commence à s’ouvrir vers la prospérité générale. Il ne faut pas être surpris si en effet une grande partie de la nation témoigne aujourd’hui de l’inquiétude et de la défiance ; elle y a été conduite par des siècles accumulés d’oppression et de malheurs, et par une multitude d’espérances trompées. Ce ne peut être qu’à force de bienfaits, et qu’en rendant véritablement au peuple la puissance de tous les droits de la nature, et de tous ceux de citoyen, dont il n’aurait jamais dû être privé, que l’on pourra lui rendre aussi l’énergie à laquelle les Français sont si disposés, et préparer dans toutes le*s parties du royaume, et, pour ainsi dire, dans la maison de chaque père de famille, une multitude de coopérateurs au bien public, animés d’un véritable zèle, un nombre immense de bons conseillers pour la nation, qui ne coûteront rien aux finances de l’Etat, qui seront du plus grand secours à toute administration bienfaisante, qui présenteront dans l’opinion publique une barrière invincible à toute administration ignorante ou coupable. On fait peu d’injustices dans un pays où l’on est sûr que l’injustice sera dévouée à la honte. On en fera moins encore si l’on peut s’assurer qu’elle sera, de plus, dénoncée à l’indignation de la puissance nationale, et c’est ce qui paraît bien facile encore au tiers -état du bailliage de Nemours si les Etats généraux et le Roi adoptent le vœu qu’il proposera dans le chapitre suivant. CHAPITRE III. De la constitution et des droits des Etats généraux , des objets de leur convocation , et de la forme à prendre dans leurs délibérations. Pour que l’appel à la justice du Roi, aux bonnes intentions du gouvernement et aux droits du peuple puisse toujours être efficace ; que la déclaration des droits ne puisse être invoquée inutilement; que les bons effets de l’instruction publique ne soient pas bornés à des discussions philosophiques et littéraires ; qu’il y ait une certitude morale que ce qui aura été sagement pensé sera mis à exécution ; que la réforme des mauvaises lois, si elle n’est pas complète aux prochains Etats généraux, ne puisse être retardée par négligence, ni rendue imparfaite par trop de précipitation , et qu’il soit toujours possible de perfectionner même les lois meilleures que l’on pourra substituer à celles-ci à mesure que le progrès des lumières en fera sentir la nécessité, le tiers-état du bailliage de Nemours croit qu’il faudra pouvoir consulter souvent la nation dans ses Etats généraux, et que, par conséquent, ceux qui vont se tenir, après avoir déterminé, conjointement avec le Roi, suivant l’esprit et la teneur de ses lettres de convocation, les fonctions qu’ils ont à remplir et la forme la plus convenable pour y procéder, doivent établir la convocation de ceux qui les suivront, les époques de leur tenue et la constitution qui devra leur être donnée. Il exposera ses idées sur chacun de ces objets, non dans l’ordre qui sérait à suivre si ce n’était pas aux Etats généraux même que ce mémoire fût adressé, et s’il s’agissait de convoquer leur assemblée, mais dans celui où il paraît qu’ils auront à délibérer sur ces points importants : car les Etats généraux doivent se regarder comme suffisamment bien constitués pour cette fois, afin de pouvoir agir, faire les réformes qu’ils jugeront utiles, poser les bases d’un meilleur ordre de choses ; et ce n’est même qu’en usant de cette autorité qu’ils peuvent régler a quel terme d’autres Etats généraux devront leur succéder, et de quelle manière il faudra les constituer, pour que la représentation nationale soit encore plus égale et plus parfaite. § 1er. Qu'il est conforme à la raison , à la constitution et à l’esprit des lettres de convocation , que ce soient les Etats généraux qui proposent les lois. Le Roi déclare par ses lettres de convocation qu’il assemble les Etats généraux pour se procurer les remontrances, plaintes , doléances , moyens et avis qu’ils peuvent avoir à lui mettre sous les yeux. Il a jugé, d’après l’embarras même des affaires publiques, qu’il devait y avoir lieu à des remontrances, à des plaintes, à des doléances, à des moyens, à des avis sur lesquels les lumières de son conseil ordinaire ne pouvaient suppléer celles de la nation. Il impliquerait donc contradiction que ce fût au conseil à proposer les lois, pour remédier à des maux dont il n’a qu’une idée imparfaite, à des abus qu’il n’aurait pas laissé subsister s’ils lui eussent été connus. Ce que peut le conseil, c’est d’examiner les inconvénients qui pourraient se trouver aux lois que la nation proposerait, et d’après lesquels le Roi pourrait y refuser sa sanction en demandant aux Etats généraux de lui en proposer d’autres qui n’eussent pas les mêmes inconvénients. Mais il est sensible par la nature môme de la chose, que c’est aux Etats généraux à proposer dans leurs moyens et avis, et à discuter dans leurs remontrances , les lois qui doivent pourvoir aux objets de leurs plaintes et de leurs doléances. La chose sur laquelle le Roi et le conseil paraîtraient au premier coup d’œil pouvoir être chargés de l’initiative, serait les arrangements de finance nécessaires pour les besoins publics. Mais un examen plus approfondi montre qu’à cet égard même, lorsqu’il faut venir à une loi, elle ne peut encore être proposée que par les Etats généraux. Sans doute le ministère doit exposer le besoin tel qu’il le connaît, et ses lumières ne peuvent qu’y répandre un grand jour. Cela est très-loin cependant de la proposition d’une loi ; ce n’est que le commencement d’un travail. Il faut, sur cette exposition, que les représentants du peuple se livrent aux discussions nécessaires pour constater l’étendue d’un fait que le Roi n’a pas pu, jusqu’à ce jour, éclaircir dmne manière aussi satisfaisante qu’il le désirait, puisque trois comptes rendus par ses ordres, et sous ses yeux, offrent des différences qui ne paraissent point aisées à concilier. Peut-être le mal est-il moins grand qu’on ne l’imagine ; mais quand il sera réellement connu, la nation restera seule juge des moyens d’y apporter un remède qu’elle peut seule fournir, et ce sera encore à elle à proposer les dispositions qui devront régler l’établissement et la perception des impôts qu’elle trouvera convenable et juste de payer. Elle ne peut oublier que c’est par les lois fiscales qu’elle a vu détruire ses richesses et sa liberté ; et principalement par des lois que la cupidité, que l’ignorance, qu’une philosophie superficielle annonçaient comme favorables à la liberté, comme celles d’une contribution insensible et presque volontaire, parce qu’elles portaient sur les consommations. [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 165 Le tiers-état du bailliage de Nemours a démasqué dans la première partie de son cahier ces lois hypocrites. Les sophismes que l’on débite en leur faveur ne peuvent faire impression que dans la capitale, où leurs formes sont ignorées. Elles peuvent y trouver encore des panégyristes ; il peut s’en glisser môme dans les Etats généraux, et ils pourraient y acquérir plus de poids s’ils avaient à soutenir des propositions d’un ministère qu’on estime. Mais la nation serait trahie, si, par habitude, si, par bonne intention, si, par erreur 2 si, sous prétexte de multiplier les bases et de varier le régime de l’impôt, quelqu’une de ces inépuisables sources d’injustice, de ruine et de vexations était conservée. C’est donc relativement aux lois qui concernent l’impôt, qu’il importe le plus aux Etats généraux de ne se pas laisser séduire, même par leur amour pour le Roi, même par l’empressement de leur zèle pour l’Etat, et qu’ils doivent faire usage du droit de proposer ce que le Roi a le droit de refuser. Ainsi, soit qu’il s’agisse de la législation générale faite pour assurer la liberté et garantir la propriété des citoyens, ou des lois particulières à la contribution, on ne’peut trouver un motif pour que la proposition de la loi ne soit pas une des fonctions naturelles et indispensables des Etats généraux. Il est dans les principes de toute bonne législation, quinedoit pas dégénérer en arbitraire, que le pouvoir de proposer, et celui de sanctionner les lois, ne soient pas confiés à la même autorité. La manière dont ces pouvoirs étaient partagés depuis longtemps en France était peu conforme à la dignité du Roi, qui doit être la plus éminente dans la société. Il se voyait exposé à témoigner en vain sa volonté, à déployer en vain pour elle l’étendue de son pouvoir. Il est à la fois plus noble et plus utile qu’on ne puisse jamais dire non lorsque le monarque a dit oui, et, par conséquent, que ce soit à lui à prononcer la dernière parole. Cette forme, qui donnait au gouvernement le danger de la proposition et le désagrément d’essuyer le refus, était en môme temps peu favorable à l’utilité publique. Elle chargeait du soin de pourvoir aux intérêts de tous les citoyens les personnes qui, par état, se trouvaient condamnées à les moins bien connaître, et qui, le plus accoutumées à l’exercice de l’autorité, et disposant de plus de moyens, devaient mettre plus d’ardeur à faire suivre des volontés quelquefois peu réfléchies, et pouvaient plus aisément vaincre la résistance qu’on aurait dû y opposer. La convenance naturelle des choses, ce sentiment de l’ordre qui maîtrise à la longue tous les esprits, voudrait donc que les lois fussent proposées par les Etats généraux, qu’elles pussent être approuvées et sanctionnées, ou rejetées par le Roi ; et que ce fut la forme qu’on adoptât désormais, quand on n’en trouverait aucune trace dans notre ancienne constitution. Mais nous voyons, au contraire, dans les premières formules relatives à nos lois, dès l’origine de la monarchie, qu’elles se faisaient par le commun accord du peuple, sanctionné ensuite par l’autorité du Roi (1). Et c’était dans le temps où les assemblées nationales étaient composées, comme vont l’être les Etats généraux, des hommes libres et des grands, des leudes et des fidèles, parmi lesquels on distinguait encore les magnats, ce qui n’empêchait point Charlemagne et ses enfants de nommer dans leurs Capitulaires les hommes libres les premiers (1). Nous nous rapprochons de cette constitution antique par l’assemblée des Etats généraux et par la nécessité de la convoquer souvent. Il est juste que nous en reprenions l’esprit dans tous les points où il s’accorde avec la raison, la justice, l’intérêt du peuple et la véritable dignité du Roi, qui pourra seul contredire tout le monde, et que personne ne contredira jamais. § 2. Des formes à suivre pour amener la proposition la pluê simple au point d'étre mise sous les yeux du Roi , d’obtenir son consentement ou d'éprouver son refus. Les affaires des nations doivent être faites avec une extrême prudence par des mouvements très-continus, mais très-lents, et avec des formes très-régulières. Elles ne doivent pas languir, car en attendant l’humanité souffre ; mais elles ne doivent pas être décidées à la légère, car il faut craindre de la faire souffrir encore plus. Un homme qui a fait un projet a trop d’avantages sur ceux qui l’écoutent, pour qu’on doive se permettre, quelque séduisant qu’il soit, de l’approuver à l’instant même. L’auteur a mis de l’enchaînement dans ses idées ; il s’est préparé aux objections ; il a quelquefois masqué les parties faibles ; il peut s’éblouir lui-même par le fond d’utilité qui, dans son plan, l’aura empêché de voir les inconvénients ; il peut éblouir les autres par le charme d’un style noble et sensible; l’éloquence, souvent nécessaire pour sauver la patrie, peut n’être pas toujours bonne pour la gouverner. Les représentants d’une nation doivent donc, avant de prendre un parti, laisser refroidir l’émotion que leur zèle même a pu leur inspirer. Tous leurs actes doivent être mesurés, sages, bienfaisants et augustes. Nous pouvons beaucoup apprendre à cet égard des Anglais, qui sont plus exercés que nous aux grandes assemblées où se discutent les intérêts nationaux, mais sans nous astreindre cependant à les suivre servilement ; car notre bon sens vaut le leur, et notre esprit plus actif a plus vite saisi toutes les faces d’une affaire. Le tiers-état du bailliage de Nemours exposera la forme qu’il croit nécessaire pour les affaires même les plus simples. Toute chambre doit avoir un président élu au scrutin par ses membres, et lorsque les trois ordres sont réunis, il doit y avoir un président général des trois ordres, élu de même par leur assemblée, à moins que les trois présidents, assis sur un même siège, ne représentent un seul président. Il est inutile.de dire que la présidence générale ni particulière ne peut être attribuée à aucune place ; le Roi seul en France a une prééminence essentiellement attachée à sa personne. Où il n’est pas, et où se trouve la nation, rien n’est aussi grand qu’elle même, et seule elle peut choisir qui la présidera. Lorsqu’un membre de l’assemblée nationale voudra proposer un projet qu’il croira utile, il devra demander au président de sa chambre, si les ordres sont séparés, ou à celui ou à ceux des Etats généraux, s’ils sont réunis, à faire une mo-(1) Lex consensu populi fit, et constitulione regis. (1) Cum leudibus et fidelibus nostris. {00 [États gén. 1789. Cahiers.] tion dont il devra déposer la minute sur le bureau. Cette motion devra exposer l’utilité d’un projet de loi et se terminer par demander à l’assemblée la permission de lui présenter le projet qui sera le but de la motion. Si personne n’appuie la motion, le projet sera rejeté par le silence de la Chambre ou de l’assemblée. Si la motion est appuyée, elle pourra, ou passer à l’unanimité, ou être débattue par forme de conversation libre entre les membres, chacun de ceux qui voudront parler se levant, et le président donnant la parole à ceux qui se seront levés les premiers, ou, selon son choix, à ceux qui se seraient levés en même temps. Quand le président trouvera la question suffisamment débattue, il pourra proposer à la Chambre d'aller aux voix, et si c’est l’avis de celle-ci, l’acclamation aux voix devra suffire pour terminer le débat, à moins qu’elle ne soit elle-même combattue par une acclamation à peu près égale, qui demande que la question soit débattue encore. La pluralité des voix devra décider si la motion sera rejetée, admise ou amendée. Il faudra trouver une forme simple pour compter rapidement les voix, comme d’avoir une salle elliptique en gradins, et de faire lever ceux qui sont pour la motion, rester assis ceux qui sont contre, lever une main à ceux qui ne l’adoptent qu’avec des amendements. Si la motion est rejetée, on n’en parlera plus, à moins qu’elle ne se représente dans une séance suivante, sous une autre forme. S’il est décidé qu’elle doit être amendée, on discutera les amendements dans la même forme que la motion, par le débat; puis on les décidera par la pluralité des voix, jusqu’à ce qu’enfin la motion soit admise, avec ou sans amendement. Lorsqu’elle aura été admise, celui qui l’aura faite sera autorisé à présenter à huitaine, et non plus tôt, un projet de loi dont la Chambre, en vertu de l’admission qu’elle aura faite, devra entendre la lecture. On pourra débattre ensuite ce projet* de loi, puis aller aux voix pour savoir si l’on en fera une seconde lecture. S’il est arrêté qu’on n’en fera pas une seconde lecture, le projet de loi sera rejeté. S’il est proposé d’y faire des amendements, on discutera et décidera les amendements ou leur re-jection, jusqu’à ce qu’on arrive à l’arrêté d’une seconde lecture. Si la seconde lecture est permise, le projet de loi sera imprimé, le lendemain, par ordre de la Chambre. Mais la seconde lecture devra ne pouvoir être faite que huit jours après. À la seconde lecture, le projet pourra encore être rejeté ou amendé. S’il n’est pas rejeté, on décidera qu’avec ou sans amendement il en sera fait une troisième lecture qui devra être remise à huitaine: Ce ne ne sera qu’après la troisième lecture que le projet, s’il a eu l’approbation de la pluralité, deviendra le projet de la Chambre, et pourra être présenté à la sanction du Roi, en supposant que les trois ordres soient réunis dans la Chambre, ou que le projet n’intéresse que l’ordre qui le propose; ou bien sera communiqué aux autres ordres, s’il les intéresse aussi, pour devenir enfin le projet des Etats généraux, et être présenté au Roi, qui aura été prévenu par la publicité des [Bailliage de Nemours.] discussions, et qui demeurera toujours le maître de négativer tout. La proposition la plus évidemment utile et la mieux accueillie par les trois ordres, demanderait, selon cette forme, un mois, dont trois semaines de publicité, par la voie de l’impression, avant de pouvoir passer en loi. Celles qui seraient dans le cas de faire difficulté entre les ordres exigeraient un temps beaucoup plus considérable. Le tiers-état du bailliage de Nemours en parlera dans le paragraphe suivant. 11 lui suffit dans celui-ci d’avoir montré que si le projet le plus clairement avantageux doit demander encore un examen si sévère, celui qui renfermerait quelque danger ne pourrait en surmonter les difficultés. Tout est à gagner dans celle que l’on propose; car la vérité ne craint pas les discussions ; chacune d’elles la rend plus nue et plus éclatante de beauté. Mais l’erreur, qui ne passe qu’à la faveur de sa peinture, ne peut les soutenir. Elle y est dépouillée de tous ses ornements; la raison publique la prend en dégoût, et dit avec mépris : c’est l’erreur. § 3." De la manière de délibérer dans les Etats généraux sur les propositions qui pourraient être diversement envisagées par les trois ordres; des moyens d'arriver à connaître , même sur ces propositions , le véritable résultat de la volonté nationale ; de la prudence et des égards que se doivent en ce cas les différents ordres ; et de la possibilité de parvenir , sans manquer a aucun d'eux, à conduire même ces propositions , soit à être rejetées , soit à être admises par le vœu commun , et, en ce dernier cas , a pouvoir devenir lois par la sanction royale. Le pouvoir de suspendre les résolutions d’une nation entière, ou de la pluralité de ses représentants librement élus, de rejeter ce qu’elle propose, de la forcer de reprendre de nouvelles délibérations, et de recourir à de nouveaux plans, est, comme vient de l’exposer le tiers-état du bail-lage de Nemours, le plus éminent pouvoir qu’il soit possible d’imaginer dans une société. J On en serait justement effrayé s’il ne se trou-I vait, pour en être dépositaire, une main qui ne { peut jamais avoir d’autre intérêt que celui de la i nation, et à laquelle il importe surtout que la | marche régulière des affaires ne s’arrête point, et que l’édifice social, au faîte duquel elle est placée j ne s’écroule pas. Tout autre qu’un roi pourrait j être tenté d’abuser du veto, et nul autre ne pour-| rait l’exercer contre la nation, sans un extrême ! danger pour lui-même et pour l’Etat. C’est la ! plus éclatante et la plus incommunicable des au-I torités dont un monarque puisse être revêtu. | Aucun corps, aucun ordre, aucune portion des 1 citoyens, ne pourrait prétendre à rien de pareil j à l’égard des autres, sans poser les fondements | d’une guerre civile. En effet, dans les républiques anciennes, où le i pouvoir d’opposition a été remis à une magistra-: ture, il a fallu finir par décider avec l’épée le j destin de l’Etat; et de nos jours, en Pologne, quand ; la Diète n’est pas sous le lien d’une confédération : qui proscrit le veto, on n’a d’autre ressource que S d’exterminer, par les sabres de la majorité, la mi-| nonté dont le veto détruirait la république. | De telles constitutions ne sont pas à envier. | Par cela même qu’il est convenable et utile que la proposition de la loi vienne de la nation re-| présentée par les Etats généraux, que le pouvoir ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. de la sanctionner ou de la rejeter et d’en demander une autre, soit réservé au Roi , il est nécessaire non-seulement qu’aucun ordre ne puisse exercer une semblable autorité sur les autres, mais encore qu’il y ait une forme qui puisse conduire tous les ordres, sans précipitation, sans surprise après un sévère examen, avec un degré suffisant de lumières, à former un vœu général et commun. Quelques personnes regardent comme un privilège utile et convenable des ordres de délibérer, de voter, de proposer, de s’opposer séparément.. D’autres personnes croient qu’il est indispensable de prendre toutes les délibérations en commun. Et les députés des différentes provinces arriveront aux Etats généraux avec des instructions diamétralement opposées sur la forme des délibérations, et même avec celle de se retirer si les Etats généraux ne se conforment point au vœu de leurs commettants. Le tiers-état du bailliage de Nemours ne croit point qu’une instruction qui obligerait les députés de se retirer, de laisser une province sans représentants, de rendre l’assemblée nationale incomplète, ait pu être donnée d’une manière obligatoire par aucune province. Elle emportera de la part de cette province le vœu de gouverner toutes les autres, celui de leur résister de tout son pouvoir, si elles se trouvaient d’un avis différent du sien ; celui de rompre le lien social, et de se décider même à la guerre civile dans le cas où la pluralité ne penserait pas comme la province qui aurait donné de telles instructions. Car enfin, cette province, ou croit devoir céder à la pluralité des autres, ou croit ne le devoir pas. Si elle croit que le vœu de la pluralité, sanctionné par le Roi, soit une loi pour elle comme pour les autres, pourquoi ses députés, après avoir soutenu jusqu’au bout leur opinion et celle de leurs commettants, se retireraient-ils, et refuseraient-ils de concourir aux autres travaux de l’assemblée nationale ? Si elle croit que les vœux de la pluralité, s’expliquant avec douceur par les voies sages et modérées de la délibération, ne doivent pas l’emporter sur le sien, elle croit donc pouvoir refuser d’obéir ensuite aux lois qui seront émanées de cette pluralité. Car il n’y a pas plus de raison d’obéir à la même loi lorsqu’elle sera promulguée avec une puissance coercitive que d’y consentir lorsqu’elle avait été proposée avec les seules armes de l’argumentation. Le vœu de la résistance à force-ouverte, celui de la guerre civile, serait donc prononcé. Ils n’ont pas dû l’être. Ils n’ont pu entrer dans le cœur d’aucun Français, ni dans la prudence d’aucune province. Il faut juger d’après leur âme ceux qui ont donné de telles instructions. Il faut interpréter leurs paroles d’après leur zèle connu pour le bien public. Leurs injonctions, exprimées avec force, ne sont néanmoins que comminatoires; elles n’emportent que le vœu de faire soutenir avec fermeté l’opinion delà province par ses députés, jusqu’à ce que les Etats généraux aient décidé, soit conformément, soit contradictoirement à cette opinion, soit d’une manière mitigée. Le tiers-état du bailliage ' de Nemours n’a pas avancé dans son cahier un principe qui ne lui paraisse manifestement vrai. Il charge ses députés de les exposer et de les défendre de toutes les forces de leur esprit, et avec tout le zèle de leur cœur. Il déclare que si les Etats généraux adop-[Bailliage de Nemours.] 167 taient d’autres principes, il en serait profondément affligé ; qu’il ne pourrait, à cause de cela, croire ces principes injustes ni absurdes : et que, d’après son opinion, il souhaiterait plus de lumières aux Etats généraux qui doivent succéder à ceux-ci. Mais, en attendant, il se eroirait religieusement obligé d’obéir ; parce que ne pas obéir à la pluralité est une présomption considérable, une imprudence visible et une atteinte à la liberté que l’on veut soi-même ; car chacun des autres a le même droit de croire à la bonté de son opinion, et il serait déraisonnable que ce fût le grand nombre qui fût obligé de sacrifier la sienne à celle du plus petit nombre. 11 n’y a donc d’autre moyen de manifester l’opinion générale à laquelle chacun doit céder, que de constater que c’est le vœu de la pluralité. Quelques personnes ont cru qu’on pouvait connaître le Vœu de la pluralité sans qu’il fût besoin que les ordres se réunissent pour de communes délibérations, et en se bornant à compter les voix dans chaque chambre. Ces personnes n’ont pas assez évalué le poids séducteur de l’esprit de corps. Tel homme honnête qui, au fond, est pénétré d’une pensée, et qui la soutiendrait avec loyauté s’il voyait quelqu’un de son avis, sera souvent entraîné par douceur, par timidité, à voter pour l’opinion opposée, s’il n’entend parler que pour celle-là et s’il voit se former contre son avis une pluralité qui serait portée à le blâmer avec violence, ou le tourner en ridicule. Ce sont ordinairement les meilleurs des hommes qui sont sujets à cette défiance d’eux-mêmes, et qui ont besoin qu’on les avertisse et qu’on les assure qu’ils ont raison. L’esprit de corps peut donc gagner à séparer les ordres ; et l’esprit national, l’amour de la patrie peuvent y perdre le suffrage de plusieurs citoyens très-respectables, très-raisonnables et sincèrement hommes de bien. Ah ! ce n’est pas l’esprit de corps qu’il faut cultiver, c’est celui qui a tout perdu eu France. Jamais le peuple n’eût été accablé par le lise , jamais les richesses qu’il fait naître pour la noblesse n’eussent été envahies, si la noblesse eût cru et su que la chose l’intéressait ; si elle eût été plus jalouse de défendre les droits de ses fermiers, et de protéger le débit des productions de ses domaines qu’ils font valoir, que d’obtenir des grades, des gouvernements et des pensions! Cependant il ne faut pas-non plus que des corps, que des ordres puissent être exposés à perdre des droits réels par l’effet d’une cabale qui serait parvenue à capter les suffrages dans une circonstance particulière. C’est un des événements contre lesquels le veto du Roi offre une barrière; mais il peut être encore utile qu’avant cette barrière définitive toute proposition nouvelle qui intéresserait les trois ordres, et qui éprouverait l’opposition de quelqu’un d’entre eux, soit soumise à plusieurs examens suffisants pour éclairer parfaitement sur son utilité ou sur son danger, et qui donnent tout le temps et tous les moyens de montrer à la nation entière de quel côté sont la justice, la raison, l’intérêt social bien entendu. Il ne faut pas qu’un établissement utile puisse être rendu impossible par un intérêt privé. Il ne faut pas qu’aucun droit légitime puisse être altéré par prévention, par précipitation, par imprudence. C’est après avoir bien pesé toutes ces considérations, que le tiers-état du bailliage de Nemours croit avoir trouvé le point d’équité et de sagesse 468 [États gén. !789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Railliage de Nemours.] dans un milieu propre à concilier les droits de tous les ordres, qui se doivent réciproquement de si grands égards, et l’intérêt public qui est la loi suprême. Si le plan qu’il va proposer embrasse, en effet, tous les points de vue qu’on doit, avec raison, vouloir réunir, s’il peut garantir également de l’inertie qui perdrait l’Etat, lorsqu’on est si pressé j d’agir, et de la témérité présomptueuse qui ne j serait guère moins redoutable, les citoyens de la province de Nemours croiront avoir bien mérité de la patrie. Il leur paraît que les trois ordres doiventmon-server le droit de délibérer séparément sur les objets qui sont spéciaux à chacun d’eux , et même de proposer au Roi séparément les lois qui pourraient décider des objets qui n’intéresseraient que l’ordre par lequel la loi serait proposée ; Qu’il faudrait seulement, en ce cas, que l’ordre qui proposerait la loi donnât connaissance de son projet aux deux autres ordres ; qu’il n’aurait pas besoin de leur approbation formelle ; qu’il suffirait que, dans un délai qui serait fixé par la loi, ils ne fissent point d’opposition ; Et qu’ils ne pourraient faire d’opposition sans établir que l’objet de la loi n’intéresserait pas uniquement l’ordre qui l’aurait proposé ; Mais que, dans les matières qui seraient d’un intérêt commun, telles, par exemple, que l’établissement des impôts et les règles de leur perception, la consolidation de la dette nationale, la fixation des dépenses publiques, la réforme des lois civiles et criminelles, et autres objets du même genre auxquels le bonheur et la gloire de la patrie entière peuvent être attachés, les ordres conservant la liberté d’en délibérer séparément, etd’ex-poseT leurs raisons pour tâcher d’arriver à un résultat par cette forme, ne doivent cependant pouvoir se refuser à concourir à une délibération commune et par tête, si l’un d’entre eux, après avoir mûrement pesé à deux reprises les motifs u’on lui objecterait contre cette dernière forme e délibération, insistait une troisième fois à demander qu’elle eût lieu. Quels que soient et puissent être les privilèges des ordres, le tiers-état du bailliage de Nemours ne pense pas qu’aucun ordre puisse les étendre jusqu’à dire que : « C’est son privilège ou son droit d’exposer la sûreté de l’Etat, en faisant manquer la paye de l’armée ; de compromettre l’honneur national par une banqueroute ; d’interrompre le commerce par la cessation des travaux publics ; de suspendre l’instruction delà jeunesse, faute de soutenir les établissements faits en sa faveur; d’empêcher l’éducation d’être perfectionnée; de prolonger l’empire de la chicane en matière civile, et les usages tyranniques de la ] procédure criminelle. » Le tiers-état du bailliage regarderait comme contraire aux principes de la constitution de toute société que le veto qui, en général, et particulièrement en France, ne peut appartenir qu’au Roi, pût être accordé à aucun ordre dans aucun de ces cas, ni de ceux qui leur sont analogues ; il juge indispensable d’établir une forme par laquelle le bien et le salut public puissent être procurés malgré tous les efforts des parti eu-! liers. Il veut crue l’on ait égard à la variété des opinions et que la délibération décisive ne puisse être précipitée et soit éclairée d’avance par une discussion séparée entre les ordres, et par l’examen approfondi de toutes les raisons qui pourraient s’opposer tant aux projets de lois dont il s’agirait qu’à la résolution d’en délibérer en commun. Voici la forme qui paraît au tiers-état du bailliage de Nemours pouvoir concilier la nécessité de la prudence avec la nécessité non moins grande d’une décision sur les points les plus importants à l’existence de l’Etat et au bonheur des peuples. Lorsqu’un ordre aurait jugé qu’une matière est d’un intérêt général et aurait proposé sur cette matière une loi, il serait tenu d’en communiquer le projet au deux autres ordres, mais d’attendre huit jours entre l’adoption du projet de loi et sa communication, afin d’y pouvoir faire lui-même tous les amendements qu’il jugerait convenables. Les huit jours écoulés, s’il persistait dans son projet de loi, il le communiquerait aux deux autres ordres ; si ces ordres accédaient au projet de loi, il n’y aurait point de difficulté, et il ne serait pas besoin d’une délibération commune. Si les deux autres ordres, ou l’un des deux, se refusaient au projet de loi, ils le renverraient au bout de huit jours à celui qui l’aurait proposé, avec un mémoire expositif des raisons de leur refus. L’ordre, qui aurait proposé le projet de loi, serait obligé de prendre huit jours pour peser les raisons qu’on lui aurait opposées. A l’expiration de ce terme, il pourrait demander à l’ordre ou aux ordres qui l’auraient refusé, d’en délibérer en commun. Il devrait accompagner cette demande d’un mémoire qui renfermerait les motifs qui le détermineraient, et à insister pour le projet de loi, et à désirer qu’il fût soumis à une délibération générale. L’ordre ou les ordres refusants auraient huit jours pour se décider sur cette proposition, et pourraient y répondre en la rejetant par un mémoire dans lequel ils exposeraient leurs motifs pour ne pas vouloir d’une délibération commune. L’ordre proposant serait tenu de prendre cette réponse en considération et délibérer sur elle ; il ne pourrait renouveler sa proposition qu’à l’exjpi-ration d’un nouveau terme de huit jours, et par un mémoire raisonné sur la réponse qui lui aurait été faite. L’ordre ou les ordres opposés à la délibération auraient encore huit jours pour s’en occuper séparément, et consigner leurs raisons d’opposition dans un troisième mémoire. Enfin, si, huit jours après la remise de ce dernier mémoire de l’ordre ou des ordres opposants, celui qui aurait proposé la loi persistait.à en demander la délibération en commun, celui ou ceux qui s’y seraient d’abord refusés seraient obligés de concourir à cette délibération� commune, laquelle aurait lieu huit jours après la troisième proposition de l’ordre qui aurait fait le projet. Par cette forme, en mettant huit jours de délai entre chaque opération, il devrait s’écouler nécessairement cinquante-six jours entre la première adoption d’un projet de loi par un des ordres , et l’époque où il pourrait obliger les autres à venir sur cet objet à une délibération générale; et il devrait être fait pendant cet intervalle, outre le projet même de la loi et les travaux qui l’auraient précédé, six mémoires au moins, dont trois pour, et trois contre le projet en question. Or, on a vu dans le paragraphe précédent, qu’avant qu’un projet puisse être adopté par un ordre, il faudrait au moins trois semaines en suivant la marche la plus rapide, et que dès la seconde semaine, le projet devrait être imprimé. Il États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 169 faudrait donc environ trois mois entre la première proposition et l’exécution d’un projet sur lequel les ordres différeraient d’opinion. si l’on joint à cela des discussions publiques auxquelles une telle diversité d’opinion entre les ordres donnerait lieu, et les écrits qui ne manqueraient pas d’être mis au jour de part et d’autre, on verra qu’il serait impossible que la matière ne fût pas approfondie dans tous ses points, que les esprits ne fussent pas rapprochés ou convaincus, et que l’on eût lieu de craindre d’être entraîné à aucune imprudence par un enthousiasme passager. L’effet passager de l’enthousiasme ne dure pas sept semaines et moins encore trois mois, et ne résiste pas à la force des raisons dites et retournées en tant de manières par une assemblée nombreuse composée des hommes les plus habiles qu’une nation ait pu choisir dans son sein. Le tiers-état du bailliage de Nemours croit que cette opinion conciliatoire peut fixer l’attention des Etats généraux, et il charge ses députés de leur en développer toutes les conséquences, et de faire ce qui dépendra d’eux pour que les Etats généraux l’adoptent. Il faut qu’une nation ne soit pas exposée à se manquer à elle-même par une interminable indécision sur les objets qui l’intéressent le plus. Il ne faut pas qu’elle puisse être entraînée à des résolutions précipitées par des hommes éloquents et hardis. §4. S'il doit , ou non , pouvoir être fait des lois en l'absence des Etats généraux. Le tiers-état du bailliage de Nemours continuera d’exposer avec zèle, avec respect , avec liberté, les vérités et les principes qu’il lui paraît que le Roi demande à son peuple. On dit qu’une nation a une constitution quand elle a des moyens clairs, authentiques, avoués par le droit public, pour rendre sa volonté manifeste, et des formes régulières pour faire et promulguer des lois qui soient obligatoires pour tous les citoyens qui la composent. Le despotisme n’est pas une constitution. L’insubordination n’est pas une constitution. Ge sont deux états de guerre différents. La France a eu jadis une constitution médiocre qui a changé trois fois. Depuis la mort de Louis X.II, mais surtout depuis la fin malheureuse de Henri IV, elle n’a plus eu de constitution. Elle a été conduite au hasard de la volonté de quelques hommes, et de la résistance de quelques autres, sans qu’aucun n’eût un titre régulier pour résister ou pour vouloir. Les Etats généraux de 1614, dérisoirement appelés, inutilement tenus, ont servi à constater que la nation n’était plus propre à se mêler de ses affaires, ou ne l’était pas encore, et que l’on ne voulait pas qu’elle s’en mêlât. Le Roi, qui, dans une monarchie, ne doit trouver nul pouvoir au-dessus du sien, qui doit par conséquent donner aux lois, lorsqu’elles ont été proposées, discutées et consenties, la sanction qui ne permet plus d’y résister, et qui est d’autant plus sûr de ne trouver aucun obstacle, que l’opinion publique est fixée en sa faveur avant qu’elle agisse, le Roi s’est chargé de la fonction inférieure de proposer les lois. Et comme les deux fonctions de proposer et de sanctionner les lois ne peuvent pas être réunies, parce qu’elles sont inconciliables, le Roi, ayant choisi le rôle subordonné, a été obligé de laisser le supérieur à qui? A des officiers qui, d’un côté, ne sont que des délégués par lui pour rendre la justice, et qui, d’un autre, cependant, achètent cette obligation ; de manière qu’il ne peut refuser de provisions à aucun de ceux qui ne sont pas prévenus de crime, et que l’incapacité ne peut pas faire un titre d’exclusion. Ainsi, le Roi s’est réduit à être l’organe de son conseil au lieu d’être le chef de sa nation, et à essuyer toutes sortes de dégoûts quand l’opinion de son conseil n’était pas d’accord avec l’opinion publique. Il est douteux que cela ait été bon pour le conseil : rien n’a été plus triste, plus embarrassant et plus pénible pour le monarque. Il a vu ses parlements revêtus de l’attribut le plus essentiel de la dignité royale, et ils lui en ont souvent fait sentir le poids. Cependant, c’était la soif du pouvoir qui avait conduit à un arrangement si étrange, si inconstitutionnel, si contraire à la véritable dignité du Roi, si opposé à ses droits et à ceux de la nation. Des ministres ambitieux avaient compté subjuger l’opinion du peuple par la vaine formule des enregistrements et le pouvoir subséquent des décrets judiciaires, et se réserver de forcer les enregistrements avec des baïonnettes ; de sorte que l’autorité parlementaire, quoique suprême, serait illusoire, excepté contre la nation; et que la puissance des ordres arbitraires serait tout. On s’est conduit en conséquence. La régence a été décernée trois fois par le régiment des gardes, sur l’ordre de son colonel, qui dictait ensuite un arrêt du parlement. Rien ne ressemblait mieux au sénat de Rome sous les empereurs, toujours disposé à donner une apparence légale aux choix des prétoriens. D’autres fois, et dans des occasions bien moins importantes, le parlement résistait. Il a été jusqu’à ordonner et à faire la guerre civile. Aucune loi n’était bien constatée et il n’y avait pas un droit dont l’étendue et les limites fussent exactement connues. Le hasard et les passions conduisaient tout. Le Roi proposait des lois : elles étaient rebutées. Il tenait un lit de justice ; quelquefois cette cérémonie terminait l’affaire ; quelquefois aussi le parlement protestait : alors, obéissait qui voulait. Quelques provinces se soumettaient; on les enchaînait : d’autres refusaient, on les laissait faire. L’inconcevable variété des impositions locales et l’horrible inégalité de la répartition des charges publiques entre les provinces n’ont point d’autre cause. Aucune partie du régime que l’on suivait n’était ni raisonnable ni autorisée par aucune loi émanée de l’assemblée nationale , sanctionnée par le monarque. Le conseil, ni les ministres, n’avaient eu au-cuue mission pour exposer leur maître et le chef de l’Etat à une conduite hasardeuse et au-dessous de son rang. Les parlements n’en avaient eu aucune pour représenter le peuple. Le discours rédigé par l’évêque de Bazas, et adréssé à Henri IV, alors simple roi de Navarre, en 1577, où se trouve la phrase tant répétée que les parlements sont une forme des trois Etats raccourcie au petit pied , n’était point une constitution des Etats généraux ; le Roi n’y a pas donné la sanction , et ni les Etats n’en ont fait mention dans ce qu’ils ont proposé au roi de France, ni aucun des Etats suivants n’en a parlé. Et en effet, il serait trop absurde qu’on pût ou être nommé par le Roi pour représenter la na- 470 [États gén. 1789. Cahiers.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] lion , ou acheter ce droit malgré lui et malgré elle. Ce gui était encore plus extraordinaire, est que le parlement, au lieu de représeuter le peuple, représentait le Roi, qui approuve ou qui rejette, et que c’était le Roi qui, faisant les propositions, représentait le peuple. La loi est faite, dit notre antique définition, par le consentement du peuple et la constitution du Roi ; et l’on doit remarquer que le mot latin consensus , que l’on traduit par consentement, a une signification beaucoup plus étendue que le mot français ; qu’il ne veut pas simplement dire la complaisance et l’aveu; qu’il exprime la réunion des volontés et des pensées en un seul sentiment. IL fallait que cette union des volontés et de la raison nationale en un sentiment eût lieu, et le Roi ensuite en faisait une constitution qui prenait le titre et la force de loi. Toutes les traces de cette sage institution étaient effacées. Les treize parlements prononçaient chacun à leur fantaisie, avec toutes les modifications particulières qu’ils jugeaient convenables, la constitution de la loi qui doit être unique, et qui était la fonction royale. Tout ce que proposaient le conseil et le Roi était censé l'union'dcs volontés de la nation en un seul sentiment. C’est à ce titre que le Roi exigeait en son lit de justice qu’on lui obéît, et que ses chanceliers disaient: Si veut le Roi , si veut la loi , tandis que les parlements répondaient, dans un autre sens, précisément par les mêmes paroles. Il était impossible de s’entendre ; il était impossible que, dans une telle absence de constitution , un royaume ne fût pas conduit aux plus grands malheurs. Il a duré cependant parce que le territoire était très-bon, et que la nation est excellente. Mais cette excellente nation a été entraînée au gouffre d’où il faut qu’elle se tire à la voix bienfaisante de son Roi, d’où il faut qu’elle le tire lui-même, lui qui pouvait, comme auraient fait tant d’autres, la laisser déshonorer et périr ; lui qui la convoque et qui la sauve. Or, elle ne peut être sauvée qu’en rendant à son monarque tout l’éclat de sa couronne, son droit impérial de sanctionner les lois. Elle ne peut le lui rendre, ce droit si éminent et si auguste, sans reprendre pour elle-même le droit naturel et constitutionnel de tous les citoyens, le droit de proposer ce qui leur est utile, ce que seuls ils peuvent savoir. . Le tiers-état du bailliage de Nemours se trouve ainsi ramené par la force des choses, par le cri de l’expérience, par la nécessité du salut public, au même terme où l’avait conduit le simple raisonnement dans le premier paragraphe de ce chapitre, à reconnaître que, sous quelque face que l’on considère cette question importante, il est indispensable que ce soient les Etats généraux qui proposent les lois et le Roi qui leur donne l’existence coercitive. Mais comment fera-t-on dans l’absence des Etats généraux? Laissera-t-on les parlements chargés d’une partie des fonctions de l’assemblée nationale? Ils n’étaient pas autorisés; ne peut-on pas les autoriser davantage? Et l’esprit du corps meme ne les rendrait-il pas plus fidèles aux devoirs qui leur seraient imposés? Oh ! non, l’esprit de corps, c’est-à-dire l’esprit d’intérêt privé, doit être banni de toute affaire publique. L’étude delà jurisprudence n’embrasse que deux branches de législation ; et toutes les branches de législation doivent être l’objet du travail de ceux qui ont à proposer les lois. Enfin, une nation ne peut ni ne doit se donner des représentants perpétuels ; ce serait inviter à ne la plus rassembler, ce serait livrer sa liberté aux mains d’une aristocratie. Le droit de proposer les lois ne peut pas plus, il peut encore moins s’aliéner que celui de leur donner la sanction. L’un est le domaine de la nation, comme l’autre celui du monarque. Nommera-t-on une commission intermédiaire chargée de suppléer les Etats généraux jusqu’à ce qu’on les rassemble, et de leur rendre compte des travaux qu’elle aura faits, et des résolutions qu’elle aura prises? Le tiers-état du bailliage de Nemours croit qu’il faut encore dire non. Une commission intermédiaire peut être établie, pour l’administration, parce qu’elle est obligée d’agir d’après des règles déterminées, et que, si elle prend sur elle, dans quelque cas imprévus, ce n’est que relativement à des faits particuliers sur lesquels le péril du retard serait plus grand que le danger de l’erreur. C’est très-bien fait de donner des commissions intermédiaires à toutes les assemblées provinciales. Le gouvernement entier est une commission intermédiaire des Etats généraux. Mais aucune commission intermédiaire ne peut être établie pour la législation. Le droit de proposer au monarque des lois qu’il pourrait sanctionner avant qu’elles eussent réuni les volontés cia peuple en un seul sentiment , ne peut se déléguer, puisqu’il pourrait en arriver que la loi ne fût pas conforme au sentiment du peuple. Une faut point exposer une commission intermédiaire à se croire les Etats généraux, à imaginer qu’elle peut se dispenser de consulter la nation, elle-même, à décider arbitrairement de l’affaire d’autrui, à juger que les assemblées des Etats généraux sont bien dispendieuses, et que l’Etat est bien pauvre, et que, par économie, il faut recommencer l’asservissement du peuple et l’habitude de prendre son argent malgré lui. Il ne faut pas exposer les Etats généraux qui reviendraient enfin au danger d’avoir à punir la commission intermédiaire établie par leurs prédécesseurs. Comment donc faire? Le tiers-état du bailliage de Nemours pense unanimement qu’il ne faut pas qu’il soit possible de faire une loi, ni d’en abroger une seule (car abroger une loi, c’est en faire une) autrement que par le concours du peuple et du Roi dans les Etats généraux. Il a fortement recommandé à ses députés d’insister aux Etats généraux pour qu’il soit irrévocablement décidé, comme conforme aux principes de l’ancienne constitution du royaume, et surtout à ceux de la raison et du droit naturel des ci-[ toyens, qu’il ne pourra jamais être fait, en l’absence des Etats généraux, que des règlements pour l’exécution des lois votées et consenties par les Etats généraux, et des arrangements provisoires dans les circonstances urgentes qui ne permettraient pas d’attendre que la nation pût être rassemblée, soit à l’époque ordinaire, soit par une convocation spéciale (1). Il pense que l’intervalle des Etats généraux doit être employé à préparer l’abolition des lois qu’on croit mauvaises, et l'établissement de celles qui paraissent bonnes, et que cette préparation doit avoir lieu, tant par les travaux des ministres (1) C’est le vœu particulier des paroisses du Bignon et de Chevannes. [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 171 et du conseil du Roi, que par la plus entière liberté des discussions et de la presse sur tous les objets d’utilité publique, conformément aux articles 28 et 29 du projet de déclaration de droits qu’il a proposés aux Etats généraux, et à ce qu’il a exposé dans le chapitre relatif à l’instruction publique (1). Le tiers-état du bailliage de Nemours remarque encore, que la faculté de prendre des arrangements provisoires ne doit pouvoir porter sur aucune levée d’argent, ni sur aucun emprunt, puisque le Roi a reconnu que le peuple ne devait jamais être imposé que de son propre consentement, ce qui est conforme aux articles 25, 26 et 27 du projet de déclaration de droits soumis par le tiers-état du bailliage aux Etats généraux, et puisqu’un emprunt met toujours la naiion entre le danger d’un impôt nécessaire ou d’une banqueroute déshonorante, comme le tiers-état l’a observé plus haut. Il est sensible que nul gouvernement juste et raisonnable ne doit se permettre d’emprunter sans prendre des mesures manifestement assurées pour le payement des arrérages et le remboursement des capitaux; que, par conséquent, le droit d’emprunter et celui d’imposer sont inséparables, et ne peuvent appartenir qu’à la nation présidée par lë Roi, et régulièrement assemblée en Etats libres et généraux (2). §5. De la périodicité des Etats généraux. Puisque les Etats généraux eux-mêmes ne pourraient consentir à ce qu’une commission intermédiaire, tirée de leur sein, les suppléât pour la proposition des lois, et puisque toute loi qui n’aurait pas été proposée par les Etats généraux serait inconstitutionnelle et ne serait pas obligatoire, il est sensible que les Etats généraux doivent être assemblés toutes les fois que le Roi sent la nécessité d’exercer le pouvoir législatif qu’il partage avec eux, et assez souvent pour voir par eux-mêmes s’il est survenu quelque événement, ou s’il y a quelque mal à réformer, quelque bien à faire** qui rende utile et convenable de faire usage de ce pouvoir. Deux points semblent donc indispensables : l’un, qu’il y ait une convocation régulière et périodique dés Etats généraux; l’autre, que le Roi puisse, dans les intervalles de la convocation périodique, faire autant de convocations spéciales que les circonstances en pourront exiger, ou que sa sagesse pourra le juger à propos. Quant aux assemblées périodiques, c’est aux Etats généraux eux-mêmes à balancer les avantages et les inconvénients que chaque période peut présenter; ce n’est pas un point qui puisse être déterminé par une raison rigoureuse, comme ceux que le tiers-état du bailliage de Nemours vient de traiter. Les motifs de décision ne sont que de convenance : ils frappent diversement les différents esprits, et les opinions se partagent pour préférer toutes sortes d’époques pour la tenue des Etats généraux, depuis celle qui pourrait se renouveler tous les ans, jusqu’à celle qui n’aurait lieu que tous les cinq ans. (1) Ce vœu est celui des mêmes paroisses du Bignon et de Chevannes. (2) Ce voeu est celui de Bagneaux, du Boulay, de Château-Landon, Chenou , Chevannes, Courlampierre, Dordives, Egri, Girolles, Ladon, Lorcy, Lorrez, Saint-Maurice, Mignières, Mignerette, Moudreville, Nemours, Pannes, Poligny, Préfontaines, Sceaux et Souppes. Ce dernier terme est le plus éloigné qui ait été proposé; il a été le vœu d’un petit nombre de paroisses du bailliage de Nemours (1). Un autre petit nombre aurait préféré le terme de trois ans (2). Il y en a qui ont pensé que les Etats généraux devaient être annuels (3). Mais le plus grand nombre a jugé que le terme de deux ans serait le plus favorable (4); qu’il est assez long pour ne pas trop multiplier les dépenses, et pour laisser aux idées le temps de se former et de mûrir sur les opérations que chaque assemblée pourrait laisser imparfaites et à décider par l’assemblée suivante; qu’il n’est pas assez long pour que la chose publique puisse péricliter, et pour que l’incurie et la trop grande habitude d’aller comme la veille et de se passer des Etats généraux puissent s’établir ; et le tiers-état du bailliage, naturellement porté à prendre les partis mitoyens , s’est, dans son assemblée générale, rangé à leur avis : toujours en supposant, comme il vient de le remarquer, que le Roi pourra convoquer les Etats généraux dans l’intervalle, et même que la convocation deviendra nécessaire dans les grandes occasions, telles qu’une guerre, une minorité, ou seulement un nouveau règne qui amène l’espoir de plus de réformes, et qui paraît toujours demander que le lien si intime qui doit unir le chef et le corps de la société soit resserré d’une manière plus spéciale ; c’est le cas d’un serment réciproque entre un Roi qui doit être l’espérance et le protecteur du peuple, et un peuple qui doit être le soutien de la puissance du Roi : on doit des deux parts voler au-devant (5). §6. De Vétendue et des limites des pouvoirs des représentants du peuple , tant relativement à leur usage , que relativement à leur durée. Tandis que l’on s’occupait de la convocation des Etats généraux, deux opinions fortement défendues par des génies supérieurs ont partagé les esprits. Le tiers*état du bailliage de Nemours est trop zélé pour qu’elles lui aient été indifférentes, et pour n’avoir pas tâché de se mettre à la portée de présenter sur elles un vœu aux Etats généraux. Quelques personnes pensent que les électeurs ont le droit de limiter le pouvoir de leurs députés ; qu’ils ne sont absolument que l’organe des provinces ; qu’ils ne seraient pas représentants de ces provinces s’ils pouvaient se permettre une opinion particulière contraire à celle de leurs commettants ; que la véritable souveraineté réside avec la véritable propriété dans les commettants, et que leur droit va même jusqu’à pouvoir prescrire à leurs députés, comme l’ont fait quelques provinces, de protester contre le vœu des Etats généraux, et de quitter l’assemblée si elle ne suit pas leur opinion. (1) Celles de Chapelon et de Frémont. (2) Celles de Beaumont et de Sceaux. (3) Celles de Garentreville et de Nemours. (4) C’est le vœu des villes, bourgs et paroisses d’Auxy-Bazoches, le Bignon, Boesse, Château-Landon, Saint-Sé-verin-les-Château-Landon, Chenou, Chevannes, Corbeilles, Corguilleroy, Dordives, Egreville, Girolles, Gou-d reville, Grez, Herbeauvilliers, Ladon, Lorcy, Lorrez, Saint-Maurice-sur-Fessard, Mignereûes, Mignières, Moudreville, Moulon, Saint-Pierre-les-Nemours, Néronville, Préaux, Préfontaines , Rumont , Souppes et Treilles, Ville-Maréchal, Ville-Moutiers, Ville-Vocques et Voulx. (5) C’est le vœu des mêmes paroisses. 172 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] D’autres trouvent, au contraire, que cette limitation de pouvoirs emporterait, de la part des provinces qui se la permettraient, le vœu d’usurper la souveraineté sur l’Etat entier, ou de soumettre les Etats généraux à leur assemblée même, avec menace, si les Etats généraux ne voulaient pas la suivre, de rompre le lien social. Ils ont jugé qu’une telle disposition était totalement opposée à l’esprit dans lequel les provinces devraient envoyer des députés aux Etats généraux, qui est celui de former de la nation un seul corps et d’arriver à une seule volonté. Ils ont remarqué l’extrême danger qui menacerait l’Etat si les députés de différentes provinces arrivaient ainsi à l’assemblée nationale avec des instructions contradictoires, dont il leur serait également impossible de s’écarter, et dans la disposition réciproque de rompre l’assemblée si elle préférait un autre avis à celui de leurs commettants. Ils ont montré qu’en ce cas, les Etats généraux auraient été convoqués inutilement, puisqu’ils seraient nécessairement rompus sans aucune décision, par la fidélité avec laquelle les députés se renfermeraient dans les limites de leurs pouvoirs. Ils ont dit que si les députés ne devaient être que des machines, il vaudrait autant ne point envoyer de députés, et de se contenter de faire passer au Roi les cahiers des différentes provinces ; qu’alors un seul compilateur pourrait tenir lieu des Etats généraux. Ils ont ajouté que les électeurs, dans différentes provinces, devaient se regarder comme des com - missaires chargés par la nation de lui indiquer les sujets les plus propres à lui donner des conseils ; et qu’une fois nommés, les députés, quoique étant ceux de tel ou tel bailliage, étaient devenus comme en Angleterre ceux de la nation entière, ne devant compte qu’à la nation, à Dieu et à leur conscience, de l’opinion à laquelle ils se rangeraient, et du vœu qu’ils formeraient aux Etats généraux. Le tiers-état du bailliage de Nemours croit ces deux théories exagérées, partant chacune séparément d’un principe raisonnable, et toutes deux en poussant trop loin les conséquences. Il a déjà remarqué, dans le troisième paragraphe de ce chapitre, combien l’ordre de quitter les Etats généraux, et la prétention de soumettre toutes les autres provinces à la volonté d’une seule, lui paraissaient au-dessus des droits et du pouvoir de quelque province que ce soit. Il est donc convaincu que les provinces ne peuvent donner aucune instruction que sous la condition formelle ou tacite, mais indispensable, de soumettre son vœu, même le plus cher, à celui de la pluralité dans les Etats généraux , puisque chaque province peut bien se croire plus raisonnable que les autres, mais n’a aucun droit d’exiger que les autres, qui sont également fondées à en croire autant d’elles-mêmes, ou reconnaissent chez elle le privilège exclusif de la raison que nul homme ne peut avoir, ou se soumettent à son avis, le jugeant mauvais, comme s’ils le trouvaient raisonnable. Le tiers-état du bailliage de Nemours pense qu’il est évident que l’Etat serait perdu si la diversité des opinions pouvait rompre l’assemblée nationale, et si le vœu de la pluralité n’y devait pas être une loi sacrée pour tous. Mais après avoir accordé ce point aux citoyens qui veulent que les députés soient chargés de pouvoirs illimités, le tiers-état du bailliage croit, avec les autres, que les provinces ont constamment • le droit de faire porter leur vœu par leurs députés aux Etats généraux, et d’exiger que ces députés l’appuient de toutes les forces de leur esprit. Il croit que les députés, s’ils ne trouvaient pas raisonnable tel ou tel vœu de leurs commettants, sont religieusement obligés de les en avertir, et de ne point accepter la députation, si les conditions que les commettants y mettent répugnent à leur conscience. Il juge que le serment que font les députés de remplir avec fidélité la députation renferme celui de défendre l’opinion des commettants qui leur paraît raisonnable, au moment où ce serment est prêté. Enfin que les députés des provinces ne sont pas seulement les représentants de la nation, qu’ils sont aussi les représentants des provinces ; que le Roi et la nation désirent avoir dans les Etats généraux, non pas le vœu de tels ou tels hommes éclairés et bons que les provinces auront indiqués, mais le vœu même de ces provinces, discuté et commenté par ces hommes honnêtes et habiles dont elles ont fait choix; et que c’est pour cela que les provinces font des instructions et des cahiers ; sans quoi il suffirait qu’elles fissent des élections et qu’elles envoyassent un homme sage sans lui dire mot , comme le propose un ancien proverbe. Mais par cela même que le bailliage de Nemours regarde les députés comme représentants des provinces, il juge que les instructions données par les provinces, et qui doivent, en guidant le travail des députés, éclairer celui des Etats généraux, ne peuvent pas être prohibitives, non-seulement de se rendre à la pluralité qui doit tout commander, quand même elle ne serait pas raisonnable, mais aussi de se rendre à la raison si elle leur est clairement manifestée. Car enfin, que feraient les hommes probes et sensés qui dressent les instructions, s’ils se trouvaient en personne à l’assemblée nationale? Ils exposeraient avec force le sentiment dont la justesse apparente ou réelle les a frappés : mais si on leur prouvait qu’ils se sont trompés dans les faits, qu’ils ont oublié quelques données importantes, qu’ils sont tombés dans un paralogisme involontaire, ils se rendraient, puisqu’ils sont des hommes sensés et des gens de bien : et quel est celui qui n’a pas soutenu des opinions dont il a été obligé de revenir? S’il en était un qui le prétendît, il ne faudrait pas le députer à une assemblée n ationale ; car ce ne serait qu’un homme opiniâtre et qui aurait peu travaillé. C’est donc le sentiment du tiers-état du bailliage de Nemours, que les provinces ont un droit réel de donner des instructions, et d’exiger que leurs députés s’y conforment, et que le serment prêté par ceux-ci est très-obligatoire; mais que ni l’un ni l’autre ne vont et ne peuvent aller jusqu’à devoir rompre l’assemblée nationale, ni jusqu’à pouvoir résister à la pluralité, ni jusqu’à emporter l’engagement de ne se pas rendre à la raison évidemment démontrée, comme le feraient les commettants eux-mêmes. Le représentant est l’image du représenté ; il ne peut pas ce que celui-ci ne pourrait point. Personne ne peut concéder que le droit qu’il a. Or, les commettants n’ont pas et ne voudraient pas réclamer celui de se dégager du lien social, ' et de lutter par la force contre le plus grand nombre des provinces ; ils seraient honteux de prétendre celui de résister à la raison et à la justice, développées avec un degré suffisant de clarté. [Etats gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Ntmours.] 173 Il paraît au tiers-état du bailliage de Nemours que cette identité de droits et de fonctions entre les représentés et leurs représentants est ce qui constitue la représentation tant qu’elle dure. Mais plus la représentation est et doit être parfaite, plus il paraît au tiers-état du bailliage de Nemours que sa durée doit être bornée. Il faut que les commettants soient à portée de juger leur député par ses œuvres, et d’en nommer un meilleur à des époques très-rapprochées si le zèle, ou les talents, ou les forces de celui qu’ils avaient choisi, n’ont pas entièrement répondu à leur attente. On ne pourrait révoquer un député pendant le temps de sa mission sans lui faire son procès ; mais tel homme peut être à l’abri de toute poursuite juridique, de toute accusation formelle, et n’avoir que très-médiocrement satisfait ses commettants; ou même, ayant fait de son mieux, leur-inspirer pour l’avenir moins de confiance qu’un nouveau citoyen qui se présente, et qui paraît montrer plus de lumières, ou un talent plus distingué. Il faut donc que le temps de la mission soit court, et que la possibilité de changer de député par une élection nouvelle, qui ne renferme aucune imputation, aucune humiliation, revienne assez souvent pour que l’intérêt des commettants ait une garantie, et pour que le député ne soit jamais tenté de se croire une autorité personnelle. Le terme qui a paru le plus raisonnable au tiers-état du bailliage de Nemours est celui d’une année (1). 11 faut une année pour juger un travail dont la préparation demande plusieurs mois, et dont l’exécution peut en exiger plusieurs autres, comme on a pu le voir dans le troisième paragraphe de ce chapitre. Il faut à ceux que la nation a honorés de sa confiance, le temps d’étudier les affaires dont elle les charge, et de justifier cette confiance dont elle les a cru dignes; et d’ailleurs le genre des travaux d’une des plus respectables parties des citoyens du tiers-état ne leur permet pas de se livrer aux assemblées générales et à la discussion en commun des affaires publiques plus d’une fois par année, sans un dérangement très-nuisible à toute la société. La nature, en renouvelant tous les ans les récoltes avec des variétés de succès ou de pertes, amène tous les ans de nouveaux besoins à satisfaire et de nouveaux moyens pour y parvenir. La révolution annuelle est donnée de Dieu, et c’est celle que les plus sages républiques anciennes ont prises pour déterminer la durée de leurs plus importantes magistratures. G’est en conséquence à une année, à compter du jour de l’ouverture des Etats généraux, que le tiers-état du bailliage de Nemours a cru devoir limiter la durée des pouvoirs de ses députés ; et il s’est accordé en ce point, comme eu beaucoup d’autres, avec l’ordre de la noblesse. Si, au bout d’une année, les Etats généraux jugeaient que les travaux qu’ils auraient entrepris, demanderaient d’être incessamment continués, et ne pourraient attendre la convocation biennale, il faudrait qu’une convocation de nouveaux Etats généraux eût lieu , et nul des membres qui auront composé ceux de 1789 ne pourrait y rentrer ou continuer d'y représenter le même bailliage, que dans le cas où il serait de nouveau choisi par les électeurs, dans une élection nouvelle. Le tiers-état du bailliage de Nemours exposera, dans le paragraphe suivant, ce qu’il pense sur les règles et les principes de ees élections. § 7- Des élections. Rien n’est libre comme la confiance ; et l’une des plus tyranniques entreprises que l’on pût imaginer serait celle de forcer aucun ordçe de citoyens à remettre ses intérêts dans les mains qu’il ne croirait pas les plus dignes ou les pi ..s capables de les défendre. Il peut y avoir des règles pour être admis au nombre des électeurs. Celles qui ont servi de base à la présente convocation des Etats généraux, d’être Français ou naturalisé, majeur, domicilié, compris au rôle des impositions, paraissent très-raisonnables. Le tiers-état l’a déjà dit et ne doit pas craindre de le répéter, surtout lorsque l’égalité des contributions n’est encore qu’un projet : n est pas citoyen qui ne contribue pas. Mais pour être éligible, c’est autre chose; il n’y a qu’une seule qualité indispensable : c’est d’être agréable aux électeurs, c’est de leur paraître plus propre qu’aucun autre à remplir leurs vues. De très-grands hommes, qui ont parfaitement servi l’humanité, eussent été repoussés de cet honneur; elle aurait été privée de ce qu’ils ont fait pour elle, si l’on eût suivi les principes exclusifs que quelques personnes voudraient introduire dans les élections. Romée de Villeneuve était un voyageur inconnu; il a sauvé la Provence et l’a gouvernée vingt ans avec gloire. Le chancelier de L’Hôpital était fils d’un médecin juif : il a soutenu l’Etat dans les temps les plus orageux; il en a diminué les calamités, et nous lui devons quelques-unes de nos plus belles ordonnances. Le tiers-état du bailliage de Nemours pourrait citer des exemples plus modernes de ministres dont la réputation personnelle suspend l’inquiétude générale, soutient la marche des affaires et donne à la nation le temps de venir elle-même à son propre secours, qui ne sont ni Français ni naturalisés ; il n’a pas besoin de nommer ceux qui l’ont été par la confiance publique. Il croit donc que toute restriction, que toute gêne apportée aux élections serait un attentat contre l’intérêt commun et contre la liberté nationale (1). Ce serait un autre attentat que de chercher à séduire les électeurs par des insinuations secrètes, par des distributions de billets, par toutes les petites manœuvres qui ont été si justement proscrites dans toutes les républiques anciennes et modernes. L’Angleterre nous donne à cet égard un exemple pareil à celui que les Spartiates mettaient sous les yeux de leurs enfants pour leur faire prendre l’ivrognerie en dégoût et en mépris. A Dieu ne plaise que les Français vendent jamais leurs suffrages et leur liberté pour des repas, pour de l’argent, pour de viles caresses, et qu’il puisse arriver un temps où ces moyens de parvenir aux places ne seraient pas rejetés avec ignominie par le peuple de l’honneur ! Le tiers-état du bailliage de Nemours espère que (!_) C’est le vœu des villes, bourgs et paroises d’Auxi, Bazoches, Beaumont, Bignon, Chapelon, Château-Lan-don, Saint-Séverin-les-Château-Landon , Chenou, Corbeilles, Corguilleroy, Dordives, Girolles, Gaudreville-la-Franche , Ladon , Lorcy, Lorrez , Saint Maurice-sur-Fessard, Mignerette, Moudreville, Moulon, Néronville, Pannes, Pont-sur-Yonne, Ville-Maréchal et Ville-Yoc-ques. (1) C’est le vœu unanime du bailliage. 174 [Etats gên. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] la seule honte suffira toujours pour en préserver ! la nation dont il fait partie. j Mais plusieurs précautions peuvent v être ! jointes. j La première est que les députations ne puissent j rapporter que le plus étroit remboursement de j leurs frais, pour les citoyens à qui leur fortune i ne permettrait pas d’en faire le sacrifice, et qu’il ! n’y ait qu’à y gagner de la fatigue et de la recon-j naissance. j Une seconde précaution pourrait fixer les re-! gards du public sur la conduite des candidats, et prévenir les manoeuvres sourdes et adroites par lesquelles on dit qu’on s’est quelquefois élevé jusqu’à la plus éminente des places électives : ce serait d’exiger que tout candidat, pour la députation aux Etats généraux, dût être proposé huit jours d’avance par six électeurs, au moins, qui déposeraient au greffe leur proposition signée. Ce ne serait rien ôter à personne, car il est sensible que celui qui ne pourrait pas réunir d’avance le suffrage de six électeurs n’aurait aucune vraisemblance de la pluralité, le jour même de l’élection. Mais les voix ne divagueraient pas, il ne s’en perdrait point, les actions des prétendants seraient observées, et le peuple aurait le temps de s’informer d’eiix. j Une troisième précaution, déjà indiquée, et la j plus efficace de toutes, c’est de' rendre les élections si fréquentes, que tous les choix médiocres puissent toujours faire place à de meilleurs, et qu’il devienne trop coûteux d’obtenir les suffrages, pour ceux qui auraient la bassesse de vouloir y employer d’autres moyens que le zèle et la capacité. Si les pouvoirs du parlement d’Angleterre ne duraient qu’un an, les élections de Westminster et de Middlessex, qui coûtent un million, deviendraient libres et honnêtes. 11 vaut mieux prévenir les crimes que de les punir; mais il faut les punir d’autant plus sévèrement chez ceux qui se les permettent, quand des lois prudentes n’y ont laissé que peu ou point d’attrait : et c’est un crime que de tenter à la fois de porter atteinte à la liberté et aux mœurs d’une nation. Le tiers-état du bailliage de Nemours s’en rapporte à la sagesse des Etats généraux sur les peines qui pourront y être infligées. Toute convocation des Etats généraux présente un grand recours à la raison nationale. Il faut qu’elle soit consultée dans toute sa pureté ; que de jour en jour elle se montre plus formée et plus exercée par l’intérêt que la convocation fréquente des Etats généraux fera naturellement attacher à l’étude des matières sur lesquelles ils auront à prononcer, que la seule brigue permise et même encouragée auprès d’elle, soit une vie sans reproche, un travail opiniâtre et utile, des talents connus, un zèle éprouvé; et que ces qualités puissent avec confiante se présenter dans l’arène; et que le peuple juge sans faveur et sans exclusion, entre les concitoyens qui les réunissent. Quelques personnes pensent qu’on ne doit pas pouvoir être élu plusieurs fois de suite, ou plus d’un certain nombre de fois de suite : cela n’est point raisonnable. Ce ne peut être un motif d’exclusion que d’avoir bien servi la nation et le Ê'euple avec lumières, avec intégrité dans les tats généraux, ou dans toute autre place. Pourvu que les élections soient fréquentes et parfaitement libres, il ne peut y avoir aucun danger. La liberté suffit pour prévenir tous les abus. Elle doit être telle que les services qui ne peuvent jamais emporter exclusion, ne fassent pas même titre pour l’administration, et que l’avantage d’avoir longtemps servi avec éloge n’ait point d’influence pour être encore une fois élevé à cet honneur, si le peuple croit avoir de justes sujets de mécontentement de son ancien député, ou s’il s’en présente un nouveau qui donne de plus grandes espérances. Le tiers-état du bailliage de Nemours ne fait ici que proposer des idées; il pense que c’est aux Etats généraux qu’il appartient de fixer toutes les formes de leur convocation future, et des élections qui donneront de nouveaux représentants à la patrie. Il les invite à s’en occuper dans leur sagesse. Ce doit être l’objet d’une des lois constitutives que leur devoir est de proposer au monarque, et qui auront besoin de sa sanction. Il demande avec instance qu’aucun règlement ne puisse être rendu sur cette matière qui n’émanerait pas de cette double autorité (1). Quand on pense que la voix d’un homme peut. dans rassemblée nationale, déterminer un bon ou un mauvais parti, faire passer une loi salutaire ou une loi dangereuse, qui décideront de la liberté ou de L’esclavage, du bonheur ou du malheur de vingt-cinq millions d’hommes, et de leurs descendants, l’importance des* lois qui doivent régler les élections frappe de respect et de crainte, et l’on sent que nul électeur digne de l’être ne peut aller écrire son billet sans un extrême battement de cœur. § 8. De l’égalité de la représentation entre les provinces. Il ne suffit pas que les représentants de la nation aux Etats généraux y portent la plus grande vertu, le plus grand respect pour la raison et pour la justice, le plus grand courage contre les abus, la plus grande déférence pour la volonté générale d’une assemblée si auguste, il faut aussi qu’ils en puissent éclairer les délibérations par les plus grandes lumières locales. Ce serait un mal qu’il y eût dans le royaume des cantons dont les représentants ne pussent exprimer aux Etats généraux qu’un vœu confus, et seraient presque entièrement livrés sans guide, pour ainsi dire, à leur façon de penser personnelle, et cela est trop à craindre quand il faut réunir à la hâte les opinions des habitants d’une trop vaste étendue de pays. Les petits bailliages ont à cet égard deux avantages marqués sur les grands : Celui de peser autant par le suffrage de leurs députés dans l’assemblée nationale, quoiqu’il soit manifeste que dix mille citoyens ne soient naturellement pas dans le cas d’avoir ni de prétendre une aussi grande influence sur les résolutions de l’Etat, que cent mille; Celui de réunir plus aisément en un seul corps des remarques et des opinions moins nombreuses et moins divergentes, de pouvoir les assujettir à une marche plus logique qui influe davantage sur le propre sentiment du député, et qui doit faire plus d’impression aux Etats généraux. Il est presque impossible que, dans une grande province composée d’un bailliage principal et de plusieurs bailliages secondaires, le vœu et les observations de plusieurs villages ne soient pas éliminés et perdus, soit dans la compilation que (1) C’est le vœu des villes et paroisses de Chenou, Corguilleroy, Ladon, Pannes, Pont-sur-Yonne, Ville-Maréchal et Ville-Yocques. ARCHIVES PARLEMENTAIRES [Bailliage de Nemours.] 175 [États gén. 1789. Cahiers.] l’on fait des1 cahiers de chaque paroisse pour j former les cahiers des bailliages, soit dans la compilation générale par laquelle les cahiers des différents bailliages principaux et secondaires doivent être réunis en un seul. Il serait bien difficile à la sénéchaussée du Poitou de se procurer la satisfaction qui a été si douce au bailliage de i Nemours, de pouvoir citer le vœu de chacune de j ses paroisses, et, pour ainsi dire, de chacun de ses citoyens. Cela serait cependant à désirer dans tout le royaume, pour que l’on puisse être certain que les Etats généraux soient véritablement l’organe. de l’opinion publique, et que chacun de leurs membres soit dépositaire d’une portion à peu près égale de cette opinion. Car si une nation fait société pour ses dépenses, et s’il est juste que la répartition en soit faite entre les contribuables avec la plus parfaite égalité, il est juste aussi qu’elle fasse société pour tous ses avantages, et que la répartition de l’influence sur les lois, sur l’instruction, sur les travaux publics, sur toutes les améliorations sociales, ait lieu avec la même égalité. Chaque Français doit dire : Je ne veux pas qu’aucun de mes concitoyens contribue , relativement à sa fortune , ni moins ni plus que moi , au maintien de la chose publique ; je ne veux pas que , relativement à ses lumières , il puisse concourir , ni plus ni moins que moi, à la prospérité de l’Etat. Toute échelle de députation est, à cet égard, un grand désavantage. Il est fâcheux pour le peuple de ne pouvoir envoyer aux Etats généraux que des députés choisis par des députés, tandis que la noblesse et le clergé de chaque province y députent directement. La grandeur de la population ne permet pas de prendre une autre forme ; mais du moins ne faut-il pas que l’inconvénient soit accru par un degré de plus, et parfaitement inutile, de députations secondaires. Il faut que, dans tout le royaume, tous les députés des paroisses puissent contribuer directement au choix du député du tiers-état de leur province aux Etats généraux. Il ne doit plus y avoir, relativement à la représentation nationale, des bailliages secondaires. 11 paraît donc que les Etats généraux doivent s’occuper du soin de faire une nouvelle distribution des bailliages, des sénéchaussées et des autres subdivisions du royaume, en augmentant le ressort des petits bailliages, diminuant celui des bailliages trop étendus (1), en ne laissant dans un rang subordonné aucun des bailliages qui ont la connaissance de cas royaux, et qui ressortissent uniquement aux parlements. Il paraît au tiers-état du bailliage de Nemours que les ressorts doivent être fixés de manière que chaque bailliage ou autre subdivision puisse avoir depuis 10,000 toises de rayon, au moins, jusqu’à 16,000, au plus, renfermer depuis soixante jusqu’à cent mille âmes ou environ, et envoyer aux Etats généraux une députation composée d’un membre du clergé, deux de la noblesse et trois du tiers-état (2). Il ne croit pas avoir besoin d’observer qu’il convient que le chef-lieu de chaque bailliage soit placé au centre, et qu’il n’y ait point d’enclaves d’un bailliage dans l’autre. (1) C’est le vœu des villes et paroisses de Grez. Mi-gnerettes, Nemours, Saint-Pierre-lez-Nemours, Ville-Yocques et Vaulx. .(2) C’est le vœu des villes, bourgs et paroisses d’Auxy, Grez, Nemours , Pannes , Saint-Pierre-lez-Nemours et Voulx. Mais il priera les Etats généraux de songer qu’il faut que chaque bailliage ait son assemblée de département; car, puisque les bailliages deviennent une division politique pour la convocation des Etats généraux, il faut qu’ils en soient une aussi pour l’administration des provinces. Il demandera encore qu’aucune paroisse ne puisse ressortir de deux bailliages, ni par conséquent de deux assemblées, puisqu’il faut toujours que sa municipalité sache à qui répondre, et ne soit pas troublée par des conflits d’autorité. Ces considérations parlent d’elies-mêmes à la sagesse des Etats généraux. On a pu désirer des divisions astronomiques par degrés de latitude et de longitude et penser à placer deux bailliages dans la longueur d’un degré, ou quatre bailliages par degré de surface. On a pu désirer des divisions topographiques déterminées par les bassins, les crêtes des hauteurs et les eaux pendantes, pour éclairer les systèmes d’arrosage et de navigation. Le tiers-état du bailliage de Nemours pense qu’on doit se borner à une division politique qui, attribuant à chaque bailliage les paroisses qui lui conviennent le mieux, avec leur territoire actuel, ne dérange aucune des administrations municipales et religieuses qui existent. Les paroisses lui semblent, au moins aujourd’hui, des unités respectables du grand tout qui forme le royaume. G’est avec elles que le Roi vient de traiter, c’est elles dont il veut prendre les conseils ; et le tiers-état du bailliage verrait trop d’inconvénients aux divisions astronomiques ou physiques qui exposeraient à couper plusieurs paroisses, souvent en deux, quelquefois en trois ou quatre parties, et à les soumettre à différentes assemblées d administration. Si l’on arrivait sur un terrain neuf et nu pour y établir une immense colonie, on pourrait balancer entre les divisions astronomiques et celles qu’indiquerait la pente des eaux; mais un royaume tout formé est un corps de propriétaires qui ont des droits sacrés, véritable fondement de l’empire, et des intérêts dont la réunion constitue l’intérêt national, si, pour leur avantage, on peut décider qu’ils seront du ressort de la juridiction et de l’administration générale le plus à leur portée, il n’en est pas de même du premier degré de confédération et d’administration sociale, de la première communauté dont leurs héritages composent en partie le territoire, et dont la disposition locale peut ou a pu influer sur leurs travaux. Il est douteux que le gouvernement ait intérêt à changer cette division qui s’est faite d’elle-même. Il est certain qu'il n’en a pas le droit sans l’aveu des propriétaires ou de leur pluralité. Dans les petites choses comme dans les grandes, il faut toujours revenir à voir et à dire que ce n’est point par la convenance apparente, que c’est par la justice qu’on doit gouverner les nations ; tout examen montre qu’il n’y a que la justice qui soit essentiellement convenable. § 9. En combien de Chambres doivent être divisés' les Etats généraux. Plusieurs paroisses du bailliage de Nemours pensent, et c’est une opinion qui paraît assez généralement répandue, qu’il serait à désirer que les deux ordres supérieurs fussent rêünis en une seule Chambre'; qu’il n’y eût à 1 -avenir que deux ordres : l’ordre noble, qui contiendrait lés gèntils-i hommes, et le clergé de l’ordre dëâ cômîûuiiës, de 176 [Étais gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] sorte que nos Etats généraux fussent divisés, comme le Parlement d’Angleterre, en Chambre haute et Chambre des communes. Le tiers-état du bailliage de Nemours est porté sans doute à regarder comme un avantage tout ce qui tendra à diminuer le nombre des corporations et à rendre la nation plus une. Il croit qu'on devrait souhaiter qu’il n’y eût qu’un seul ordre, et que, par conséquent, il vaudrait mieux qu’il y en eût deux queArois.il envisagerait encore à cet arrangement un autre avantage: ce serait de rendre les Etats généraux moins nombreux. Si les trois ordres restent séparés, le vœu le plus général étant que les députations soient réglées sur le pied d’un ecclésiastique, deux nobles et trois membres du tiers-état, les Etats généraux qui suivront ceux de 1789 seraient composés de dix-huit cents personnes, et cette assemblée peut paraître bien nombreuse. Si, au contraire, les deux ordres supérieurs sont réunis en un seul, les députations pourraient rester dans la même proportion que celles qui ont eu lieu aujourd’hui, etles Etats généraux suivants être pareils à ceux qui vont se tenir ; ou même elles pourraient être de moitié moins nombreuses et n’être composées que de deux personnes, dont une prise indifféremment dans la noblesse ou dans le clergé, et l’autre dans le tiers-état; alors les Etats généraux pourraient n’être que de six cents personnes, dont trois cents dans chaque Chambre, ce qui rendrait les affaires bien plus faciles à traiter : ou si l’on voulait qu’ils montassent de neuf cents à mille personnes, on pourrait faire les arrondissements des bailliages plus petits et n’y renfermer qu’environ soixante mille âmes ; cê qui rendrait la représentation plus rapprochée du peuple, plus égale et plus parfaite. C’est donc ce dernier parti que le tiers-état du bailliage de Nemours pense qu’on devrait suivre s’il était décidé que les divisions des ordres dussent déterminer à toujours la formation des Chambres, car le tiers-état du bailliage de Nemo urs avoue qu’il trouverait encore préférable que les députés des trois ordres, réunis dans les Etats généraux, ne formassent les deux Chambres que par un partage d’un tiers des membres de chaque ordre choisis par ancienneté d’âge, pour former la Chambre haute, avec un droit non pas négatif, mais suspensif et applicable, selon les formes indiquées dans le paragraphe troisième de ce chapitre, aux propositions qui seraient faites par la Chambre des communes. 11 juge que, par cette distribution des Chambres, toutes les vérités utiles seraient aussi parfaitement développées , tous les projets importants aussi profondément discutés que l’on puisse le désirer ; que l’on préviendrait le danger des résolutions précipitées qui peuvent devenir si funestes aux nations, et que l’union des trois ordres dans chaque Ghambre contribuerait à fondre tous les intérêts dans un seul intérêt, et toutes les passions, dans cette passion du bien public qu’on appelle patriotisme. Mais, comme il ne s’agit, dans toutes ces dispositions, que d’une plus ou moins grande convenance ; comme elles ne sont pas absolument indispensables au bonheur du peuple ; comme il est possible d’arriver à ce but principal, soit qu’on adopte l’un ou l’autre plan , le tiers-état du bailliage de Nemours s’en rapporte à la sagesse des Etats généraux. Il lui suffit d’avoir indiqué ce qu’il croirait le plus avantageux et son vœu pour que la représentation des provinces soit rendue la plus complète et la plus générale qu’il soit possible. Conclusion. Le tiers-état du bailliage de Nemours pense que si les Etats généraux veulent bien accorder leur attention aux propositions qu’il leur a faites dans cette seconde partie de son travail, égaliser la représentation entre les différentes provino.es , i régler la forme des élections et l’étendue des | pouvoirs des députés dans leur usage et pour leur ; durée, déterminer la manière de raire des mo-; tions, de les discuter, d’en délibérer et de pro-| noncer sur elles dans l’assemblée «nationale ; | constater à jamais le droit imprescriptible de la I nation de proposer les lois de quelque espèce | qu’elles puissent être, et le droit éminent du Roi | de leur donner ou de leur refuser la sanction; S appuyer toutes ces institutions sur la plus par-j faite et la plus complète déclaration des droits | que la sagesse des Etats généraux pourra rédiger et approuver, et les garantir par la meilleure instruction publique et privée dont la liberté de la presse fait partie, ils auront établi les moyens j les plus simples et les plus sûrs de remédier à ! tous les maux, d’assurer l’adoption et la stabilité de tous les biens. REMONTRANCES, Moyens et avis que le tiers-état du bailliage de Nemours charge ses députés déporter aux Etats généraux. INTRODUCTION. Il ne reste plus au tiers-état du bailliage de Nemours qu’à présenter aux Etats généraux les principaux objets sur lesquels il croit que leur attention patriotique devra se fixer pour employer utilement au peuple les grands moyens constitutionnels qu’ils se seront préparés, et pour arriver le plus promptement possible aux diverses réformes qui sont nécessaires et qui ne sont pas relatives aux impôts. Trois branches importantes seront l’objet de ces avis du tiers-état du bailliage de Nemours : Les lois pour l’administration de la justice, par lesquelles on doit décider sur les différends qui s’élèvent entre les citoyens, prévenir et punir les crimes, régler les formes à suivre pour les procédures, tant civiles que criminelles ; Les lois pour l’administration des finances, qui doivent embrasser la recette et la dépense de l’impôt, les travaux publics et la comptabilité] Les lois pour l’administration du travail privé de tous les citoyens, qui doivent comprendre tout ce qui est à faire pour le bien de l’agriculture et du commerce. CHAPITRE PREMIER. Des lois relatives à V administration de la justice. L 'administration de la justice est la première fonction de l’autorité sociale, celle pour laquelle les hommes qui, d’abord, conservaient leur liberté et leurs propriétés, et maintenaient leur sûreté par leurs seules ressources personnelles et au risque d’une guerre privée toutes les fois qu’on y portait atteinte , sont convenus d’établir une force publique qui pourrait en imposer à chacune des forces particulières, parce que toutes se réuniraient pour lui porter secours, et qui garantiraient ainsi, beaucoup plus efficacement, avec beaucoup moins de frais et de querelles, la [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. liberté, la 'propriété et la sûreté de tous et de chacun. Le tiers-état du bailliage de Nemours posera quelques principes, et fera quelques vœux relativement à cette administration. Il ne peut entrer dans tous les détails, mais il tâchera d’indiquer ceux sur lequels les Etats généraux peuvent et doivent ordonner des travaux suivis. § Ier. Que la justice doit être gratuite. Avantage de la rendre telle, moyens d’y parvenir; suppression delà vénalité ; manière de nommer les magistrats-11 est sensible que les hommes réunis en société, ayant pris des mesures générales, et s’étant soumis à des dépenses communes pour l’établissement de la force publique à laquelle l’administration de la justice est ‘confiée, ils ne doivent pas être soumis à payer chacun de ses services particuliers. La nécessité que la justice soit rendue gratuitement dérive des principes fondamentaux de l’imposition et de la société. Il ne faut pas payer deux fois le meme service, et ce serait le payer deux fois que d’être soumis à des frais pour obtenir justice, après avoir déjà fait ceux de rétablissement d’une autorité dont l’administration de la justice est le premier objet. C’est une règle générale de l’humanité et de la société, que les enfants, que les infirmes, que tous ceux qui sont dans l’impuissance de s’aider eux-mêmes soient servis et secourus gratuitement. C’est leur droit énoncé au quatrième article de la déclaration que le tiers-état du bailliage de Nemours a proposée aux Etats généraux ; les indigents ont plus souvent besoin que personne qu’on leur rende justice, car ils sont plus exposés à l’oppression. Cependant un système pour l’administration de la justice, qui demanderait que l’on payât chacun de ses actes, établirait qu’il ne serait pas rendu justice à l’indigent, c’est-à-dire à celui qui en a le plus essentiellement et le plus fréquemment besoin. Un tel système serait barbare et antisocial. Le tiers-état du bailliage de Nemours a démontré, dans la première partie de son travail, qu’il était scandaleux et nuisible que le gouvernement fît payer aucun des services publics dont il est chargé, de manière à en former un objet de revenu applicable à d’autres services, et qu’il y avait même un inconvénient à ce qu’il fît payer aucun d’eux dans la seule vue d’en faire les frais directs. Il est impossible, a-t-il remarqué, de régler avec exactitude* ce qu’il faudrait acquitter pour chaque acte particulier, afin de subvenir sans excès et sans déficit aux frais généraux d’aucune administration. Il faut donc que le service ne soit pas assuré, ou que l’on force la mesure du salaire, de manière à excéder habituellement la dépense ; c’est-à-dire que l’on fasse payer le service plus qu’il ne vaut, et que l’on introduise la confusion dans les finances par de petites parties de revenus ignorés et réversibles d’une branche d’administration sur une autre. Cet inconvénient est plus grand dans l’administration de la justice que dans toute autre administration ; car, si les officiers de justice sont payés à raison de leurs actes judiciaires, ils auront intérêt de les multiplier, d’embrouiller les affaires et d’entasser un nombre de jugements sur les incidents, sur les interlocutoires, sur la forme, avant de décider le fond et le principal. Ils auront au moins intérêt à ce que l’on marche lre Série, T. IV. [Bailliage de Nemours.] J 77 très-lentement dans la réforme et la simplification des lois judiciaires ; et qui sait si, même involontairement, plusieurs d’entre eux ne porteraient pas, dans la discussion des propositions qui seraient faites à ce sujet, l’esprit de chicane qu’il faut bannir de l’administration de la justice même. Si, au contraire, l’administration de la justice est purement gratuite, et s’il n’y a que de l’ennui et delà fatigue pour les juges à“ la prolongation des affaires et à la multiplicité des actes, une paresse très-louable viendra au secoursde la bonne foi, et ils chercheront tous les moyeus possibles de réprimer la chicane, d’éclaircir et de terminer les affaires. L’avantage, qu’un tel esprit soit porté dans l’administration de la justice serait inappréciable pour le peuple. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande donc unanimement que la justice soit absolument gratuite ; Et pour cela, Que l’usage du papier timbré soit aboli ; Que les droits sur les actes et les droits de greffe soient supprimés, ou réduits aux simples frais nécessaires pour le salaire des greffiers et de ceux qui tiennent et gardent les registres publics destinés à constater les dates; Que toutes les charges et tous les offices de magistrature et de judicature soient remboursés ; qu'il soit à cet effet établi un fonds d’amortissement, et que, jusqu’au remboursement, les intérêts de leurs finances soient payés aux titulaires. Quelque considérable que cet objet paraisse au premier coup d’œil, il est de peu de conséquence pour une nation dont tous les ordres réunissent ensemble leurs moyens et leurs efforts clans une juste proportion, et l’avantage de donner à tous et à chacun des juges intérêt d’abréger les procès, procurera une si grande économie de capitaux productifs et conservera tant de richesses dans des mains laborieuses, que pour l’utilité publique il n’y a pas à hésiter.* Tous les Etats généraux qui se sont tenus jusqu’à ce jour ont demandé la suppression de la vénalité des charges. Ceux de 1789 ne peuvent pas être moins éclairés sur le bien public, et ils le seront davantage sur l’étendue de leurs droits. Le tiers-état pense qu’il pourrait être fait un fonds pour attribuer aux magistrats et aux autres juges des honoraires modérés, tels qu’un homme livré à l’étude des lois, et qui aurait d’ailleurs des moyens de subsister, puisse consacrer sa vie aux fonctions de la magistrature, sans qu’elles apportent de dérangement à ses affaires, sans s’enrichir, sans se ruiner. 11 lui paraît que les honoraires pourraient être réglés à peu près sur le pied de ce que le produit cl’un travail moyen peut valoir actuellement aux magistrats ; de manière qu’ayant de moins à supporter la perte qu’ils font de leurs frais de réception, et celles qu’ils éprouvent sur l’intérêt des fonds inutilement consacrés à l’acquisition de leurs offices, la même classe de citoyens qui remplit actuellement les différents tribunaux puisse continuer, et que des citoyens, également instruits et également honnêtes, puissent y prétendre, même avec une moindre fortune. Il ne pense pas que cette réforme si nécessaire doive entraîner la destitution d’aucun des magistrats ou des juges actuels qui ont reçu leurs provisions, et qui ont été installés dans leurs offices. U croit qu’on peut et qu’on doit les. laisser jouir des places qu’ils ont remplies jusqu’à ce jour, et 12 178 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] qu’il suffira de s’assurer qu’à leur décès, ou lors de leur retraite volontaire, leurs successeurs seraient choisis par -la voix publique ; ce qui, certainement, sera bien nécessaire désormais; car, s’il est quelque fonction qui doive n’être attribuée qu’à la plus haute et à la plus universelle estime, c’est, sans doute, celle qui met à portée de prononcer sur la fortune, l’honneur et la vie. Voici la forme que le tiers-état du bailliage de Nemours croit praticable pour cette opération. Lorsqu’il vaquerait.une place de président dans une cour souveraine, les conseillers s’assembleraient et proposeraient trois sujets dont le Roi en choisirait un. Si c’était une place de conseiller, l’ordre des avocats s’assemblerait et proposerait neuf sujets à la cour où la place serait vacante. Celle-ci en choisirait trois, parmi lesquels encore le Roi nommerait celui qu’il jugerait le plus convenable. De cette manière on serait sûr de pouvoir arriver, par le mérite, par la probité et par l’étude des lois, aux premières places de la magistrature, et ceux qui semblent aujourd’hui plus particulièrement destinés pour elles, n’y parviendraient qu’après avoir fait dans l’ordre des avocats un véritable service, et non pas, comme à présent, en s’y faisant inscrire seulement pour la forme. Lorsque la place serait vacante dans un siège inférieur, les paroisses qui en ressortiraient enverraient chacune un député; et ces députés, réunis à tous les juges et à tous les avocats du ressort, proposeraient quatre sujets dont la compagnie choisirait deux pour les présenter à son tribunal d’appel qui en nommerait un. Ainsi les candidats pour la magistrature de première instance, celle qui est chargée du travail important de l’information dans les affaires criminelles, seraient indiqués par leur réputation et par l’estime qu’ils auraient inspirée à leurs justiciables. 11 faut donner à ceux qui aspirent aux places un intérêt à se montrer bons, judicieux, appliqués; car alors ils le* deviennent : et dût-on ne pas choisir le meilleur, on peut espérer au moins que le plus faible des proposés sera supérieur à ceux que le hasard, l’oisiveté, la nécessité d’être quelque chose, et une somme d’argent auraient présentés à des provisions qu’on ne peut maintenant refuser à personne. Le tiers-état suppose que la loi qui ordonne qu’un juge ne pourra être destitué que pour forfaiture légalement jugée, continuera d’être une loi de l’Etat. § 2. De la réforme des lois civiles. En supprimant les frais de justice, et faisant des magistratures le prix du mérite, on aura coupé deux grandes racines à l’arbre de la chicane, et fait disparaître deux causes de la multiplication et de la durée des procès. Mais il en restera encore mille, et il s’en trouve déjà tant dans les passions humaines, que la nation doit retrancher au moins celles qui viennent' des mauvaises institutions. On ne peut se dissimuler que nos lois civiles ont besoin d’être répandues en entier ; que la variété des coutumes, l’imperfection des ordonnances, la multitude des commentaires, la com pli-cation des formes, l’influence des usages, la diversité des arrêts de règlement, et l’incertitude de la jurisprudence, ouvrent à l’esprit et aux ruses de la chicane-tous les moyeus possibles d’égarer les plaideurs et de prolonger les contestations. Ce mal public en renferme deux autres également nuisibles à la société. L’un, c’est l’impôt énorme que les frais de procédure lèvent sur tous lesbiens du royaume, et y lèveraient encore, quoique dans une proportion plus faible, quand on aurait eu la sagesse de renoncer à en faire un objet de revenu public. Car le ministère des avocats et des procureurs, quelque respectable qu’il soit dans son principe, et malgré l’utilité qu’il présente à plusieurs égards, n’en est pas moins, dans un pays oùles lois sont cpmpliquées, un impôt de séduction dont les pièges sont toujours ouverts, et qui absorbe une somme immense de capitaux, qui seraient très-nécessaires au soutien et à l’exécution de tous les travaux utiles. Dès que le droit est douteux, il est impossible que le particulier qui se croit lésé ne soit pas tenté d’avoir recours à une action juridique; il est impossible qu’il ne trouve pas des défenseurs qui voient la chose comme lui lorsqu’elle n’est pas claire, et il est encore impossible qu’ils ne l’encouragent pas à plaider lorsqu’ils y trouvent une apparence de justice dans la forme ou dans le fond, et qu’ils ont de la réputation et de l’argent à gagner, en montrant du zèle à ceux qui les consultent. Le second mal que font les lois confuses, est de s’opposer à l’esprit de sociabilité, de semer la division entre les familles et entre les voisins, et de substituer partout les passions avides et haineuses, qui ne font que du mal aux passions amiables et douces qui ne font que du bien, parce qu’elles appellent toujours à s’entre-secourir. Une nation peut être bonne ou méchante, en raison de ce que ses lois et sa jurisprudence sont plus ou moins claires, et de ce qu’on v plaide beaucoup ou rarement. Le tiers-état du bailliage de Nemours sent très-bien que la réforme des lois et la réduction de toutes les coutumes est une chose que désirent une grande partie de ses paroisses (1), sont un ouvrage de longue haleine et qui ne peut pas être terminé pendant une seule tenue des Etats généraux. 11 les invite au moins à prendre toutes les mesures nécessaires pour la confection d’un si important ouvrage. 11 leur demande d’établir une commission chargée de faire un projet de Gode civil applicable à tout le royaume, en réunissant les-dispositions les plus sages du droit écrit et des différentes coutumes, et supprimant celles qui ne seraient pas conformes à la justice et à la raison, bases nécessaires de toutes les lois ; car il n’v a pas deux manières d’être juste, et il ne peut pas y avoir, dans un code suffisamment réfléchi une seule disposition arbitraire. Il pense que cette commission ne doit pas être exclusivement composée de magistrats et de jurisconsultes ; et que, d’après ie principe général des élections, les fonctions doivent être données à ceux qu’on croit capables de les remplir. Les Etats généraux sont les maîtres d’admettre dans la commission 'du code tout citoyen tiré de leur corps ou n’appartenant à aucun corps, qui leur paraîtrait avoir des lumières utiles sur 1e droit naturel et sur le droit politique. Il croit aussi que ce serait retarder le bien (1) C’est le vœu de Bouligny-Marchais, Chaintreaux, Cheroy, Corbeilles, Dordives, Flagi, Goudreville-la-Fran-che, Grez, Ladon, Larchamp, Lexi, Mignières, Moulon, Nemours, Saint-Pierre-les-Nemours, Néronvilie, Reman-ville, Sceaux, Thouri-Férottes, Ville-Béon, Ville-Mou-tiers, Ville-Vocgues et Voulx. [États gén. 1789. Cahiers.] public qui peut être fait, et s’exposer à le rendre moins complet, que de concentrer un travail si intéressant pour l’universalité des citoyens dans le sein de la commission qui en sera plus spécialement chargée; qu’il faut, au contraire, non-seulement laisser la liberté d’écrire, conformément aux articles 28 et 29 de la Déclaration des droits, sur toutes les matières que peut embrasser le code civil, mais qu’il faut y inviter tous les ci-' toyens ; qu’il faut faire un fonds pour donner des prix à ceux qui auront le plus parfaitement discuté les différentes questions que pourrait proposer la commission, relativement aux droits des choses et des personnes, aux conventions de mariage, à l’état des citoyens, aux successions, à la représentation, aux testaments, aux donations, à toutes les espèces de contrats, ou toutes autres questions qu’elle jugerait convenable de faire traiter d’une manière approfondie ; et même pour donner aussi des récompenses utiles et honorables à ceux qui, chaque année, sans attendre les questions delà commission, auraient fait les meilleurs ouvrages sur les objets dont elle devra s’occuper. Cette commission serait chargée de rendre compte de son travail aux prochains Etats généraux, qui, s’ils en sont satisfaits, et s’il leur en parait résulter un projet de code digne de la nation, le proposeront au Roi, ou se contenteront de proposer les lois qui ne pourront souffrir de dif-iiculté, et feront imprimer les différents projets des autres, afin de consulter sur eux l’opinion publique, dans l’intrevalle de la seconde à la troisième tenue des Etats. Si la nation parvient ainsi à se procurer en six ans un bon code civil général pour toutes ses provinces, elle devra être satisfaite de la célérité apportée dans une si grande entreprise. Sans attendre qu’elle soit terminée, le tiers-état du bailliage de Nemours recommande aux Etats généraux d’établir que les mêmes lois auront lieu pour la poursuite des créances contre les débiteurs de tous les ordres, afin qu’il ne soit pas plus difficile d’être payé d’un seigneur que d’un marchand. Le privilège de ne pas payer ses dettes n’a jamais été qu’un abus de pouvoir ; il n’est pas au nombre cle ceux dont la noblesse a joui légalement, quoiqu’il soit un de ceux dont l’usage est le plus fréquent. Le tiers-état demande qu'il ne s’accorde plus d’arrêts de surséance et que les marchands puissent poursuivre les nobles pour les fournitures qu’ils leur auront faites, comme pour dettes de commerce (1). * § 3. De la réforme de l'ordonnance civile. Il y a deux choses à considérer dans l’administration de la justice : les lois en elles-mêmes et les règles de leur application. Les unes sont l’objet du code, et les autres celui de l’ordonnance. Un code dont les dispositions seraient très-conformes aux principes de la plus exacte équité pourrait laisser lieu à un grand nombre d’injustices de détail et à d’interminables procès, si l’ordonnance qui réglerait la procédure était imparfaite, et n’avait pas une simplicité et une clarté assez grandes pour que l’adresse des chicaneurs les plus habiles ne puisse embrouiller la marche d’une affaire. Notre ordonnance civile est très-imparfaite, et les plus habiles magistrats disent qmelle a plus de défauts que l’ordonnance criminelle, qui a (1) C’est le vœu des paroisses de Larchampet Thouri-Fêrottes. [Bailliage de Nemours.] 179 excité plus de réclamations parce que sou objet est plus important et les maux qu’elle cause plus cruels et plus irréparables. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande aux Etats généraux d’en ordonner la révision. Ce n’est pas un travail de si longue haleine et qui puisse rencontrer autant de difficultés à vaincre, autant de préjugés à combattre que la rédaction et l’établissement d’un code civil générai en trouveront dans les préjugés des différentes provinces accoutumées chacune à leur législation particulière. Il n’est peut-être pas impossible que l’ordonnance soit réformée ou du moins que plusieurs de ses dispositions soient perfectionnées pendant le temps même de la tenue des Etats généraux. Le tiers-état du bailliage de Nemours pense qu’il faut établir à cet effet une commission particulière, premièrement, pour hâter le travail en ne le cumulant pas avec celui du code ; secondement, parce que la rédaction d’une bonne ordonnance demande un autre esprit et d’autres lumières que celles d’un bon code ; troisièmement, parce que, quelque imparfaite que soit notre ordonnance civile, elle présente aux dispositions qui devront la corriger des bases meilleures et moins incohérentes que celles que le code peut trouver dans les cent vingt-huit coutumes de France et dans le droit écrit. Le tiers-état est porté à croire que les membres de la commission chargée de la révision et de la correction de l’ordonnance civile , doivent être pris entièrement hors des Etats généraux, ou que si quelques-uns des membres des Etats généraux y sont nécessaires, il faudra mettre leurs suppléants en activité, afin que le travail de la coin-mission et celui des Etats ne se portent réciproquement aucun préjudice. Il est clair que, dans un royaume et dans un temps où tout doit marcher par le concours de la communication des lumières, la commission de l’ordonnance et celle du code doivent être autorisées à conférer et communiquer ensemble toutes les fois que l’une d’elles le jugera utile à son travail, et que celle de l’ordonnance, comme celle du code, doit avoir quelques fonds à sa disposition pour donner des prix, soit aux meilleurs mémoires sur les questions qu’elle voudrait faire traiter, soit aux coopérateurs libres qui auraient publié quelques bons écrits sur le sujet de son travail. L’encouragement des travaux utiles n’est jamais ce qui altère les Français ; car une bonne idée, qui rend le peuple plus heureux, facilite tous les travaux et augmente la masse de toutes les richesses. § 4. Des lois criminelles. De la réforme du code criminel et de celle de l'ordonnance. Relativement aux lois criminelles, comme aux lois civiles, il faut distinguer le code qui doit déterminer les peines et les proportionner aux délits, de l’ordonnance qui doit régler la forme de la procédure, de l’instruction, et des jugements. Ces deux parties de nos lois nous couvrent de douleur et de honte; notre code criminel est dénué d’humanité, de prudence et d’équité. Les peines en sont à la fois atroces et partiales ; elles ne sont point proportionnées aux délits, elles invitent le coupable d’un délit médiocre à en commettre un plus grand; elles punissent des actions qui ne sont pas des délits. Nos enfants ARCHIVES PARLEMENTAIRES. |80 [États gén. 1789. Cahiers.] auront peine à croire qu’il ait subsisté longtemps chez une nation éclairée. Notre ordonnance n’est pas meilleure : elle est entièrement dirigée contre l’accusé ; elle a beaucoup de dispositions tyranniques et cruelles; ses rédacteurs n’ont point songé que, jusqu’au jugement, rien ne constate si l’accusé est coupable au crime, ou si l’accusateur l’est de calomnie. Le tiers-état voit depuis longtemps avec effroi qu’il n’y a point d’année où il ne soit prouvé que l’imperfection de l’ordonnance a conduit quelques innocents au supplice. Et l’on frémit de penser que’si l’on peut acquérir tous les ans la preuve que ce crime et ce malheur de nos lois ont frappé queques têtes innocentes, il doit y en avoir un grand nombre d’autres pour lesquelles on ne fait point de réclamation, qui ne trouvent ni défenseurs ni vengeurs, et qui non-seulement ont péri dans les supplices, mais dont l’honneur restera injustement perdu à perpétuité. Chez une nation humaine, chrétienne, bienfaisante, généreuse, un tel mal ne peut être connu et durable. Les Etats généraux n’ont besoin d’aucun nouvel éclaircissement pour arrêter les plus sinistres de ses ravages. Les vérités qui doivent y déterminer ont été trop discutées dans ces derniers temps, et démontrées avec trop de clarté pour que toute hésitation ne fût pas très-coupable. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande donc aux Etats généraux de ne pas perdre un moment pour proposer au Roi, relativement à l’ordonnance : Que la procédure soit publique ; Que l’accusé puisse toujours en requérir l’impression ; Qu’il soit donné un défenseur aux accusés : Que la preuve des faits justificatifs soit admise à toutes les époques du procès : dispositions conformes aux articles 18, 28 et 29 du projet de déclaration de droits ; Que si le jugement emporte peine de mort, il soit communiqué au défenseur du condamné et non au condamné même, et que le sursis prescrit par l’ordonnance du 8 mai 1788 aitsonexécution; Et relativement au code : Que la peine de la roue soit supprimée ; Que la confiscation des biens des condamnés n’ait jamais lieu, puisqu’elle est une manière de frapper des innocents déjà suffisamment à plaindre d’avoir eu dans leur famille un homme qui ait mérité punition; Que le supplice ne soit infamant que pour le coupable, autant du moins que les lois peuvent influer sur cette partie de l’opinion; Que toutes les peines particulières aux citoyens du tiers-état soient abolies, et qu’il n’y ait aucune distinction entre les citoyens des différents ordres qui seraient convaincus des mêmes délits; car un coupable ne l’est ni plus ni moins, pour être d’un ordre ou d’un autre ; et si quelqu’un pouvait êîre regardé comme plus répréhensible, ce serait celui V qui plus de distinctions préparaient plus de ressources, et qui, ayant reçu plus de bienfaits de la société, semblait avoir encore plus d’obligations à remplir envers elle; si quelque délit peut être plus dangereux, c’est celui commis par un homme illustre et puissant; Que les banqueroutes frauduleuses soient réprimées par des peines proportionnées au délit, applicables et appliquées (1). fl) C’est le vœu des paroisses de Ladon, Saint-Mau-rice-scr-Fessard, Souppes et Yille-Moutiers. [Bailliage de Nemours.] Il demande encore que les prisons ne soient plus des lieux de supplice, mais seulement des lieux de sûreté. Il existe une commission d’hommes très-éclai-rés pour les hôpitaux. Le tiers-état demande que son travail soit étendu aux prisons, afin d’y porter la salubrité et l’humanité. Il demande qu’après avoir pourvu à ces points qui ne peuvent souffrir de retard, et n’exigent point de recherches, qui sont mûrs pour le bien, et ne sauraient donner lieu à aucune objection, il soit établi deux commissions : L’une pour achever la réforme de l’ordonnance criminelle ; L’autre pour perfectionner le code, adoucir les peines et les proportionner aux délits. Ces deux sortes de lois à préparer par ces commissions doivent être dirigées dans le même esprit, mais elles paraissent demander un travail particulier ; et le tiers-état du bailliage de Nemours pense qu’il suffira d’établir entre elles tous les rapports que la connexité des objets qui les occuperont paraît indiquer. Il croit aussi qu’elles doivent avoir des fonds pour donner des prix comme les deux commissions occupées des lois civiles, et que leurs membres pris parmi tous les citoyens, de quelque profession qu’ils soient, qui en serontjugés capables par les Etats généraux, ne doivent pas être tirés des Etats généraux eux-mêmes, sans y opérer vacance et donner lieu d’employer les suppléants, afin qu’ils puissent travailler dans le même temps que les Etats généraux, et finir leurs utiles projets avant la clôture de l’assemblée nationale. Quelques personnes pensent que l’on devrait établir la procédure par jurés. C’est une question que la commission de l’ordonnance criminelle peut traiter et faire traiter. Tous ces travaux ne peuvent pas être exécutés trop promptement. Le sang innocent crie contre les gouvernements et les nations qui souffrent qu’on puisse le répandre ; et même il n’est pas indifférent à Dieu ni aux hommes, que les coupables éprouvent ou n’éprouvent pas des cruautés inutiles. §5. De quelques réformes et de quelques lois 'particulières qui ont été demandées par plusieurs paroisses du bailliage. La suppression de la partie fiscale des droits sur les actes et les procédures, l’abolition de la vénalité des charges, l’institution d’une forme honorable, utile et régulière pour la nomination des magistrats, la suppression desabus les plus criants de notre ordonnance criminelle, et l’établissement des quatre commissions, pour perfectionner les deux codes et les deux ordonnances, pourvoiront à la pins grande partie des inconvénients que présente notre ordre judiciaire actuel. Le tiers-état du bailliage de Nemours n’a plus qu’une grande proposition à faire à son sujet ; mais il doit la faire précéder par différentes idées particulières que ses paroisses lui ont suggérées, et dont l’utilité pourra frapper les Etats généraux. Un grand nombre de paroisses désirent la suppression des justices seigneuriales, qui forment un degré de plus de juridiction, et qui exposent le peuple à être jugé par des hommes dénués des connaissances nécessaires. II est certain qu’il n’y a pas assez de jurisconsultes expérimentés pour fournir aux justices seigneuriales de bons juges ; que plusieurs de ceux qui en remplissent les ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Etats gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 181 fonctions ne sont pas même gradués ; que ces petites justices ont de petits suppôts, d’autant plus avides que leur pauvreté est plus grande et les occasions de les employer plus rares ; qu’il en résulte plus de séduction pour le peuple, plus de facilité à l’engager dans des procès, dont les meilleurs même sont presque aussi ruineux pour ceux qui les gagnent que pour ceux qui les perdent. Plus il y a de médecins, et surtout de charlatans, plus on trouve de maladies. 11 faut considérer que le soin de rendre la justice est une des fonctions les plus augustes de la société ; qu’il ne doit être exercé qu’en son nom, qu’il peut être confié mais non pas aliéné à des particuliers, e)t qu’une justice patrimoniale héréditaire présente une exception indécente et nuisible au droit commun. Cette exception n’a que des dangers, et pas une utilité. Elle ne met pas, comme on le croirait, la justice plus à portée des. justiciables et plus à même de constater les délits. Les juges, seigneuriaux habitent les mêmes petites villes que les juges royaux et ne viennent, comme eux, que lorsqu’ils sont avertis, et que les indices qui pourraient constater les délits ont eu le temps de disparaître. Le tiers-état du bailliage de Nemours indiquera, dans le paragraphe suivant, comment pourvoir à cet inconvénient. Les juges et les procureurs fiscaux qui ne sont pas gradués ne vont dans les paroisses que pour y trouver occasion de ramasser quelque argent. Ceux qui sont gradués et qui remplissent les fonctions d’avocat ou de procureur dans les sièges royaux, recueillent dans les campagnes les affaires qui le plus souvent pourraient s’y terminer mais que l’on peut aussi amener au siège royal-, il n’y a, dans tout cela, ni justice ni économie pour le peuple. Presque toutes ses voix se réunissent pour demander qu’il n’y ait, en aucun cas, que deux degrés de juridiction (1). Quelques paroisses n’en auraient voulu qu’une seule (2), ce qui peut s'expliquer par le vœu plus général, que la compétence des bailliages et des présidiaux soit étendue (3). L’inconvénient d’aller chercher la justice par des voyages longs et -dispendieux, fait désirer à plusieurs paroisses que le ressort des cours souveraines soit divisé et diminué (4). Quelques-unes ont même demandé le retour à l’ordonnance du 8 mai 1788, pour les grands bailliages (5). Le tiers-état du bailliage désire, par les mêmes raisons, que tout droit de committimus , de garde-gardienne et d’évocation générale, soit supprimé. l)e deux citoyens qui plaident ensemble, il n’y a pas plus de motif pour en déranger l’un que l’autre. C’est une partialité, que d’enlever à un homme son juge naturel, et de l’emmener plaider au loin devant un juge d’attribution,qui peut avoir, même involontairement, une disposition plus fa-(1) C’est le vœu de Château-Landon, Nérouville el Préfontaines. (2) C’est le vœu de Mignières. (3) C’est le vœu de Chapelon, Château-Landon, Echil-leuse, Grez, Nemours, Saint-Pierre-lez-Nemours, Saint-Maurice-sur-Fessard et Vaulx. (4) C’est le vœu d’Auxi, Château-Landon, Mignerettes et Pannes. (5) Quatre paroisses ont formé ce vœuu. Jusqu’à ce que les réformes nécessaires dans l’administration de la justice soient effectuées, le tiers-état du bailliage de Nemours croit devoir s’abstenir de les nommer, vorable pour les plaideurs dont les causes lui sont commises, et qui lui donnent occasion d’exercer son autorité. Le lieu du procès doit toujours indiquer les juges. Le tiers-état demande aussi la suppression de toute évocation particulière. On a cru encore, par la même raison, qu’il serait utile d’attribuer aux juges royaux des lieux la connaissance des ordres à mettre entre les créanciers après le sceau des lettres de ratification; qu’il en résulterait une grande économie de frais, de procédures et de voyages (l). On a trouvé que l’obligation de renouveler, tous les trois ans, les oppositions au bureau des hypothèques pour conserver ses droits, donnait lieu à trop de frais ; qu’il faudrait que le délai fût prorogé et porté à dix ou vingt ans, ou même à vingt-neuf ans; qu’il suffit en ce cas de prévenir l’époque de la prescription ; que cela serait également avantageux pour les débiteurs et pour les créanciers (2) ; les droits de l’opposition, qui sont au moins de cinq livres, emportent sur trois années d’arrérages de petites parties de rente, quelquefois le quart, moitié, ou même les deux tiers de ces arrérages. On a demandé encore que les acquéreurs et les vendeurs fussent autorisés à s’épargner le payement des droits attribués aux receveurs des consignations, en déposant le prix des acquisitions, soit au greffe de la juridiction, où l’ordre de la créance sera introduit, s’il y a lieu, à l’amiable, et l’on a observé que les dépôts étant partagés entre tous les notaires, aucun d’eux n’en ayant de trop considérables, il y aurait plus de sûreté que dans les caisses des receveurs des consignations, où des sommes énormes sont accumulées (3). Le tiers -état du bailliage de Nemours est porté à croire que, lorsque la nation elle-même influera directement sur ses affaires, et jouira de son propre crédit, aucune caisse ne sera aussi solide et n’inspirera autant de confiance que les caisses publiques des assemblées provinciales et des pays d’Etats, et il voit beaucoup d’avantages à ce qu’elles puissent devenir des caisses générales de dépôts volontaires. Il convient que cette époque de confiance n’est pas encore arrivée ; mais il espère qu’elle pourra résulter de la suite du travail des Etats généraux, surtout lorsqu’on verra leur retour périodiquement assuré. Il se félicite d’avoir eu à montrer, dans ce paragraphe, à quel point les idées utiles germent de toutes parts. Rien ne prouve mieux combien le Roi a fait un acte paternel, en convoquant les Etats généraux. § 6. D'un moyen généralement désiré pour finir les procès civils de peu d’importance, prévenir une grande partie de ceux qui seraient plus considérables, et préserver la justice criminelle de plusieurs erreurs. Les procès sont naturellement si haïssables et toujours si hasardeux, qu’il n’v a presque point de partie qui ne fût disposée à un accommodement si, après avoir laissé passer le premier moment d’animosité, quelques gens sages et modérés leur en proposaient un raisonnable. (1) C’est un vœu de Château-Landon. (2) C’est encore un vœu de Château-Landon. (3) C’est encore le vœu de Château-Landon. 182 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] Nos ancêtres, qui jugeaient les causes par le moyen très-insensé des combats judiciaires, avaient du moins eu une bonne pensée : c’était de les faire précéder par un nombre considérable de délais et de formalités. Nos combats judiciaires modernes, qui ne sont pas sanglants, mais qui sont ruineux, et qui occasionnent des haines très-envenimées, devraient aussi ne pouvoir s’engager qu’après un grand nombre de préliminaires et l’épuisement de tous les moyens de conciliation. Cette idée a frappé plusieurs paroisses du bailliage de Nemours. Elles ont demandé qu’il fût établi, dans chacune d’elles, un tribunal de conciliation, dont les parties fussent obligées d’écouter les propositions, les raisonnements et les exhortations, avant que les procès pussent commencer (1). Les assemblées municipales, déjà élues par l’estime de leurs concitoyens, semblent toutes préparées à cet effet ; et plusieurs communautés voudraient que ces assemblées fussent autorisées à s’entremettre, pour accommoder les procès qui s’élèven t dans l’intérieur des paroisses ; que, quand il en naît entre des habitants de deux paroisses différentes, les deux assemblées municipales se réunissent pour concourir aux moyens de faciliter l’accommodement ; et que nul homme ne puisse en faire assigner un autre sans rapporter une déclaration de son assemblée municipale, ou des deux, si les parties sont de deux paroisses, dans laquelle serait énoncé qu’elles ont fait d’inutiles efforts pour accommoder les parties, et les renvoyer à la justice ordinaire ; enfin, que tout premier exploit dût faire mention de cette déclaration municipale (2). On a jugé aussi qu’il serait bon qu’il y eût de même dans le chef-lieu du bailliage un conseil d’avocats, à qui l’on assignerait un traitement modéré pour remplir la même fonction (3). Quelques paroisses ont cru même qu’il serait utile que le tribunal conciliatoire pût juger souverainement les causes d’une petite valeur, telles, par exemple, que les dégâts qui peuvent se commettre dans les campagnes par les bestiaux ou autrement, et qui ne seraient pas estimés à plus d’une pistole (4). Voici comme le tiers-état du bailliage de Nemours imagine que la chose serait possible. 11 pense qu’il y aurait un grand avantage à confier aux assemblées municipales l’administration de la police dans l’intérieur de leurs paroisses. Premièrement : parce qu’elles y sont toujours résidentes ; ce que ne sont ni ne peuvent êti eles juges, soit seigneuriaux, qu’il faut supprimer, soit royaux, qui ne peuvent habiter que les villes qui servent de chef-lieu à leurs sièges. Secondement : parce que les assemblées municipales, choisies par le peuple, sont nécessairement composées des plus honnêtes gens du pays, et de ceux pour lesquels le peuple a le plus de considération ; de sorte que le poids de l’affection morale ajoute à celui de l’autorité. La chose ainsi posée, le tiers-état du bailliage de Nemours ne voit point d’inconvénient à ce que l’on regardât comme faits de police tous les (1) C’est le vœu des paroisses de Gondrevilles-la-Franche, Mignières et Ville-Vocques. (2) C’est le vœu des paroisses de Bazoches, du Bignon, de Branles, de Chevannes, d’Egreville et d’Herbau-villiers. 3) C’est le vœu de la ville de Nemours. 4) C’est le vœu de la paroisse d’Herbauvilliers. petits dégâts qui ne passeraient pas 10 francs de capital, et que l’assemblée municipale fût autorisée à prononcer sur eux souverainement, à la charge que ce serait toujours sans frais et sans amendes. Le tiers-état du bailliage de Nemours pense encore qu’il devrait être dressé une instruction, pour faire connaître aux assemblées municipales quelles seraient les autres fonctions de police dont elles auraient à s’occuper (1); et qu’il faudrait ordonner que leurs décisions à cet égard fussent toujours exécutées provisoirement, sans frais et sans amendes ; que seulement, dans le cas où quelques particuliers seraient réfractaires à la décision de police, et traduits pour ce fait devant le juge royal, ils fussent toujours nécessairement condamnés à l’amende pour n’avoir pas obéi à la police. Une troisième fonction très-importante, dont il paraît au bailliage de Nemours que les assemblées municipales devraient être chargées, est, lorsqu’il se commettrait un délit qui pourrait entraîner un procès criminel, le soin de constater les premiers faits évidents par un procès-verbal. Les dispositions de notre ordonnance sur les procès-verbaux relatifs aux délits sont très-sages, et ce n’est pas en cela qu’il y a quelque chose à lui reprocher; mais ces dispositions ne peuvent jamais être suivies, quand le délit n’est pas commis dans le lieu même où siègent les officiers de justice. Lorsqu’il faut les aller chercher à une distance de plusieurs heures de chemin, et, si la nuit se trouve dans l’intervalle, les attendre jusqu’au jour suivant, les traces des faits, ou probants, ou justificatifs, s’effacent, les blessures se pansent, les instruments se dispersent; ils ne trouvent plus que des récits, c’est-à-dire une source féconde en incertitudes et même en erreurs ; car il n’y a presque point de récits, faits le lendemain surtout, qui ne reçoivent une teinte de quelques préjugés pour ou contre l’accusé. Il est donc très-nécessaire qu’à l’instant même où le délit a été commis, il y ait sur le lieu une autorité compétente, pour décrire, d’une manière authentique et légale, les circonstances qui frappent la vue. Ce procès-verbal, fait par voie de police, devrait être remis, dans les douze heures, au juge royal et servir de mémoire, sans dispenser le juge de se transporter à l'instant sur le lieu pour commencer l’instruction. Le tiers-état du bailliage de Nemours croit cette institution propre à prévenir beaucoup de méprises, et par conséquent d’injustices dans le jugement des affaires criminelles. Le droit de prononcer sur les petits dégâts champêtres une amende d’une pistole, et au-dessous, lui semble propre aussi à faire cesser, dès leur origine, beaucoup de contestations et de querelles. Celui d’interposer leurs bons offices pour accommoder les procès plus considérables, et l’obligation aux plaideurs opiniâtres de transcrire dans leur premier exploit un acte énonciatif de ce que l’un ou l’autre, et quelquefois ni l’un ni l’autre, n’auraient voulu se prêter à l’accommodement proposé par leur assemblée municipale; la petite défaveur qui s’ensuivrait pour le plai-(1) On pense qu’il y faut comprendre l’échenillage qui est une opération très-utile, mais qui ne peut être bien dirigée et sans vexation que par l'administration locale. C’est le vœu de la paroisse de Chevrainvilliers et de la ville de Nemours. 183 [États gén. 1789. Cahiers.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Railliage de Nemours.) deur entêté ; les réflexions que chacun aurait à faire, et pendant le cours de la négociation, et avant de porter à l’huissier cet acte indispensable, arrêteraient peut-être les deux tiers des procès. Il en résulterait une si grande paix dans les campagnes, une disposition si générale à l’union, une épargne si considérable de temps et d’argent, que de toutes les institutions que le tiers-état du bailliage de Nemours propose aux Etats généraux, c’est une de celles auxquelles il attache le plus d’importance. Il regarde aussi comme d’une grande conséquence, en rendant les assemblées municipales extrêmement utiles, d’intéresser les gens aisés à se montrer bons et judicieux, et à devenir instruits pour mériter dans les campagnes les honneurs de la municipalité. Plus on donne d’emploi aux vertus et plus il y a de vertus; elles ont'en-core cela de particulier, que plus il y en a, et plus elles se récompensent elles-mêmes par une satisfaction intérieure, qui est une des jouissances vraiment célestes que Dieu a réservées à l’homme de bien, et celle qui prolonge le plus la santé et la vie. CHAPITRE IL Des lois relatives à l'administration des finances. Les lois relatives à l’administration des finances ont pour objet la répartition de l’impôt; la direction des travaux publics, qui ne peut être mieux confiée qu’à ceux qui, chargés de répartir l’impôt, connaissent les besoins et les moyens locaux, le soulagement des pauvres qui s’y trouvent naturellement joint, parce que les travaux publics donnent le plus grand moyen de leur emploi; la recette et la dépense du trésor de l’Etat; la comptabilité et la responsabilité. Le tiers-état du bailliage de Nemours y joindra quelques vues sur les moyens d’exécuter les réformes proposées. Art. 1er. — De la répartition des impôts , des travaux publics et du soulagement des pauvres. Le tiers-état du bailliage de Nemours réunit dans un seul article ces trois objets qui ont ensemble la plus grande relation. Quant à la répartition de l’impôt, il en a déjà parlé dans la première partie de cet ouvrage, au chapitre de la taille. Il est sensible que, pour parvenir à répartir l’impôt sans murmure et avec une véritable équité, il faut que la répartition soit l’ouvrage de ceux mêmes qui ont le plus grand intérêt à y prévenir l’injustice. Le Roi ne peut que recevoir à ce sujet des tributs de reconnaissance, puisqu’il a' formé le meilleur établissement pour la répartition de l’impôt, en instituant les assemblées graduelles, municipales, de département et provinciales. La seule chose qui manque à ces assemblées, c’est que leurs membres soient élus par le peuple, et cette élection même a été dans les vues originaires du Roi ; elle fait partie du plan que M. Turgot avait conçu et avait fait rédiger pour les assemblées provinciales ; elle était prescrite par celui qui avait eu l’agrément de Sa Majesté, et qui a été présenté, par ses ordres, à rassemblée des Notables ; et si le ministre, chargé ensuite de l’exécution de ce plan, a préféré de réduire les assemblées provinciales à l’état de commissaires du Roi qui, en paraissant les mettre davantage sous la main de l’autorité, les rend bien moins propres à servir à la fois le Roi et la nation ; s’il a ainsi préparé la plus grande partie des embarras qu’il a eu à soutenir, en se privant du secours d’une représentation nationale, il a du moins annoncé que, parla suite, ce serait le suffrage du peuple qui nommerait les membres de toutes ces assemblées. Leur élection graduelle peut avoir lieu le jour qu’on le voudra. Les assemblées municipales sont formées; elles le sont par élection. Il est donc facile de les faire concourir à nommer les assemblées de département, et celles-ci à choisir les membres des assemblées provinciales.- Un grand nombre de paroisses ont désiré qu’au lieu d’assemblées provinciales, on eût des Etats provinciaux (1), et c’est l’opinion qui paraît la plus générale. • Les tiers-état du bailliage de Nemours pense que le nom est assez indifférent, pourvu que la manière de choisir les membres et que la constitution soient les’mêmes. Que les Etats provinciaux ne puissent jamais avoir le droit d’accorder l’impôt, qui ne peut et ne doit être accordé que dans les Etats généraux. Qu’ils ne puissent non plus refuser d’y contribuer, lorsque les Etats généraux l’auront accepté et en auront réglé la forme. Qu’il y ait uue assemblée de département au moins dans chaque chef-lieu de bailliage. Que les trois ordres concourent nécessairement aux asssemblées de département et aux assemblées provinciales, dans la proportion d’un membre du clergé, deux de la noblesse et trois du tiers-état, et qu’ils puissent concourir, dans la même proportion, aux assemblées municipales, quand il y aura lieu. Que, soit pour les Etats provinciaux, soit pour les assemblées provinciales, le choix et l’élection viennent toujours d’en bas, l’autorité et l’instruction toujours d’en haut. Que l'assemblée municipale ne puisse être nommée que par le peuple. Que l’assemblée de département ne puisse être nommée que par les députés des paroisses ou par les assemblées municipales. Que l’assemblée provinciale ou les Etats provinciaux ne puissent être formés que par le vœu des assemblées de département. Et que toute élection soit valable, sans aucune confirmation ultérieure. Mais aussi que chacune de ces assemblées ait une autorité suffisante sur ce qui lui est subordonné; et que les assemblées de département soient obligées de se conformer aux instructions de Rassemblée provinciale, comme les assemblées municipales à celles des assemblées de département, et comme les membres des paroisses à ce qui leur sera prescrit par les assemblées municipales. La même autorité, accordée à ces assemblées pour la répartition de l’impôt, doit, par la même raison, leur être donnée sur la direction des travaux publics. Elles sont bien plus à portée que personne de connaître les besoins et les moyens locaux pour les chemins et les communications. Ces travaux publics ne doivent pas embrasser seulement les chemins par terre ; la direction des (1) C’est le vœu des villes, bourgs et'paroisses d’Auger-ville-la-Rivière, Auxi, Beaumont, Boulancourt, Bouligny, Chapeion, Chàteau-Lanrlon , Samt-Severin-lez-Château-Landon, Cheroy, Chevraiavilliers, Coudray, Flagy, Fro-mont,Gondreville-la-Franche, Herbauvilliers, Jacqueville, Jouy, Lixy , Mignières, Nemours, Saint-Pierre-lez-Ne-mours, Nouville, Orville, Paley, Pont-sur-Yonne, Préaux Reclozes, Rumont, Souppes, Trézau, Ville-Yocques et Yaulx. 184 (États gén. 1789. Cahiers ] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (Bailliage de Nemours.] canaux, la perfection de la navigation des rivières, la destruction des obstacles physiques qui s’y opposent, celle des atterrissements et la conservation des chemins de halage, en font une partie très-importante. Ils doivent s’étendre aussi à tous les moyens d’assurer la salubrité du pays en desséchant les marais, et faisant exécuter les remblais propres à combler les terrains bas où séjournent des eaux stagnantes. Lorsque les terrains ont été creusés de main d’homme, comme sont par exemple les contre-fossés du canal qui traverse le bailliage de Nemours, le dommage doit être réparé par ceux qui l’ont causé, mais toujours sous la direction des assemblées qui ont le plus d’intérêt à ce que le pays ne soit pas malsain. il en est de même de la construction ou de la location et de l’entretien des casernes qui doivent partout être substituées, sous l’inspection et l’autorité des assemblées municipales, à l’obligation de loger des gens de guerre, car cet impôt du logement des gens de guerre doit être supprimé, comme plus onéreux aux contribuables qu’il n’est utile à l’Etat, et que la dépense qui doit Je suppléer ; comme opposé aux bonnes mœurs qui ne veulent pas qu’on introduise des soldats dans l’intérieur des familles; comme contraire à l’autorité que tout homme doit avoir dans sa propre maison : car si chacun doit pouvoir refuser la visite de tout individu qui lui déplaît, et si c’est pour cela qu’on doit réformer les impôts inquisitoriaux, à plus forte raison doit-on pouvoir refuser de coucher chez soi un inconnu; enfin, comme destructif de la discipline militaire ; et en effet, c’est un point reconnu de tous les militaires que le logement chez le bourgeois est la perte du soldat; qu’il y devient insolent et débauché ; qu’il y prend l’habitude d’oublier le respect qu’il doit à ses officiers, et affaiblit cet esprit de corps qui fait 1a. force et fonde une partie du point d’honneur de la troupe. 11 est donc de toute nécessité que les villes aient ou louent des bâtiments destinés aux gens de guerre, et leur administration est un des devoirs de la municipalité. L’administration de tout ce qui concerne les pauvres est naturellement aussi du ressort des assemblées qui sont à portée d’être touchées de leur infortune, de la vérifier et de la soulager , tandis qu’une autorité plus éloignée du peuple ne savait que les punir et les emprisonner, comme si l’indigence était un délit. Les différents degrés d’assemblées les emploieront utilement, et particulièrement aux travaux publics de toute espèce et à ceux de charité. 11 faut qu’en tout temps le pauvre sache à qui s’adresser pour avoir du travail ; que ce travail de charité soit réglé de manière à pourvoir à ses besoins, mais payé moins chèrement que ne sont les autres travaux; car la charité publique ne doit pas faire déserter les ateliers particuliers, toujours plus éclairés et plus utiles qu’elle. Elle ne doit offrir à la pauvreté laborieuse qu’un pis-aller, mais il faut qu’il soit sûr. Quant à la pauvreté infirme, elle doit être secourue gratuitement: c’est ce qu’ordonne l’article quatrième de la Déclaration de droits ; et il n’y a encore qu’une hiérarchie d’assemblées qui puisse connaître quelles sont lesparoisses pour qui l’entretien de leurs pauvres n’est pas une trop grande charge, et quelles sont celles qui peuvent avoir besoin d’être aidées pour les soutenir. Dans toutes ces fonctions fraternelles et paternelles, l’ordre du tiers-état ne voit pas à quoi peuvent concourir MM. les intendants ni leurs subdélégués (1), et le service public dont ils ont été chargés devant être plus avantageusement rempli sans leur ministère, le tiers-état du bailliage de Nemours laisse aux Etats généraux et au Roi à juger si, dans les économies indispensables, on ne doit pas ranger toutes les places qui se trouvent ou se trouveront dénuées d’un objet réel. Art. 2. — Delà recette et de la dépense du revenu public. Le tiers-état du bailliage de Nemours ne veut traiter ici que des moyens de recevoir et de dépenser. 11 a presque entièrement épuisé dans la première partie de son travail ce qui peut concerner la nature de l’impôt; et il n’y a que les Etats généraux eux-mêmes qui, lorsqu’ils auront pris connaissance des véritables besoins publiés et du pouvoir de la nation pour y satisfaire, seront à portée de fixer la somme des dépenses. Mais pour lever l’impôt tel qu’il sera réglé, afin de solder les dépenses telles qu’elles seront déterminées, l’art de recevoir et de dépenser par des formes économiques qui occasionnent peu de déplacement d’argent, qui détournent peu de citoyens de leur travail, qui emploient peu de monde, qui causent peu de faux frais, est un objet de bonne administration qu’ii n’est pas indigne que la nation assemblée en porte les bases. § 1er. De la collecte et des receveurs à établir dans les arrondissements. Tout était renversé, déDué de raison dans notre manière de percevoir même les impôts qui sont le moins redoutables, dont on connaît la somme, et qui ne sont ni inquisitoriaux, ni litigieux, ni séducteurs. L’autorité, qui ne saurait avoir aucune lumière sur les fortunes des particuliers, se chargeait de la répartition qui ne peut jamais être bien faite que par les contribuables eux-mêmes et leurs assemblées graduelles. Et la perception, qui se ferait très-bien parles agents de l’autorité, était et est encore une corvée qui détourne de leur travail les citoyens les plus laborieux et les plus utiles. On les expose à des périls et à des poursuites, même à la prison, pour la faute d’autrui, et on ne leur donne en dédommagement qu’une remise à peu près illusoire, vu la faiblesse de leur recette et la dépense des rôles qu’on leur fait payer, quoiqu’il fût très-juste que le gouvernement leur fournît l’instrument nécessaire pour la perception. Plusieurs paroisses de bailliage se plaignent de la fatigue, des dangers et des embarras auquels les collecteurs sont exposés, et font des observations sur l’insuffisance de leurs taxations dimi-| (1) Les villes et paroisses d'Aufferville, Auxi, Beau-i mont, Bordeaux, Bouligny, Chapelon , Sainl-Severin-I lez-Chàteau-Landon, Chenon, Cheroi, Chevrainvilliers, Corbeilles, Corguilleroy, Coudray, Dordives, Egry, Flagy, Gaubertin, Girolles, Gaudrevilîe , Herbauvilliers , Jac-queville, Ladon, la Madeleine, Lixi, Larcy, Lorrez-le-Bocage , Maisoncelle. Mignières, Mignerette. MoudreviUe, Mouion, Nemours, Nouville, Paley, Pannes , Saint-Maurice-sur-Fessard , Saint-Pierre , Pont-sur-Yonne, Préau, Préfontaines, Sceaux, Treilles, Ville-Maréchal, Ville-Mouliers, Ville-Vocques et Vaulx en ont demandé la suppression. [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] nuées par la dépense des rôles qu’on met à leur j charge. Celle de Bouligny rapporte que, sur 48 livres attribuée? à ses collecteurs, ils ont à payer 22 livres 10 sous pour le rôle. Les taxations des collecteurs dans celle de Nouville ne se montent qu’à 18 livres. Les frais : du rôle sont de 17 livres 8 sous, et il reste aux | collecteurs 12 sous, pour le travail d’une année, j les courses chez tous les contribuables, les frais de voyage au chef-lieu de l’élection, la nécessité d’avancer quelquefois les fonds, le danger des contraintes, celui même d’aller en prison, et la ruine qu’ils peuvent éprouver, en attendant qu’on ait récompensé à leur profit le montant des non-valeurs. Toute corvée doit être bannie d’une société politique qui est sortie de l’enfance, parce que toute j corvée est un impôt qui présente le vice le plus odieux dans la répartition, puisqu’il porte uni-; quement sur le corvéable à la décharge de tous les autres. ; Ce n’est pas une réponse à cette objection que de dire : Les autres y sont sujets à leur tour ; car il n’en résuite pas plus d’équité dans cette manière : de répartir une charge publique. Lorsque cette ; charge publique, qui pourrait être légère si elle ; était partagée, devient accablante pour le seul contribuable sur lequel on la réunit, ce n’est ni une consolation pour le malheureux, ni une ; justification pour ceux qui l’oppriment, d’ob-j server que les autres contribuables en seront ac-j cables après lui. ! Le tiers-état du bailliage de Nemours voit avec | peine que l’administration a été si négligente, j que les bons exemples mêmes ont jusqu’à présent j été perdus pour elle. Il y a plus de vingt-cinq ans qu’un administrateur sage et humain a épargné aux paroisses de la généralité de Limoges les abus et les dangers de la collecte, en établissant des receveurs d’arrondissement cautionnés , obligés de tenir des registres en règle et de donner des quittances, et à qui les remises attachées à la collecte forment un sort suffisant. 1! y a bientôt dix ans que ce fait est connu dans le royaume, ; et la perception de l’impôt territorial n’en est j point améliorée ; la collecte reste toujours une ! corvée pour les paroisses ; elle ruine on dérange j toujours leurs principaux habitants. On a même ; poussé l’incurie à cet égard jusqu’à nommer des collecteurs différents pour les différentes espèces d’impositions, de façon que chacun d’eux eût une peine égale, et qu’aucun d’eux n’en eût ni indemnité ni profit dans la moindre proportion avec sa peine. Le tiers-état du bailliage de Nemours'est obligé d’invoquer souvent l’exemple de M. Turgot : si le Roi eût pu consulter plutôt, comme il le fait au-j jourd’hui, son peuple au lieu de sa cour et des ! corps aristocratiques, le tiers-état aurait moins à j citer et moins à réclamer ; ses cahiers seraient j moins volumineux. Celui du bailliage de Nemours j est sûr de ne pas déplaire à la nation, en présentant les vues d’un des hommes qui l’ont le mieux servie, ni au Roi, en lui rappelant la mémoire du ministre que Sa Majesté a le plus estimé, et dont elle disait d’une manière si touchante : Il riy a que lui et moi qui aimions le peuple. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande que les paroisses soient soulagées de la collecte et qu’il soit établi dans toutes les provinces du royaume, sous la direction et l’inspection des assemblées de département, des receveurs d’arrondissement suffisamment cautionnés, tenus de compter toutes les semaines avec le receveur principal du département, et d’envoyer aux mêmes époques à l’assemblée du département un bordereau de leur recette et de leurs payements. Il voit dans cet établissement, qui pourra fournir de l’emploi à une partie des sujets dont la réforme des impôts inquisitoriaux détruira les places, un très-grand soulagement pour les citoyens les plus considérables des paroisses, et pour ceux, par conséquent, dont il est important de ne pas Interrompre le travail, de ne pas déranger la fortune, puisque ce sont eux qui soudoient et qui dirigent ie travail des autres. §2. Des caisses de département et de leur usage pour la recette et la dépense. Le tiers-état du bailliage de Nemours u’a jamais pu comprendre quelle pouvait être Futilité, pour le Roi et pour la nation, d’enlever l’argent des provinces, de l’amener à Paris, et de l’envoyer ensuite dans les provinces, pour payer les dépenses de l’Etat. Indépendamment des frais de transport qui sont assez considérables, il faut nécessairement donner des remises aux caisses de recette, et d’autres remises aux caisses de dépense. Et quand ces remises ne seraient qu’à 4 deniers pour livre pour chacun des deux services, s’il est possible de les épargner sur une recette et une dépense montant à environ trois cents millions , c’est-à-dire de faire payer trois cents millions directement par les caisses des provinces, ce serait dix millions d’épargnes par le soin unique de ne pas déplacer l’argent, qui peut trouver son emploi sur le lieu même, ou à peu de distance. Si, de plus* les formes à prendre pour arriver à ce résultat avançaient au Roi la jouissance d’une partie de ses fonds, l’Etat y gagnerait encore l’intérêt qu’il faut payer aujourd’hui pour leur anticipation. Il parait au tiers-état du bailliage de Nemours qu’il ne doit arriver d’argent à Paris que celui qui est nécessaire pour les dépenses qui se font à Paris, en supposant que les recettes de Paris même et des provinces environnantes n’v suffisent pas. Et le tiers-état croit encore que l’on peut diminuer la somme des payements qui se. font à. Paris, en autorisant l’acquittement des rentes dans les provinces, pour les rentiers qui les habitent, selon la forme dont il parlera pins bas. Toute caisse principale de recette, dans chaque département des assemblées provinciales, lui ]ôa-raît devoir être une caisse de dépense, et ne devoir verser ses fonds dans une autre caisse qu’après avoir soldé toutes les dépenses qui peuvent être à payer dans son eantou. 11 lui paraît possible et même aisé que le trésor royal ait, avec tous les receveurs de département, dont les caisses seraient remplies par les receveurs d’arrondissement, comme elles le sont aujourd’hui par les collecteurs, un compte ouvert en partie double. On y porterait à l'avoir du trésor royal les sommes que le receveur aurait à toucher, et aurait effectivement touchées, ainsi qu’il serait constaté par les bordereaux des receveurs d’arrondissement dont Rassemblée de département ferait passer nn double à l’assemblée provinciale, qui en enverrait un relevé au trésor royal. On y inscrirait au devoir les mandats acquittés qu’il aurait tirés sur les receveurs. 186 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage dé Nemours.] Ce compte n’est pas plus difficile à tenir que celui d’une forte maison de banque ; et il aurait l’avantage que, chacune de ses parties devant toujours vérifier l’autre avec exactitude et par des suites de registres sans aucune feuille volante, les tribunaux de comptabilité auraient les renseignements les plus clairs et les bases les plus sures pour leurs jugements, et qu’il serait impossible à l’autorité de leur soustraire la connaissance d’aucun article. Le trésor royal, sachant quelle doit être la recette et quels sont les fonds effectifs de chaque caisse, verrait combien il peut tirer sur elle pour les dépenses à solder dans la province. Il y a des saisons où les recettes sont plus fortes ; on ne solderait dans les autres que les dépenses courantes, et l’on renverrait à celles-là les remboursements et les payements de fournitures et d’arrérages. On avertirait tous les créanciers de l’Etat et tous les fournisseurs, qu’en prévenant le trésor royal trois mois d’avance, il pourra leur faire toucher leurs fonds dans la ville du royaume le plus à leur portée : et cette facilité n’ajouterait pas peu à son crédit, car la nécessité pour les parties prenantes qui habitent en province d’avoir à Paris des receveurs et des commissaires, est pour eux un très-grand dégoût, une dépense et même un danger qui les éloignent de traiter avec le gouvernement ; de sorte qu’on ne peut les y déterminer que par un taux exagéré d’intérêts ou de profits. Un autre avantage de cet arrangement, est de pouvoir jouir des fonds des caisses deux mois plus tôt et ordonner sur elles des payements à l’instant où elles sont remplies. Au lieu que dans la forme actuelle, où les fonds sont à la disposition du Roi deux mois plus tard, la nécessité du passage d’une caisse à l’autre, et du renvoi réel ou simulé dans les provinces, exige encore un mois avant que le Roi puisse y effectuer les payements. Ainsi l’usage de faire de toutes les caisses de recette des caisses de dépense, par un simple compte ouvert avec le trésor royal, peut donner au Roi la faculté de faire ses payements trois mois plus promptement; et cette jouissance d’un quart de ses revenus, dont il est actuellement privé, peut tenir lieu d’une avance d’environ cent millions sans intérêts. Il ne saurait y avoir qu’une difficulté à l’exécution de ce plan si simple et si salutaire. Elle était très-grande jusqu’à ce jour ; elle peut devenir légère avant que l’année finisse; c’est l’état d’anticipation dans lequel le trésor royal se trouve vis-à-vis de toutes les caisses, et qui est tel qu’il ne pourrait aujourd’hui ordonner aucun payement sur aucune caisse, attendu que les fonds en sont engagés d’avance à des dépenses déjà effectuées. Cet obstacle a été et serait encore invincible pour un ministre des finances quel qu’il soit, jusqu’à ce que l’Etat ne soit plus en anticipation. Mais il peut ne pas l’être pour la nation assemblée, qui doit jouir d’une tout autre confiance et d’une tout autre puissance que le ministre le plus accrédité : et la chose peut en partie pourvoir à elle-même, puisque la jouissance des revenus du Roi , le pouvoir d’effectuer avec eux des payements, s’ils sont accélérés de trois mois, équivaudront à peu près à la moitié des anticipations. Le tiers-état du bailliage de Nemours n’a pas l’honneur de l’invention; l’opération qu’il propose se fait déjà en très-grande partie. Les transports d’argent sont beaucoup moins considérables qu’ils ne le paraissent. Les caisses de Paris, celles des provinces, les trésoriers et les receveurs correspondent avec intelligence par mandats et par rescriptions; mais ce n’est pas au profit du Roi, ni d’une manière qui puisse éclairer la comptabilité générale, et ce que demande le tiers-état du bailliage de Nemours est qu’une opération facile, que l'a nature des choses indique et nécessite même, soit faite publiquement à l’avantage de la nation, de manière à épargner au peuplé de 10 à 15 millions d’impôts, et au moyen d’une regis trature qui puisse être vérifiée à toutes les époques, qui présente à la comptabilité des éléments toujours clairs, et qui ne permette pas qu’il y ait des parties d’administration dont les comptes ne soient apurés qu’au bout de douze à quinze années, et mis en règle que par des actes qui manquent de sincérité. § 3. De la comptabilité . C’est une dérision que notre comptabilité actuelle. On fait au commencement de chaque année des états du Roi, qui sont censés comprendre toutes les recettes et toutes les dépenses de l’année. Ces états en prophétie ne cadrent jamais ni avec les recettes, ni avec les dépenses effectives; et c’est une des grandes causes de la confusion des comptes rendus et à rendre. Les chambres des comptes sont cependant obligées de juger. D’après la forme adoptée, elles ne le peuvent qu’autant que toutes les parties de recettes attribuées à l’exercice d’une année ont été effectuées, ou constatées en non-valeur, et que toutes les parties de dépenses ont pareillement été soldées, ou tombées en prescription. Il n’y a pas d année où il ne se fasse une multitude de recettes et de dépenses qui appartiennent aux états et aux exercices des années précédentes. Il en résulte une extrême obscurité, et une disparité inexprimable entre les sommes qui ont été réellement reçues et payées dans une année, et celles qui deVaient constituer les revenus et les charges de cette même année. C'est pour un ministre des finances un travail énorme que de s’assurer si les finances sont ou ne sont pas au courant, et de combien elles se trouvent en excès ou en déficit ; et lorsque, pour déterminer ses projets, il a poursuivi la vérité avec acharnement et une prodigieuse fatigue, et qu’il croit l’avoir saisie, rien ne lui garantit que l’événement ne trompera pas entièrement son attente; que les fonds sur lesquels il comptait, et qui seront réellement rentrés, ne seront pas absorbés par des dépenses arriérées, dont le titre est très-régulier et très-légal, et auxquelles il ne peut se refuser. Il en résulte encore que le compte d’aucune année ne peut être rendu dans celle qui la suit , et qu’il faut souvent attendre jusqu’à huit, dix, douze et quinze ans pour pouvoir mettre un compte en règle. Pendant ce temps les comptables deviennent insolvables, et c’est le moindre inconvénient. Il y en a un autre plus grave, parce qu’il donne lieu à de plus grands abus, et qu’en lui-même il est scandaleux. L’impossibilité d’ajuster un compte effectif sur le projet d’un compte imaginaire, et l’injustice criante qu’il y aurait à punir un comptable au péril de sa fortune et quelquefois de sa vie pour n’avoir pas fait des recettes auxquelles on s’atten- [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (Bailliage de Nemours.] dait, pour avoir fait des dépenses qui n’auraient pas été prévues, et pour ne pouvoir représenter les quittances de celles qui n’ont point eu lieu, oblige de raccorder après coup les différences qui se trouvent entre les états du Roi et les comptes effectifs, par des acquits de comptant, qui couvrent les dépenses d’un nuage, et par des signatures, tant du Roi que du ministre, que les cours ont tort de regarder comme valables, puisqu’elles ne donnent "qu’une forme très-irrégulière à des actes qui ont dû être faits par leurs prédécesseurs. Voilà ce que le tiers-état du bailliage de Nemours a pu comprendre d’après les ouvrages qui ont été publiés depuis quelques années au sujet des comptes rendus, et d’après les observations qui ont été mises par M. le premier président de la chambre des comptes sous les yeux de l’assemblée des Notables. On éclairera, comme l’on pourra, le chaos que ce malheur et ce désordre ont jeté sur les comptes des années antérieures; mais le tiers-état croit qu’il est de la plus indispensable nécessité de se mettre une fois au courant, d’arrêter à un point quelconque ce qui regarde le passé, de distinguer très-nettement les prophéties de l’histoire, d’inscrire très-régulièrement les recettes et les dépenses réelles, de se mettre, au moyen des registres à partie double, en état de pouvoir non-seulement rendre chaque année le compte effectif et légal de celle qui l’a précédée, mais de pouvoir, à toutes les époques de l’année, constater l’état au vrai des finances, les sommes reçues, les sommes acquittées, ce qui existe dans les caisses, et ce qui est encore à payer. Et il reste fermement persuadé que cela n’est pas plus difficile que de tenir les livres et de régler les comptes d’une forte maison de commerce, qui embrasse plus débranchés de dépense et de recette que n’en a le gouvernement, et qui a plus de correspondants qu’il ne peut y avoir de receveurs de bailliage ou de département dans le royaume. Il observe seulement que les assemblées graduelles, qui doivent être ordonnatrices dans ce qui les concerne et surveillantes pour tout, peuvent très-bien, par les actes émanés d’elles, par les bordereaux qu’elles seront chargées de recueillir, et par l’inspection à laquelle on peut et doit les autoriser, fournir à la comptabilité des vérifications très-salutaires, des pièces probantes très-nécessaires, des renseignements très-précieux, mais qu’il ne paraît pas qu’elles puissent ni doivent avoir juridiction ; car il semble que l’administration et la juridiction ne doivent jamais être réunies, et que celui qui doit commander ne doit pas pouvoir être autorisé à envoyer au supplice. Or, dans le service public, il est dur de penser, mais il est nécessaire que le supplice marche toujours en regard avec la comptabilité : c’est un �proverbe ancien peu noble, mais énergique, que celui qui veut que tout comptable soit pendable. Il faut que l’administration aille vite avec l’impulsion du zèle et du génie; il faut que la juridiction s’exerce lentement, avec sérénité, mais avec le sang-froid de la prudence et les précautions de l’humanité. Le tiers-état du bailliage de Nemours croit donc que la chambre des comptes doit conserver son autorité, éclairée à l’avenir par une législation plus parfaite, et qu’il serait utile qu’elle pût avoir dans les provinces des délégations propres à déployer la main et les poursuites de la justice sur les comptables trop éloignés de la capitale pour qu’une cour supérieure puisse les surveiller d’assez près. Peut-être les tribunaux des trésoriers de France, affiliés depuis longtemps à la chambre des comptes, pourraient-ils remplir cette fonction, toujours en supposant qu’on ne pourrait désormais arriver à ces tribunaux, de même qu’à la chambre des comptes et qu’à toutes les autres compagnies de magistrature et de judicature, autrement "que par une élection qui pût assurer aux magistrats toute la plénitude de la confiance publique. Le tiers-état du bailliage de Nemours ne se permettra pas de décider si les cours et les tribunaux de finances et de comptabilité doivent être ou non séparés des tribunaux ordinaires destinés à juger les affaires civiles entre les citoyens, et à rendre la justice criminelle. Plusieurs de ses paroisses ont demandé la suppression de tous les tribunaux d’exception (l).Mais cette suppression qui pourrait avoir des avantages relativement aux cours supérieures, lorsque l'étendue de leur ressort sera diminué, présentera par la même raison un inconvénient pour les tribunaux inférieurs, dont le travail sera beaucoup augmenté par la compétence qui paraît leur devoir être attribuée sur des causes d’une valeur plus considérable, et par l’augmentation du ressort des bailliages qui n’ont actuellement qu’une trop petite étendue. Plus le tiers-état du bailliage de Nemours se croit obligé de parler affirmativement sur les choses dont il ne doute pas, et qui tiennent à des principes de droit naturel et de morale aussi anciens que le monde, ou à des vérités de calcul aussi claires que le jour, plus il croit devoir témoigner de circonspection et se borner à présenter des doutes, lorsqu’il ne s’agit que d’objets dont la convenance peut être diversement envisagée, et sur lesquels il est très-intimement convaincu que la. sagesse et la prudence des Etats généraux seront beaucoup plus éclairées qu’il ne le peut être. Art. 3. — De la responsabilité des ministres. Il y a un article généralement désiré, qui paraît demandé par tout le royaume, qui l’est par toutes les paroisses du bailliage de Nemours et qui comprend deux objets par rapport auxquels le -tiers-état du bailliage se voit dans la position dont il vient de parler, et reconnaît, à côté d’une vérité dont il ne doute pas, un point d’exécution sur lequel, après avoir exposé ses idées, il ne peut que se référer à ce que jugera la pluralité des représentants de la nation. C’est la responsabilité des ministres. Il n’est pas douteux que dans une monarchie dont le Roi doit, pour futilité publique, avoir le droit de faire obéir tout le monde et de déployer pour l’exécution des lois une autorité irrésistible, toujours appuyée sur les vœux et les forces de la nation, il importe essentiellement qu’on ne puisse jamais mettre en opposition l’intérêt du prince et celui du peuple, qu’il soit constaté que qui manque à l’un manque à l’autre, et pour cela que le Roi ne puisse être responsable de rien, afin qu’il n’y ait pas un moment ni une circonstance où il rie puisse avoir recours à lui-même, et que son pouvoir soit véritablement l’image de celui de Dieu, toujours prêt à punir ceux que la malédiction des hommes a justement frappés. (I) C’est le vœu des villes, bourgs et paroisses de Châ-teau-Landon, Nemours , Saint-Pierre , Prëfontaines et Vaulx. 188 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.) [États gén. 1789. Cahiers.) U n’est pss douteux que le Roi ne peut acquérir cette sécurité et cette dignité qui le mettront au-dessus de tous les torts, et qui laisseront le droit de l'invoquer dès qu’il aura été commis un mal, qu’autant que les ministres seront responsables de tous les abus d’autorité qui pourraient être contraires à la déclaration de droits, aux lois constitutives de la société, ou à l’emploi fidèle des deniers publics. il est sensible qu’un roi, qui ne voudrait pas que ses ministres fussent responsables, s’exposerait à répondre de leurs actions, au moins à l’opinion publique. De tout temps les ministres ont dû dire aux rois que le nom, royal devait tout couvrir et mettre les exécuteurs des volontés du monarque à l'abri de tout. Ils se cachaient derrière leur maître, et c’était agir avec prudence pour eux-mêmes, mais non pas avec loyauté, mais non pas avec fidélité pour lui, mais non pas avec un véritable zèle pour la nation ; c’est ainsi qu’à Mexico les Espagnols ne craignaient point de présenter Montezume aux flèches de ses sujets, et de se faire un rempart de la personne de l’empereur alors même qu’ils s’emparaient de sa couronne. Une telle politique n’est ni noble ni affectionnée ; elle ne doit pas plaire au Roi plus qu’à la nation ; il est assez simple qu’il dise à ceux auxquels il a confié quelque branche de pouvoir : C’est précisément parce que vous voudriez bien n’étre responsables de rien et me laisser chargé de tout , que je trouve très-bon et très-utile que vous ayez à répondre de toutes les parties de notre administration à la nation et à moi. Si le moindre délit commis contre le plus simple particulier doit être puni, à plus forte raison les délits commis contre les droits de l’Etat entier, les délits d’où peuvent résulter un grand nombre de vexations et l’infortune, la mort, la plus cruelle des morts, la mort de misère pour plusieurs millions d’hommes , ne doivent-ils pas échapper à la peine. Le tiers-état du bailliage de Nemours regarde doue comme également conforme à la justice naturelle, au droit public et à l’intérêt du Roi et du peuple, que les ministres soient responsables, et il le demande en chœur, avec le reste de la nation, de toutes les voix du bailliage. Mais devant qui les ministres seront ils responsables ? Qui prononcera la peine? Là le tiers-état du bailliage de Nemours marche d’un pas moins assuré. Les représentants de la nation, qui sont colégislateurs, et du milieu desquels doivent s’élever les accusateurs lorsque leurs lois et les droits du peuple sont violés, peuvent-ils être juges? Le tiers-état se permet d’en douter. Il dirait volontiers qu’il sç permet de ne le pas croire. Peuvent-ils nommer des commissions spéciales? Les jugements par commission ont toujours été odieux, et seraient peut-être encore plus suspects de partialité, plus en danger d’ètre maîtrisés par l’opinion, si la commission était nommée par une grande assemblée nationale, que lorsqu’elle l’était par un ministre ou par un roi. Le ministère de la justice doit être si auguste', si pur et si saint, qu’auprès de lui une nation entière accusatrice ne doit pas peser plus qu’un homme, ni le cri universel plus que la moindre dénonciation. Les preuves portées au dernier degré d’évidence doivent décider tout. Il est possible, et plus peut-être en France qu’ailleurs, de trouver, au milieu des plus grands orages de l’opinion, des hommes capables de ce [ degré impossible de vertu; mais nulle part ils ne î sont en grand nombre. 1 Nous devons penser que, presque de nos jours, i dans un pays à peu près libre ou qui se croyait j tel, Barneweldt et les frères de Witt ont péri par j une faction populaire, au milieu de la République | qu’ils avaient régie et sauvée. | Nous devons craindre d’imiter les Athéniens, ; avec lesquels nous n’avons que trop de rapports, qui proscrivaient leurs généraux et leurs hommes d’Etat, qui les bannissaient, qui les rappelaient, qui leur élevaient des statues, qui les brisaient, qui en faisaient de nouvelles, qui leur défendaient | de mettre le pied sur les terres de la république j à peine de mort, et qui ensuite leur envoyaient des ambassadeurs et allaient les recevoir en pompe au Pirée. La France naît dans un siècle éclairé, à un âge mûr et tout armée, comme Minerve sortit du cerveau de Jupiter. Il faut que tous ses plans et toutes ses résolutions montrent du sens et de la dignité, que tous ses pas soient mesurés et nobles. Qu’on n’oublie jamais que son heureux climat produit naturellement les cœurs les plus humains, les plus généraux et les plus sensibles, et qu’on doute à sa conduite future, si le ciel ne l’avait pas faite aussi pour qu’on y trouvât les têtes les plus élevées, les plus modérées et les plus sages. Une grande et très-estimable nation voisine rend tous ses hommes publics responsables. La nation entière les accuse quand elle les croit coupables; et cette accusation, les débats dont elle est précédée, sont un premier jugement, mais qui n’emporte aucune peine. Elle plaide ensuite contre eux devant un corps de magistrats héréditaires. C’est un grand inconvénient que des magistrats héréditaires, nous avons cet inconvénient comme elle. Mais les pairs anglais font partie du corps législatif. Les nôtres sont bornés à faire partie d’un corps judiciaire, et ils ne peuvent entrer à notre assemblée nationale, s’ils n’y sont députés Comme d’autres citoyens. Les révolutions de la langue et du temps ont conduit à ces différences. A quel point doivent-elles influer sur les grands procès où la nation peut être partie contre un ministre prévaricateur, ou soupçonné d’être tel? Car le jugement seul doit décider si l’homme le plus chargé d’imputations est innocent ou coupable; et jusqu’à ce que l’arrêt ait été prononcé, tout accusé est encore un frère, peut-être calomnié, par rapport auquel on allègue des faits incertains. Le tiers-état du bailliage de Nemours ne se permettra donc point d’opinion arrêtée sur les quatre questions qui suivent. Nos pairs forment-ils le tribunal indiqué par la constitution pour juger les ministres sur l’accusation nationale? Faudrait-il leur joindre d’autres magistrats, ou tirés d’une seule cour, ou élus clans toutes les cours, ce qui semblerait plus raisonnable? Si l’assemblée nationale était distribuée en deux chambres, comme beaucoup de personnes le désirent, la Chambre haute aurait-elle juridiction pour juger en ce cas sur l’accusation de ia Chambre des communes, quoiqu’elle ne fût point d’ailleurs cour de justice? Pourrait-on nommer ad hoc des juges électifs, en autorisant l’accusé à un grand nombre de récusations ? 11 est impossible au tiers-état du bailliage, de Nemours de résoudre ces questions, ni même’ de les traiter d’une manière assez approfondie. [États gén. 1789. Cahiers.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.} |gQf Il sait que justice doit être faite sur les ministres coupables, et qu’on ne doit pas confondre avec eux les innocents qui auraient de puissants ennemis. Voilà tout ce qu’il sait. Il se fie aux Etats généraux sur le choix du tribunal et sur les moyens d’arriver à un jugement clairement et manifestement équitable. ÂRT. 4. — De quelques précautions qui sont à prendre pour faire humainement et prudemment les réformes qui ont été proposées. Il ne suffit pas, dans l’administration, de faire ce qui est conforme au bien général ; il faut songer aussi à exécuter ce bien général, de manière à ce qu’il en résulte le moindre mai particulier qu’il soit possible pour les personnes dont on peut déranger le sort. A la guerre même, il faut vaincre sans cruauté; dans les révolutions pacifiques il est, encore plus nécessaire de traiter avec humanité les citoyens qui ont embrassé un état que les lois protégeaient, • un état regardé comme un service public, propre meme à mériter des récompenses ; tous ceux enfin qui, sur la foi de l’ordre existant, ont employé leurs travaux, établi leurs familles, disposé leurs affaires, et pour qui les réformes les plus utiles, si elles étaient faites sans adoucissement et sans précaution, produiraient un effet semblable à celui de l’éruption d’un volcan. Leur intérêt, sans doute, ne peut pas être mis , en balance avec celui de la patrie ; il ne faudrait ; pour eux arrêter ni retarder aucune opération nécessaire et importante ; car, si l’on craignait absolument de déranger ceux qui vivent du mal, J on neferait point de bien. Mais la nation, mais ceux qui la conseillent, ont à songer que tout homme qui se trouve au milieu d’elle et qui a respecté ses lois, et cru vivre avec sécurité dans la position que le ciel et son travail lui avaient procurée, ne doit éprouver, meme pour le bien public, aucun dérangement qui ne soit accompagné de quelque indemnité. L’homme subitement déplacé, et qui n’a encore pu trouver aucun moyen d’arranger ses affaires et sa famille, est, au moins pour un temps, dans le cas de l’infirme qui, selon l’article quatrième de la Déclaration de droits, doit être.secouru gratuitement. Ceux qui seraient cruels envers les individus ne seraient pas propres à devenir les bienfaiteurs de la nation. Il n’y a point de véritablement bonnes têtes sur les cœurs insensibles, et le tiers-état du bailliage de Nemours, à qui son indigence apprend à plaindre l’infortune, se gardera biéa de conseiller aux Etats généraux de faire ou d’ag-, graver celle des employés de l’ancienne finance, qui ont pu contribuer à son malheur en exécutant des ordonnances nuisibles, dignes de toute l’animadversion de la nation assemblée, mais qui étaient desordonnances. Tan t qu’elles on tduré, tant qu’elles durent, ces horribles ordonnances, elles ont pu, elle peuvent changer leurs ministres en vexateurs et en tyrans : le jour où elles cesseront, ils ne seront plus que deshommes parmi lesquels se trouveront une foule de citoyens très-honnêtes, très-éclairés, estimables, respectables, intéressants sous tous les aspects. Les lois ne doivent punir que les coupables ; l’administration doit protéger les malheureux. Ce n’est pas seulement le devoir de l’humanité, c’est aussi le conseil de la prudence. Les nations ne doivent rien faire par secousses. Tout acte, même utile en soi, dont l’exécution est trop rapide, ou dans lequel on porte une sévérité trop grande, renferme beaucoup de dangers. Il y a peut-être vingt-cinq mille employés des fermes, ou des régies, ou de la loterie, dont les places seront supprimées par les réformes indispensablement nécessaires pour rétablir les finances et pour rendre à la nation l’usage de ses droits. Vis-à-vis de cette armée fiscale , existe une autre armée de douze à quinze mille contrebandiers intrépides et dangereux, dont le gagne-pain ordinaire disparaîtra avec l’intérêt de fair-> la contrebande. Plusieurs d’entre eux retour;,, • ront à l’agriculture et aux travaux utiles ; plusieurs aussi auront besoin qu’on leur présente, au moins pour un temps, quelques autres moyens de subsistance. Ce serait le comble de l’imprudence que de déranger ainsi quarante mille hommes, sans avoir songé à rien de ce qui en arrivera. Il y a un péril beaucoup moins grand sans doute que celui de laisser subsister ces mêmes hommes du métier qu’ils font, mais il y a un péril très-réel . On ne doit pas s’en exagérer les conséquences ; il faut seulement les voir et y pourvoir. Les réformes qui sont accompagnées d’une augmentation de richesses pour la' nation et d'un grand encouragement pour tous les travaux utiles ne produisent pas des embarras très-longs pour ceux qu’elles déplacent, ni des maux irrémédiables, comme les événements qui sontaccompagnés de l’appauvrissement universel. Quand on fait la guerre, on emploie beaucoup de monde, mais on consume les capitaux, on dérange les Ira vau.. producteurs et distributeurs de richesses, et la misère augmente chaque jour ; à la paix, on réforme un tiers ou la moitié de l’armée, et tous les employés; mais l’agriculture et le commerce reprennent leurs cours; leurs travaux ont besoin d’hommes et offrent des salaires, et chacun retrouve sa place ou une équivalente; au bout de quelque temps on n’est frappé que de l’activité qui renaît, et l’on ne trouve oisif ou sans pain presque aucun des hommes qu’on avait réformés, quoiqu’on se soit toujours conduit avec eux sans ménagement, sans humanité et sans prévoyance. Les réformes qui se font au profit du travail sont i comme la lance de Pelias, qui guérissait elle-| même les blessures qu’elle avait faites. j Mais il suffit qu’il y ait blessure, sur qui que ce soit que le coup ait frappé, pour que la nation ! et le gouvernement se doivent, et doivent aux | sentiments d’humanité et à la sage prévoyance, j sans lesquels les rois ne peuvent être l’image de J Dieu, de ne point abandonner aux seules forces de la nature la guérison de la partie blessée, d’y compatir et d’y appliquer quelque baume adoucissant et salutaire. Le tiers-état du bailliage de Nemours a regardé comme un devoir de s’en occuper. 11 mettra ses idées sous les yeux des représentants de la nation. Quant aux employés des fermes et des régies, dont les places pourront se trouver vacantes par la suppression des barrières intérieures et des impositions inquisitoriales ou séductrices, il y en a de deux classes : ceux qui ont reçu une éducation libérale, et qui ont ôté accoutumés à vivre dans l’aisance ; ce sont les moins nombreux, et ceux qui, simples employés de brigades, ne sont occupés qu’à la guerre contre les contrebandiers. Le tiers-état du bailliage de Nemours, s’applaudit d’avoir trouvé pour les premiers un rempla- 190 [Étals gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. cernent naturel, et qui ne coûtera rien à l’Etat, en proposant d’épargner à toutes les paroisses la perte de temps, les abus et le danger qu’éprouvent aujourd’hui leurs citoyens les plus utiles, lorsqu’ils sont contraints à la collecte des impositions, et en chargeant de cette perception des receveurs d’arrondissement. On peut supposer que les arrondissements comprendraient de douze à quinze paroisses; et par la transmutation des impositions inquisitoriales en une imposition directe et proportionnée aux fortunes sur tous les citoyens de tous les ordres, la recette devra se trouver assez considérable pour que les taxations assurent un état honnête et paisible aux receveurs d’arrondissement. Les plus distingués des employés inférieurs peuvent être placés avec utilité dans une augmentation de la maréchaussée, que plusieurs paroisses du bailliage désirent (1), et qui deviendra d’autant plus nécessaire, lorsqu’il faudra surveiller et réprimer la conduite que pourraient tenir une artie des hommes livrés aujourd’hui à la contre-ande. On peut faire marcher de front les deux arrangements; il y aura donc dans le royaume un peu plus de trois mille emplois tout prêts à donner, pour les gens qui peuvent fournir un cautionnement, ou qui en ont déjà donné un, et qui, d’après l’importancedeleurs places actuelles, seraient dans le cas de prétendre à une indemnité qui ne les fasse pas sortir de leur état. Dans ces trois mille emplois, il s’en trouvera un assez grand nombre qui auront pour chef-lieu une petite ville, et qui, plus productifs, pourront satisfaire même l’ambition des employés supérieurs. Quant aux simples gardes occupés actuellement sur les .barrières intérieures, le tiers-état du bailliage de Nemours ne proposera pas d’en réformer un seul pour le moment ; mais seulement de leur envoyer garder la frontière du royaume, qui aujourd’hui l’est aussi complètement mal que l’on puisse l’imaginer, ainsi qu’il est prouvé parla très-grande quantité de contrebande qui a lieu, et dont le commerce de la Normandie s’est plaint avec tant d’amertume, et par ce fait étrange que la ferme générale, chargée de percevoir trois millions sur l’entrée des marchandises anglaises , n’en a de son aveu touché que cinq à six cents mille livres. Il y a donc lieu de croire que le renforcement du cordon extérieur, prescrit par l’humanité pour les gardes des fermes auxquels on fera quitter les barrières intérieures qui seront levées, et qu’on ne voudra pas laisser sans emploi, couvrira les frais par l’augmentation du produit des droits d’entrée sur les marchandises étrangères, à l’avantage de nos fabriques , et ne sera point onéreux aux finances. Les barrières intérieures sont de deux mille huit cents lieues et le cordon de la frontière est de douze cents lieues, si on laisse hors du cordon l’Alsace, la Franche-Comté et la Flandre, dont il ne faudra pas moins garder la frontière extérieure ; ce serait, tant sur la frontière extérieure du royaume qu’ autour de ces provinces, quatorze cents lieues à garder, et on ne lèvera pour lors que le cordon de deux mille six cents lieues. La garde se trouvera donc faite dans la propor-(1) C’est le vœu de Château -Landon, de Courtampierre et de Néronville qui désirent que la maréchaussée soit aux ordres des juges de police, et tenue de leur rendre compte. [Bailliage de Nemours.] tion de vingt hommes de garde, pour la suite de postes où l’on m’emploie actuellement que sept hommes. Ce ne sera rien de trop pour le-premier moment où il faut décourager entièrement la contrebande de la frontière. Un des vices de notre gouvernement a toujours été de ne jamais savoir ce qu’il voulait, de n’employer que des moyens insuffisants, et de réunir tous les défauts de la faiblesse et de la dureté. Il faut avoir pesé ce qu’on ordonne ; mais toute loi portée au nom du Roi et de la nation doit être assurée par un pouvoir convenable et par une inébranlable fermeté. Le commerce de contrebande de la frontière est actuellement si bien monté, qu’on ne peut l’arrêter qu’en y mettant trop de force, et il est heureux d’avoir les gardes de l’intérieur à y. porter. Dans la suite, et lorsque le cours des correspondances actuelles sera rompu , un moindre nombre d’employés suffira; on pourra le réduire d'un tiers au-dessous de son état de renforcement, ou au double de ce qu’il est dans sa faiblesse présente. Cette réduction se fera sans inhumanité, en ne remplaçant point ceux qui mourront ou qui se porteront à une retraite volontaire, et en tenant une sage police propre à éliminer successivement, en plusieurs années, ceux qui ne seraient pas bons sujets. Quant aux commis qui n’auraient aucun remplacement, leur nombre sera bien petit lorsque tous les gardes seront employés, que plus de trois mille des commis lettrés auront des places agréables et honnêtes, et qu’environ un millier de l’état mitoyen seront entrés dans la maréchaussée : mais enfin il pourra s’en trouver encore sans place, et le tiers-état du bailliage de Nemours, qui n’a pas le 'catalogue des employés des fermes et des régies, ne peut dire combien. 11 proposerait d’employer cinq années à faire leur réforme complète, eh leur continuant, quoiqu’on ne les occupât point, une gratification qui, la première année, ne serait que d’un sixième plus faible que leurs appointements actuels, et qui, continuant ainsi de baisser d’un sixième par année, ne cesserait entièrement qu’à la sixième année. Un homme libre de son temps, et dont le traitement ne baisse que d’un sixième tous les ans, trouve à la fois le loisir, l’avertissement et les moyens de se retourner. Chacun de ces anciens employés ainsi gratifiés aurait d’ailleurs l’expectative assurée d’un remplacement, lorsque ceux qui auraient obtenu des places de receveurs d’arrondissement mourraient. La dépense ne serait pas aussi considérable qu’on pourrait le croire au premier coup d’œil : premièrement, parce que le nombre de ceux qui n’auraient pas de nouveaux emplois ne serait pas très-grand; secondement, parce que le gouvernement profiterait chaque année de toutes les morts, soit parmi ceux qui en ayant obtenu laisseraient par leur décès un remplacement ouvert pour les gratificationnaires ; troisièmement, parce que ceux qui trouveraient à se placer en qualité de commis chez les négociants, de secrétaires ou d’hommes d’affaires chez les seigneurs, laisseraient pareillement leur gratification vacante. Une administration paternelle qui serait chargée de veiller aux gratifications et aux remplacements , pourrait faire beaucoup de bien et d’économie en trouvant chaque jour dans quelques autres parties de l’emploi pour les gratificationnaires. La gratification ne serait donc qu’un secours réservé à l’homme forcément inoccupé et, diminuant d’année en année, elle ne l’engagerait pas à demeurer oisif. Le gouvernement aurait adouci [États gén. 1789. Cahiers. J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 191 bien des maux et prévenu bien des dangers à bien peu de frais. Quant aux contrebandiers, le tiers-état du bailliage pense qu’il faut, premièrement, exécuter ce qu’il a proposé relativement à la paye et au pain du soldat, les augmenter en y consacrant la somme que coûtent actuellement les engagements et les désertions. Qu’il faut ensuite répandre des troupes et des recruteurs dans les contrées dont les habitants sont le plus adonnés à la contrebande, et que dans le premier moment on pourrait autoriser les recruteurs à donner encore quelques engage - ments. Qu’il faut employer ce moyen pour mettre l’armée au complet, en y incorporant, par des voies amiables, les contrebandiers accoutumés au maniement des armes et n’avant pas l’amour du travail. On en peut tirer d’excellents soldats, de bons grenadiers, des bas officiers très-intelligents. L’homme qui a été nuisible, en France surtout, où les vices profonds sont rares, ne demande pas mieux qu’à devenir utile, pourvu qu’il y trouve du pain, et qu’il y puisse regagner l’honneur. Quant à ceux qui seraient plus disposés à se remettre au travail, il faudrait? leur en offrir à leur portée en multipliant, dans ces provinces qui en ont grand besoin, les travaux des routes et les ateliers de charité pour les chemins vicinaux. Quand les moyens de bienfaisance s’appliquent ainsi à des travaux utiles, les facilités qu’ils procurent au commerce, et l’activité qu’ils donnent à l’agriculture, les rendent peu onéreux pour le gouvernement. Le tiers-état du bailliage de Nemours pense qu’en réunissant toutes ces précautions, la révo - lution qui est indispensable pour le salut général pourra s’effectuer sans aucune agitation sensible, et presque'sans faire verser aucune larme particulière. C’est ainsi qu’il lui paraît qu’un Roi bienfaisant et qu’une nation généreuse et prudente doivent faire leurs affaires par des moyens sûrs, progressifs, nobles et doux. CHAPITRE III. Des lois relatives à l’administration du travail , Le véritable but de toutes les lois est la protection du travail, premier usage de la liberté, première source de la propriété, moyen unique de satisfaire aux besoins de l’homme. Le tiers-état du bailliage de Nemours va mettre sous les' yeux des Etats généraux une multitude d’obstacles qui s’opposent en France au succès du travail, et dont aucun n’a pris naissance et n’a été perpétué que par l’oubli des droits de l’homme, l’absence de l’esprit social, et l’ignorance des conditions auxquelles la nature attache le succès de ce travail dont tout le monde voudrait goûter les fruits, et dont presque personne ne respecte les produits ni la liberté. 11 indiquera quelques moyens de dissiper cette ignorance, de ranimer l’esprit public, de rendre aux droits des hommes leur exercice. Les travaux qui font subsister la société sont divisés en deux grandes classes : ceux qui sont producteurs des richesses ; ceux qui en sont distributeurs, manipulateurs et conservateurs , l’agriculture et le commerce. Ces deux classes de travaux utiles seront le sujet de deux articles de ce chapitre, subdivisés eux-mêmes en divers paragraphes. Art. 7. — De l’administration de l’agriculture. Le tiers-état du bailliage de Nemours ne peut voir, sans surprise, qu’il y ait depuis cent vingt ans une multitude d’établissements formés en France pour l’administration du commerce, et que l’agriculture n’ait encore ni administrateurs ni représentants. Il n’y a guère plus d’un an qu’au titre du conseil du commerce on a joint ces mots: et de l’agriculture ; mais aucune affaire relative à l’agriculture n’y a été rapportée ; il n’y a même aucun rapporteur qui en soit chargé. Cependant la France est un royaume agricole. Il est vrai que la très-faible utilité que le commerce a retirée de l’administration compliquée qui a eu pour objet de s’en occuper, ne doit pas faire beaucoup regretter aux cultivateurs l’oubli dans lequel le gouvernement a laissé l’agriculture : mais il est toujours fâcheux de penser que le destin des nations ait été si longtemps confié à des hommes qui ne croyaient pas qu’il y eut rien à faire en faveur de la source des subsistances et des richesses, et qu’il ne fût pas nécessaire au moins d’empêcher que l’on arrêtât son cours. 11 y a cependant quelques années qu’à la suite de la calamité causée par une sécheresse extraordinaire, le gouvernement a eu une velléité de donner à l’administration de l’agriculture des soins suivis. Il avait compris que si , par une bonne administration, en supprimant les obstacles les plus nuisibles aux progrès de l’agriculture, il parvenait à augmenter les récoltes seulement d’un vingtième, ce serait 200 millions de richesses annuelles qu’on aurait produites et le moyen de faire subsister déplus dans le royaume douze cent mille citoyens, qui bientôt s’ÿ trouveraient; caria population n’est bornée que par la difficulté que les familles trouvent à élever leurs enfants. On avait donc rassemblé quelques savants et quelques personnes attachées aux travaux de l’administration ; et l’on avait formé un comité, pour celle de l’agriculture. Ses membres servaient gratuitement par le seul effet d’un zèle pur, civique et actif. Le tiers-état du bailliage de Nemours a eu connaissance de ce comité, avec lequel plusieurs cultivateurs, quelques seigneurs et plusieurs curés du bailliage, particulièrement ceux qui sont de la congrégation de France, ont entretenu une correspondance qui ne pouvait que produire beaucoup de bien. La partie scientifique et pratique de l’agriculture, à laquelle la société royale consacrée à cette belle science se livre avec succès, n’était pas l’objet spécial des travaux du comité ; il ne s’en occupait que relativement aux encouragements et à la protection qu’elle a droit d’attendre du gouvernement; mais on y attaquait toutes les lois nuisibles, et on s’y chargeait du soin de faire distribuer dans tout lé royaume les grains utiles dont le gouvernement désirait propager-la culture, avec les instructions nécessaires pour ceux qui en feraient l’essai. Le tiers-état du bailliage de Nemours avait conçu la plus grande espérance de cet établissement. C’est avec une véritable douleur qu’il a vu que les fonctions en avaient été supprimées; que Y Almanach royal n’en faisait plus mention; que l’on ne savait plus à qui s’adresser pour les objets qui avaient concerné le comité; et que le gouvernement paraissant borner à la Société royale d’agriculture tous les soins qu’il peut donner à cette partie, semblait indiquer que si la science et la pratique de' la cultivation ne lui sont pas devenues indifférentes, il ne prend plus le même 192 [États gén, 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] intérêt à la législation, et croit pouvoir abandonner sans inconvénient l'agriculture à tous les abus et à toutes les oppressions qui résultent pour elle des mauvaises institutions et des mauvaises lois. 11 paraît au tiers-état du bailliage de Nemours que les lumières* d’une académie peuvent infini— ment éclairer toute espèce de science; mais que c’est beaucoup moins le savoir que le pouvoir dont ils auraient besoin, que la protection et la justice qui leur seraient dues, qui manquent à nos cultivateurs. I L’Académie des sciences est, par ses belles théo-j ries, par ses expériences multipliées, par ses in-j génieuses et profondes recherches, de la plus j grande utilité aux fabriques, aux teintures, à la ; construction des canaux, des écluses et des ponts, j à celle des vaisseaux, à l’art de les conduire, à j l’artillerie, au génie; mais elle ne pourrait, ni pour les manufactures, ni pour le commerce, ni pour les pouts et chaussées, ni pour la marine, ni pour la guerre, suppléer les différents conseils du Roi, chargés de ces diverses branches d’administration. Le tiers-état du bailliage de Nemours se croit donc obligé de représenter aux Etats généraux que nulle partie des travaux humains n’étant aussi importante que l’agriculture, le gouvernement lui doit non-seulement les mêmes soins, mais des soins, s’il est possible, encore plus marqués que ceux qu’il donne aux autres objets de sa sollicitude ; Qu’il serait très-utile qu’il y eût un conseil dans lequel l’agriculture ne fût pas subordonnée au commerce ; Qu’il y eût au moins un intendant de l’agriculture,’ chargé de réclamer contre les lois qui lui sont, ou qui lui seraient nuisibles, et de proposer celles qui pourraient lui être utiles; Qu’il y eût un comité propre à concourir aux travaux de cet intendant, Et que la Société royale d’agriculture compléiât l’utilité de tous ces établissements, et fût habituellement consultée par eux, comme l’Académie des sciences l’est par tous les conseils du Roi dans toutes les matières qui sont de son ressort. Si ces différentes institutions eussent été faites, ou seulement si l’établissement qui avait commencé n’eût pas été interrompu, il est vraisemblable qu’une partie des lois que le tiers-état du bailliage de Nemours sollicite, seraient déjà promulguées, et qu’il n’aurait pas un besoin si pressant de se livrer à toutes les discussions qu’il va soumettre aux Etats généraux. Cette auguste assemblée peut suppléer et pourvoir à tout ; mais comme elle ne sera pas perpétuellement subsistante, comme elle ne sera que périodique, il sera toujours utile qu’elle laisse pour l’agriculture une administration montée sur le même pied et avec le même degré d’influence et d’autorité que celles qui ont lieu pour les autres travaux du gouvernement. Le tiers-état doit. exposer les principaux objets dont cette administration aurait à s’occuper. Des dîmes ; de leurs inconvénients. De la nécessité j de pourvoir au service divin et à toutes les œu-j vres pieuses d'une manière plus avantageuse aux ministres des autels et moins onéreuse au peuple. Des conséquences qui doivent résulter de ces arrangements. La dîme a .une injustice naturelle parce qu’elle se lève au même taux sur les bonnes terres qui donnent un gros produit avec de médiocres frais du culture, et sur les mauvaises terres qui ne donnent qu’un faible produit et demandent des frais de culture considérables; de sorte qu’il n’y a pas deux champs où l’impôt de la dîme soft dans la même proportion avec le revenu qui reste au propriétaire, lorsque les frais de culture sont payés. Il y a des endroits où une dîme au vingt-cinquième ne coûtera qu’un dixième de revenu net, le plus grand nombre où elle en prend réellement le sixième, et d’autres où elle emporte jusqu’au tiers ou à la moitié de ce qui reste au propriétaire, au' delà des frais de culture, selon que ces frais sont plus ou moins grands, relativement à la force ou à la faiblesse de la récolte. La dîme a plusieurs autres inconvénients graves. Le premier, de coûter beaucoup de frais de perception. Si les propriétaires enlevaient leur récolte et n’étaient chargés d’acquitter ce qui est dû à leur curé que comme les autres impositions et avec elles, les mêmes voitures et les mêmes salariés amèneraient chez le cultivateur, sans faux frais, avec la récolte qui fait son revenu, la portion destinée à former celui du curé. Il faut, au contraire, que le curé ou les décima-teurs, pour percevoir la dîme, entretiennent des dîmeurs, qui élèvent souvent des contestations avec les contribuables, et des voitures qui sont à peu près en pure perte. La dîme ne produit donc pas, en faveur du service public auquel elle est consacrée, tout ce qu’elle coûte au peuple; ce qui en toute espèce d’impôt est un vice essentiel. La dîme tend à enrichir les riches et à appauvrir les pauvres ; ce qui est encore un vice très-sérieux de cette forme d’imposition. Elle enlève les pailles que les riches seuls peuvent racheter, et il s’ensuit que les terres engraissées par ces pailles s’améliorent progressivement, tandis que celles des pauvres, sans cesse dépaillées, de-x viennent de plus en plus mauvaises; ce qui, d’année en année, augmente l’injustice fondamentale de la dîme, qui devient plus onéreuse pour le revenu des mauvaises terres, à mesure que leur récolte s’affaiblit et excède moins les frais de culture qui ne diminuent pas.' Enfin la dîme n’a point de législation régulière, elle n’est réglée que par l’usage, toujours difficile à constater, toujours susceptible d’être étendu par l’autorité, le crédit ou la persuasion. De là naissent dans tout le royaume une multitude de procès entre les curés et leurs paroissiens, qui diminuent le respect que ceux-ci doivent porter à leur pasteur et l’union qu’il est si nécessaire de voir régner entre lui et les fidèles qu’il est chargé d’éclairer et de conduire; procès qu’on doit d’ailleurs regarder comme une véritable addition d’impôt à la charge des contribuables. Le tiers-état du bailliage de Nemours pense donc, que si les Etats généraux trouvent un bon plan pourlesimpositions, quipuisse enassurerune répartition équitable sur tous les revenus, avecle moins de frais et de procédures qu’il soit possible, iJ vaudrait mieux y comprendre ce qui sera nécessaire pour entretenir les curés dans l’aisance et avec la décence qui convient à leur ministère, proportionnellement au nombre de feux de leurs paroisses et à l’éloignement des hameaux qu’elles renferment ; comme aussi pour leur assurer, en cas de vieillesse ou d’infirmités, des pensions de retraite mesurées sur leurs services, et supprimer entièrement la dîme. En deux mots les fonctions ecclésiastiques sont [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 493 un service public comme les autres ; qui doit, comme les autres, être payé suffisamment, pour qu’il puisse être bien rempli ; ses frais doivent être soldés, comme ceux des autres, par l’imposition générale ; et les honoraires des curés doivent être pris sur elle, par privilège et de préférence, puisque de tous les ministères publics, le leur est le plus sacré. Plusieurs personnes ont pensé qu’on pourrait charger les biens ecclésiastiques de l’entretien des curés, puisque ces biens sont destinés au service divin dont les curés remplissent les fonctions les plus importantes. Mais le tiers-état a remarqué que la plus forte partie des revenus ecclésiastiques est composée précisément des dîmes qu’il s’agit de supprimer, et qui ont été détournées de leur destination, lorsque des personnes qui ont renoncé aux fonctions curiales ont gardé la jouissance de la dîme, et ont cru être quittes envers les fidèles et la société, en payant aux curés des portions congrues, qui ne les mettent à portée ni de soutenir leur état avec décence, ni même de ne pas manquer du nécessaire, et qui, par conséquent les laissent dénués de moyen d’exercer la charité envers leurs paroissiens. Ainsi, le peuple des paroisses paye un impôt énorme pour le service divin, et ce sont des gens entièrement étrangers au service divin dans les paroisses qui en jouissent. C’est encore un des abus de l’ordre actuel, ou plutôt du désordre qui existe en cette partie. On ne pourrait donc, dans aucun cas, laisser les dîmes à ceux qui les ont, et qui ne remplissent pas effectivement dans les paroisses les fonctions du saint ministère. Mais, puisque l’on ne peut éviter de faire ce grand dérangement dans les choses qui subsistent, il vaut mieux encore revenir complètement à la raison; car ce serait n’avoir fait qu’une partie du bien, et non pas la plus essentielle, que d’avoir conservé un impôt inégal et injuste, qui, par les frais de perception qu’il exige, excède de beaucoup la dépenseà Jaquelleil est destiné, et qui tend à décourager l’agricultureetàaugmenter la disproportion des fortunes entre les riches et les pauvres. 11 faut encore considérer que les dîmes, fussent-elles rendues aux curés sont un mauvais moyen de faire les frais du service divin. Elles établissent une trop grande inégalité entre des pasteurs qui exercent, avec de pareilles vertus, le même ministère. Il y a des paroisses tellement pauvres, que la dîme n’y peut suffire à l’entretien du curé; il y en a plusieurs dans le bailliage de Nemours : le curé de la Gerville et celui du Trésau sont gros déeimateurs; la dîme ne leur rend qu’environ 400 francs de revenu. Le premier a quitté; le second ne subsiste qu’en consumant le peu qu’il a de fortune personnelle; et si ces curés remettaient la dîme à leurs paroissiens, à la charge de leur fournir la portion congrue, les paroisses seraient accablées par cette portion congrue, qui devrait être au moins double de la dîme. C’est donc en soi une mauvaise idée, que celle qui porte à imaginer que chaque paroisse, même celles qui sont excessivement pauvres, doit pourvoir à l’entretien de son curé, et qu’une portion déterminée du revenu des paroisses* les plus riches, actuellement attribuée aux gros déeimateurs dispensés des fonctions curiales, doit revenir en entier aux curés, quand même elle serait quadruple de l’aisance qui leur est due. lr* Sérié, T. IV. Les curés doivent être regardés comtpe faisant un service public et religieux, utile à la société entière. C’est par la société entière que ce service doit être payé; il n’y a qu’un Etat, qu’une patrie, et même au fond qu une religion. Les non catholiques eux-mêmes, chez lesquels l’humanité du Roi, son équité et sa charité chrétienne se regardent, avec raison, comme obligées de protéger les droits de l’homme et du citoyen, n’ont pas moins d’intérêt que les autres à la conservation de la morale qui est la base uniforme de toutes les religions, et aux fonctions de paix et de charité que les curés ont à remplir. Il faut que l’armée soit payée par tout le peuple de tous les ordres; la Champagne n’est pas plus obligée de payer le, régiment de Champagne que celui de Picardie, et ne contribue pas plus à l’un qu’à l’autre; il faut qu’elle contribue pour l’armée, selon la proportion de ses revenus. Il en est de même du service divin. Le tiers-état ne saurait penser qu’il faille écraser une paroisse, à cause qu’elle ne pôut en soutenir les frais. Elle retombe alors dans le cas de l’infirme, qu’on ne doit jamais oublier, et auquel le quatrième article de la Déclaration de droits prescrit de donner des secours, qui doivent nécessairement porter sur ceux qui sont riches et puissants, et en raison de leurs moyens. Si un village ne pouvait pas payer l’impôt, la nation pour cela le laisserait-elle prendre ou piller par l’ennemi? Non. Elle le défendrait de toute sa puissance militaire, et chacun des autres villages y contribuerait pour sa petite portion. Si un village de même ne peut pas subvenir aux dépenses nécessaires pour l’exercice de la religion et pour constater légalement l’état des citoyens qui s’y marient, celui de leurs enfants, et lès droits de succession de ceux qui survivent à leurs parents, ne faut-il pas que la société pourvoie à ce que les habitants de ce village ne jouissent pas moins que les autres de leur droit de cité, des secours spirituels et du service temporel? Chacun doit contribuer selon son revenu; personne ne doit contribuer ni moins ni au delà de ce que permet son revenu; et pour cette contribution régulière, chacun doit jouir de tous les avantages communs que la société peut assurer à ses membres, et du profit de tous les services publics. La dépense de tous les curés doit donc être prise sur toute 1 a société ; et si, pour la commodité de la comptabilité et de l’administration, on veut la partager par provinces, il faut au moins que ce soit la province entière qui fournisse à l’entretien de ses curés, sans qu’aucune paroisse y contribue ni plus ni moins que les autres proportionnellement à son revenu; en telle sorte que si la dépense du service divin doit coûter, par exemple, un centième ou un soixantième du revenu général, chaque paroisse soit desservie pour cette contribution d’un centième ou d’un soixantième, ni plus ni moins forte, pour elle, proportionnellement à son revenu, que pour aucune des autres paroisses. Il paraît au tiers-état du bailliage de Nemours que tel doit être l’esprit de la recette des revenus consacrés au service divin. Quant à la dépense, il semble que l’on doit fixer pour les plus petites paroisses de cinquante feux et au-dessous, un honoraire convenable et suffisant pour y entretenir un curé dans un état décent et aü-'dessus de l’indigence. Qu’il faut ensuite assurer un traitement plus 13 194 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] fort aux autres curés, et qui croisse progressivement en raison du nombre de feux dont leurs paroisses seraient composées-, car il est juste et nécessaire que les curés aient plus d'aisance et de moyens, lorsqu’ils ont plus de paroissiens à conduire et à secourir. On pourra encore considérer, dans la distribution des revenus, la peine et la dépense que les hameaux écartés peuvent occasionner lorsque les paroisses sont composées de plusieurs habitations dispersées sur un grand territoire. Le tiers-état du bailliage de Nemours doit remarquer aussi l'arrangement indispensable par rapport aux dîmes, obligeant de détruire la plupart des revenus actuels des évêques, auxquels il est sans doute pénible de ne devoir leurs richesses qu’à l’infortune de leurs curés à portions congrues ; il sera équitable et nécessaire aussi de prendre, sur l’imposition générale destinée au culte de quoi pourvoir noblement et justement à l’entretien des évêques, qui maintiennent si utilement la discipline qui influe tant sur la bonne administration du service divin, et qui auront encore plus de fonctions à remplir lorsque les Etats généraux auront affranchi la nation de tout tribut envers tout autre souverain que le Roi. Les bénéfices ont été regardés autrefois, et le sont encore à beaucoup d’égards, comme des espèces de fiefs de l’empire du pape, dont les titulaires ne peuvent jouir sans avoir payé les droits attachés à la prestation de foi et hommage; mais cette opinion n’a jamais fait partie de la religion, et il n’y a pas eu une assemblée d’Etats généraux qui n’ait réclamé contre cet envoi ruineux de l’argent de la nation à un prince étranger. 11 arrive par lui que les revenus de la plupart des bénéfices étant composés de dîmes, c’est au profit du pape que se perçoit une partie des dîmes si pesantes pour notre peuple, si ruineuses pour notre agriculture, si injustes dans leur proportion avec les revenus , si dispendieuses par leurs frais de perception, qu’il est indispensable de les supprimer : mais puisqu’il faut les supprimer, même pour nos curés, même pour nos évêques, il est encore plus manifeste qu’il faut les supprimer aussi pour le premier des évêques, qui n’a sur les autres qu’une suprématie spirituelle, et ne devrait pas en exiger des revenus temporels. Mais encore, si c’est par la voie d’une imposition générale qu’il faut pourvoir à l’entretien du clergé de France, il est clair qu’il n’y aurait point de raison d’augmenter cette imposition en faveur du clergé d’Italie. Une imposition est purement temporelle, et nos premiers Etats généraux ont très-formellement déclaré que la France était absolument indépendante pour le temporel; le peuple de France ne doit en aucun cas payer d’impôt qu’à sa propre nation et à son Roi, pour l’entretien de la force publique, du service militaire, civil et religieux et de la dignité nationale. Ici le droit et le fait parlent en même temps. Si la dîme pouvait subsister, encore ne faudrait-il point qu’aucune partie de son produit passât à Rome. Il faudrait réclamer contre cet abus le principe qui ne veut pas qu’un impôt soit détourné de sa destination, ni plus considérable que son objet ne l’exige. Mais quand il-devient impossible de laisser exister la dîme chez une nation éclairée, qui veut pourvoir à ses besoins publics et religieux de la manière la moins onéreuse à son peuple ; quand le clergé lui-même ne peut désirer ni demander qu’on la perpétue, puisqu’il ne peut vouloir dire à la nation : J'entends lever sur le peuple un impôt d'une partie duquel je ! ne profite pas, attendu qu'elle est nécessairement j consumée en frais inutiles de perception ; il ne j suffit pas que mon revenu soit producteur pour j moi , je veux encore qu'il soit destructeur pour les j autres , pour mes concitoyens, pour mes frères, pour mes enfants spirituels ; s’il ne doit y avoir qu’un vœu pour l’anéantissement de la dîme, et pour l’établissement d’une contribution générale moins coûteuse à la nation, plus avantageuse au service divin, la matière même manque aux prétentions ultramontaines. Personne n'oserait avancer qu’il faut établir un nouvel impôt sur notre peuple au profit du pape. Gela semblerait encore plus criant, quoique cela ne fut pas plus déraisonnable, que d’en maintenir un ancien, et le tiers-état du bailliage de Nemours déclare qu’il ne consentira jamais, qu’il invite les Etats généraux à ne point consentir qu’il soit désormais levé un seul denier sur un seul Français, soit par l’ancienne forme, soit par aucune forme nouvelle pour cette destination. C’est pour assurer l’entretien des curés proportionnellement à l’étendue de leurs paroisses et aux fatigues de leur ministère; c’est pour fournir aux évêques un revenu proportionné à leur dignité, au nombre des cures qui forment leur diocèse et à celui des feux dont ces cures sont composées, que le tiers-état trouve qu’il faut substituer aux dîmes une imposition équitable et proportionnelle sur tous les revenus. Il ne désapprouvera même point alors que le revenu payé par l’Etat aux curés et aux évêques, étant regardé comme les justes honoraires de leur saint et utile travail, ne soit soumis à aucune contribution; car, puisque donner des traitements, et retenir sur eux des impositions, n’est qu’une complication inutile, le tiers-état du bailliage de Nemours est porté à croire qu’on ne devra pour lors regarder comme contribuables de la part du clergé , que les biens fonds qui lui appartiendraient. Le principe des immunités qu’il a anciennement réclamées , était sans doute que ses biens étant le salaire de son service, un salaire devait naturellement être exempt de contribution, s’il n’a pas été fixé trop haut. Or, il s’agit précisément de donner aux honoraires du clergé tout l’étendue nécessaire, pour que les curés jouissent de l’aisance que leur ministère exige,' et pour que les moyens de bienfaisance remis aux évêques ne soient jamais inférieurs à ce que peut demander le territoire sur lequel ils doivent en étendre l’exercice et les besoins spirituels et temporels de ses habitants. La nation ne voudra point qu’un revenu dont l’usage doit être si sacré, soit en rien au-dessous de ce qui peut être noblement utile ; elle ne doit pas vouloir qu’il soit au-dessus de sa destination : car il serait pris sur le pauvre comme sur le riche, en raison de leur revenu ; et il n’est pas permis, ni devant les hommes, ni devant Dieu, d’imposer le peuple au delà de ce qui est juste et nécessaire; c’est pour cela que le peuple se fie à la raison et à la vertu de ses représentants. Quant aux autres biens ecclésiastiques différents des dîmes, et dont la destination primitive est de contribuer aux autres parties du service de la religion, à l’instruction, aux œuvres de charité, il faudrait, pour savoir s’ils sont appliqués à cette destination, s’ils y suffisent, s’ils l’excèdent, avoir une idée nette de la valeur de ces biens, soustraction faite des dîmes; et ni le tiers-état du bailliage de Nemours, ni même les Etats généraux, ne pourront en avoir connaissance, qu’après un travail qui n’est pas commencé, [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] JQfj et que les Etats généraux seuls peuvent ordonner. Car, lorsqu’on a pensé à faire contribuer lesbiens ecclésiastiques, on a toujours regardé les dîmes comme une partie de leurs revenus, ce qui était d’autant plus juste qu’elles en formaient en effet la portion la plus considérable. La plus grande partie des revenus des ordres religieux est aussi composée de dîmes : lorsqu’elles seront supprimées, comme elles doivent l’être, il ne restera pour le soutien de ces ordres que leurs biens fonds, engagés par leur nature au service de l’instruction et à celui de la charité. Ce sera aux Etats généraux à voir si l’édification que donnent les ordres religieux, quoique très-utile, est un service public assez important pour qu’il devienne nécessaire d’imposer tous les contribuables de la nation afin de faire subsister ces ordres religieux. Le tiers-état du bailliage de Nemours est obligé de convenir qu’il ne peut pas les compter, tout respectables qu’ils sont, au nombre des besoins publics; qu’il ne peut pas consentir qu’il soit établi ni prorogé aucun impôt à leur profit, et il déclare qu’il charge ses députés de s’y opposer formellement dans les Etats généraux. Quant aux ordres mendiants, leur existence est aussi un impôt fort lourd, et, s’il faut le dire, un impôt de séduction sur le peuple. Aucun impôt de séduction ne doit subsister, et ne le pourrait sans le consentement du peuple qui doit le refuser en pareil cas. C’est donc aux Etats généraux à juger s’il convient d’établir un impôt sur toute la nation pour perpétuer aussi les ordres mendiants. Le tiers-état du bailliage de Nemours ne le croit pas ; il charge ses députés de s’opposer également à la continuation de la permission de mendier, et à l’établissement d’aucun impôt destiné à perpétuer les ordres mendiants. . Ce qu’il croit que la nation doit aux individus qui composent ces ordres, dans l’église d’un desquels il tient son assemblée, est que l’on regarde comme une des premières obligations de la charité de pourvoir à leur subsistance par des pensions alimentaires suffisantes. S’il n’a pas proposé de réformer les commis des fermes et des régies qui lui ont fait tant de mal, sans leur assurer un remplacement et des indemnités, il propose encore moins d’abandonner à l’infortune de vertueux cénobites, qui ont dû, en prononçant leurs vœux au pied des autels, compter sur la vie la plus paisible et la plus assurée. La nécessité de rappeler à leur destination pour le culte, l’instruction et la charité, les revenus et les fondations dont subsistent les ordres religieux, et de faire acquitter ces importantes parties du service public plus parfaitement, plus avantageusement pour les ministres de la religion, et à moins de frais pour le peuple, peut obliger de ne pas conserver les ordres monastiques, ou de les réduire à ce que pourront entretenir les biens fonds qui leur resteront libres; mais il faut certainement conserver jusqu’à leur dernier jour, dans une profonde paix et une douce aisance, tous les membres de ces ordres, qui ne sont pas responsables de ce que c’est faute d’avoir des idées assez justes du service public et des droits du peuple qu’ils ont subsisté, et qu’ils subsistent encore dans leur position actuelle. Mais il paraît toujours que les Etats généraux doivent pourvoir, par une imposition régulière et proportionnelle sur les revenus des contribuables de tous les ordres, à toutes les dépenses du service divin, d’instruction et de charité, qui sont nécessaires pour le bien de l’Etat et le bonheur du peuple : sauf à employer ensuite au soulagement du peuple, par la diminution des dettes de l’Etat et des impositions, le surplus des biens ecclésiastiques, que la sagesse et la justice des Etats généraux croiraient applicables à ces mêmes œuvres d’instruction, de bienfaisance, de charité chrétienne, à ces œuvres vraiment pies auxquelles on aura provisoirement pourvu, et auxquelles on consacrerait dès ce jour ces biens ecclésiastiques, conformément à l’esprit et aux titres de leur fon dation, si l’on était sûr qu’ils y pussent suffire, et si l’on pouvait établir pour eux une bonne administration. Car on doit penser aussi qu’une bonne administration de biens fonds exige trop de détails pour n’être pas au-dessus des forces d’un gouvernement : le nôtre est et sera trop raisonnable pour ne pas sentir que, même avec le secours des Etats généraux et des assemblées graduelles, provinciales, de département et municipales, c’est une assez grande affaire que de bien administrer la recette et la dépense de l’impôt. Le tiers-état du bailliage de Nemours a tâché d’établir dans ce paragraphe que la dîme ne peut subsister, parce qu’elle est juste et ruineuse, tant en elle-même, que dans la forme de sa perception. Que la suppression de la dîme dérangeant les revenus actuels de tous les curés, et presque la totalité de ceux des évêques, la justice, la prudence et la religion des Etals généraux exigent qu’il soit pourvu à l’entretien des curés et des évêques convenablement à leur rang, et en raison de l’étendue des charges et des travaux que peuvent demander leurs paroisses et leurs diocèses. Qu’il n’y a point de raison ni d’utilité pour le besoin divin de la France, d’envoyer de l’argent en Italie ; qu’on ne pourrait le lever sur le peuple sans injustice, ni le donner à un souverain étranger sans manquer à la dignité et à l’indépendance de la nation établies par les premiers Etats généraux. Que quant aux autres services, véritablement pieux et utiles à la nation auxquels les biens ecclésiastiques doivent être consacrés, et particulièrement à ceux qui concernent l’instruction et la charité, les Etats généraux doivent y pourvoir dans la même forme, attendu qu’aucun service public important ne doit être suspendu ni retardé, en se réservant de récupérer la nation de l’avance qu’elle aura faite, pour le soulagement que pourront procurer à ses finances les biens ecclésiastiques, que les Etats généraux auraient regardés comme applicables à des usages si conformes aux vues et aux principes de la religion, ainsi qu’à l’esprit des fondations, mais sans déranger la fortune d’aucun des possesseurs actuels. § 2. Du champart. Tous les inconvénients qui viennent d’être exposés au sujet de la dîme se trouvent dans les droits de champart ; comme elle, ils recueillent où ils n’ont pas semé ; comme elle, ils défaillent les terres, et tendent à augmenter l’infériorité de celles qui sont mauvaises, et la pauvreté des propriétaires indigents. Ils ont de plus que la dîme l’inconvénient non moins sérieux d’avoir souvent une forme de perception beaucoup plus onéreuse, qui oblige le redevable à porter le champart au seigneur ; tandis que le curé du moins envoie chercher la dîme. Peut-être comme la dîme, le champart n’a-t-il 196 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] dans beaucoup de cantons été établi que par l’usage que les seigneurs considérables faisaient de leur pouvoir. C’est une chose très-remarquable, que dans les mêmes cantons où les grandes terres ont des droits de champart, aucun des .seigneurs de terres médiocres n’en a de pareils; êt cela n'est pas à regretter pour eux. 11 est vraisemblable cependant, et c’est ce qu’allèguent les propriétaires de champart, qu’il y en a quelques-uns aussi qui sont la suite de concessions de terres , une espèce de bail à rente en nature. Les champarts, qui ont ce titre, sont respectables, car toute propriété l’est. Ce n’est pas le peuple qui demande à violer les propriétés constatées; mais il faut le titre. Nulle propriété sans titre, surtout si elle est d’une nature grevante pour le voisin, et il faut le titre, non-seulement pour la redevance, mais encore pour la manière de la percevoir. Beaucoup de paroisses demandent que le champart se quière par le seigneur, et ne se porte par le redevable, énonçant l’énorme différence entre ces deux formes de perception (1). Et que dire encore de ceux qui ont été des siècles, ou de longues années sans être perçus et que des seigneurs font revivre de la seule auiorité de leur procureur fiscal, sans que la justice du Roi en ait prononcé? Il y en a dans le bailliage qu’on s’est mis à percevoir de cette manière il y a huit ans. Que dire du droit d’enclave au sujet duquel les seigneurs conviennent qu’ils n’ont pas de droit? Il faut expliquer ce que c’est que le droit d’enclave, car le lecteur aurait peine à le comprendre, comme il aura peine à croire qu’on l’ait laissé établir. Il y a dans les terres soumises aux champarts, des héritages particuliers par rapport auxquels on ne trouve aucune trace qu’ils l’aient anciennement payé, et par rapport auxquels encore les seigneurs avouent qu’ils n’ont aucun titre qui les y oblige. Mais ces héritages se trouvant enclavés entre d’autres qui sont soumis au champart, les seigneurs prétendent que l’enclave suffit pour les autoriser à lever le droit malgré le défaut de titre, et malgré l'ancien usage. Il est sensible qu’un tel droit n’est qu’un abus de pouvoir très-répréhensible. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande qu’il soit incontinent réprimé (2). Le tiers-état du bailliage de Nemours demande encore aux Etats généraux de considérer au sujet des droits de champart qui seraient autorisés par des titres, et par des titres les plus clairs du monde, que la justice et les principes d’une bonne administration exigent, lorsqu’un droit est d’une espèce nuisible à la société, que le gouvernement facilite et favorise toutes les conventions qui tendent à racheter le droit, à l’abonner, à en détruire les conditions les plus onéreuses. Les champarts, ceux du moins qui ont lieu dans le ressort du bailliage de Nemours, sont toujours cumulés avecd’autres droits seigneuriaux très-onéreux, et dont la multiplicité porte véritablement à croire que la puissance des seigneurs, et qu’une puissance peu éclairée a eu part à leur établissement. Ce sont des droits d’oubli, variés selon les seigneuries, et qui dans quelques-unes se montent à un setier d’orge, ou huit boisseaux (1) C’est le vœu des paroisses de Boissy-aux-Cailles, Chapelon, Courtampierre, Ladon, Saint-Maurice -sur-Fessard et Ville-Béon. (2) C’est le vœu de Préaux. d’avoine par arpent portant ou non portant, pour les terres qu’on emploie en vignes, ou même qu’on cesse de cultiver par impuissance, ou qui entourent les maisons; des droits de bourgeoise de deux setiers d’avoine accompagnés d<* chapons, par maisons ou par cheminées, des droits de surcens au delà du droit de cens ordinaire. Dans les mêmes seigneuries les droits de lods et ventes sont au cinquième lorsque dans les autres ils ne sont qu’au sixième du prix de la vente, et dans d’autres au douzième. Et ces mêmes seigneuries dont les droits sont si lourds, y en. ajoutent encore un autre d’une espèce extrêmement fâcheuse : c’est le droit de retenue, qui jette la plus grande incertitude dans les contrats, en autorisant les seigneurs à retenir et à réunir à leur domaine les terres qui se vendent dans l’étendue de leur seigneurie. 11 faut pardonner au tiers-état si tant de droits onéreux lui ont donné, dans quelques cantons, de l’antipathie pour la noblesse, qui jouit quand il travaille. Tous ces droits n’ont pas toujours été aussi affligeants qu’ils le sont aujourd’hui. Lorsque le cultivateur était moins chargé d’impôts, lorsque les droits sur les consommations étaient moins considérables, lorsque les aides et les gabelles étaient moins pesantes, lorsque les droits réservés et les octrois municipaux n’existaient pas, lorsque les sous pour livre n’avaient pas été établis, le laboureur payait les droits seigneuriaux et vivait encore. Mais depuis quêtant d’impôts sont venus frapper sur la culture d’une part, et sur le débit des productions de l’autre, les droits seigneuriaux sont devenus insupportables, et le champart, qui est le plus lourd d’entre eux, a excité de vives réclamations; ce n’est pas sans quelque apparence de raison que les cultivateurs disent au Roi. « Si vous prenez ce qui nous restait de revenus, dispen ¬ sez-nous donc de payer celui que nous fournissions à notre seigneur; car il faut bien que nous ayons quelque chose. » Mais ce n’est pas là ce que le Roi peut faire ; il ne peut ni ne doit déposséder les seigneurs qui ont des titres de propriété en règle. 11 doit seulement regarder leurs censitaires comme chargés de rentes foncières considérables, et ne leur demander l’impôt qu’en raison de ce qui peut rester de net, lorsque ces rentes et ces droits sont payés et les frais de culture acquittés; peu, s’il reste peu; rien, s’il ne reste rien, sauf à reprendre sur les seigneurs, qui ont en ce cas le revenu net de la terre, la contribution qu’elle aurait due. Il y a des paroisses du bailliage où le champart enlève la moitié du revenu, tandis que la dîme en prend le quart et que le Roi s’en fait payer le tiers ; de sorte que le revenu même est excédé, et que le cultivateur ne subsiste qu’en épargnant autant qu’il peut sur sa propre consommation, et diminuant progressivement ses avances et par conséquent sa récolte, jusqu’à ce que l’impossibilité même de vivre l'oblige de quitter le canton. Il y a des paroisses où jusqu’à sept seigneurs se disputent le champart ét où le cultivateur se trouve compromis et vexé par l’un et par l’autre dans leurs procès. Il y a des cantons où se levant à la douzième gerbes il ne laisse déjà plus de quoi acquitter la dîme et l’impôt ; il y en a d’autres où il se lève à la huitième gerbe. Les gens qui ont quelque expérience de la culture, ont peine à concevoir comment ces cantons sont cultivés. 197 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] Le tiers-état du bailliage les plaint; ils seront ! plaints par tous les cœurs sensibles. Voici ce qu’on peut pour les secourir, et ce que le tiers-état demande pour eux aux Etats généraux. Qu’il soit ordonné que, sous un délai fixé par la loi, les seigneurs champarteurs seront obligés de représenter leurs titres aux tribunaux dont ils ressortissent. Que ceux qui ne les représenteraient pas, ou dont les titres ne seraient pas jugés valables, seront déchus des champarts, avec dépens. Qu’il soit réglé aux Etats généraux une proportion entre le revenu des champarts légitimes et le capital pour lequel ils pourraient être ra-cbetables, et qu’alors les seigneurs ne puissent refuser le rachat. Que même ils puissent être rachetables provisoirement et par une rente, soit en grain, soit en argent, de valeur égale au revenu, sans préjudice de ce qui pourrait être jugé d’après la vérification des titres sur leur légitimité, en vertu de laquelle la rente pourrait être continuée, ou sur leur injustice, qui la ferait cesser avec dépens (1). Ces lois sont au pouvoir des Etats généraux. Les questions particulières sont du ressort des tribunaux de justice. Mais il y a encore une chose que les Etats généraux peuvent faire, qu’ils ne doivent pas oublier, et à laquelle le gouvernement est obligé : c’est le soin dont le tiers-état du bailliage de Nemours vient de parler, et qui est rigoureusement juste, de ménager extrêmement, lors de la répartition de l’impôt, et, selon le cas, de la totalité même de l’imposition, les paroisses sujettes aux champarts; car nul ne peut payer le même revenu à deux maîtres ; et si le seigneur a droit sur la totalité du produit net, le Roi n’a plus rien à y prétendre; il ne peut que reprendre sur le seigneur la part de la société, d’après l’engagement que la noblesse vient de souscrire, de concourir en même proportion que les autres citoyens aux dépenses de l’Etat. Ce qui vient d’être dit sur le droit de champart doit complètement s’appliquer aux dîmes inféodées. § 3. Des autres droits seigneuriaux en général , et aussi des rentes foncières dues aux seigneurs ou aux gens de mainmorte. Le principe posé par le tiers-état du bailliage de Nemours relativement au droit de champart, est encore applicable à tous les autres droits seigneuriaux. Il est fondé sur le droit naturel, qui permet à tout débiteur de se libérer et sur l’intérêt public, qui dit que les propriétaires ne peuvent pas être trop complètement propriétaires, que plus ils le sont, plus la société profite des améliorations de leur propriété, et du produit plus abondant de leurs héritages qu’ils peuvent mieux cultiver, auxquels ils s’attachent davantage, et où ils répandent plus volontiers les capitaux qu’ils peuvent économiser. Car il y a cela de beau, de noble et de doux dans l’Etat de propriétaire terrien, et surtout de propriétaire du tiers-état, cette classe de citoyens a cela de recommandable dans la société, qu’ils n’ont pas un seul intérêt qui soit opposé à celui de leurs concitoyens; et que (1) C’est le vœu de Bransles, Chaintreaux, la Gerville, Préaux, Ville-Béon. ! mieux ils font leurs affaires, plus il naît de subsistances, de matières premières, d’objets de jouissances, de biens et de richesses pour tous les hommes, de prospérité pour la patrie, de puissance pour l’Etat. Les lois doivent donc tendre à libérer les héritages par tous les moyens qui ne renferment point d’injustice. Or, on ne saurait dire qu’il puisse y avoir d’injustice dans l’arrangement qui paraîtra raisonnable à la nation assemblée pour régler le remboursement des droits féodaux, dans la vue de rte rien ôter au revenu des seigneurs, d’augmenter peut-être leur capital, et de supprimer seulement l’asservissement des autres propriétaires. Car le revenu que les seigneurs ont sur les héritages qui relèvent d’eux, et le capital de ce revenu sont bien des propriétés ; mais le pouvoir de vexer autrui et de troubler son travail, ne peut être la propriété de personne. Il serait contraire au cinquième article de la déclaration des droits. Ainsi lorsqu’on a fait des contrats de rentes non rachetables, qui lieraient à perpétuité les générations futures et empêcheraient à perpétuité que le fruit du travail fût à celui qui en prend la peine, on a fait ce que l’on n’avait pas droit de faire, parce que cela serait contraire au droit naturel des enfants et aux principes du droit public. A plus forte raison n’a-l-on pas pu stipuler à perpétuité des conditions d’asservissement. Il est reconnu qu’un père ne peut pas engager la liberté de ses enfants à un esclavage complet, tel que celui qui avait lieu chez les anciens, et auquel les nègres sont soumis dans les colonies. Pourquoi ne le peut-il pas ? C’est qu’il y aurait dans un tel contrat lésion du droit des enfants qui devaient naître pour la liberté. Mais, si l’esclavage complet d’une famille ne pourrait être établi par son père, si tous les hommes naissent pour la liberté, peut-on dire qu’un père aurait plus de droit d’engager ses enfants à une demi-servitude, et de les priver à demi de la liberté ? Il n’y a point de milieu ici. Il faut que la liberté soit entière, ou qu’elle soit violée. Elle l’a été dans tous les contrats qui ont pu engager les hommes à une espèce de servitude, soit relativement à leurs personnes, soit relativement à leurs conventions. Les pères n’ont pu engager que leurs richesses; car il n’y avait qu’elles qui leur appartinssent; ils ont pu ies transmettre ainsi engagées, mais non pas de manière à ôter à leurs descendants le droit de faire cesser Rengagement, pourvu que ce soit sans lésion de celui avec lequel il a été passé. Il n’y a donc aucun droit féodal, aucune rente inconsidérément stipulée non rachetable, qui ne puissent être rachetés aux conditions qu’une assemblée aussi auguste et aussi impartiale que celle de la nation trouvera justes et raisonnables. Déclarer la possibilité de leur rachat est une des fonctions les plus dignes de la sagesse des Etats généraux. 11 ne pourrait y avoir de difficulté que pour celles qui appartiennent aux gens de mainmorte, qui ne sont pas les maîtres de s’exposer à dissiper leur bien ; mais cette difficulté est nulle dans un grand Etat fort endetté, dont la dette va être garantie par la nation elle-même. Nulle propriété désormais ne sera aussi sûre que celle des litres de créance sur la nation. Les gens de mainmorte auront donc un emploi 198 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] [États gén. 1789. Cahiers.] °uvert, et le meilleur des emplois, dans l’acquisition des contrats sur l’Etat. On ne pourra donc leur faire aucun tort en les remboursant, à la charge de remplacement de leur part dans les fonds publics. Ce remplacement peut même avoir lieu pendant longtemps, selon des règles qui seraient établies par les gens de mainmorte sur eux-mêmes ; puisque le clergé est chargé lui même d’une dette considérable, qu’il a contractée lorsqu’il a préféré d’acquitter ce qu’il a payé de contributions, par des emprunts plutôt que par des impôts. Le tiers-état du bailliage de Nemours recommande à ses députés d’insister aux Etats généraux pour que la nation et le Roi embrassent les moyens qu’il vient d’indiquer pour libérer les héritages, à moins que les Etats généraux n’en trouvent qui soient meilleurs encore pour arriver aumêmebut. En attendant que le rachat des droits féodaux soit effectué, plusieurs paroisses ont demandé que les archives fussent gratuitement ouvertes, et que les pièces y renfermées fissent titre pour les censitaires comme pour les seigneurs. Qu’il soit ordonné que les terriers ne seront pas renouvelés plus souvent que tous les cinquante ans -, que la prescription soit étendue pour eux jusqu’à cette époque, et que le renouvellement se fasse aux frais des seigneurs (1). Quelques-unes ont demandé aussi que les seigneurs qui jouissent de la pêche soient tenus du curage des rivières (2). § 4. Des banalités. La plupart des paroisses du bailliage de Nemours demandent la suppression des banalités (3). Elles peuvent toutes donner lieu à des observations générales. Et celle des moulins a une observation particulière. L’institution des banalités a quelque analogie à celle des champarts ; il y a lieu de présumer qu’elles ont été anciennement l’effet d’une convention libre et licite. Mais il faut le titre. Et avec le titre, il faut toujours reconnaître et maintenir chez le redevable la faculté de se libérer, si la gène lui paraît aujourd’hui supérieure à l’avantage. Dans les calculs à faire pour estimer avec équité sur quel pied le droit légitime de banalité peut être remboursé aux possesseurs, il faut faire (1) C’est le vœu des villes, bourgs et paroisses d’Auf-ferville, Auxi, Bromont, Bromeilles, Bouiigny, Boutigny-Marchais, Chaintreaux , Chapelon, Chatenay, Chenon, Corguilleroy, Coudray, Echilleuses, Flagy, Fromont, Gau-bertin, Girolles, Goiinville, Guercheville, Jacqueville, Jouy, Ladon, Lorrez-le-Bocage, Saint-Maurice-sur-Fes-sard, Mignerettes, Moudreville, Moulon, Nouville, Orville, Paley, Pannes, Préaux, Reclozes, Remanville, Rumont, Treilles , Trexan , Ville-Béon , Ville-Maréchal , Ville-Moutiers, et Ville-Vocques. (2) C’est le vœu de la paroisse de Ladon. (3) C’est le vœu d’Aufferville, Augerville-la-Rivière, Auxi, Beaumont, Boissy-aux-Cailles, Bordeaux, Bou-ligny, Boutigny, Bransles, Bromeilles, Chaintreaux, Chapelon, Château-Landon, Samt-Séverin-lez-Château-Lan-don, Chatenay, Chenon , Chevrainvilliers , Chevri , Corguilleroy, Coudray, Courtampierre, Desmonts, Dor-dives, Echilleuses , Egreville-la-Franche , Jacqueville , Ichy, Ladon, Lorrez-le-Bocage , Maisoncelles, Saiut-Mauriee-sur-Fessard, Mignerette, Mignières, Moudreville, Moulon, Nemours, Nérouville, Orville, Paley, Pannes, Saint-Pierre-lez-Nemours, Préaux, Reclozes, Remanville, Rumont, Sceaux, Trézau, Ville-Béon , Ville-Maréchal, Ville-Vocques et Ville-Moutiers. attention que le revenu de la banalité n’est pas égal à ce qu’elle coûte aux redevables. Si le devoir de l’usine banale est bien rempli, le salaire des ouvriers qu’elle emploie, ses réparations, les reconstructions qui deviennent périodiquement nécessaires, absorbent la plus grande partie du produit, de sorte que le véritable revenu n’est composé que de la somme pour laquelle Tusine banale pourrait être affermée à un entrepreneur chargé de l’entretien et delà reconstruction des bâtiments et des machines. Peut-être trouverait-on, calcul fait, que les banalités sont d’un bien mince produit ; et si, loin de valoir aux seigneurs ce qu’elles coûtent au peuple, qu’on sera surpris de voir que depuis quinze ans que le gouvernement y pense, il ait hésité si longtemps. Mais c’est que les gouvernements que l’on croyait si puissants n’avaient pas, à beaucoup près, pour bien faire, l’autorité qu’ils auront, lorsqu’ils pourront profiter du secours de la nation assemblée. L’opinion publique se défiait d’eux et ne les servait pas; elle courra au-devant de leurs bonnes intentions; elle ne sera redoutable que pour les mauvaises. Les principes relatifs aux banalités en général, frappent également sur la banalité des moulins ; mais celle-ci exige une attention et des observations particulières. Elle est singulièrement nuisible à l’humanité. Le privilège-exclusif dont jouit le propriétaire du moulin banal fait qu’il n’a aucun intérêt à perfectionner son moulin, et à le mettre en état de faire de bonne farine et de tirer du grain toute celle qui s’y trouve renfermée. Entre un bon moulin conduit par un habile meunier, et un mauvais moulin dirigé par un meunier ordinaire, qui n’a intérêt ni à contenter le public ni même à faire un bon travail pour le seigneur, qui paye son temps de quelque manière qu’il soit employé, la différence du produit est énorme : elle est quelquefois d’un sixième de la farine. Le moulin banal perd donc un - sixième de la subsistance que le grain devrait fournir aux hommes, et ne le remplace que par un mince profit sur le son, demeuré plus gros et destiné à nourrir les bestiaux. Or, qu’il ne vaille pas mieux nourrir des hommes que des animaux, c’est ce qui ne saurait être mis en question. La farine bien faite dans des moulins préparés et conduits avec soin, a un autre avantage que celui de la quantité sur la farine grossièrement faite dans des moulins médiocres ou mauvais ; c’est d’être plus commerçable, de soutenir mieux le transport, d’être plus propre aux lieux d’une grande consommation où l’on veut du pain plus délicat. Cette espèce de farine contribue donc mieux que la farine commune à maintenir l’égalité des prix du pain et du grain, dont il est tant à désirer, pour l’intérêt naturel des consommateurs et des cultivateurs, que les variations soient peu considérables. Il n’est donc pas indifférent à la société que la banalité des moulins soit ou ne soit pas conservée. La question n’est pas seulement entre les seigneurs et leurs censitaires, elle est entre le monopole d’un service important qui ne peut être trop bienfait, et les consommateurs qui souffrent de ce qu’il l’est mal ; elle est entre le privilège exclusif et la patrie. Le gouvernement ne doit donc pas abandonner à la simple liberté des redevables le pouvoir de racheter le service de la banalité des moulins. Les Etats généraux, le Roi, le royaume, ont droit [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 199 d’ordonner l’abolition de cette banalité, sauf l’indemnité due aux seigneurs par les redevables, et d’arbitrer sur quel pied cette indemnité sera donnée. Dans cet arbitrage, il y aura encore une attention à faire pour ne pas sortir de l’équité : c’est de ne pas faire racheter aux redevables plus qu’il n’est du aux seigneurs ; et pour ne pas tomber dans cet inconvénient, voici la première chose dont il faut s’informer : La paroisse sujette au moulin banal fait-elle ou ne fait-elle pas commerce de farine? Si elle n’en fait point, si le moulin ne travaille que pour la consommation des censitaires, c’est sur les états de produit de la recette du moulin, comparés avec les charges de salaire, d’entretien et de reconstruction, qu’il faut estimer le revenu. Et l’on doit toujours considérer qu’il n’v a de valeur pour la banalité, que ce qui peut excéder celle qu’aurait le moulin sans être banal. Car la suppression de la banalité laisse aux seigneurs la propriété de leurs moulins dans son entier. Mais si le pays fait un commerce de farine, et si l’autorité du seigneur a entraîné à moudre à son moulin le grain même dont la farine est destinée au commerce, ou à lui payer quelque redevance pour la liberté de faire cette farine ailleurs, alors le produit de la recette donnerait une idée fausse de la valeur du droit à racheter. Le privilège exclusif du moulin banal n’a jamais emporté celui de faire les farines destinées au commerce, mais seulement celles qui doivent servir à la consommation de ses redevables ; car il ne faut pas mettre dans les conventions plus que n’ont voulu faire ceux qui les ont passées ; et le commerce des farines n’existant pas, étant 'même repoussé par les règlements lorsque les banalités ont été établies, il n’a! pu entrer dans les combinaisons qui ont contribué à décider les conventions relatives à la banalité légitime. Il faut donc, dans ce cas, retrancher de la valeur du revenu du moulin banal, non-seulement les dépenses de salaire, d’ouvriers, d’entretien et de reconstruction, mais encore toute la recette qui a pu être faite pour la mouture des grains destinés à être mis dans le commerce lorsqu’ils seraient en farinent tout le produit de la redevance à laquelle les censitaires ont pu se soumettre pouracquérir la liberté qu’ils avaient de droit, et qu’ils ne devaient point acheter, de faire où il leur conviendrait les farines qui ont le commerce pour objet. Les redevables ne sont tenus à l’indemnité que pour la quantité de grain qu’exige leur consommation personne! ie et celle de leur famille domiciliée sur le territoire soumis à la banalité. Ces observations doivent montrer que le rachat de la banalité des moulins ne saurait former un objet considérable. Les seigneurs ne peuvent qu’y gagner ; car en général les moulins banaux sont très-mauvais, quoique placés sur les plus beaux courants d’eau; dès que la banalité sera supprimée, les seigneurs et les meuniers se hâteront de les mettre en état de faire de bonne farine, ce qui n’est pas extrêmement dispendieux; et alors travaillant mieux, et profitant de leur position, ils seront plus employés que les autres moulins, et pourront être loiiés plus cher qu’ils ne le sont aujourd’hui. Le rachat de la banalité aura été en pur profit pour les seigneurs. §5. Des différentes manières de payer la mouture , d'une injustice qui s'y trouve dans l’état actuel, et de quelques autres abus qui renchérissent aussi injustement le prix du pain. Le tiers-état du bailliage de Nemours doit observer que l’usage établi, relativement à la manière de payer la mouture, renferme un grand inconvénient. Cette mouture est toujours payée en nature; et cela serait indifférent si le commerce des blés et des farines était parfaitement libre, et si, par conséquent, les variations du prix des grains étaient peu considérables. Mais les règlements nouvellement remis en vigueur, s’opposant à l’égale distribution des subsistances par l’obligation de garnir les marchés imposée aux cultivateurs de chaque canton, et par les inquiétudes que l’on élève dans l’esprit du peuple, sur les transports qui pourraient être faits des provinces les plus fertiles ou les mieux approvisionnées, dans celles qui le sont le moins, les prix ne peuvent manquer de s’élever quelquefois très-haut, dans les provinces telles que le bailliage de Nemours, où les terres sont médiocres, ainsi que dans celles qui auraient éprouvé quelque calamité. 11 est de la plus grande conséquence que, dans le moment au moins où le peuple consommateur est contraint de payer le grain au double du prix ordinaire, il ne le soit pas aussi de payer la mouture deux fois plus cher qu’il ne le fait lorsque le grain est à un prix modéré. Il est clair que par un usage si peu réfléchi, le prix du pain, dans les temps de disette, doit se trouver plus cher, non-seulement en raison de celui du blé, mais encore en raison de celui de la mouture. Le meunier peut dire, il est vrai, qu’il est forcé lui-même de payer ses consommations plus cher; mais cela n’est pas entièrement exact, surtout lorsqu’il ne s’agit que d’une cherté passagère. Le meunier paye en effet plus cher son grain et son pain ; mais il ne paye pas plus cher le service de son propre moulin, son fermage, sa viande, ses habits, son linge, ses souliers, ni le fourrage nécessaire à ses bêtes de somme. 11 faudrait donc, pour qu’il y eût justice en ce cas, que le meunier fût payé en argent sur un pied un peu plus fort que celui qu’il retire de la mouture dans les temps d’abondance, mais non pas sur le pied excessif que lui procure la cherté exagérée par les circonstances physiques, parles préjugés populaires et par les erreurs de l’administration. Gela est surtout indispensable pour les moulins banaux : ceux qui veulent un privilège exclusif ne peuvent prétendre en même temps aux avantages de la liberté ; le monopole oblige au règlement selon l’expression de l’Ecriture : qu'un abîme appelle un autre abîme. Le prix du pain ne pourra être justement proportionné à celui du blé que lorsqu’il ne se vendra pas un grain de blé dans les marchés des villes où l’on ne fait aucun usage de blé, mais seulement de farine et de pain ; et que l’on n’obligera pas les blés de v�nir avec des voitures dispendieuses, acquitter des droits de minage, de hallage et de mesurage, et tant d’autres ae la même espèce sous différents noms, pour retourner avec une voiture également dispendieuse au moulin, et souvent à un moulin banal, être rapporté en farine, par une troisième voiture, au marché, y payer de nouveau les droits, si la fa 200 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. rine n’est pas directement pour un consommateur, et a été faite pour le commerce, et enfin la ramener chez un boulanger, qui n’est pas toujours le maître de cuite, sans payer une indemnité au four banal, ainsi que l’on y contraint les boulangers de Nemours. Il est en même temps ridicule et cruel de paraître fort occupé du pain du peuple consommateur, et d’échauffer les esprits par les sollicitudes affectées qu’on témoigne à son sujet, et par l’animosité qu’on lui inspire contre le peuple cultivateur, tandis qu’on laisse subsister aux dépens de l’un et de l’autre ces institutions abusives, qui doivent renchérir environ d’un cinquième le prix du pain, relativement à celui du blé, relativement à la dépense à laquelle on oblige le consommateur pour se procurer du pain. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande que l'on ne mette entre le cultivateur et le consommateur aucun intermédiaire nuisible à l’un et à l’autre ; Et que l’on supprime tous les droits sur la vente des grains et des farines, attendu que, s’ils ont pour objet de payer un service public, personne n’a droit d’exiger que ce service soit payé plus qu’il ne vaut, et qu’il n’y a de moyen de* le réduire à sa juste valeur, qu’en laissant les vendeurs et les acheteurs s’assurer comme ils l’entendront de leur fidélité réciproque, et que ces droits ont pour objet d’entretenir des halles ; ces halles sont des édifices publics, qui ont été construits par la municipalité, ou doivent être achetés par elle, et lui appartenir comme les rues ; qu’il n’y a pas plus de raison pour une ville de faire payer les halles à ceux qui en font usage que ses pavés, lorsqu’ils n’ont d’autre objet, les uns et les autres, que de faciliter son approvisionnement, et d’attirer dans ses murs le concours, les dépenses et les consommations du commerce. 11 demande enfin que l’on défende aux meuniers d’exiger la mouture autrement qu’en argent, lorsque le prix du blé passera un certain taux, qui sera fixé en chaque lieu par la police. 11 est injuste d’obliger le peuple à payer la mouture beaucoup plus cher, lorsque le blé est à haut prix, et il est imprudent de donner aux meuniers un grand intérêt à la cherté. Les lumières et la liberté remédieront un jour à tous ces maux. Il faut, en attendant, qu’on puisse au moins reconnaître un esprit de justice, dans la conduite intermédiaire entre l’état de barbarie dont nous sortons et le règne de la raison où nous devons arriver. § 6. Des chasses , des capitaineries et des pigeons. L’origine du droit de chasse dérive du droit de la propriété. Dans le temps où la noblesse était seule propriétaire de terres, elle avait naturellement et justement-le droit exclusif de la chasse; car il est très-raisonnable que le gibier, ennemi de la récolte, soit poursuivi par celui à qui elle appartient; et qu’il devienne la proie de celui dont il a dévoré la richesse ; mais, depuis que les citoyens du tiers-état sont rentrés dans le droit qu’avaient eu plus anciennement leurs ancêtres, les leudes, les hommes libres de la nation, de posséder des terres et d’être propriétaires de récoltes, il n’y a lus eu de raison qu’ils laissassent dévaster leur ien et la subsistance de leurs familles. Cependant le privilège exclusif de la chasse subsiste pour les seigneurs de fief; ce qui montre au reste que ce droit est en lui-même terrien ou at-[Bailliage de Nemours.] taché à la propriété, puisque les nobles qui n’ont point de fief n’ont, en aucune partie du royaume, aucun droit de chasse personnel, et que les citoyens du tiers-état qui possèdent des fiefs, jouissent partout de la chasse dans l’étendue deleur fief. Ce n’est donc pas un droit de l’ordre, c’est un droit du bien. Dans ce cas, il n’est pas difficile de conclure que si ce droit du bien n’est pas à celui qui .est propriétaire de la récolte, ce ne peut être que par un abus, etquel’onne peut prétendre qu’il entraîne celui de faire détruire les récoltes pour multiplier le gibier, que par un plus grand abus. Mais le plus grand de tous les abus, et le plus moderne, est d’avoir enlevé, même aux seigneurs qui avaient des domaines dans le canton, à qui leur récolte pouvait aussi être chère, et qui avaient de plus des revenus sur les récoltes de leurs vassaux, le droit de détruire le gibier qui gâte les unes et les autres ; d’avoir enfin mis sur leurs héritages une armée de gardes, bien payés aux dépens du peuple, pour défendre les animaux contre les hommes. Cet abus est un des premiers dont le Roi ait été frappé. Le premier acte de sa puissance a été de rédiger un projet d’arrêt pour la destruction des lapins. Le Roi avait senti qu’un lapin qui vaut 12 sous, et qui n’a pas mangé pour moins de 6 francs de productions, qui fait le dîner d’un homme, et qui a consumé la semaine d’un autre, était un véritable fléau pour l’humanité. Le Roi n’a pas eu le crédit de détruire les lapins. 11 avait réservé leurs protecteurs; et depuis l’arrêt de son conseil, dont la première minute était de sa main, les lapins ont mangé ses sujets comme à l’ordinaire. On a fait une dépense énorme pour clore la forêt de Fontainebleau, qui l’avait déjà été par ordre de François 1er. Elle est mal close, et les fauves gâtent les environs. On n’a pas même tenté de clore les autres forêts, et la clôture d’ailleurs lut-elle parfaite, ne pourrait arrêter que les ravages de la grosse bête. Quelques princes, Philippe le Rel et Philippe le Long, ont ordonné, par leurs testaments, l’un le 13 mai 1311, et l’autre le 26 août 1321, qu’il serait donné une somme d’argent aux voisins de leurs forêts, pour les récompenser des dommages que leur avaien t causés les bêtes rousses et noires. Le feu roi d’Espagne, Charles III, qui était d’une grande équité personnelle, n’a point attendu la mort pour en faire autant. 11 faisait indemniser largement chaque année les propriétaires des héritages voisins de ses chasses. Le Roi a souvent eu la même pensée, vraiment digne de son cœur; et quoique plusieurs membres du tiers-état se soient plaints à l’assemblée du bailliage de Nemours que les intentions déclarées du monarque, à cet égard, n’avaienl pas été remplies avec exactitude , le peuple n’en est pas moins touché de sa justice. . Mais cette justice particulière des princes ne peut indemniser que le propriétaire lésé, auquel il est possible de tenir compte de son revenu ; et la société, qui avait besoin de subsistance et de richesses ; le peuple, qui devait vivre sur ces récoltes et qui pourra mourir de faim, qui est-ce qui les indemnisera ? Cela est au-dessus du pouvoir des rois. Ils ne sauraient rendre l’existence à un grain de blé anéanti, et ils ne peuvent en avoir détruit 2 septiers 1/2 sans perdre un sujet. Il faut dire, et c’est le devoir de quiconque sera député aux Etats généraux, que les capitaineries sont un impôt, un détestable impôt, qui jamais 201 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] n’a eu le consentement du peuple, qui jamais n’aurait pu l’avoir, parce que le dommage qu’il cause à l’agriculture ne peut pas s’exprimer, et que ce dommage, ne fût-il pas considérable, n’aurait pas pour cela dû être toléré davantage; car une grande injustice est plus criante qu’une petite, mais une petite n’est pas plus permise qu’une grande. Il faut dire que c’est l’abus du mépris pour les hommes et pour les lois que d’avoir établi des espèces de tribunaux, des lieutenants généraux, des assesseurs, des procureurs du Roi, afin de poursuivre criminellement les hommes qui oseraient défendre leur bien contre les bêtes. Il faut citer le trait horrible du chef d’une capitainerie, auquel on avait amené un paysan qui avait tué un sanglier, et à qui ce paysan disait pour l’attendrir : « Monseigneur, je vous demande bien pardon, j’ai cru que c’était un homme. » 11 faut dire qu’en effet il se laissa toucher par cette raison puissante, et qu’il répondit : « Si ce pauvre diable est de bonne foi, qu’on le laisse aller. » Quand cela sera dit etentendu, il faudra exposer quel serait à cet égard le droit naturel et social, l’expression de la raison et de Injustice. La chasse doit être défendue à ceux qui n’ont point de terres, et dont le gibier ne dévaste pas le bien. Il doit être permis à tout propriétaire de combattre et de détruire sur son champ, et non ailleurs, tout animal qui mange la récolte, sous les réserves que le bon ordre public peut exiger, relativement au port d’armes.' Les seigneurs ont le droit de chasse sur tous les héritages relevant de leurs fiefs, dans le temps et les lieux où il n’en résulte point de dégât pour les grains, les fourrages, les fruits ou les vendanges, et à la charge de ne pas entrer dans les enclos fermés de murs ou de haies, car tout domicile doit être sacré ; que le clos se garde, et nul ne doit pouvoir pénétrer chez un propriétaire malgré lui. Les seigneurs suzerains l’ont aux mômes conditions sur tous les fiefs relevant de leur seigneurie. Et le Roi l’a aux mêmes conditions sur tout le royaume. Le tiers-état du bailliage de Nemours peut dire des pigeons ce qu’il vient de dire des lapins. On nourrit aussi les pigeons aux dépens d’autrui; c’est pourquoi la plus grande partie des paroisses du bailliage en sollicite la destruction ou du moins la clôture pendant le temps des semailles, des récoltes et de la maturité des grains (1). Cette demande ne peut pas leur être refusée par une nation assemblée pour rendre son gouvernement plus parfait, c’est-à-dire plus conservateur des propriétés. § 7- Du droit de franc-fief et du partage des successions des citoyens du tiers-état qui possèdent des fiefs. Pendant longtemps la possession des fiefs a seule constitué la noblesse; et ce n’est que dans le quinzième siècle qu’il a été ordonné que, pour être compté parmi les nobles, il faudrait en outre prouver la naissance dans l’état de nobililé ou l’acquisition d’une charge donnant la noblesse. Le droit de franc-fief était, dans son origine, (1) Toutes ont demandé la prompte destruction des volières ou fuies des personnes qui n’ont pas le droit d’en avoir. une espèce de droit d’amortissement pour les citoyens du tiers-état, qui ne passaient pas par l’acquisition d’un fief à la condition noble. Dès que le fief était acquis par un citoyen non noble, celui-ci vivait noblement, maissasuccession non féodalese partageaitencoreselonles règles des successions roturières; il en était de même de son fils; son petit-fils était regardé comme complètement noble, et sa succession se partageait noblement. Dans l’état actuel il y a des cas où les terres nobles, possédées par des roturiers, jouissent de toutes les exemptions qui avaient été attribuées à la noblesse, à la seule charge de payer le droit de franc-fief, et où les terres en roture payent la taille, même lorsqu’elles appartiennent à des nobles. Dans la plus grande partie du royaume, dans celle où se trouve le bailliage de Nemours, l’imposition est encore réglée par la qualité du propriétaire ; le citoyen du tiers-état, lorsqu’il possède un fief, est soumis à la fois pour lui et et pour les siens à la taille et au franc-fief. Il se trouve assujetti à tous les désagréments de la roture. Et cependant à sa mort on est obligé de partager son fief noblement; ses enfants sont exposés à tous les inconvénients de la noblesse, à toute l’injustice qui en résulte dans les successions nobles. Ce droit de franc-fief est d’un année de revenu ; et avec les 10 sous pour livre, d’une année et demie ; son payement doit se renouveler tous les vingt ans, et il peut avoir lieu beaucoup plus souvent; car il est exigible à toutes les mutations de propriété. Il suit de là que les capitalistes non nobles doivent être extrêmement dégoûtés d’acheter des fiefs ; et comme on ne trouve guère de propriété considérable uniquement en roture, leurs capitaux sont détournés de l’exploitation des biens champêtres et demeurent stérilement livrés dans les grandes villes aux dissipations du luxe, aux séductions de l’agiotage, à la passion du jeu, à la tentation isolante et funeste des rentes viagères. Sans cette mauvaise impulsion, une foule de citoyens aisés seraient appelés dans les campagnes par le goût du repos, par l’amour de la liberté, par la salubrité d’un régime qui prolonge la vie et qui rend la santé plus robuste : leurs travaux et leurs richesses animeraient partout l’agriculture, et les avantages qu’en retirerait la nation seraient immenses. Il ne faut pas croire que le droit de franc-fief, qui semble n’exister ainsi qu’en haine de l’agriculture, dont il éloigne les citoyens du tiers-état qui ont quelque aisance, soit d’aucun avantage à la noblesse; au contraire, il est entièrement à son préjudice. La noblesse, lorsqu’elle est obligée de vendre ses terres nobles, ne peut trouver que des acquéreurs nobles, c’est-à-dire ceux qui sont en général le plus dénués de capitaux libres; les terres sont longtemps en vente, on dit qu’il y en a huit mille actuellement dans le royaume, dont on n’otfre pas la valeur; les affaires de leurs propriétaires, qui auraient besoin de réaliser leurs capitaux, se dérangent de plus en plus : cet avilissement des terres nobles est certainement très-nuisible à la noblesse. Et ce qu’on ne remarque pas autant, ce même avilissement du prix des terres est très-fâcheux pour le commerce et pour les manufactures. 202 [États gén. 1789. Cahiers.] Il y a une relation naturelle entre tous les placements d’argent, qui fait que le taux de l’un règle celui de l’autre. On veut un intérêt plus haut de ceux qui exigent plus de travail et qui exposent à plus de dangers; et l’on se contente d’un, moindre intérêt pour les placements les plus sûrs, et qui peuvent entraîner le plus de douceurs et de jouissances personnelles; mais toutes ces différences sont corrélatives. Si le placement le plus sur hausse ou baisse d’intérêt, tous les autres haussent ou baissent avec lui. Ces principes sont puisés dans la nature du cœur humain et dans la raison éclairée, et voici quelle est leur influence dans la pratique. C’est à l’acquisition des terres que l’on consacre plus volontiers des capitaux pour un plus faible intérêt. Il en faut jusqu’à présent un plus fort dans les fonds publics, parce que l’on ne saurait avoir que peu de confiance dans une nation dont il est prouvé que les affaires ont été constamment mal faites et que tous les emprunts sont illégaux. Cependant la connaissance qu’on a du point d’honneur de cette nation soutient l’intérêt de ses fonds publics entre celui des capitaux placés en terres et celui du commerce. Il faut au commerce un intérêt encore plus cher parce qu’il court plus de hasards, surtout daus un pays où le commerce est très-médiocrement administré et perpétuellement sacrifié au fisc. Il en faut un plus fort encore pour les entreprises des manufactures, parce qu’il s’y joint aux hasards du commerce la nécessité d’un plus grand degré d’intelligence et d’un travail plus assidu. Enfin il faut un taux d’intérêt encore plus haut pour les spéculations des armements maritimes, qui exigent autant de travail et de savoir que les manufactures, et dont les rentrées ont encore plus d’incertitude. Un régime qui tend donc, comme le droit de franc-fief, et comme les autres impositions territoriales jusqu’à présent particulières au tiers-état, à diminuer le prix des terres, c’est-à-dire à faire que l'on ne puisse se déterminer à les acheter qu’en donnant un faible capital en raison de leur revenu, fixant d’après cette base, alors trop haute, le degré inférieur de l’intérêt de l’argent, conduit inévitablement à le renchérir encore plus pour les besoins du gouvernement, pour les entreprises du commerce, pour l’établissement des manufactures. Ainsi tous les travaux de la nation se trouvent découragés et hors de leur prix naturel ; et de toutes parts il nous est difficile de soutenir la concurrence étrangère. s Le tiers-état du bailliage de Nemours demande que le droit de franc-fief, qui contribue notablement à ce malheur, disparaisse avec les autres impositions actuellement particulières au tiers-état. Ëtildemande encore qu’en attendant la réforme générale des coutumes, qui réglera vraisemblablement toutes les successions d’après des principes de raison et d’équité, il soit ordonné dès à présent que les biens nobles, acquis par des citoyens du tiers-état, seront partagés entre leurs enfants sëlon la règle des successions roturières. Les avantages assurés aux aînés par le droit féodal avaient pour objet de remettre à celui des enfants qui serait le plus tôt en état de porter les armes le fief auquel le service militaire était attaché, et qui en constituait la paye. [Bailliage de Nemours. ] La nation soldait un homme par le fief, elle voulait avoir son soldat le plus promptement et le plus sûrement qu’il serait possible. Mais depuis que l’usage de convoquer le ban et l’arrière-ban est aboli par l’inutilité dont il serait pour la guerre, il n’y a plus de raison de transmettre les fiefs aux aînés, ou de leur donner de grands avantages. Il n’en résulte que l’extinction des branches cadettes, et pour la branche aînée, des vices corrupteurs qui conduisent naturellement à l’anéantissement des familles. Ce sera l’affaire de la noblesse de voir si une plus grande illustration passagère de ses maisons est préférable à leur durée. Ce sera aux Etats généraux et au Roi à juger, à cet égard, si l’amour-propre mal entendu des pères doit l’emporter sur les droits naturels et sur l’utilité réelle de leurs descendants. Le tiers-état ne parle ici que de ce qui le concerne. Il est conforme à ses mœurs et à ses principes, du moins dans la partie de la France où le bailliage de Nemours est situé, que les pères aiment leurs enfants avec une entière égalité, et croient avoir des engagements semblables envers des êtres également sensibles, assiégés de pareils besoins, nés d’un même sang, et fruits d’un égal amour. Le tiers-état serait bien fâché de déroger des principes et des sentiments que ses ancêtres lui ont transmis sur ce point intéressant, et qui lui paraissent si louables et si honnêtes. Quels que puissent donc être les biens que l’intérêt public et son propre avantage lui auront fait acquérir, il demande qu’il soit déclaré qu’aucun des enfants n’aura moins a y prétendre qu’un autre. Il n’entend pas comment on pourrait former des sociétés heureuses et des nations puissantes avec des familles désunies où l’orgueil et l’inconduite seraient dans une branche, la misère et la jalousie dans les autres, le regret, l’inquiétude .et le remords dans le chef. § 8. De l'esprit social , de V union d'intérêt et des secours réciproques à établir entre les habitants de la campagne. Le tiers-état du bailliage de Nemours a tâché de montrer, en parlant des curés, que leur service intéressant la société entière, et leurs fonctions devant être regardées comme une sorte de magistrature civile et religieuse chargée de contribuer à maintenir la paix entre tous les citoyens, à y distribuer des secours utiles et à constater leur état, il était juste et nécessaire que l’entretien des curés et même que celui des évêques fût pris sur la société entière, par une contribution qui fasse partie de l’impôt général, et qui soit payée par les contribuables de tous les ordres en proportion de leur revenu. La justice et l’utilité de cette résolution paraissent évidentes, et son principe peut servir à décider une question dont un grand nombre de paroisses du bailliage de Nemours 'se sont occupées ; plusieurs d’entre elles se plaignent avec amertume de la surcharge qu’elles éprouvent pour la construction des presbytères, et que par le régime actuel elles ne peuvent éviter, soit qu’elles en aient ou non le moyen. 11 y a en effet de petites paroisses pour lesquelles la construction de leur presbytère est une dépense entièrement au-dessus de leur force. Celle de la Madeleine , qui n’a que trente-huit feux, vient d’essuyer cette calamité, et les habitants disent qu’ils seront obligés de vendre leurs ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 203 [États gén. 1789. Cahiers.] héritages pour y faire face. Celle de la Ger ville, que le tiers-état du bailliage de Nemours a eu occasion de citer, s’est trouvée dans le même cas il y a peu d’années. Ces paroisses et plusieurs autres, demandent que l’on mette les constructions en tout ou au moins pour moitié, à la charge des décimateurs. Mais, d’une part, il faut supprimer les dîmes ; de l’autre, il y a plusieurs paroisses où les dîmes tout entières entre les mains du curé , n’égalent pas la portion congrue, ou la surpassent à peine, ou lui sont mêmes inférieures (1). Il est certainement déraisonnable qu’une paroisse dont les moyens sont bornés au point de ne pouvoir entretenir son curé, soit obligée de supporter périodiquement une dépense aussi considérable que l’est celle de lui bâtir une maison. Il convient donc que les curés soient payés par la patrie; il est également juste qu’ils soient logés par elle. Les presbytères ainsi que les églises doivent être regardés comme des édifices publics, dont on ne peut pas plus se passer que des chemins et des ponts. Mais comme il faut décharger le .gouvernement et la nation de détails autant qu’il est possible, on a imaginé un arrangement propre à fournir à l’entretien et à la construction des presbytères, sans que les administrations provinciales eussent besoin d’y employer d’autres soins que ceux d’une surveillance modérée, et sans que personne eût intérêt à multiplier le travail, qu’il faut économiser d’autant plus sévèrement, que c’est la société qui le paye, et qu’il n’est que trop rare de voir ménager l’argent public. Cet arrangement consiste à ordonner que lorsque les presbytères auront été remis en bon état au frais de la province, il soit payé par le curé une somme annuelle égale au centième de la valeur des presbytères, et que, pour cet abonnement qui serait perçu au profit d’un entrepreneur cautionné dans chaque province, l’entrepreneur fût chargé de toutes les grosses réparations, et même de la reconstruction" des presbytères, lorsqu’elle deviendrait nécessaire. La compensation de cette dépense serait fournie aux curés dans leur traitement général. Tous les citoyens sont obligés de se loger sur leur revenu ; et ce n’est pas être logé chèrement que de l’être pour un centième de la valeur de la maison qu’on habite. Quelques calculs qui ont été mis sous les yeux du tiers-état du bailliage de Nemours, lui persuadent que la proportion qu’il indique est assez raisonnable, mais il ne la donne que comme un aperçu; et il sent très-bien que l’arrangéinent qu’il propose doit être l’objet d’une adjudication au rabais, faite dans chaque province, sous les yeux et par les soins de V assemblée provinciale. Un entrepreneur chargé de tous les presbytères d’une province peut apporter plus d’éconoime, et faire en même temps plus de profit qu’un entrepreneur particulier, parce qu’il peut préparer de plus loin ses approvisionnements et choisir pour eux les moments les plus favorables. Ce n’est pas seulement pour les presbytères qu’il convient que les paroisses se prêtent un secours réciproque, et que l’on unisse autant qu’il soit possible les forces de la société. Le (1) Chevannes est dans le premier cas, la Madeleine elle-même dans le second, la Gerville et Trezan dans le troisième. même esprit doit être employé pour les réparations des incendies, pour lès grêles, pour les inondations, pour les mortalités de bestiaux, pour tous les accidents dont on peut diminuer la fâcheuse influence, en cherchant leur remède dans le concours universel ; de telle sorte que le malheureux qui a éprouvé la calamité soit promptement et puissamment secouru et qu’il n’en coûte qu’un effort imperceptible à chacun de ses concitoyens. La manière employée jusqu’à ce jour pour ve-vir au secours de ceux qui ont éprouvé quelques calamités est totalement insuffisante. Elle est en pure perte et à charge à la société. Elle ne répare aucun malheur et ne s’effectue que lorsque le mal est sans remède ou déjà réparé. La récolte d’un cultivateur ou d’une paroisse est grêlée : les plaintes arrivent à l’intendant ou à l’assemblée provinciale; on répond qu’on y aura égard au prochain département. En attendant, le département de l’année courante est fait, il faut qu’il ait son exécution ; et la paroisse ou le particulier qui ont souffert sont rigoureusement obligés d’acquiter leur imposition dans cette année de désastre où ils n’ont rien. A la fin de l’année, lors du département, on se ressouvient de la plainte, on attribue à la paroisse où le malheur s’est fait sentir une modération d’impositition proportionnée à ce que Ton juge pouvoir lui appliquer sur la très-petite somme destinée dans tout le royaume à ce genre de soulagement : ce qui procure à ceux qui ont été affligés de la calamité une très-petite diminution sur l’imposition qu'ils auront à payer l’année suivante. Le soulagement est sans aucune proportion avec la perte qui a été faite. Mais ce n’est pas là le plus grand mal. Le mal est, qu’au moment où ce soulagement arrive, il est parfaitement inutile, et qu’on aurait tout aussi bien et plus sagement fait d’en épargner la dépense à la nation. En effet, dans l’espace d’une année, il est arrivé de deux choses l’une : Ou le cultivateur, poursuivi pour ses impositions et privé de sa récolte, n’a pu faire ses semences, a manqué à ses engagements, a péri ; et alors la modération tardive de taille le trouve mort ou en fuite; Ou, par le capital qu’il pouvait avoir en réserve, et le secours de ses parents et de ses amis, il s’est relevé, a repris ses travaux et a fait renaître une récolte nouvelle qui peut avoir été très-heureuse ; de sorte qu’au milieu de cette richesse et quand l’oubli de son malheur est complet, une petite remise, peut-être d’un dixième de son imposition, ne lui fait rien du tout. L’année précédente, lorsqu’il était au comble de l’infortune, on avait exigé l’imposition tout entière et à la rigueur. Il n’y a que la déraison qui puisse gouverner ainsi. L’humanité, la sociabilité, les corps politiques doivent avoir une autre marche. Tout malheur doit être noblement secouru; il ne faut cependant pas qu’il soit .entièrement réparé par la société. Celui qui Ta souffert doit en supporter une part, même, considérable ; car il ne faut pas que ce soit une bonne fortune que d’avoir éprouvé un accident dont le rapport peut être exagéré. Il ne faut pas qu’on puisse spéculer sur des pertes apparentes et sur le secours réel d’autrui, et gâter ou perdre effectivement des richesses utiles au genre humain dans cette vue . Mais il 204 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] faut que le dommage causé par tout accident véritable soit compensé dans une forte proportion, et par une telle forme, que ceux qui doivent y prendre le plus d’intérêt en éprouvent la plus grande perte. Il faut que toute calamité arrivée à un seul homme ou à un seul champ affecte, s’il est nécessaire, l’Etat entier. Mais par une ondulation progressive, à peu près semblable à l’effet qui arrive lorsque l’on jette une pierre dans un étang, toute l’eau est remuée et le niveau se rétablit, mais le mouvement n’a été fort sensible qu’à l’endroit où la pierre a passé. Il faut que celui qui a éprouvé une perte notable par un incendie, une grêle ou une inondation, en supporte lui-même une part plus ou moins considérable en raison de sa fortune ou de sa pauvreté. Mais s’il ne peut soutenir le tout sans être dérangé dans ses affaires, et risquer de manquer à ses engagements, il faut d’abord qu’il ait recours à ses parents et à ses amis, avant de pouvoir s’adresser à l’assemblée municipale de sa paroisse. S’il est obligé de venir à celle-ci, il faut qu’il ne le puisse qu’assisté de ses parents et de ses amis qui disent : Voilà un tel qui a éprouvé tel malheur à notre connaissance, il en a supporté telle part; nous faisons pour V aider telle contribution volontaire ; mais nous demandons que la paroisse aide lui et nous, pour le surplus; nous offrant d'ailleurs à supporter notre quote-part , proportionnellement à nos revenus, dans la contribution que la paroisse pourra ordonner pour le secourir. L’assemblée municipale et les notables habitants de la paroisse doivent alorsvérifier les faits ; et si l’exposé leur paraît fidèle, ils doivent ne pouvoir se refuser à une contribution. Si la calamité est trop grande pour que la paroisse puisse y subvenir par ses seules forces, ou si cette calamité a frappé sur la paroisse entière, l’assemblée municipale doit être autorisée à recourir à l’assemblée de département. Mais elle ne doit le pouvoir qu’après avoir fait faire par la paroisse elle-même l’effort qui est à sa portée, qu’en faisant pour elle la soumission de contribuer en outre, selon son revenu, à la cotisation que l'assemblée de département pourra juger convenable sur toutes les paroisses qui le composent, et qu’en remettant à l’assemblée de département le procès-verbal qui constate le dommage. En ce cas, l’assemblée de département doit nommer des commissaires pour vérifier les faits une seconde fois ; et si elle en trouve le récit exact, elle doit ne pouvoir se refuser à une cotisation entre toutes les paroisses du département. Mais si le malheur de la paroisse plaignante est ti'op considérable, ou si plusieurs paroisses du département ayant éprouvé des calami tés du même genre, ou de toute autre, font tant de demandes fondées que le département lui-même ne puisse suffire aux secours pour lesquels on s’adresse à son assemblée, l’assemblée de département doit pouvoir recourir à la province. Elle ne le doit cependant que comme une simple paroisse, après avoir justifié des efforts de toutes celles de ses communautés qui n’ont pas elles-mêmes besoin de secours, et s’étre soumise en leur nom à contribuer, selon le revenu de chacune, à l’imposition qui pourra être faite sur toute la province, pour soulager ce département. Enfin, s’il s’agissait de telles et si grandes révolutions physiques, d’une si cruelle épizootie, d’une si affreuse grêle, d’une si terrible inondation, que la province ne pourrait, sans excéder les forces des contribuables , réparer ce qui resterait à couvrir encore du malheur arrivé, après que les particuliers, les paroisses et les départements y auraient consacré ce qu’ils auraient pu, la province doit pouvoir s’adresser par des lettres circulaires aux assemblées provinciales ou aux Etats de toutes les autres provinces du royaume, et doit ne pouvoir en essuyer un refus. Il doit être rendu compte du tout aux Etats généraux lorsque toutes les provinces y auront contribué. Cette gradation d’opérations bienfaisantes peut exiger près d’un an ; mais ce sera l’année même où le malheur aura été éprouvé, et les secours ne seront pas une simple modération d’impositions. Ils seront ou une avance à rendre après la récolte, ou un don effectif de sommes qui arriveront succsssivement, à mesure que le besoin se fera sentir. Il y aura un premier à-compte fourni sur-le-champ par la personne même, un second six semaines après par la caisse de l’assemblée du département, un troisième deux ou trois mois plus tard par l'assemblée provinciale, et le dernier quatre ou cinq mois ensuite par le concours de toutes les provinces du royaume. L’infortuné sera efficacement secouru dans le temps de son besoin, mais cependant à la charge de commencer par s’aider lui-même, et de se faire aider par les siens. Chaque canton et chaque province contribuera un peu plus pour ceux qui sont de plus près ses compatriotes; mais le malheur d’aucun homme ne sera indifférent à personne dans l’Etat entier; et les secours seront prêtés avec une grande activité dans les incendies, les encouragements pour couvrir en tuiles plutôt qu’en paille seront donnés avec zèle, quand chacun songera qu’il ne peut pas brûler une maison sans qu’il lui en coûte quelque chose. Mais encore si les secours sont donnés avec plus de zèle, il arrivera qu’ils inspireront plus de reconnaissance, que les concitoyens seront plus frères, qu’ils s’affectionneront davantage les uns les autres ; et si réciproquement ils s’aiment davantage, il est clair que tous les travaux seront mieux faits, que tousles hommes, par un progrès également doux et naturel, seront de jour en jour meilleurs, plus riches et plus heureux. Car tout vient par l’amour et le secours, comme tout se détruit par la division et la haine. Le même principe et les mêmes gradations peuvent et doivent être appliquées en général au soulagement de l’indigence. Quelques paroisses ont penséque chacune d’elles devrait être chargée de ses pauvres et garantie des autres, et qu’il faudrait, à cet effet, les empêcher de sortir du territoire pour mendier. Le tiers-état du bailliage de Nemours trouve trop dur d’ôterla liberté à ceux que le ciel a déjà privés de la fortune. 11 sait d’ailleurs qu’il y a des paroisses si pauvres, qu’il leur serait impossible de se charger seules de leurs pauvres. Il imagine donc qu’il faut se conduire à leur égard à peu près selon le même plan qu’il a tracé pour le soulagement des calamités accidentelles. Que nul pauvre ne puisse avoir recours à l’assemblée municipale de la paroisse, que présenté par ses parents ou amis ; il n’y a aucun pauvre connu qui ne puisse trouver iîn homme de bien qui lui serve de parrain en semblable cas. Que celui qui présente un pauvre soit obligé d’annoncer, en le proposant, qu’il lui rend déjà [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] . 205 tel service, et qu’il concourra volontiers avec les autres pour le surplus. Que les paroisses qui peuvent réellement soutenir leurs pauvres le doivent sur cetie présenla-tion, à la charge que ceux-ci se tiendront soumis à la police de l’assemblée municipale, qui pourra les faire travailler, s’ils en sont capables, ou leur administrer les secours de la paroisse s’ils sont infirmes. Que les paroisses qui ne pourraient soutenir entièrement leurs pauvres soient autorisées à recourir à rassemblée de département ; mais qu’elles ne le puissent qu’en justifiant à celle-ci de la cotisation qu’elles auront déjà faite en faveur de leurs concitoyens souffrants, et en faisant la soumission de concourir pour le surplus avec les autres paroisses du département. Que si le département peut y suffire, il le fasse, et si les pauvres sont valides, principalement par le moyen des travaux publics qui sont à sa disposition. Que, dans le cas d’invalidité du pauvre, et d’impuissance de la paroisse, ce qui est bien rare pour le petit nombre d’infirmes qu’une paroisse peut présenter, l’assemblée de département fasse ce qui pourra être à sa portée pour procurer à l’infirme le secours des établissements de charité. À cet égard, plusieurs paroisses du. bailliage se plaignent de ne pas jouir de toute Détendue de leurs droits. Celle de Bransles paye des rentes considérables de fondations à l'Hôtel-Dieu de Ferrières et elle demande que ses malades, qui sont actuellement refusés dans cet hôpital , y puissent être reçus. Celle d’Icby a dans son territoire 37 arpents de terre qui ont été donnés à la Charité de Nemours; elle demande aussi que les pauvres de sa paroisse puissent être secourus par cet établissement pieux, et que le tiers-état du bailliage trouve juste qu’il soit déclaré que toute paroisse qui a’ concouru à fonder un hôpital sera en droit d’y envoyer ses malades; ce qui a dû visiblement être dans l’intention des fondateurs qui ont donné à ces hôpitaux une partie du bien de leur paroisse. Enfin, si le département ne pouvait soutenir la quantité de pauvres qui seraient recommandés à son assemblée par celles des paroisses, ce qui n’est cependant pas à présumer, les assemblées de département devant pouvoir disposer de beaucoup de travaux, l’assemblée de département, qui trouverait trop considérables les besoins et les demandes de ses paroisses, peut s’adresser elle-même à l’assemblée provinciale, mais toujours en justifiant du secours local fourni par le département, et qui doit précéder celui de la province. De sorte que nul supérieur ne puisse refuser de contribuer à secourir son inférieur; mais que nul inférieur ne puisse demander à son supérieur un secours pour un autre, avant d’en avoir donné l’exemple, et sans se soumettre à continuer. 11 semble au tiers-état du bailliage de Nemours que l’on peut unir ainsi par un lien fraternel tous les membres de la société qui ne sont pas fous ou mal nés ; que c’est un moyen de développer utilement toutes les ressources du caractère aimable et sensibledè la nation; et que les dispositions qui peuvent amener un enchaînement pi utile d’intérêts, d’affection et de reconnaissance, seront vraiment dignes des Etats généraux. § 9. De quelques lois et de quelques règlements nuisibles à Vagriculture. Il faut que chacun s’entr’aide, mais il faut que ce soit par une volonté libre, par un sentiment de bienfaisance, par l’usage de la propriété; non par sa destruction , non par des réglements tyranniques; car plus les droits de propriété sont respectés et complets, mieux les héritages sont administrés, et comme ils produisent alors plus de richesses, il y a plus à partager pour tout le monde, il y a plus de moyens de s’entr’aider. Manger le blé en vert", n’est l’intérêt de personne; le bien garder, et vivre en amis sur la récolte est bon pour tous. Nous avons très-peu de lois faites dans cet esprit. Il n’est que trop visible que leurs rédacteurs n’avaient pas la plus légère notion des choses rurales et de l’avantage de produire des richesses que l’ordre naturel des choses oblige de distribuer ensuite entre les citoyens. Les lois de la plupart des provinces du royaume autorisent le droit de parcours ; elles ne permettent pas que les propriétaires puissent clore leurs héritages; et c’est dans la vue de faire vivre les bestiaux qu’on envoie ramasser sur les champs en jachère la petite quantité de mauvaise herbe qui peut y croître naturellement. Les auteurs de ces lois ne savaient pas qu’il y a un grand nombre de plantes : le trèfle, la luzerne, le sainfoin, le ray-grass, le grand meli-lot, le chou de vache, le turneps, la pomme de terre, etc., qui peuvent se cultiver sur les jachères et qui fournissent aux bestiaux une nourriture incomparablement plus abondante et meilleure, propre à quadrupler en peu d’années le nombre des animaux utiles, la viande de boucherie, le beurre, le fromage, les cuirs, les laines et les fumiers, sans lesquels on fait toujours à grands frais une pauvre culture. Il est impossible de se livrer à aucune de ces cultures de fourrages si précieux avec le droit de parcours , en vertu duquel les jeunes plantes seraient broutées aussitôt qu’elles sortiraient de terre (I). C’est donc l’ignorance qui, à ce qu’elle imagine pour l’intérêt des bestiaux, arrête en France leur propagation, et nous réduit, dans cette grande et principale branche d’économie rustique, à un état d’infériorité vis-à-vis de l’Angleterre, que les observateurs un peu éclairés ne peuvent considérer sans pleurer et sans rougir. Les lois qui maintiennent le droit de parcours ne sont pas les seules qui s’opposent à la culture des fourrages artificiels et à la multiplication des bestiaux. Des règlements très-sévères défendent en général aux fermiers de cultiver les jachères, ce qu’ils appellent dessaisonner, dessoler , ou refroisser. La plupart des baux leur interdisent formellement cette opération, qui, conduite progressivement avec intelligence, est le seul moyen de porter la culture du royaume au même point où se sont élevées celles de l’Angleterre, celle de la Flandre et même des environs de Paris, particulièrement dans la plaine qui conduit de Paris à Etampes. 11 y a des exemples des fermiers flamands, établis dans les provinces de l’intérieur qui, ayant dans le cours de deux baux amélioré leurs fermes au point qu’elles ont été louées par leurs successeurs le quadruple de ce qu’ils en payaient, ont (1') Les paroisses de Grez et de Larchamp demandent qu’il soit au moins supprimé d’une paroisse sur l’autre atin d’éviter la communication des maladies épizootiques, et de prévenir les dégâts" que les bergers de chaque paroisse se permettent plus volontiers sur d’autres paroisses que sur la leur. Les commissaires du tiers-état envisagent de plus la nécessité de multiplier les fourrages. 206 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] été condamnés à des dommages et intérêts envers le propriétaire pour avoir dessaisonné. 11 y a un usage établi en Angleterre, en Flandre et en Suisse, qui est de moissonner à la faux, moyennant une disposition particulière de cet instrument, et en y ajoutant des accessoires qui le rendent propre â cet usage. Cette manière de moissonner, applicable à tous les champs qui sont labourés à plat ou en grandes planches, est très-profitable, surtout lorsque les blés sont forts et que le pays n’est pas caillouteux. Elle donne un septième de profi t sur la paille en la coupant plus près de terre, elle assure l’avantage de faire la récolte avec plus d’économie, et dans le tiers du temps qu’exigerait la méthode ordinaire : de sorte qu elle préserve les blés de tous les accidents auxquels ils pourraient être exposés par les pluies ou par la grêle, si la moisson durait quinze jours de plus. 11 y a un avantage évident pour la société entière, à serrer ainsi les récoltes avec promptitude, et à ne pas confier la subsistance du peuple et la plus grande richesse nationale quinze jours de plus au hasard des saisons. Il y en a un non moins sensible à diminuer les frais de culture, puisque c’est un moyen de cultiver encore avec profit des terres moins fertiles, qui resteront en friche tant que l’on sera obligé à des frais de culture plus considérables. Il est visible encore que sur les terres déjà cultivées, plus on restreint les frais, plus il reste de revenus libres qui donnent aux propriétaires les moyens de se livrer à des travaux et à des améliorations qui occupent le peuple et font naître des richesses pour toute la société. Quelques propriétaires ont tenté cette manière de cultiver ; ils ont fait venir des faucheurs de Flandre ; ils ont fait leur récolte en temps et saison, et se sont félicités d’avoir introduit dans leur province de nouvelles lumières et perfectionné un art aussi important que l’agriculture. Mais leur joie n’a pas été longue; deux arrêts du parlement du ..... et du ..... les ont condamnés sous prétexte qu’ils avaient diminué le travail des moissonneurs, et ont prohibé la manière de faire les récoltes à la faux ; ce qui équivaut à la défense de cultiver les terres médiocres, et à l’ordre d’exposer le pays aux ‘ravages de la grêle. Si l’usage de faire les récoltes à la faux avait été établi dans les provinces qui ont été ravagées par Forage du 13 juillet 1788, la moitié peut-être de la récolte du seigle et des orges de ces provinces eût été sauvée et l’on n’éprouverait pas l’espèce de disette ou du moins la cherté extraordinaire des grains qui se fait sentir. Si la liberté de la culture des fourrages était rendue par l’abolition générale, tant du droit de parcours que des autres règlements ridicules qui s’opposent au dessolement des terres, il y a peu de provinces où il ne devînt possible d’élever des poulains. Mais on trouverait, pour en empêcher, les règlements des haras, qui donnent à un cheval souvent très-imparfait, le privilège exclusif de saillir toutes les cavales du canton, sans savoir s’il en a les dispositions et la force ; qui en même temps condamnent au célibat toutes les juments qui paraissent laides à M. l’inspecteur, et que l’étalon trouverait peut être fort agréables : comme s’il pouvait jamais être utile d’arrêter le cours de la nature; comme si toute production n’avait pas son avantage; comme s’il ne fallait pas des chevaux de toute espèce, depuis celui qui doit aller avec une femme porter des cerises au marché, et qui n’y serait point du tout propre s’il était trop fougueux, jusqu’au cheval lourd et vigoureux qui doit ébranler une poutre ou rouler une pièce de canon, et à celui qui, fendant les airs, doit faire voler les ordres d’un général sur le champ de bataille. Dans d’autres cantons on trouverait la persécution du règlement dirigée contre les ânes ; on y trouverait la défense de faire des mulets. Nulle part une loi qui dise que chacun fera de son bien ce qu’il voudra, pourvu qu’il ne prenne ni ne gâte celui d’autrui : partout des lois qui interdisent le développement de l’intelligence, l’activité du travail, l’usage des capitaux et de la liberté (1). Le bien même qu’on a fait, on l’a fait mal. On a ouvert beaucoup de très-belles et de trop belles routes ; mais on a multiplié celles de terre avant d’avoir combiné celles d’eau. On n’a pas songé que le système général des communications devait se déterminer par celles que les cours d’eau naturels ou artificiels peuvent faciliter, et que les chemins par terre doivent avoir pour principal objet de servir de partage entre les rivières et les canaux, de la manière là plus favorable au commerce. Dans les routes par terre on a été plus occupé de la décoration que des vues d’intérêt public. On leur a donné une largeur inutile, et par conséquent onéreuse et insensée; et dans ces larges routes, on n’a fait que des chaussées étroites de manière qu’il y a beaucoup de terrain enlevé à l’agriculture, et peu de chemin donné au commerce. On n’a pas pensé qu’une route plus large qu’elle ne doit l’être, est un impôt, plus lourd que le besoin réel ne l’exige, et d’autant plus fâcheux qu’il est réparti avec la plus injuste inégalité, puisqu’il s’empare de l’héritage des propriétaires riverains, et leur fait porter tout le poids d’un service public dont leurs voisins retirent tout l’avantage. En bordant ces chemins d’arbres, ce qui peut avoir son utilité dans un pays où le bois est rare, on a placé le plus souvent lés fossés entre les arbres et les chemins, où ils occasionnent des accidents, au lieu de les mettre en dehors, où ils seraient indispensables, pour empêcher les racines des arbres de dévorer les champs voisins. Le Roi, par l’arrêt de son conseil du 6 février 1776, a ordonné que les chemins qui emploient actuellement 84 pieds de largeur seraient réduits à 42 ; que ceux auxquels on en a donné 60 n’en auraient plus que 36, 30, ou même 24, selon qu’ils serviraient à des communications plus ou moins importantes. G’ était M. Turgot qui avait proposé cet arrêt, et la haine que les ministres qui lui ont succédé portaient à ce grand homme, a rendu un règlement si sage sans exécution. Plusieurs chemins ont été construits depuis sur les anciennes dimensions, et les ordonnances des bureaux des finances se réfèrent à l’arrêt de 1720, (1) L’esprit réglementaire, si minutieux et si étroit, s’étend aux petites choses : une disposition de police qui n’a rien au fond que de raisonnable, ordonne que les charrettes portent le nom de leur maître sur une plaque de fer blanc, pour qu’en cas de délit, on puisse savoir à qui l’attelage et Je charretier appartiennent. Quelques fermiers ont fait mettre à leurs voitures des plaques où leur nom était pointé d'une manière ineffaçable. Le règlement voulait qu'ils fussent punis, quoique la peinture ait l’inconvénient de s’effacer par le charroi des terres et du fumier. Ils ont été mis à l’amende : ils s’en sont plaints à l’assemblée, et ont demandé qu’on en fil mention ; et en effet, le bailliage pense qu’il suffit que l’esprit de la loi soit clairement satisfait, que la manière en doit être libre et qu’il est bien triste d’armer de l’autorité des gens qui ne savent pas pourquoi elle est faite. [États géo. 1789. Cahiers»] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 207 qui avait anciennement fixé la largeur des routes ; ils n’ont pas eu d’égards à celui de 1776, que s’il n’avait jamais été rendu. C’est ainsi que la jalousie et l’intrigue sacrifient les intérêts de la patrie, plutôt que d’avouer que la vertu et le génie aient pu taire quelque chose de bien. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande que l’arrêt de 1776 soit exécuté ; qu’on ne fasse plus de routes que selon les dimensions qu’il prescrit, et qu’on rende à l’agriculture le terrain que lui enlèvent inutilement celles qui existent. Tel est de.toutes parts le régime sous lequel notre agriculture gémit. Et le croira-t-on ? Le peuple de France a naturellement tant de ressorts, qu’accablé sous toutes ces méprises et chargé de mille fers, il a marché; que sa culture, sa population, ses richesses ont depuis vingt -cinq ans fait comme ses lumières des progrès très-sensibles, et que l’Angleterre seule a encore quelques avantages sur la France, mais non pas dans tous les points. Que ne fera donc pas la nation lorsqu’elle pourra déployer son activité, perfectionner ses lois, étendre à son gré ses travaux? Et combien son Roi n’aura-t-il pas à s’applaudir de l’avoir mise à portée de devenir ce qu’elle peut être ? Art. 2. — De l’administration du commerce. Dans tout le cours du travail que le tiers-état du bailliage de Nemours vient d’offrir aux Etats généraux, il n’a été que trop prouvé que l’on a constamment sacrifié a des vues fiscales, très-peu éclairées, le commerce de la nation. Il a eu presque autant à souffrir de ce que l’on a fait, même dans l’intention de le favoriser, mais malheureusement avec presque aussi peu de lumières. Un excellent administrateur, feu M. de Gournay, disait que pour être juste et bienfaisante, toute la législation des manufactures et du commerce devait se réduire à deux mots : laisser faire et laisser passer. La ferme générale n’a point laissé passer ; l’administration n’a point laissé faire. Il ne faut pas s’étonner si les fabriques et le commerce de la France sont restés fort au-dessous de ce qu’ils devraient être. Le tiers-état du bailliage de Nemours ne se flatte pas de développer tous les maux que l’ignorance réglementaire a fait et fait encore à notre commerce et à notre industrie. Il indiquera quelques articles principaux, certain que si l’on rend aux Français le libre usage de leur intelligence et de leurs droits, ils ne seront en aucun genre longtemps inférieurs à aucune autre nation. § 1er-Du commerce des productions. Il serait impossible que le commerce des productions, qui est le plus important de tous, eût fait de grands progrès en France. Il y a été contrarié par les préjugés populaires, et plus encore par la faiblesse et les incertitudes de la législation. On s’est trompé sur les moyens d’exciter l’abondance ; on a privé le peuple des secours que la culture et le commerce auraient offerts à ses besoins. On l’a fait pour lui plaire ; mais il aurait encore mieux valu le servir; et en le servant, il ne faut pas croire qu’on lui eût déplu. Le peuple n’est pas aussi déraisonnable qu’on le pense. Il n’a pas besoin, comme les grands, d’être flatté dans ses passions ; et pourvu qu’on lui montre un désir sincère de soulager ses maux, et qu’on y apporte des soins efficaces, il est capable de comprendre en quoi ils le sont. Lorsque la cherté des grains se fait sentir, ce n’est point en levant les obstacles qui s’opposent à l’approvisionnement du peuple, que l’on vient à son secours ; ce n’est point en supprimant ou en suspendant au moins les banalités qui lui font perdre quelquefois jusqu'à un sixième de ses farines, et qui lui font payer ses moutures au double de la valeur réelle du service dans les temps de disette ; ce n’est point en supprimant ou en suspendant les droits de l’hallage et de minage, qui, levés ordinairement en nature, augmentent aussi de proportion à mesure que le blé renchérit, et qui, dans aucun cas, n’ont dû être pour les propriétaires de ces droits un objet de revenu. L’est en sacrifiant l’approvisionnement de l’un à celui de l’autre, comme si tous les Français n’étaient pas également frères et sujets du Roi ; c’est en ordonnant aux cultivateurs de chaque canton de garnir exclusivement les marchés qui les avoisinent ; c’est en abandonnant ainsi les cantons qui sont dans le dénûment à leur impuissance, accrue par les droits de moulins et de marchés ; c’est en défendant implicitement à ceux qui sont mieux approvisionnés de leur envoyer des secours, comme si dans ce cas toute la nation ne devait pas former une espèce de communauté. C’est en privant les cultivateurs d’une partie du prix de la denrée dont ils manquent eux-mêmes et qui, dans sa petite quantité, devrait payer leurs frais, pour la consumer en dépenses de voyages inutiles, et en impôts sur le commerce et sur la subsistance également nuisibles à l’agriculture et à l’approvisionnement du peuple. Etrange manière de procurer l’abondance que de décourager l’agriculture ! Etrange manière de, baisser le prix du pain pour le peuple, que d’exiger que dans le temps de cherté son grain et sa farine fassent plus de voyages et payent plus de lourds impôts que dans les temps d’abondance et de bas prix ! Le peuple le plus simple sait que ces moyens sont mauvais ; c’est d’une de ses plus pauvres paroisses (celle de Chevannes) que le tiers-état du bailliage de Nemours empruntera ce qui lui reste à dire sur cette matière importante, dans laquelle l’intérêt de l’Etat et celui du peuple lui paraissent totalement et visiblement sacrifiés. Il lui semble comme à elle qu’il n’y a que trois moyens d’assurer l’abondance : Le premier de favoriser les laboureurs pour que ce soit un bon métier que de se livrer à la culture, et que la culture animée produise de riches récoltes ; et que, pour favoriser les laboureurs, ce qu’on peut de mieux est de les laisser faire, de respecter les conditions de leurs baux, et de ne pas avilir leur denrée ; Le second, d’encourager la formation des magasins, afin que le blé des années fertiles soit conservé pour les années stériles : et que ce qu’on peut de mieux pour encourager les magasins, est de les laisser faire, et de ne pas empêcher ceux qui les ont formés de profiter du bon débit qui en est objet. Le troisième, de faciliter le transport des blés que l’on peut tirer des provinces ou des cantons où il y en a beaucoup, pour les provinces ou les cantons qui en manquent, et que, pour faciliter ce transport, ce qu’on peut de mieux est encore de le laisser faire, de ne pas détourner des lieux où le besoin l’appelle par le bon prix, pour lui 208 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] en prescrire d’autres qui lui présentent moins d’attraits, de ne pas multiplier les voyages sans nécessité, et de ne pas charger la vente d’impôts. Lorsque l’on a négligé également ces trois moyens ; lorsque, par des lois imprudentes et des ordres alarman ts, on a excité la haine et quelquefois la fureur du peuple contre les laboureurs riches et contre les négociants habiles, contre la conservation du superflu des récoltes, qui est la garantie de la subsistance, contre le transport des grains, qui seul peut opérer son salut; lorsque l’ou a souffert qu’un magasin fût dénoncé comme un crime ; lorsque, pour des approvisionnements mesquins, tardifs et mal entendus, exécutés par des compagnies dont l’intérêt est diamétralement opposé à la fonction même qu’on leur confie, à l’intérêt du Roi, à celui du peuple, on a prodigué sans lumières quelques millions du gouvernement sur des municipalités et enlevé au véritable service public, repoussé de la sainte fonction de nourrir le pauvre, les millions vingt fois plus considérables que le commerce y eût employés sans effort et sur son seul crédit, si on ne l’eût pas rendu odieux, et si on ne lui eût pas montré en perspective la redoutable concurrence de l’autorité, on a dû s’attendre que l’agriculture et le commerce souffriraient également, et que l’approvisionnement du peuple qui ne peut résulter que de l’un et de l’autre, serait aussi mal favorisé qu’il puisse l’être; que le plus léger vide dans les récoltes produirait une cherté générale et un grand nombre de famines locales. Si l’on a ainsi traité le commerce de la principale production du territoire, et de celle dont on avait le plus de besoin et d’intérêt d’animer la culture et la distribution, on peut juger que les autres n’auront pas été beaucoup ménagés. Le tiers-état du bailliage de Nemours a exposé, dans la première partie de son travail, de quelle manière les droits d’aides, ceux d’inspecteurs aux boissons, les octrois municipaux et les droits réservés accablent le commerce des vins. Dans les provinces où il n’est pas soumis aux aides, il l’est encore à des privilèges exclusifs que le Roi a voulu détruire, et qu’il n’a pu faire disparaître entièrement. Les consommateurs qui veulent boire du vin delà haute Guyenne, aussi bon que celui de Bordeaux, sont instruits des difficultés qu’il éprouve à son passage en celte ville, et que les officiers municipaux de Bordeaux ne veulent lui accorder qu’un entrepôt de 400 pieds de long sur 200 pieds de large, coupé par deux rues. Dans cet espace resserré, qui oblige de gerber les tonneaux les uns sur les autres, les propriétaires sont réduits à l’impossibilité de soigner les futailles et de les remplir; il éprouvent des pertes; et la qualité de leurs vins s’altère. Le Roi avait cependant très-clairement ordonné que l’entrepôt serait suffisant au commerce; mais les officiers municipaux ont cru pouvoir se dispenser de lui obéir, et le parlement n’a point fait exécuter la loi. Le commerce des bestiaux et de la viande est assujetti dans toutes les provinces d’aides aux impositions vexatoires des inspecteurs aux boucheries, des octrois municipaux et des droits réservés. Il est, de plus, à Paris, au service usuraire et monopotaire de la caisse de Poissv, que le Roi avait détruite en 1776, sur l’avis de M. Turgot, par des raisons et des motifs qui paraissaient sans réplique et que depuis on lui a fait rétablir. Cette caisse, qui fait payer l’intérêt de son argent à 5 p. 0/0 pour trois semaines à ceux auxquels elle le prête, et même à ceux auxquels elle ne le prête pas, parce qu’elle ne les croit pas assez solvables, ne peut que causer le plus grand tort à tous ceux qui élèvent des bestiaux et à tous ceux qui en font le commerce, en dérangeant les prix naturels d’une ville et d’un arrondissement où se fait la plus forte consommation du royaume, et où sont rassemblés près d'un vingt-cinquième de ses habitants, et les plus riches d’entre eux. L’approvisionnement de cette grande ville en bestiaux a été livré deux ans de suite à des compagnies à qui le Roi avançait de gros fonds, et dont l’unique métier était d’aller en Normandie enlever les bœufs à demi engraissés, séduire les propriétaires par de l’argent comptant, par des promesses et par des menaces, et leur faire perdre réellement le profit qu’ils eussent pu faire sur leurs herbages et leurs fourrages, si la saison eût été complètement employée à donner aux bes-; tiaux toute la force et tout l’embonpoint qu’il est I possible de leur procurer; dans d’autres provinces j ils arrachaient d’autres bœufs à la charrue par | les même séductions, quoique ces bœufs maigres I soient très-peu propres au commerce, et ils lais-1 saient les propriétaires dans l’impossibilité de continuer leur culture. Le tiers-état du bailliage de Nemours a montré, dans le huitième chapitre de la première partie i de son cahier, combien on a nui encore au com-1 merce des bestiaux par l’imposition sur les cuirs. Il doit dire ici combien les droits de rivière et ceux qui se perçoivent à Paris sur les bois à brûler, pèsent aussi sur leur commerce, et combien ont été déraisonnables ceux que l’on a mis en 1781 sur les bois de charpente dans un royaume où l’on sent le danger de la disette du bois, et où il serait si nécessaire pour encourager leur cul-i ture de laisser jouir leurs propriétaires de toute la valeur que la dépense des consommateurs y peut donner. Le tiers-état du bailliage de Nemours a promis de ne s’attacher qu’aux articles principaux ; et ce qu’il vient de dire suffit, sans doute, pour montrer dans quels principes a été administré le commerce des productions. Il n’a eu que deux législateurs : le fisc et le monopole. Celui des autres marchandises a eu de plus l’esprit réglementaire, et ce n’était pas le moyen qu’il fût plus florissant et plus heureux. §2. Des règlements et des manufactures. Tous les règlements des manufactures sont fondés sur quelques principes que ceux qui font ces règlements et qui les soutiennent n'oseraient exprimer nettement. Le tiers-état du bailliage de Nemours va leur en épargner la peine. On suppose : Quelles manufacturiers ne pourraient bien faire leur métier, si des inspecteurs, qui en sont beaucoup moins instruits qu’eux, ne le leur enseignaient pas. Que les commerçants ne sauraient pas examiner les marchandises qu’ils achètent, et qui doivent achalander leur magasin; qu’il est absolument nécessaire qu’il y ait des officiers publics sans aucun intérêt à la chose, qui fassent pour eux • cet examen. Que tout doit être acheté sous corde, et comme on dit, chat en poche, et que personne ne doit y ,i regarder, ni le commissionnaire, ni le marchand [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, en gros, ni le détaillant, ni même l’acheteur; qu’il suffit de M. l’inspecteur. Que l’acheteur ne peut pas se fier à son détaillant ordinaire, qui a grand intérêt de conserver sa pratique, ni celui-ci au marchand en gros, qui souhaite que les détaillants s’adressent à son magasin, ni le marchand en gros au commissionnaire, qui ne peut subsister que par ses commissions; ni ce dernier au fabricant, qui serait sans pain le lendemain du jour où le commissionnaire éprouverait des reproches ; mais que tous doivent être dans une sécurité parfaite sur la foi de l’inspection, bien préférable à leur intérêt commun, et qui doit les dispenser de toute attention, de toute probité et de toute vigilance. Que, malgré la grande différence qui se trouve entre la première qualité des marchandises et le dernier degré auquel elles ne cessent pas d’être conformes au règlement, elles doivent être regardées comme également bonnes dès qu’elles"ont la même marque et la même approbation de l’inspecteur. Que cette marque doit seule inspirer la confiance et déterminer le prix, quoiqu’elle puisse, même quand elle est fidèle, s’appliquer à des marchandises qui diffèrent de plus de 20 p. 0/0 en valeur, et qu’il n’v ait rien de plus aisé que de la contrefaire parfaitement. Que lorsqu’une marchandise a eu un bon débit, il faut toujours en faire de semblable, même quand le goût du consommateur est changé. Que lorsqu’il a plu au conseil de copier la suite des mots techniques qui lui ont été indiqués par un fabricant, comme exprimant la meilleure manière de faire une étoffe ou telle autre marchandise, ce fabricant, devenu législateur, a droit d’obliger tous ses confrères à suivre sa méthode; mais qu’il contracte aussi le devoir de ne s’en pas écarter, fût-ce pour mieux faire, et qu’il est obligé d’adorer le règlement qu’il a dicté, comme le statuaire qui pliait le genou devant le Jupiter sorti de ses mains. Enfin que les essais et les inventions sont la raine du commerce. C’est d’après ces principes que nos manufactures ont été administrées pendant cent vingt ans. M. de Gournay a fait des mémoires que le tiers-état lit avec plaisir, en voici deux traits : 11 disait à un inspecteur, en Bretagne, sur un règlement que le changement de la consommation avait reudu inapplicable : « Mais ce règlement-là ne peut pas s’exécuter. — Je le sais bien, Monsieur, répondit l’inspecteur. — Mais il faudrait donc le réformer? — Non pas; cela sert toujours à contenir les mutins. » Un autre inspecteur avait trouvé dans le bourg d’Àrconsat, en Auvergne, une. manufacture où l’on faisait des ciseaux qui n’étaient pas trempés. Il ordonne la trempe, et on obéit. Deux ans après, il repasse ; la manufacture était tombée. Il s’informe et il apprend que les ciseaux sans trempe se vendaient deux sous, et servaient à moucher les lampes en Afrique ; que les ciseaux trempés valaient quatre sous, et ne mouchaient pas mieux; qu’on n’en avait plus voulu. C’est ainsi que dans les lois qui concernent les manufactures, on trouve souvent le cruel, quelquefois le ridicule, toujours le dangereux. Nous n’avons qu’une seule de ces lois qui soit raisonnable; elle a été proposée au Roi par M. le directeur général des finances actuel, dans son prudent ministère : ce sont les lettres patentes du 18 août 1779, qui permettent de fabriquer sans s’asservir au règlement, toutes les étoffes lre Série, T. IV. [Bailliage de Nemours.] 209 auxquelles on voudra mettre une lisière d’une couleur, et l’autre d’une autre, et un plomb de liberté. Ces lettres patentes sont le premier acte légal qui ait été fait pour arriver à un meilleur régime ; car M. Trudaine, M. de Gournay et même M. Turgot s’étaient bornés à défendre ministériel-lement aux inspecteurs d’exiger l’exécution des règlements. Ils avaient regardé la désuétude et le ridicule comme les meilleurs remèdes qu’on y puisse apporter; et il faut observer que cette époque de tolérance a été le moment de la plus grande prospérité de nos fabriques. Depuis la disgrâce de M. Turgot, toute la rigueur de l’esprit réglementaire s’était ranimée, et les manufactures se plaignaient de ce qu’on ne leur permettait plus de satisfaire les goûts du consommateur. M. le directeur général imagina de leur en ouvrir un moyen par les lettres patentes qui viennent d’être citées. Mais ce qui paraîtra fort extraordinaire, à peine ont-elles été connues dans les provinces. Un grand nombre d’administrateurs ignoraient même leur existence, et ce n’est qu’à compter de l’année dernière, que le nouveau bureau de commerce en a fait une des règles principales de son administration. Cependant il faut convenir encore que, malgré l’heureuse exception que ces lettres patentes sont à l’ancien régime, elles ne suffisent pas pour donner à notre industrie le moyen de lutter aussi avantageusement qu’elle le pourrait contre l’industrie étrangère, attendu que, par la nécessité même du plomb de liberté, elles laissent encore nos étoffes soumises à toute l’inquisition des commis des fermes. En effet, ayant arreté, par la gêne des règle • ments, l’essor de notre industrie, on a cru d’autant plus nécessaire d’interdire Rentrée du royaume à la plupart des marchandises étrangères, quoiqu’il n’y ait qu’un moyen de ne pas craindre la concurrence des marchandises étrangères dans le royaume, c’est de mettre les nôtres à portée de concourir avec elles chez l’étranger. Mais on n’étendait pas si loin ses vues, et l’on croyait pouvoir fermer le royaume avec des règlements et des commis des fermes. Pour suppléer à l’imperfection de la garde que ceux-ci faisaient sur les frontières, on a imaginé de leur donner le moyen de poursuivre les marchandises étrangères dans l’intérieur du royaume, en appliquant sur les marchandises nationales des plombs qui les distingueraient des étrangères. Il en résulte que toutes les fois que les commis des fermes rencontrent des étoffes 'de fabrique française, ils les déballent pour vérifier les plombs selon l’étendue de leurs lumières. Quand ils suspectent les plombs, ou quand ils ont de l’humeur, parce que les voituriers n’auraient pas été polis, ils arrêtent les marchandises et font des procès-verbaux et des saisies ; et cela n’arrive pas moins aux plombs de liberté permis par les lettres patentes de 1779, qu’aux plombs de gêne prescrits par les anciens règlements. 11 faut quelquefois plaider longtemps pour parvenir à constater que le plomb était national. Lorsque l’on gagne son procès, la marchandise n’en est pas moins gâtée, son débit manqué, la mode passée, le marchand, qui avait besoin de ses fonds, non-seulement privé de leur rentrée, mais obligé de payer au moins une part considérable des frais du procès. On avait cependant sous les yeux une grande expérience, qui devait démontrer que les plombs n’étaient propres qu’à occasionner des querelles et des procédures, et qu’ils ne pouvaient 14 210 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] donner aucune certitude du fait qu’ils avaient pour objet de constater. Les deux compagnies des Indes ont fait marquer leurs tôiles avec des plombs gravés et frappés avec beaucoup plus de soin que ne le sont ordinairement ceux que l’on met aux autres étoffes; elles y ont ajouté des bulletins manuscrits et numérotés : et malgré tous les soins qu’elles ont pu prendre et l’extrême faveur que leur a donnée le gouvernement, elles n’ont pu empêcher les mousselines et les toiles de coton d’Angleterre, de Hollande et de Suisse d’entrer dans le royaume, avec des plombs et des bulletins si parfaitement imités que les agents de la compagnie qui les écrivaient, qui avaient fait les vrais bulletins, ne pouvaient les reconnaître. Les deux compagnies ont eu la certitude qu’il s’est ainsi vendu dans le royaume une quantité de toiles et de mousselines parfaitement plombées et buîletinées, à peu près double, quelquefois triple, de celle que la compagnie avait tirées de l’Inde, et fait plomber. L’unique effet des plombs est donc de soumettre les étoffes au droit de marque par lequel ou solde le salaire des plombeurs ; De les assujettir au transport nécessaire pour aller chercher le plomb au bureau de marque, et au retour de ce bureau : transport, retour, qui sont une addition aux frais de fabrication, et un second impôt incomparablement plus cher que la marque, surtout pour les fabriques, comme il y en a beaucoup, qui sont éloignées de plusieurs lieues du bureau; De les exposer aux avaries qu’on éprouve souvent dans ce transport et dans ce retour; Enfin, de donner un prétexte perpétuel aux commis des fermes pour les arrêter, ainsi que ceux qui les conduisent. Il y a tous les ans une multitude de procès dans lesquels les commis sont accusés d’avoir coupé les plombs dans une première visite faite à un poste pour être autorisés à saisir les marchandises à un autre poste. L’autorité des inspecteurs, et le temps qu’ils font perdre aux fabricants, sont encore des impôts. C’est avec toutes ces charges qu’il faut que notre industrie soutienne la concurrence de celles des nations qui savent respecter la liberté. N’est-il pas sensible que si le fabricant était débarrassé du tourment que lui donnent les inspecteurs et de la dépense de tant de voyages et d’avaries, il pourrait fournir son étoffe à meilleur marché ? Et que si elle n’était pas obligée de porter des plombs, les commis garderaient la frontière bien ou mal comme ils le font, mieux qu’ils ne le font, si on suit les dispositions que le tiers-état du bailliage de Nemours a indiquées au paragraphe neuvième du chapitre précédent, mais que du moins ils ne tourmenteraient pas nos étoffes dans l’intérieur, et ne feraient pas souvent manquer, au préjudice de nos fabriques, toutes les spéculations du commerce ? Enfin les règlements gênent et nuisent. Les marques ne prouvent rien; elles ne constatent pas la qualité puisqu’il est impossible de ne les pas appliquer également sur des étoffes supérieures et inférieures; elles ne constatent pas même la nationalité, puisque l’étranger les imite parfaitement dès qu’il y trouve de l’intérêt; elles ne servent qu’à augmenter les frais et les dangers; elles appellent sur les ouvrages de nos fabriques la vexation après la dépense; elles doublent les visites, déjà si désagréables, des inspecteurs qui cependant ont des lumières et de la bonne intention, par les visites intolérables et dix fois renouvelées des commis des fermes qui n’ont ni intelligence ni bonne intention pour le commerce, et qui, n’étant soumis à aucune indemnité, ne doivent voir dans un ballot qu’une occasion de saisie. 11 ne fallait point exposer le commerce et les fabriques à la ruine, pour garantir une bonne foi qui ne peut être assurée par une marque douteuse, ni pour repousser une concurrence contre laquelle les marques sont impuissantes. La concurrence se repousse par l’intérêt de la soutenir, quand on n’est pas accablé de dépenses et de fers. La bonne foi se trouve beaucoup plus souvent dans le commerce, dont elle est l’âme, et où chacun a intérêt de la porter, que la mauvaise foi, qui n’aurait qu’un succès d’une année. 11 ne faut pas tant de soin pour la maintenir juridiquement et pour punir l’infidélité. La seule chose sur laquelle on puisse être trompé, c’est la bonté de la teinture; le reste se mesure, se* compte, se palpe, se voit. Mais chacun connaît ou peut connaître son vendeur immédiat. On peut accorder à l’homme trompé sur la teinture la restitution avec des dommages-intérêts, toujours croissants à mesure qu’ils approchent de la source du tort; par exemple de 30 p. 0/0 du consommateur au détaillant; de 40 p. 0/0 du détaillant au marchand en gros; de 50 p. 0/0 du marchand en gros à son commissionnaire ; de 60 p. 0/0 du commissionnaire au fabricant, avec dépens dans tous les cas. Chacun ayant d’abord à répondre directement de ce qu’il fournit, et ne pouvant s’excuser par l’erreur où l’aurait induit la marque, prendrait garde à la marchandise. Le tiers-état ne voit pas où peut être l’inconvénient de donner à chacun intérêt d’apprendre et de faire son métier. Les moyens sages sont toujours simples et ont toujours plus d’une utilité. Ne pas présumer le délit, le punir quand il est connu, faire qu’il n’y ait point d’intérêt à le commettre : voilà le fonds de tous les codes; il est très-applicable au commerce, et il doit être d’autant plus efficace dans toutes ses conventions commerciales , qu’il n’en attaque point la liberté, et qu’il respecte celle du travail. § 3. Des 'privilèges exclusifs en général et de quelques-uns d’entre eux en particulier. Un privilège exclusif est une loi rendue en faveur d’un particulier, ou, comme l’emporte le mot lui-même, une loi privée qui déclare que la branche d’industrie ou de commerce, qui est l’objet du privilège, sera interdite à tous les citoyens, quoiqu’ils eussent un droit naturel d’y prétendre ; qu'elle sera réservée à l’homme que l’on veut favoriser. En vertu de cette loi, le privilège est autorisé à faire le monopole de la branche d’industrie ou de commerce qu’on lui réserve, à vendre son travail et sa marchandise au prix qu’il y veut mettre au-dessus de leur valeur et à lever ainsi un impôt sur ses concitoyens. Cette loi privée renferme un attentat à tous les droits publics. Le gouvernement n’a pas le droit d’interdire à qui que ce soit l’usage naturel et libre de ses capitaux et de son travail, tant que ce travail lui-même n’arrête ou ne gêne pas le travail d’autrui. [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. Cet exercice de l’autorité serait contraire à l’ar-; ticle cinquième de la Déclaration des droits. | Le gouvernement ne saurait transmettre à personne ce droit qu’il n’a pas. Le gouvernement ne peut autoriser aucun particulier à lever à son profit un impôt sur ses concitoyens : Premièrement, parce qu’un impôt ne doit pas être établi sans qu’on en sache la mesure, et sans qu’on ait vérifié s’il est utile, et s’il n’est pas excessif et plus lourd que ne le demande le besoin public qui en est l’objet; Secondement, parce qu’un impôt sous la forme de privilège exclusif ne peut avoir aucune proportion régulière avec le revenu libre des contribuables, et que personne ne doit contribuer pour aucun besoin public dans une autre proportion, relativement à son revenu, que ne le font ses concitoyens; Troisièmement, parce que le gouvernement n’a pas, et il en convient, le droit d’imposer la nation sans sou consentement; d’où suit que le gouvernement n’a pu donner aucun des privilèges exclusifs qui subsistent, que les parlements n’ont pu en enregistrer aucun; qu’ils sont tous nuis de droit, puisqu’ils sont des impôts qui n’ont pas été consentis par la nation, sans compter que ce sont des impôts d’un genre très-nuisible. Enfin le gouvernement n’a pas le droit d’établir un impôt sous la forme de privilège exclusif en faveur d’un particulier, attendu que le privilège ne peut être maintenu que par des visites domiciliaires chez les autres particuliers qui seraient soupçonnés de se livrer à l’exercice de leur droit naturel de travail et de commerce, en contravention au privilège exclusif. Or, le gouvernement n’ayant pas lui-même le droit de faire des visites domiciliaires sans manquer aux articles 9, 12 et 14 de la Déclaration des droits, si ce n’est dans le cas de clameur publique et de flagrant délit, peut encore moins transmettre un tel droit à un particulier contre l’exercice paisible du travail de ses concitoyens. Tous les impôts publics qui exigent des visites domiciliaires doivent être anéantis; à plus forte raison les impôts privés, désignés sous le nom de privilèges exclusifs, et qui ne peuvent se soutenir que par cette forme inquisitoriale. ' La nation ne peut ni ne doit laisser à des particuliers une autorité qu’elle reconnaît ne pouvoir être confiée même aux dépositaires de la force publique, parce qu’elle est contraire à un des principaux objets de l’établissement de cette force, qui est d’assurer aux hommes la liberté qui leur appartient, et l’autorité dont chacun doit jouir dans sa maison. Quelques personnes croient cependant qu’il y a un cas particulier dans lequel on peut donner des privilèges exclusifs avec utilité; c’est, disent-elles, pour encourager les inventions utiles par le profit extraordinaire qu’un privilège exclusif peut procurer à l’entrepreneur. Elles allèguent l’exemple de l’Angleterre, qui donne des privilèges exclusifs de quinze années à toutes les personnes qui en demandent pour des inventions ou des perfections nouvelles dans les machines ou dans les arts. Quand la chose serait utile, le tiers-état du bailliage de Nemours ne croit pas qu’aucun prétexte, ni même aucune raison d’utilité, puisse autoriser aucune violation du droit naturel et du droit politique. Si l’on se laissait aller une seule fois à s’écarter de la justice et à détruire la liberté par une apparence d’utilité, on ne peut plus prévoir le terme auquel on serait conduit; [Bailliage de Nemours.] 211 lorsqu’on propose de telles opérations, les gouvernements doivent répondre en deux mots, qu’il ne peut pas être utile d’être injuste, ni de porter atteinte à la liberté du travail. Mais le tiers-état du bailliage de Nemours ne croit pas que l’usage adopté par les Anglais de donner des privilèges pour des inventions ingénieuses, soit favorable à l’industrie. Il lui paraît que si l’industrie anglaise prospère en général, c’est malgré cet usage, et non pas à cause de lui; de même que le commerce anglais marche malgré la mauvaise manière d’entretenir les chemins dans la Grande-Bretagne, et que la marine anglaise est redoutable malgré la mauvaise manière d’enlever les matelots. Le tiers-état du bailliage de Nemours trouve qu’il y a beaucoup d’inconvénients à concentrer pendant quinze ans chaque branche nouvelle d’industrie entre les mains d’un seul homme qui ne se la réserve que pour y faire un profit exagéré; Qu’il doit y avoir encore plus d’inventeurs découragés par la crainte de se trouver prévenus et de rencontrer un privilège exclusif qui les barre, qu’il ne s’en trouve d’encouragés par l’espoir de l’obtenir ; Qu’il est aussi dangereux qu’injuste d’arrêter les efforts de la nation sur laquelle s’étend l’autorité du gouvernement, tandis que ce gouvernement ne peut et ne pourrait arrêter ceux des autres nations; Que celles-ci, ayant mille moyens de se procurer la connaissance des procédés nouveaux, sont toujours à portée d’en profiter plusieurs années avant la nation soumise à un gouvernement assez peu éclairé pour suspendre le travail de tous, sous prétexte de récompenser un seul homme. Que c’est, au contraire, en répandant de toutes parts l’instruction sur les inventions utiles, qu’on peut bâter leur adoption et favoriser l’industrie nationale. Et que, par rapport aux récompenses à donner aux inventeurs, une nation a toujours mille moyens de les gratifier : soit par des distinctions honorifiques, lorsqu’ils sont au-dessus du besoin; soit par des récompenses pécuniaires proportionnées à l’utilité reconnue de leur travail, telles que sont, par exemple, des gratifications en raison du nombre des machines de l’invention nouvelle qui trouvent leur emploi. Ces sortes de dépenses ne peuvent jamais être onéreuses pour une nation, attendu que, par l’encouragement qu’elles donnen t aux travaux utiles, elles enrichissent l’Etat dans une proportion très-supérieure au peu d’argent qu’elles coûtent. On sait ce que l’on fait, quand on paye un inventeur, soit en distinctions, soit en argent; la chose est claire pour tout le monde. Et il n’y a point à craindre d’abus, lorsqu’il faudra tous les deux ans au plus tard en rendre compte aux Etats généraux. Or, quand il ne serait pas injuste, quand il serait au pouvoir du gouvernement de donner des privilèges exclusifs, il faudrait encore considérer qu’en pareil cas on ne sait ce que l’on donne. Le profit du privilège peut être fort au-dessus de la récompense dont on le croit digne ; le dommage de la nation peut être encore cent fois au-dessus du profit du privilégié. Une fois accordés, les privilèges à terme tendent invinciblement à devenir perpétuels. Car, ou l’entreprise qui s’est faite sous leurs auspices a du succès, ou elle n’en a point. Si elle n’en a point, les entrepreneurs nemanquent pas de dire qu’ils ont fait les plus grandes avances, qu’ils sont au moment de ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] 2�2 [États gén. 1789. Cahiers.] recueillir, qu’ils ont travaillé sur la foi du gouvernement , et qu’il y aurait de l’injustice et de l’inhumanité à ne leur pas laisser consommer l’établissement qu’on avait en vue et retirer leurs fonds, et qu’il faut absolument renouveler leur privilège. » Si l’entreprise a réussi et a fait des gains considérables, les concessionnaires du privilège offrent des raisons bien plus puissantes encore. La manufacture des glaces jouit depuis cent ans d’un privilège toujours à terme et toujours renouvelé. Elle vend sa marchandise à 30 p. 0/0 au-dessus de sa valeur naturelle, et l’on conçoit quel immense profit elle a dû faire en un siècle-, ses octrois, qui étaient originairement de 1,000 écus, en valent plus de 20,000. Gela est très-avantageux sans doute pour les propriétaires ; mais la France qui pourrait fournir l’Europe déglacés, n’en vend presque point ; l’industrie et le commerce de la nation ont été acculés dans cette partie précisément de la durée du siècle pendant lequel la manufacture a si bien prospéré. Elle a obtenu, il y a deux ans, le renouvellement de son privilège, qui en avait encore six à courir. Le tiers-état du bailliage de Nemours doute que ce renouvellement anticipé soit confirmé par les Etats généraux. La manufacture de bouteilles de Sèvres, qui avait laissé paisiblement se former à une lieue deNemours, à Bagneaux, une autre manufacture, dont elle ne présumait pas le succès, l’a poursuivie par de longs procès aussitôt que ce succès a été assuré. 11 s’agissait de savoir si Bagneaux était à dix-neuf lieues et demie, ou vingt et une, ou à vingt-deux lieues de celle de Sèvres ; si les lieues doivent être de 2,500 toises, de 2,283 ou de 2,000 ; si elles doivent être mesurées par la route, ou à vol d’oiseau. Car en donnant à la manufacture de Sèvres, par un privilège plusieurs fois renouvelé, le droit d’empêcher toute autre manufacture de son espèce sur douze cent cinquante sept lieues carrées, on avait oublié de spécifier bien exactement la longueur des lieues. Après des contestations coûteuses qui ont mis en souffrance la manufacture de Bagneaux, quelques gens raisonnables ont pensé que les lois, • surtout lorsqu’elles sont injustes , doivent du moins s’interpréter dans le sens le plus favorable à la liberté ; et la manufacture de Sèvres, s’apercevant enfin qu’elle devait perdre son procès, a pris le parti d’acheter celle de Bagneaux... pour la détruire. La manufacture de Sèvres a bien entendu son intérêt. Mais il est clair, par son opération même, que si elle n’eùt point eu de privilège exclusif, il y aurait eu un procès de moins, un établissement utile de plus, et que les affaires de la nation et du bailliage de Nemours eussent été mieux faites. Ces petits privilèges exclusifs pour des entreprises de quelques mille écus, de quelques centaines de mille francs, d’un million ou deux, ne font que de petits maux proportionnés à leur étendue. Mais quand on peut obtenir un privilège exclusif sur une entreprise de 40 millions, c’est alors que la nation est vexée avec hardiesse ; car beaucoup de gens ont peine à comprendre qu’une entreprise de 40 millions puisse ne pas être fort utile et que, quand elle est nuisible en elle-même, plus elle est grande et moins elle vaut. L’ancienne~compagnie des Indes avait été abolie, après avoir coûté au gouvernement 500 millions levés sur tous les contribuables du royaume, et par conséquent presque en totalité sur le tiers-état, qui payait alors et paye encore aujourd’hui à peu près les 99 centièmes' des contributions. Le commerce de l’Inde se faisait fort bien, et il n empêchait pas que la nation fit un commerce beaucoup plus important avec la Suisse, l’Angleterre et la Hollande pour des toiles de coton et mousselines que les étrangers, nos voisins, échangeaient contre des productions de notre territoire ou de nos colonies, et des marchandises de nos fabriques. Il valait beaucoup mieux pour nous acheter des mousselines de Suisse avec nos sucres et notre café, que de les acheter dans l’Inde, où nous ne pouvons presque rien vendre. La nouvelle compagnie des Indes a eu l’art de persuader qu’il était plus utile de commercer à cinq mille lieues qu’à sa porte, et avec les gens qui ne consomment point de nos marchandises qu’avec ceux qui les achètent ; ou du moins elle a engagé le gouvernement à se conduire comme s’il pensait ainsi. Non-seuleineut elle a obtenu le privilège exclusif du commerce de l’Inde avec plus défaveurs que l’ancienne compagnie, mais elle a obtenu la prohibition de l’entrée dans le royaume contre toutes les toiles de coton qui ne viendraient pas de l’indepar son canal. Elle a ensuite obtenu, dans un temps où elle n’avait pas pour un sou de marchandises de l’Inde, qu’elle aurait néanmoins le privilège exclusif d’en approvisionner le royaume , c’est-à-dire d’acheter aux compagnies étrangères , en Hollande, à Londres, à Lisbonne et à Copenhague, et de revendre à nos négociants les toiles de coton dont ils ne pouvaient se passer. Ce privilège exclusif a suspendu un commerce de 50 à 60 millions, et a sensiblement dérangé et a été au moment de renverser totalement les fabriques de toiles peintes qui florissaient dans le royaume. On a eu beaucoup de peine à obtenir que les négociants en toiles blanches et en indiennes, et les fabricants de toiles peintes, qui avaient fait des commandes chez l’étranger, pussent recevoir les marchandises qu’ils avaient demandées à leurs correspondants sur la foi des lois subsistantes. Pour faire plaisir à la compagnie des Indes , on a forcé ces négociants à représenter leurs factures, à communiquer leurs correspondances, à transporter leurs livres journaux sous les veux de la compagnie des Indes et d’une commission du conseil. Pour faire plaisir à la compagnie des Indes, on a ordonné, à plusieurs reprises, des visites domiciliaires chez tous les négociants et débitants du royaume, même dans les plus petites villes, et un inventaire avec un plombage général de toutes les toiles qui seraien t dans leurs magasins. Pour faire plaisir à la compagnie des Indes, en portant le plus grand trouble dans cette branche considérable du commerce et de fabrique, on a sacrifié 2 millions de revenus du Boi. Les réclamations du commerce et des fabriques étant vives, et leur cause avant trouvé quelques défenseurs, on leur accordait de temps en temps des prorogations pour leur approvisionnement, ou des interprétations un peu plus favorables de ces étranges dispositions ; mais ces lueurs de retour à la raison étaient démenties et rendues inutiles, l’instant d’après, par de nouveaux efforts de l'esprit monopolaire. H est résulté de ce combat vingt-cinq ou trente arrêts du conseil les plus inconciliables que l’on puisse imaginer , mais tous remplis de respect pour le privilège de la compagnie, qui n’avait pas même été revêtu de la vaine formalité de l’enregistrement, et qui ne l’est pas encore, [États gén. 1789. Gabiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [Bailliage de Nemours.] 213 Les actions delà compagnie n’en ont pas moins servi de hase au plus absurde et au plus honteux agiotage qui, loin de la rendre odieuse, a fourni des prétextes et surtout des motifs pour donner à la compagnie de nouvelles faveurs. Le ministère a changé quatre fois. Dans cette vicissitude, un premier ministre tout-puissant, mal habile il est vrai, mais non pas ignorant, et qui se disait opposé aux privilèges exclusifs, plus particulièrement même à celui de la compagnie des Indes, apassé comme les autres, et la compagnie des Indes est demeurée inébranlable : tant un privilège exclusif, étendu, et dont les possesseurs sont assez riches pour nuire beaucoup au commerce, pousse à l’instant de profondes racines ! Celui-là n’a rien à craindre que des Etats généraux. Le tiers-état du bailliage de Nemours, qui a vu les inquiétudes causées par la compagnie des Indes aux commerçants en toiles et en mousselines qui habitent dans son ressort, et les fâcheux effets d’une multitude d’autres privilèges exclusifs, demande à l’Assemblée nationale qu’aucun monopole ne subsiste, et qu’au moment où la nation rentre dans tous ses droits, même vis-à-vis de son gouvernement, ils ne puissent rester aliénés en aucun point à aucuns particuliers grands ni petits, riches ni pauvres. § 4. • Des jurandes. Une chose que le tiers-état du bailliage de Nemours ne peut comprendre, et' qui serait inexplicable si l’avidité fiscale et les intrigues de cour ne pouvaient pas tout expliquer, c’est pourquoi on a rétabli les jurandes, et pourquoi on les a rétablies avec le nouveau régime qu’on leur a donné, dans lequel on a supprimé de l’ancien tout ce qui pouvait avoir une apparence d’utilité ; on en a soigneusement conservé tout ce qui pouvait être nuisible. L’ancien régime avait pour prétexte d’assurer la perfection clés arts, en ne permettant l’entrée dans les corporations qu’à ceux qui avaient fait un apprentissage, qui avaient perfectionné leur travail dans un compagnonnage, et qui avaient fait un chef-d’œuvre. Aujourd’hui on est dispensé de toutes ces formalités qui, dans le vrai, étaient superflues, mais qui, aux yeux des ignorants, couvraient les jurandes d’un vernis d’utilité publique. On a conservé aux différentes communautés le droit de se tourmenter les unes les autres, dans l’exercice des arts et des métiers, pour lesquels elles ne prouvent pas plus de capacité les unes que les autres; ce qui pouvait donner matière à procès a été réservé avec soin. On a eu aussi celui de réserver et d’accroître la partie fiscale des anciennes jurandes : de sorte que le droit d’exercer un métier est actuellement un privilège exclusif acquis à prix d’argent, et soit qu’on en ait la capacité ou non, comme une charge de magistrature. Mais s’il ne peut pas être utile à l’administration de la justice que les charges de magistrature soient vénales, il est encore plus nuisible au commerce qu’il faille acheter les maîtrises. Car on ne se fait maître d’un métier que parce qu’on n’a pas sa fortune faite; l’on ne peut bien réussir dans un commerce qu’en raison du capital qu’on y met. Or, il est évident qu’il n’y a pas un seul artiste, un seul artisan, un seul marchand auquel il ne fût plus utile de mettre dans sa boutique ou dans son magasin la somme d’argent qu’on en exige pour sa réception à la maîtrise, que de la donner au Roi ou aux jurés de sa communauté. Il est sensible encore que, personne ne voulant et ne pouvant placer aucun fonds dans son commerce sans en retirer l’intérêt, les maîtres des communautés sont dans la nécessité de se récupérer sur les fournisseurs de leurs matières premières, sur les producteurs de leurs consommations, sur les acheteurs de leur travail : de sorte qu’il est bien vrai que leurs affaires sont restreintes, et que le commerce de la nation en général souffre par l’effet de l’impôt, même avec usure, quoiqu’il y ait une masse de travail moins grande, une moindre production de richesses et une distribution moins parfaite de celles qui existent ; c’est-à-dire, qu’il faut que la nation paye davantage, précisément parce qu’elle a moins de quoi payer. Il faut pourtant convenir d’une chose, c’est qu’en rétablissant ainsi pour les jurandes, sans aucune espèce de pudeur, un régime purement fiscal et purement litigieux, M. de Clugny a rendu à quelques égards un service à la nation. Il a constaté le motif qui le déterminait , et il a constaté encore la parfaite inutilité des jurandes pour la perfection des arts et des métiers, et pour la fidélité du commerce. Car, si depuis qu’on n’est plus scrupuleusement assujetti aux apprentissages, aux compagnonnages, et aux chefs-d’œuvre, les arts et les métiers s’exercent avec une même perfection ; si personne ne prend un ouvrier pour faire le travail d’un autre, si chacun continue de s’adresser à celui qu’il regarde comme le plus capable ; si la vogue va toujours aux habiles gens, il demeure prouvé qu’il en irait de même, et encore mieux, au plus grand avantage de tout le monde, quand on pourrait exercer une profession sans commencer par débourser une grosse somme, et sans être exposé, tant à des procès avec ses voisins qu’à des visites qu'il faut payer à ses jurés-gardes. Le tiers-état du bailliage de Nemours remarquera encore que ces visites des jurés-gardes, quoique moins rigoureuses que celles des employés ordinaires du fisc, ont toujours quelque chose de fiscal, puisqu’il faut les payer, et sont toujours une violation de domicile. Or,’ le principe dont il ne faut jamais s’écarter, est que nul homme ne doit être contraint d’ouvrir sa porte à ceux qui ne lui conviennent pas. Il est donc manifeste que si l’on supprimait l’obligation de payer des droits de maîtrise, le pouvoir qu’ont les jurés de visiter les membres de leur communauté malgré eux, et la faculté qu’ont les différentes communautés de se faire des procès sous prétexte d’empiétement de l’une sur ifcb fonctions de l’autre, il n’en résulterait d’autre changement qu’une plus grande activité dans le commerce, un meilleur débit pour les matières premières, et de meilleures fournitures pour les consommateurs. Que, du reste, on continue ou non de qualifier les professions du nom de maîtrise, pourvu qu’on puisse les embrasser sans frais et les exercer sans gêne, il semblerait qu’il y a peu d’importance. Cependant les corporations ont fait tant de mal, elles ont occasionné tant de divisions et tant de folles dépenses, elles ont été si commodes au gouvernement pour établir des impôts ignorés et faire des emprunts clandestins, et il est si nécessaire qu’il n’y ait aucune république dans l’Etat, aucun corps qui puisse se permettre des vexations ou lever de l’argent par une autorité 214 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage de Nemours.] indépendante de celle de la patrie, et sans en compter à la nation elle-même, que le tiers-état du bailliage de Nemours regarde comme indispensable que le nom même de communautés, de corporations et de jurandes soit supprimé, et qu’il ne faille d’autre formalité, pour embrasser une profession, que celle de déclarer au juge de police que l’on compte l’exercer dans le lieu que l’on désignera, afin qu’il puisse ordonner les précautions qu’exigent les professions qui peuvent entraîner quelque danger pour les voisins. Car le gouvernement, qui doit laisser faire, ne doit pas laisser nuire. Le tiers-état du bailliage de Nemours demande que ce soit à cette précaution que se borne, à l’avenir, la législation des arts et métiers, et que toute fiscalité en soit éloignée. § 5. Quels doivent être les soins de l’ administration du commerce. En réclamant pour le commerce la liberté qui lui est due, le tiers-état du bailliage de Nemours ne demande pas qu’il n’y ait pour le commerce aucune administration. Il irait mieux, il est vrai, sans administration qu’avec une administration réglementaire, fiscale, amie des monopoles et des privilèges exclusifs, ou trop timide pour les attaquer; mais il aura encore plus de succès sous une administration paternelle, instructive et protectrice. Voici les fonctions dont il parait au tiers-état du bailliage de Nemours que cette administration devrait être chargée : S’informer soigneusement de toutes les inventions nouvelles qui peuvent avoir lieu dans les fabriques et dans les arts, et de tous les degrés de perfection qui s’y trouvent journellement ajoutés dans le royaume ou chez l’étranger ; Se procurer par toutes les voies qui sont dans la main du gouvernement les secrets ou les procédés pour lesquels les gouvernements étrangers ont l’imprudence et la faiblesse de donner des privilèges exclusifs ; Répandre dans toutes les provinces la connaissance de ces inventions, de ces perfections, de ces procédés, tant par la voie de l’impression que, selon lanécessité, par des voyages de quelques savants particulièrement attachés "à cette étude. C’est le seul côté sous lequel l’inspection des manufactures puisse avoir quelque utilité ; lorsque les inspecteurs n’auront aucune autorité, et se borneront à la mission d’éclairer les fabriques sur ce qui se fait et ce qui peut se faire de mieux, ils deviendront une esjaèce de professeurs singulièrement intéressants; et ce sera pour lorsqu’ils jouiront d’une véritable considération, parce qu’ils rendront un véritable service; Donner des récompenses aux savants et aux artistes français ou étrangers qui feront des inventions utiles, ou qui en apporteront de chez l’étranger, lorsque l’utilité en aura été constatée par l’examen et le témoignage de l’Académie des sciences ; Faire exécuter les travaux nécessaires pour déterminer quels sont les poids et les mesures dont l’indication est la plus conforme à la nature des choses, et que l’on doit désirer de rendre d’un usage universel; Faire dresser les tables de réduction des poids et mesures actuellement usités avec les poids et mesures qui devront, à l’avenir, être ceux de l’Etat, afin que le peuple, connaissant le rapport dïs anciens poids et des anciennes mesures avec ceux qui auront la sanction de la nation entière, ne puisse pas être trompé dans le passage de l’ancien usage au nouveau. Conduire toute cette opération afin d’arriver le plutôt possible à n’avoir qu’un poids et qu’une mesure dans l’Etat (1). Veiller à la navigation intérieure, et la diriger par un bon système de correspondance entre les routes d’eau. 'Combiner à cet effet ses vues avec celles des assemblées provinciales qui doivent influer sur l’exécution, et l’inspecter avec l’administration des ponts et chaussées, dont les ingénieurs doivent diriger les travaux. Indiquer aux différentes provinces et aux Etats généraux les canaux de navigation qu’il serait le plus utile d’ouvrir. L’administration des ponts et chaussées doit être chargée, sous la direction des assemblées provinciales, de l’exécution et de toutes les parties d’art ; mais c’est dans des vues commerciales et politiques que la construction des canaux doit être décidée. Rendre compte aux Etats généraux de la situation des fabriques et du commerce, et de ce qui aura été fait en leur faveur dans l’intervalle de leurs tenues. La suppression des impositions inquisitoriales, des règlements de manufactures, et des plombs et marques, épargnera à l’administration du commerce la partie la plus pénible du travail dont elle a toujours été accablée, et par laquelle elle a presque entièrement été absorbée jusqu’à ce jour. N’ayant plus à remplir que des fonctions de bienfaisance, elle deviendra aussi chère au peuple qu’elle lui a été redoutable, et il ne restera pas une partie du gouvernement dans laquelle le Roi puisse craindre de mal faire, d’exercer une autorité dangereuse, et de ne pas recueillir les bénédictions dont son amour pour son peuple, et son zèle pour le bien public, sont dignes. CONCLUSION. Le tiers-état du bailliage de Nemours résumera en bien peu de mots son long travail : Déclarer quels sont les droits des hommes et des citoyens ; Favoriser leur instruction dans tout le royaume; La rendre indispensable sur la morale et sur la justice, pour parvenir à toutes les places auxquelles des fonctions publiques seront confiées. Rendre les Etats généraux périodiques; Les charger de la proposition des lois, seule fonction qui dans la législation puisse éprouver des difficultés; Réserver au Roi telle sanction, qui est le véritable usage du pouvoir suprême. N’en proposer et n’en conserver aucune qui puisse porter atteinte à la liberté ou à la propriété; Ne s’occuper du fisc qu’après avoir déterminé par la législation quels sont les services publics dont il doit faire les frais ; Ne laisser subsister aucun impôt qui puisse entraîner la violation de la liberté personnelle ou de la liberté domiciliaire ; N’admettre aucune espèce de privilège dans l’assiette ni dans la répartition de ceux qu’on établira ; (1) C’est le vœu de Boissy, Chatenai, Cheroy, Corbeilles, Dordives, Gondreville-la-Franche, Guercheville, Jacqueville, Ladon, Mignereüe, Mignière, Saint-Maurice-sur-Fessard. Moulon, Nemours, Néronville, Reclozes, Rumont , Thoury-Férottes, Sceaux, Ville-Beon , Ville-Moutiers, Ville-Yocques et Voulx. [Bailliage de Nemours.] 215 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Etats gén. 1789. Cahiers.] N’en adopter aucun dont la recette et la dépense ne puissent être parfaitement claires ; instituer pour l’une et pour l’autre un ordre qui dispense de tirer des provinces l’argent qui peut y être employé, et qui mette à portée de pouvoir rendre compte de l’état des finances, toutes les fois qu’il plaira au Roi ou à la nation de le demander ; Réformer le code civil, le code pénal, et les ordonnances qui doivent en régler les procédures, de manière qu’ils garantissent en tous les points la liberté, la propriété et la sûreté de quiconque habite dans l’Etat, ou a des droits à y réclamer ; Rendre l’agriculture et le commerce libres; Leur procurer toutes les instructions et tous les encouragements qui peuvent leur être utiles. Préparer entre tous les citoyens une correspondance mutuelle de bons offices et de secours réciproques ; En assurer de gratuits pour tous ceux qui sont dans l’impuissance de fournir la réciprocité. Le développement de la plus grande partie des institutions et des abus qui sont contraires à un régime si simple a demandé des discussions et des détails que le fiers-état du bailliage de Nemours aurait désiré pouvoir s'épargner, et dans lesquels il craint de n’avoir pu éviter des omissions très-importantes, et de n’avoir pas exprimé ses réflexions et son vœu avec la précision, !a clarté, la dignité qui auraient convenu à une province invitée par la nation à exposer ses principes sur les plus grands intérêts de l’humanité. Il oserait demander, pour dernière pétition , que dans les convocations suivantes des Etats généraux, on assemblât les paroisses à une époque moins rapprochée de celle de l’ouverture des Etats. Les questions si importantes et si multipliées qu’on avait à traiter, auraient exigé un temps au moins quadruple de celui dont les ordres ont pu disposer. Le zèle fait de grands efforts; mais ils ne peuvent suppléer à la faiblesse, à l’imperfection humaines. Le tiers-état du bailliage de Nemours supplie donc les Etats généraux de pardonner aux défauts sans nombre qui doivent se trouver dans un travail aussi hâté que celui que le Roi a ordonné qu’il leur envoyât. IL aurait voulu pouvoir le rendre moins indigne d’être mis sous leurs yeux. Les faits y sont vrais; les principes salutaires; l’amour de' la patrie, qui les a rassemblés, a été très-ardent et très-pur. Il espère ne pas implorer en vain l’indulgence des concitoyens qui verront combien ils sont chers à ceux qui habitent le bailliage de Nemours. Fait et unanimement arrêté par l’ordre du tiers-état du bailliage de Nemours, séant en la salle ordinaire d’assemblée, église des Récollets de Nemours, le 16 mars 1789. Et par l’acclamation la plus générale, l’ordre a chargé les commissaires présents de le signer au nom de l’ordre, enjoignant, au surplus, auxdils sieurs commissaires de relire ledit cahier, de le comparer de nouveau avec les cahiers des paroisses du bailliage, et d’y faire les additions et corrections indiquées par la lettre et l’esprit des cahiers. Et ont signé, conformément à la mission à eux donnée par l’ordre, MM. Bouvery, cultivateur à Grez, et syndic; Bourry, échevi’n de Pont-sur-Yonne; Mi’ger, notaire royal à Puiseaux; Blondeau, procureur à Château-Landon; Du Pont, propriétaire et cultivateur dans la paroisse de Chevannes; Auger, notaire royal à Landon; Ber-thier, ancien avocat et bailli de Puiseaux; Be-sout l’aîné, avocat; Aussenard, lieutenant de la prévôté de Beaumont; Petit, prévôt de Château-Landon; Bordier, lieutenant particulier et maire de Nemours; Prieur de La Comble, avocat à Nemours; Charrier de Couchard. notaire royal à Saint-Maurice-sur-Fessard; Le Petit, président de l’ordre, et lieutenant général du bailliage. Et le 16 avril 1789, iesdits sieurs commissaires se sont rassemblés en l’hôtel du sieur lieutenant général, président de l’ordre, et ont arrêté et pa-ragraphé les additions et corrections nécessaires, conformément à la mission à eux donnée par l’ordre, en sa séance du 16 mars 1789, et ont signé, à l’exception de messire Résout le jeune, qui n’a comparu en aucune séance, et de messire Fau-quet, qui s’est absenté les deux derniers jours du travail. Signé Bourry, échevin de Pont-sur-Yonne ; Mi-ger, notaire royal de Puiseaux ; Bouvery, cultivateur à Grez, et’ syndic ; Du Pont, propriétaire et cultivateur dansla paroisse de Chevannes ; Auger, notaire royal à Landon; Besout l’aîné, avocat; Berthier, ancien avocat et bailli de Puiseaux; Aussenard, lieutenant au baillige de Beaumont ; Prieur de La Comble, avocat à Nemours; Blondeau, procureur à Château-Landon; Petit, prévôt de Château-Landon; Bordier, lieutenant particulier et maire de Nemours; Charrier de Conchard, notaire royal à Saint-Maurice-sur-Fessard; Le Petit, président de l’ordre et lieutenant général du bailliage. INSTRUCTIONS Que les propriétaires et habitants de la paroisse de Saint-Sulpice-de-Chevannes donnent à leurs députés pour l'assemblée baillivale , convoquée à Nemours par M. le grand bailli d'épée de Nemours , à l'effet de rédiger les remontrances , moyens et avis du bailliage , et de nommer les députés aux Etats généraux, au désir des lettres de convocation données par Sa Majesté , le 24 janvier 1789 (1). Les propriétaires et habitants de la paroisse de Chevannes, assemblés ce 1er mars 1789, par l’ordonnance de M. le vicomte de Noailies, grand bailli d’épée de Nemours, en date du 18 février dernier, conformément aux lettres données par Sa Majesté, le 24 janvier précédent, pour la convocation des Etats généraux, ont unanimement arrêté les instructions suivantes, pour les dépu tés qu’ils sont autorisés à envoyer à l’assemblée qui se tiendra, en présence de 'M. le grand bailli de Nemours, le 9 du présent mois, à l’effet d’v concourir à la rédaction des remontrances , plaintes , doléances, moyens et avis, que le Roi demande à ses sujets domiciliés dans le ressort de ce bailliage, et d’y procéder ensuite à l’élection des députés que le bailliage a droit d’envoyer aux Etats généraux. Les propriétaires et habitants de la paroisse de Chevannes ne feront point de plaintes et doléances, non pas qu’il n’v ait beaucoup de choses qu’ils croient devoir être" autrement qu’elles n’ont été jusqu’à ce jour, mais parce que, voyant par le résultat du conseil du Roi, du 28 décembre ;l) Nous publions ce cahier d’après un imprimé de lp. Bibliothèque du Sénat,.