294 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE sorte que les cartes ont été délivrées sur la liste qu’on avait dressée des personnes qui s’étaient présentées pour être reçues aux Jacobins. C’est ainsi que cette Société s’est trouvée être composée dans une seule journée de six cents membres au moins. Je ne doute pas que dans ce nombre il n’y ait de bons citoyens; mais je dis aussi qu’il y a des intrigants. Nous avons vu un capitaine de canonniers venir faire serment aux Jacobins; nous avons vu des sections de Paris venir leur dire qu’elles se ralliaient aux... Plusieurs voix : C’était pour la Convention. DUBOIS-CRANCÉ : On n’a pas besoin d’aller aux Jacobins pour dire qu’on se rallie à la Convention. Nous avons su que Marseille avait offert aux Jacobins un bataillon pour les défendre. Etait-ce aussi pour la Convention? Il y a des membres qui prétendent que tous ces discours s’adressent à la Convention ; et moi je soutiens qu’ils ne s’adressent qu’à une partie des membres de la Convention. On sait qu’il a été tenu aux Jacobins des propos indiscrets. Je n’en accuse pas mes collègues, mais les scélérats qui s’y trouvent. On y a vu des hommes venir du Midi pour intriguer ici. On y voit tous les jours un individu nommé à la commune par Robespierre, un homme qui aurait péri avec tous les membres de cette commune s’il n’avait pas eu le bonheur de ne pas s’y trouver dans la nuit du 9 au 10; Lacombe, qui y est sans cesse à désigner les meilleurs citoyens comme des scélérats. C’est au comité de Sûreté générale à faire son profit des dénonciations qui ont été faites ici. Je reviens à la question. J’ai été le premier à dire qu’aucun fonctionnaire pubüc ne devait être membre d’une société qui surveille sa conduite ; qu’il ne pouvait pas être en même temps juge et partie. Si l’on considère les divisions que fait naître cette Société, qu’elle nous empêche de réunir ici l’unanimité qui nous donnerait la paix dans un mois G applaudissements ), on conviendra qu’il faut que les Jacobins soient épurés par vous ou par un de vos comités. Vous en avez incontestablement le droit, puisque plusieurs de nos collègues, chargés de missions, lorsque le salut public l’a exigé, ont suspendu ou régénéré des sociétés de département. Que cette opération soit faite, et aussitôt vous verrez la paix renaître. Je demande acte de la déclaration que j’ai faite que les Jacobins qui conspiraient contre la France avant le 9 thermidor n’ont pas été épurés comme ils devaient l’être. Je demande en outre que vous renvoyiez aux trois comités réunis pour vous proposer les moyens de rendre cette Société utile à la chose publique. [Si les représentans du peuple dans les dé-partemens peuvent épurer les sociétés populaires, par quel privilège celle de Paris pourroit-elle échapper à l’examen de la Convention nationale, ou à l’épuration de vos comités. Je demande donc que les trois comités réunis soient chargés de vous présenter un décret qui fixe un mode d’épuration pour la société des Jacobins.] (95) (95) J. Paris, n° 15. BOURDON (de l’Oise) : La fin de cette discussion doit prouver au peuple qu’il y aura toujours ici unanimité pour les principes. La Convention avait adopté indiscrètement une motion d’un de nos collègues; cette proposition ressemblait à la conduite insensée d’un mauvais économe qui, parce qu’il y aurait dans son champ une source empoisonnée, voudrait la combler plutôt que d’ôter ce qui en corromprait les eaux vivifiantes. Les sociétés populaires sont un instrument démocratique dans le gouvernement révolutionnaire ; ne nous éloignons jamais de la démocratie, car elle fait le bonheur du peuple. Je vote pour que vous mettiez aux voix les propositions de Dubois-Crancé. [Ce discours est souvent applaudi.] (96) Ces propositions sont adoptées (97). 55 Un membre, au nom des comités réunis de Salut public, de Sûreté générale et de Législation, fait un rapport, dont l’impression et la distribution est décrétée, et d’après lequel le décret suivant est adopté : La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de ses comités réunis de Législation, de Sûreté générale et de Salut public, Décrète qu’il n’y a lieu à aucune inculpation contre Barras et Fréron, et que ces deux représentans du peuple ont dignement rempli leur mission (98). TREILHARD, au nom des comités réunis de Salut public, de Sûreté générale et de Législation : Citoyens, appelée par le voeu du peuple français pour préparer et pour assurer les destinées de la république, c’est toujours avec le sentiment d’un profond regret que la Convention se trouve distraite des grands objets qui devraient l’occuper tout entière. Ce sentiment est plus pénible encore quand on détourne ses regards pour les fixer sur des passions et sur des luttes particulières ; il est à son comble quand le ralentissement de sa marche trouve son principe dans le sein même de la représentation nationale; nous en avons assez fait la triste épreuve dans la discussion de l’affaire dont je dois vous rendre compte. Des pièces vous ont été annoncées comme pouvant offrir des traces de dilapidation de la part de deux de nos collègues ; et vous qui sentez fortement que le soupçon même ne doit pas atteindre un représentant du peuple, vous en (96) Débats, n° 744, 230. (97) Moniteur, XXII, 156-157; Débats, n” 744, 227-230; Ann. Patr., n“ 642; Ann. R. F., n° 13; C. Eg., n° 777; F. de la Républ., n° 14; Gazette Fr., n” 1008; J. Fr., n° 739-740; J. Mont., n 159; J. Paris, n" 15; J. Perlet, n° 741 ; M. U., XLIV, 205. (98) P. V., XLVI, 276-277. C 320, pl. 1330, p. 35. Décret attribué à Treilhard par C* II 21, p. 5. J. Paris, n°15. SÉANCE DU 13 VENDÉMIAIRE AN III (4 OCTOBRE 1794) - N° 55 295 avez renvoyé l’examen à vos trois comité réunis de Sûreté générale, de Législation et de Salut public. Ils ont porté dans leur discussion cette sévérité salutaire, cette attention scrupuleuse que vous avez droit d’en attendre; il faut vous faire connaître la marche qu’ils ont suivie, la teneur des pièces et le résultat de cet examen. Ceux de nos collègues qui avaient remis les pièces, ceux qui y sont dénoncés, étaient tous présents à notre séance. Nous avons d’abord demandé s’il existait un accusateur, s’il se présentait un dénonciateur. Escudier et Granet nous ont déclaré que, par la remise qu’ils avaient faite, ils s’étaient seulement proposé de provoquer une explication qui pourrait tourner au profit de la chose publique, mais qu’ils n’avaient pas eu l’intention d’accuser nos collègue Barras et Fréron. Alors toute notre attention a dû se fixer sur les actes. Le décret de la Convention ne parlait que des pièces relatives à des dilapidations de deniers publics ; mais dans l’une de celles qui nous ont été transmises il se trouvait quelques mots relatifs aux sentiments et à la conduite politique de nos collègues; et ils se sont expliqués sur cet objet comme sur le précédent. Parmi ces pièces, nous en avons distingué deux, ou plutôt il n’y en a que deux qui aient mérité notre attention. La première est un procès-verbal du 29 germinal dernier : c’est une déclaration faite par Joseph Martel, condamné à mort la veille par le tribunal révolutionnaire de Marseille; elle paraît reçue par le président, l’accusateur public, deux juges et le greffier de ce tribunal; elle est relative aux faits prétendus de dilapidations. La deuxième est une lettre écrite le 4 septembre, l’an II, par Gasparin à Granet : celle-ci est relative à la conduite de Barras et de Fréron. Je vais donner lecture de la première. Au NOM DU PEUPLE FRANÇAIS. Aujourd’hui, 24 germinal, l’an II de la république une et indivisible, en la salle d’audience du tribunal criminel révolutionnaire, présents Augustin Maillet, président ; François-Joseph Renedy, Mathieu Maurin, juges ; Joseph Géraud, accusateur public; Antoine Huquier, accusateur public adjoint, écrivant Etienne Chompré, greffier; présents Damiens Maurel, secrétaire des accusateurs publics ; Joseph Per-vand, officier ministériel ; Jean-Louis Ferrand, gendarme du tribunal; Dominique Maugenot, concierge de la maison d’arrêt de justice : le président, sur une lettre écrite au tribunal par Joseph Martel, condamné aujourd’hui à la peine de mort, a mandé venir avant l’exécution ledit Martel, qui a ainsi déclaré : « Lorsque Toulon fut pris, je fus appelé par Léopold, aide de camp du général Lapoype, qui me dit qu’il avait une expédition à faire pour aller aux mas de Camargue et de Crau, pour y marquer tous les bestiaux qui s’y trouvaient ; je ne voulus pas y aller. A force de prières, tant de Micas que de Lapoype, je fus engagé à y aller sous le nom de Destabarat, dit Léopold, aide de camp dudit Lapoype, dont on me fit prendre le nom. Je fus dans ce pays, et je fis ce que vous avez vu par la procédure, et alors je fus arrêté dans le cours de mes opérations et traduit en prison à Arles. Lapoype ne m’a pas payé, mais il m’avait promis de m’avancer. C’était le 28 frimaire que j’eus ma mission. Lapoype et le citoyen Micas me parlèrent eux-mêmes. Je ne sais quel était le but de cette expédition. Je n’ai fait que marquer dans les mas et je n’ai rien enlevé. Etant à Toulon, Barras et Fréron, représentants, me firent conduire, sous l’escorte de deux gendarmes, une voiture chargée de malles et autres effets pour les remettre à la campagne de Barras, au canton de Fox-Amphoux, près Baijols, département du Var. La femme de Barras reçut ces malles et effets. Lapoype m’avait recommandé de ne répondre dans mes interro-gats, si j’étais arrêté, que sous le nom indiqué dans la commission et le brevet. Je fus arrêté à Tarascon ; je m’échappai ; je vins à Marseille auprès de Lapoype, qui, sur le récit de mon arrestation me dit que ce ne serait rien. J’avais perdu mon porte-feuille et mon portemanteau. J’étais alors auprès de Lapoype, Barras et Fréron; Barras était malade. J’allai à Toulon, où je vis le général Garnier auquel je racontai ce qui m’était arrivé. Il me dit de faire une lettre à la municipalité d’Arles, à laquelle je joignis un post-scriptum pour me faire avoir mes effets. Sur la réponse de la municipalité, le général Garnier me fit arrêter à Hyères. C’est lorsque j’étais à Toulon auprès du général Garnier que je fus chargé par Barras et Fréron de transporter et accompagner cette voiture chargée de meubles et effets. On m’avait emmené enchaîné d’Arles à Tarascon où je fus mis dans un endroit mal fermé, et je parvins à me débarrasser de mes chaînes. » Plus n’a dit. Lecture faite, a déclaré contenir vérité, y persister, et a signé avec nous. Signé, Bondy, Maurin, Martel, Maillet cadet, président ; Huquier, adjoint ; Géraud, accusateur public ; D. Maurel ; Pervand ; Dominique Maugenot; Ferrand n’a su signer; E. Chompre, greffier du tribunal révolutionnaire; D.D.D.B.D.Rh., paraphé. Signé F. Granet. Cette déclaration se réduit à deux points : 1- Martel étant à Toulon, Barras et Fréron lui firent conduire, sous l’escorte de deux gendarmes, une voiture chargée de malles et autres effets pour les remettre chez Barras, au canton de Fox-Amphoux, près Baijols, département du Var. La femme de Barras reçut ces malles et effets. 2- Lapoype avait recommandé au déclarant, s’il était arrêté, de ne répondre que sous le nom de Destabarat, dit Léopold, aide de camp de Lapoype. La déclaration n’en dit pas davantage. Qu’une voiture escortée, et contenant des effets pour Barras et Fréron, ait été conduite au canton de Fox-Amphoux, c’est un fait incontes- 296 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE table; il est reconnu par Barras et Fréron; il n’a jamais été désavoué : la commission donnée au voiturier, les ordres de route rapportés au comité par Escudier, disent expressément que le conducteur mène à Fox-Amphoux, district de Baijols, des effets pour les représentants du peuple : ces pièces, destinées à être représentées sur la route pour la fourniture de l’étape, sont signées de Barras et Fréron. On n’a donc pas cherché à cacher ces envois. Ici nous remarquons que la déclaration de Martel ne s’accorde pas parfaitement avec les pièces dont je viens de parler, puisqu’elle semble annoncer qu’on voulait envelopper cette démarche dans l’obscurité, en ordonnant au voiturier de changer de nom, et de ne se présenter que sous celui de Destabarat, dit Léopold, pendant qu’au contraire il résulte des commissions et lettres dans lesquelles le nom du voiturier est en blanc, qu’on ne faisait aucun mystère de la destination de la voiture. Cette première remarque a été suivie de quelques autres de la part de Barras et Fréron : la déclaration a été reçue par le président et l’accusateur public du tribunal de Marseille, qui depuis ont été envoyés par ces deux représentants au tribunal révolutionnaire, où ils ont été acquittés; et ce n’est pas une expédition c’est la minute même de la déclaration, qui sans contredit, devrait être au greffe, qu’on a produite au comité ; ce qui nous a paru assez étrange. Mais écartons ces détails, pour nous attacher à des réflexions plus décisives. Roubaud, Ricord, et les collègues qui ont été en mission avec Barras et Fréron, nous ont attesté que leur usage fut toujours de suivre à cheval les mouvements de l’armée, et qu’ils avaient toujours après eux une voiture destinée à porter, avec quelques provisions, leurs malles, hardes et effets, et les effets des personnes attachées à la commission. Il n’est donc pas étonnant qu’allant à Fox-Amphoux ils aient été suivis d’une voiture. Voyageant dans un pays révolté, vendu aux Anglais, rempli de traîtres fuyant de Toulon, comment auraient-ils manqué de faire escorter leur voiture ? Ils pouvaient d’autant moins s’en dispenser qu’indépendamment de leurs hardes elle portait encore quelques effets nationaux dont ils se servaient, des sommes considérables mises à leur disposition et des pièces importantes destinées à opérer la conviction des principaux auteurs du fédéralisme. Ce précieux dépôt ne devait pas, sans doute, voyager sans précaution et sur la foi publique. Barras et Fréron ne se sont pas bornés à ces explications ; ils nous ont ensuite fourni la preuve que les effets nationaux qui étaient sur la voiture avaient été remis au district de Baijols. Trois voitures, et non pas une seule, avaient été escortées, le dépôt de ce qu’elles contenaient a été fait au directoire du district : la copie du reçu des administrateurs, en date du 1er germinal dernier (antérieure par conséquent de plus de trois semaines à la prétendue déclaration de Martel) est dans nos mains. Je le demande, qui pourrait en ce moment ne pas partager la conviction intime et unanime de tous les membre des trois comités? Aussi avons-nous eu la satisfaction d’entendre ceux mêmes de nos collègues qui avaient remis la déclaration de Martel, déclarer franchement que les explications données par Barras et Fréron étaient sans réplique (99). Il me reste cependant encore, sur cet article, à vous rendre compte d’un fait de la plus haute importance. Barras et Fréron ont eu à leur disposition près d’un million destiné pour les dépenses secrètes du siège de Toulon, ils avaient près de 500 000 L en numéraire, et le surplus en assignats. Eh bien, la majeure partie de la somme en assignats a été remise par eux à la trésorerie nationale ; et, sur les 500 000 L de numéraire, ils n’ont employé que 480 L : le reste a été versé par eux dans les caisses des payeurs de la république, en or comme il l’avait reçu (100). Eh quoi ! des hommes qui eussent pu, sans courir aucun risque d’être convaincus, s’approprier des sommes énormes qu’ils avaient entre les mains, auront respecté ce dépôt, et ils se seraient, et dans le même temps, emparés de quelques parties d’un mince mobilier qu’ils auraient publiquement transporté chez eux! Cet excès d’aveuglement et de délire ne peut pas se concevoir. Je le dis avec assurance : sur ce premier objet, il ne peut actuellement exister personne qui ne rende à nos collègues toute la justice qui leur est due. Je passe au second objet. C’est dans une lettre de Gasparin que se trouvent les expressions relatives à Barras et Fréron. Je vais lire la lettre entière. Copie de la lettre de Gasparin à son ami Gra-net, de Marseille, le 4 septembre Van 2? de la république une et indivisible. Je n’ai reçu qu’hier, mon cher, ta lettre du 24 : j’espère que nos communications deviendront plus régulières. Je t’ai toujours dit ce que je pensais de notre situation, et je continuerai. Nous avons eu ici Robespierre et Ricord, qui, au lieu de se presser d’arriver à leur destination, se promènent depuis si longtemps dans les départements des Basses-Alpes et des Bouches-du-Rhône, et, comme des surveillants, ont critiqué notre conduite et nos opérations; je ne serais pas étonné qu’ils en eussent écrit. Nous avons à présent Fréron et Barras qui viennent aussi nous inspecter, et qui paraissent encore plus mécontents, et au point que, sans doute, l’un d’eux partira pour aller nous dénoncer à Paris; mais cela ne nous déroutera pas, et nous continuerons à faire pour le mieux. Je n’ai pas toujours été content de tout. Je t’ai marqué successivement qu’Albitte, que les Marseillais même, qui avaient souffert pour la liberté, manquaient d’énergie ; mais enfin, (99) Vifs applaudissemens, d’après Débats, n° 744, 234. (100) Vifs applaudissemens, d’après Débats, n" 744, 234. SÉANCE DU 13 VENDÉMIAIRE AN III (4 OCTOBRE 1794) - N° 55 297 somme totale, cela va. Les gens suspects sont en arrestation, et nous avons chargé le département, qui connaît mieux les localités, d’y mettre tous ceux qui pourraient donner quelque inquiétude ici et dans les autres lieux du département. On guillotine les coupables que l’on tient; on met les scellés sur les propriétés de ceux qui ont échappé, ou qu’on sait être dans Toulon. On a désarmé toute la ville, et nous avons nommé la section 11 pour commissaire au désarmement. Notre demande de 4 millions sera remplie aujourd’hui ou demain ; nous avons mis à la disposition du général, pour le service de son armée, tous les habits uniformes qui se trouvent dans Marseille. L’armée est postée à Cujès, et son avant-garde au Beausset, et nous attendrons là, ou que l’occasion se présente d’incendier l’escadre ennemie et la ville, ou que de grandes forces que nous avons demandées partout nous donnent le moyen de l’attaquer. Le général est parti ce matin pour Cujès, et j’irai ce soir. Avant-hier, dix jours après notre entrée, Barras proposa au club que je présidais un tocsin et tout ce qui s’ensuit. Je t’avoue que j’ai trouvé la mesure inconvenante; heureusement qu’elle ne fut pas adoptée. Je n’avais rien à dire, je ne pouvais mettre qu’aux voix; mais j’étais fâché d’entendre une pareille motion faite par notre collègue, et sans motif du moment. Il voulait aussi, dans une discussion entre nous, nous faire délibérer l’abandon du comté de Nice ; je n’ai pas cru que cela fut nécessaire et dans nos pouvoirs ; il ira peut-être le proposer à la Convention. Nous avons arrêté avant-hier à l’unanimité l’arrestation de Despinassy, et son envoi au comité de Salut public ; il était à Marseille, mais il nous a échappé. On vient de nous apprendre une bien cruelle nouvelle. Pierre Bayle a été trouvé mort dans les prisons de Toulon hier matin. On prétend aussi qu’on y a embarqué sur une frégate, partie sans doute pour Mahon, tous ceux qui étaient suspectés de patriotisme; j’espère que notre vengeance contre les Toulonnais sera terrible. Mon avis est qu’il faudra tout hasarder pour qu’elle soit prompte ; je crains l’arrivée des forces ennemies en infanterie, soit de Naples, soit de Mahon, soit d’Espagne, et peut-être même de Toscane. D’autres rapports nous donneraient lieu de croire que les Anglais méditent de partir, après avoir brûlé l’arsenal et nos vaisseaux qu’ils ne pourraient pas emmener. Ton frère et moi t’embrassons et les nôtres. TREILHARD : Vous avez sans doute remarqué qu’au moment où Gasparin écrivait, il portait dans son âme un germe d’aigreur contre Barras et Fréron : c’est ce qui résulte de ces expressions au commencement de la lettre : « Nous avons à présent Barras et Fréron qui viennent aussi nous inspecter, et qui paraissent encore plus mécontents, et au point que l’un d’eux partira pour aller nous dénoncer à Paris ». Ce sentiment qui dominait dans l’âme de Gasparin, peut aider à apprécier dans l’article relatif à Barras. Le voici : « Dix jours après notre entrée, Barras proposa au club que je présidait un tocsin et tout ce qui s’ensuit. Je t’avoue que je trouvai la mesure inconvenante ; heureusement qu’elle ne fut pas adoptée. Je n’avais rien à dire, je ne pouvais que mettre aux voix; mais j’étais fâché d’entendre une pareille motion faite par notre collègue et sans motif du moment ». Je m’arrête ici : s’il était nécessaire de repousser un sens odieux qu’on chercherait à donner à ces paroles isolées, un tocsin et tout ce qui s’ensuit ; si l’on prétendait y trouver la trace d’une proposition de massacre dans les prisons, il suffirait de la suite de la lettre pour dissiper cette idée. Certainement Gasparin écrivant à Granet ne se serait pas borné à traiter d’inconvenante la proposition d’un massacre; il ne se serait pas contenté de repousser une proposition de cette nature, sur le seul prétexte qu’elle manquait de motif du moment, surtout quand cette proposition partait d’une personne contre laquelle il était un peu aigri, ainsi qu’il résulte de la lettre même. Quel est donc le citoyen qui se trouverait à l’abri d’une accusation, s’il suffisait pour le compromettre, de rappeler, après des années entières, quelques phrases décousues d’un discours improuvé dans une société nombreuse? Barras nous a rendu compte du fait : c’était quelques jours après la prise de Marseille par l’armée républicaine. L’attaque de nos postes avancés dans les gorges d’Ollioules avait nécessité la marche sur Toulon de presque toute l’armée. Fréron et Barras, inquiets sur le peu de forces restées, s’y rendirent : ils vinrent à la Société populaire, les patriotes y partagèrent leurs sollicitudes. Dans cet instant arrive le procureur général-syndic du département, qui annonce qu’on vient de lui tirer un coup de pistolet. Un morne abattement semble régner dans l’assemblée; Barras s’élance aussitôt à la tribune. Serrez vous, dit-il aux patriotes, autour de vos représentants : si les ennemis de la liberté osent se montrer, nous ferons sonner sur eux le tocsin, et nous écraserons les vils partisans des despotes (101). C’est ainsi que Barras et Fréron expliquent ce passage de la lettre de Gasparin. On lit ensuite : « Il (Barras) voulait aussi, dans une discussion entre nous, nous faire délibérer l’abandon du comté de Nice. Je n’ai pas cru que cela fût nécessaire et dans nos pouvoirs ». Je ne vous dirai pas, sur ce passage, que Gasparin rendait compte d’une délibération particulière et secrète entre les commissaires de la Convention, et qu’en général une opinion dans un conseil ne peut être le fondement d’une accusation : mais Barras et Fréron ont observé que le général Brunet avait déjà été par eux envoyé au tribunal révolutionnaire, pour avoir proposé d’évacuer le comté de Nice. Comment (101) On applaudit, d’après Débats, n° 744, 236. 298 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE donc supposer qu’ils eussent eux-mêmes proposé cette évacuation! Ainsi s’évanouissent toutes les inductions qu’on voudrait tirer de ces pièces contre Barras et Fréron. Aussi n’y-a-t-il eu dans les comités réunis qu’un sentiment, et il fut bien satisfaisant pour nous d’entendre nos collègues, qui avaient été les dépositaires des pièces, s’empresser de reconnaître que les explications données devaient satisfaire les esprits les plus inquiets et les plus difficiles; je dois ajouter qu’ils ont aussi, comme tous les autres, attesté les services rendus à la république par Fréron et Barras dans le cours de leur mission. Ah ! pourquoi tous les représentants du peuple n’ont-ils pas été les témoins de cette explication? Mais pourquoi surtout, lorsque notre âme s’ouvre à quelque soupçon, au lieu de l’annoncer d’abord avec éclat, ne venons-nous pas le dénoncer dans le sein de nos frères, de nos amis? Une discussion paisible et froide dissiperait presque toujours les préventions ; elle calmerait les inquiétudes; le bandeau tomberait de nos yeux, et les orages qui peuvent s’élever parmi nous ne crèveraient jamais que sur la tête de nos ennemis. Nos armes ont porté la terreur dans l’âme des despotes; elles remplissent de deuil les familles de leurs esclaves. Pouvons-nous donc ignorer qu’un seul espoir leur reste? C’est celui de profiter de nos erreurs, de nos faiblesses, et de diriger à leur avantage même les vertus des patriotes. Ne nous le dissimulons pas plus longtemps, l’aristocratie surveille toutes nos actions; elle épie tous nos mouvements, nos discours, nos pensées, nos affections ; tout, jusqu’à nos qualités civiques, peut devenir, sans que nous nous en doutions, l’instrument de ses secrets desseins. Elle flatte nos goûts; elle sourit à nos faiblesses; elle applaudit à nos erreurs; et, après avoir usurpé notre confiance par ses caresses perfides, elle parvient ensuite facilement à faire dégénérer notre sensibilité en faiblesse, tout se corrompt par son approche, et le patriotisme lui-même emprunte d’elle quelquefois les couleurs du délire et de la folie. Mais c’est surtout à environner d’une méfiance funeste les représentants du peuple que nos ennemis portent leurs soins les plus actifs ; ils sèment parmi nous des soupçons, parce qu’ils ne veulent faire éclore que des divisions et des haines ; pour eux une inconvenance est un délit, une erreur est une faute, une faute est un crime; et, par cet abus perpétuel des mots et des choses, ils affectent de ne pas reconnaître un seul homme pur sur la surface de la république. Leur but n’est pas équivoque : nos ennemis veulent entraver notre marche par la méfiance ; ils veulent avilir la représentation nationale par des soupçons; ils veulent porter l’effroi dans l’âme de chaque citoyen; ils veulent nous lasser de la liberté, et la montrer comme un fléau aux nations étrangères. Ah ! quelle joie secrète nous leur préparons lorsqu’égarés par leurs manoeuvres nous tombons dans les pièges dont ils nous environnent ! Mais elle sera courte, cette joie, et j’ose présager que les suites en seront funestes pour ceux qui l’auront éprouvée. Il arrive l’instant où, dégagés de tout prestige, tous animés d’un même esprit, réunis tous dans un même voeu, nous tournerons toute notre énergie contre nos seuls ennemis naturels, le despotisme et l’aristocratie. Nous ne nous occuperons qu’à démasquer les faux patriotes qui s’emparent des mesures les plus sages pour les corrompre par l’exagération, à poursuivre les fripons qui ne respirent que pour conserver leurs rapines et pour s’en assurer de nouvelles; et bientôt le peuple français trop longtemps dupe des scélérats et des intrigants, les fera rentrer dans la poussière dont ils n’auraient jamais dû sortir. Voici le projet de décret. La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de ses comités réunis de Législation, de Sûreté générale et de Salut public, Décrète qu’il n’y a lieu à aucune implication contre Barras et Fréron, et que ces deux représentants du peuple ont dignement rempli leur mission. Ce décret est adopté (102). La séance est levée à 4 heures et demie (103). Signé, A. DUMONT, président ; CORDIER, A.P. LOZEAU, LAPORTE, L. LOUCHET, PELET, BORIE, secrétaires. AFFAIRE NON MENTIONNÉE AU PROCÈS-VERBAL 56 On fait lecture de l’adresse suivante : [Les administrateurs et l’agent national du district d’Orléans, département du Loiret, à la Convention nationale, du 8 vendémiaire anIII\ (104). Représentants, l’espoir criminel des hommes de sang, des terrifères, vient d’échouer. Tallien respire; la patrie n’a point à pleurer la perte d’un de ses enfants chéris. Oui, représentants, le coup qui l’a frappé, en nous éclairant sur vos périls, ajoute aux devoirs que nos fonctions nous imposent. Notre surveillance en deviendra plus active, s’il est possible, et nous parviendrons à écraser ces reptiles venimeux, dont l’existence sera bientôt un problème à résoudre. (102) Moniteur, XXII, 157-160; Débats, n° 744, 230-238; Bull., 13 vend, et 13 vend, (suppl.); Ann. Patr., n° 642; Ann. R. F., n° 13; C. Eg., n“ 777; F. de la Républ., n 14; Gazette Fr., n” 1008; J. Fr., n“ 739; J. Mont., n“ 159; J. Perlet, n° 741; J. Univ., n" 1775; Mess. Soir, n 777; M. U., XLIV, 205-206. (103) P.-V., XLVI, 277. (104) Moniteur, XXII, 150.