[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [30 avril 1790,] 343 ties... (Il s’élève de grands murmures.) Chacun, sur les opinions que chacun propose, est maître des qualifications ; et plus la qualification sera juste avec énergie, plus elle sera vraie. Je dis. donc que l’abus le plus honteux des inepties, pour des législateurs, est de proposer, est de promettre au peuple des lois qu’on ne pourra exécuter. (On observe à l’opinant que la discussion est fermée.) Je rejette les jurés, même en matière criminelle, dans nos lois actuelles. Je vous supplie d’écouter une autorité que j’ai là-dessus... Il faut éviter V ignorance des jurés pris au hasard : ces paroles ne sont pas de moi ; elles sont de M. Turgot, qui s’élève encore du tombeau pour vous éclairer. M. Frétean. Quand, dans une délibération, on a des données presque certaines, il faut faire juger d’abord les questions claires. Avant de mettre aux voix si, par la suite, on pourra admettre les jurés au civil, il faut d’àbord décider s’il est nécessaire de donner au peuple cet espoir qui affaiblirait le respect dû par les citoyens aux tribunaux que vous allez créer; avant de délibérer sur l’admission des jurés au criminel, on doit décider les questions préalables. 11 faut d’abord définir la réforme de quelques points de la jurisprudence criminelle, sinon vous compromettez la liberté des meilleurs citoyens. Vous ne pouvez douter que, dans l’état actuel d’ignorance, les premiers jurés seront composés d’hommes très peu habiles, et que les juges criminels qui seront à leur tête exerceront sur eux une influence très grande et très dangereuse. La première question à poser est donc celle-ci: « L’Assemblée nationale statuera-t-elle sur les jurés, avant que le code criminel ne soit formé? » M. Fc Chapelier. La première question est celle-ci : « Admeltra-t-on les jurés en matière criminelle ? » Cette question est la base du code que nous aurons à faire ; il faudra rédiger une loi pour l’exécution des jurés ; cette loi consistera dans la réformation de quelques points de notre jurisprudence. Les jurés n’auront pas lieu jusqu’à ce que cette operation soit faite.... Il faut consoler la nation de n’avoir pas de jurés en matière civile, en lui en donnant en matière criminelle. M. Démeunier. Si on décidait négativement la question proposée par M. Fréteau, le travail sur l’organisation judiciaire serait totalement arrêté. On a discuté pendant neuf jours; voulez-vous qu’un temps si bien employé soit totalement perdu ? Les jurés en matière criminelle une fois décrétés, il faudra une loi préparatoire ; elle sera faite en peu de temps. Je crois donc qu’il faut mettre aux voix ces deux questions : y aura-t-il des jurés en matière criminelle? y aura-t-il des jurés en matière civile? La première, décrétée en oui; la seconde décrétée en non, vous commencerez l’organisation de l’ordre judiciaire, et vous ne serez plus arrêtés par d’aussi longues discussions. (On demande vivement la clôture de la discussion. Elle est prononcée.) M. le Président met aux voix la question suivante : « Etablira-t-on des jurés en matière criminelle? » L’Assemblée nationale décrète qu’il y aura des jurés en matière criminelle. M. le Président met ensuite aux voix cette seconde question : « Etablira-t-on des jurés en matière civile ? » M. Lavie propose d’ajouter ces mots : quant à présent. La question préalable est demandée et prononcée sur cet amendement. M. le Président met aux voix la question principale et l’Assemblée décrète qu’on n’établira pas de jurés en matière civile. M. Le Chapelier, au nom du comité de constitution, observe qu’il est nécessaire de faire une loi pour régler la procédure par jurés. Il propose un décret qui est adopté ainsi qu’il suit : « L’Assemblée nationale charge le comité de constitution, réuni au comité qui s’occupe de la réforme de la procédure criminelle, de présenter, dans le plus court délai possible, un projet de loi qui règle la procédure par jurés, afin que cette forme de procédure puisse avoir lieu aussitôt que la loi sera décrétée ; et, en attendant, l’Assemblée nationale décrète que les procédures criminelles continueront à être inscrites et jugées conformément aux décrets provisoires des 8 octobre et autres jours; et l’Assemblée a adjoint auxdits comités MM. Tronchet, Duport et Gha-broud. » M. le marquis de Montesquiou obtient la parole, au nom du comité des finances, pour donner lecture d’un projet d’ adresse de l’Assemblée NATIONALE AUX FRANÇAIS SUR L’ÉMISSION DES ASSIGNATS-MONNAIE (1). Gette adresse est ainsi conçue : L’Assemblée nationale vient de faire un grand pas vers la régénération des finances. Elle s’est déterminée à de grands sacrifices ; elle n’a été arrêtée par aucun obstacle, par aucun préjugé : le salut de l’État lui en imposait le devoir. Espérant tout de l’esprit public, qui chaque jour semble acquérir de nouvelles forces, l’Assemblée nationale eût pu ne craindre aucune fausse interprétation de ses motifs, et se reposer sur leur pureté; mais cette conscience d’elle-même ne lui suffit pas. Elle veut que la nation entière puisse la juger, et jamais de plus grands intérêts n’ont été soumis à un tribunal plus imposant. Donner une constitution à l’empire, assurer par elle le destin de la fortune publique, et par la fortune publique le maintien de la Constitution : telle fut la mission de l’Assemblée nationale. Français, les bases de la Constitution sont posées; le roi que vous chérissez les a acceptées. Vos suffrages ont accueilli ce premier fruit de nos travaux ; et, dès ce moment, c’est avec la certitude que nous allions travailler pour un peuple libre que nous avons entrepris de rétablir l’ordre dans les finances. Un abîme était ouvert devant nous ; des impôts à la fois excessifs et oppresseurs dévoraient en vain la substance du peuple, ils étaier insuffisants à l’immensité des charges publique 60 millions de nouveaux subsides les eussen (1) Le Moniteur se borne à mentionner ce docu 344 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [30 avril 1790.] peine acquittées, et tandis que les dépenses les plus nécessaires étaient arriérées, tandis que les créanciers les plus légitimes étaient soumis à d’injustes délais, les ressources mêmes de l’avenir n’avaient pas été respectées. L’Assemblée nationale n’a opposé à tant de désordres que votre autorité, son courage et ses principes. Juste et inébranlable à la fois, ce que chacun de vous eût dit, elle l’a dit en votre nom. Fidélité pour tous les engagements, soulagement pour le peuple : tel était votre vœu, tel a été son serment. Une recherche sévère sur les dépenses lui a prouvé que la somme des anciens revenus serait plus que suffisante, lorsqu’ils cesseraient d’être prodigués. Elle a ordonné aussitôt toutes les économies qui pouvaient s’opérer sans délai, elle a tout préparé pour les autres. L’examen des anciens revenus lui a montré que le peuple pouvait être fort soulagé, sans que le Trésor public fût appauvri ; déjà le plus désastreux des impôts a été remplacé par un subside que n’accroissent plus des frais immenses de perception, et cette première opération n’est que l’essai d’un plan général. L’arriéré des dépenses était incalculable, et le désordre se perpétuait à la faveur des ténèbres qui l’enveloppaient. L’Assemblée a porté la lumière dans cette obscurité, elle a soumis à une liquidation rigoureuse tout ce qui était dû au premier janvier dernier, et à un payement régulier toutes les dépenses à partir de ce jour. Les anticipations absorbaient une grande partie des revenus de l’année, et leur renouvellement eût continué, dans les années suivantes, de mettre au hasard d’un crédit incertain et ruineux les besoins les plus urgents et les engagements les plus sacrés. L’Assemblée n’a point voulu sacrifier plus longtemps l’avenir au présent ; et, sans autre calcul, elle a défendu toute anticipation nouvelle, Elle employait en même temps tous ses coopérateurs, les uns à approfondir la dette publique, en en préparant la liquidation ; les autres à méditer un système d’imposition établi sur les bases de la liberté, et réglé d’après les véritables convenances de la chose publique; d’autres, à combiner les besoins de l’État avec ceux de l’agriculture et du commerce; d’autres enfin, à connaître la valeur des domaines que, dans des temps plus heureux et moins éclairés, nos pères avaient assignés à l’acquittement d’une partie des charges publiques ; l’Assemblée nationale préparait ainsi les matériaux du plan régénérateur que les représentants de la nation pouvaient seuls entreprendre, avec quelque espoir de succès. Ce plan si vaste, fruit de tant de travaux divers, ne pouvait promettre ses résultats heureux que dans l’avenir. L’Assemblée nationale en a irrévocablement fixé le terme à l’année prochaine, et pour atteindre à cette époque, sans compromettre ni la sûreté publique, ni les principes d’une sage administration, elle a apporté une attention courageuse sur les besoins urgents de la présente année. C’est sur cette année particulièrement que pesait l’accumulation de tous les désordres précédents. Tandis que la plus grande partie des recettes ordinaires était suspendue ou détruite, soit par les chocs inséparables de la plus heureuse révolution, soit par l’incertitude qui accompagne les changements, même les plus favorables; tandis que la réduction des dépenses ne donnait encore que des secours lents et graduels, il fallait à la fois fournir aux frais de l’adminisg tration générale, acquitter nue dette de 170 millions, contractée sous la foi publique avec une banque dont le crédit avait été la seule ressource de l’année dernière ; éteindre 141 millions de ces anticipations proscrites par nos décrets et par la voix publique, et redevenir justes envers les rentiers de l’Etat, envers ces rentiers qui n’ont pas reçu encore les restes de l’année 1788, et dont l’aisance ou la misère influe si directement sur toutes les classes de l’industrie. Telle était la position sur laquelle l’Assemblée nationale a osé fixer ses regards sans désespérer de la patrie, et sans être détournée du ferme dessein de rejeter toute mesure qui mettrait obstacle au succès de ses méditations pour l’année 1791 . Le salut de l’Etat tenait donc évidemment à la découverte et à l’emploi de ressources tout à la fois nouvelles et immenses, avec lesquelles il fût possible d’atteindre cette époque importante, et surtout de l’atteindre sans accroître des charges déjà trop pesantes, et sans essayer les moyens illusoires d’un crédit anéanti. Déterminée par ces puissantes considérations, convaincue, après un examen approfondi, qu’elle suivait la seule marche convenable, l’Assemblée nationale a rejeté tout expédient incertain ; elle a osé croire qu’une nation puissante, qu’un peuple libre et gouverné par les lois, pouvait, dans des circonstances difficiles, se commander à lui-même, ce que l’autorité arbitraire eût en vain sollicité de la confiance publique. Déjà l’Assemblée avait décrété, le 19 décembre dernier, une création d’assignats sur le produit d’une vente des biens ecclésiastiques et domaniaux, jusqu’à la concurrence de 400 millions ; déjà elle les avait destinés à des remboursements et à un subside pour les dépenses de l'année courante; en confirmant de nouveau ces dispositions, l’Assemblée nationale vient de décréter que ces assignats fé-raient l’office de monnaie. Délivrée, par ce grand moyen, de toute incertitude et de tous les intérêts ruineux d’un crédit abandonné sans cesse aux caprices de la cupidité, la nation n’a plus besoin que d’union, de constance, de fermeté, que d’elle-même, en un mot, pour assurer à ce décret les plus heureux effets, pour qu’il ramène dans le Trésor public, dans le commerce et dans toutes les branches de l’industrie épuisée, la force, l’abondance et la prospérité. Français, les amis de la liberté peuvent seuls affaiblir cette espérance; il importe de rendre inutiles leurs insinuations; il importe de prouver jusqu’à l’évidence, que l’Assemblée nationale n’est pas seulement fondée sur la plus impérieuse nécessité, mais qu'elle l’est encore sur des principes sains, qu’elle est sans inconvénient, que, sous tous les rapports enfin, c’est une loi sage et salutaire. Portez un instant vos regards en arrière; c’est le désordre des finances qui nous ramène les jours heureux de la liberté; appelés par un roi citoyen au secours de la chose publique, vous ne pouviez la sauver d’une manière sûre et honorable pour vous et pour lui, qu’en détruisant les causes qui, après vous avoir accablés de maux, pourraient les reproduire un jour, et peut-être les rendre incurables. Le mépris des droits de l’homme était le principe de vos malheurs : dès ce moment, vos représentants ont dû poser les droits de l’homme pour base d’une constitution propre à conserver au royaume sa force, aux 345 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [30 avril 1790.' Français leur dignité, à la chose publique tous les avantages résultant de notre heureuse position. Dès ce moment aussi, les vrais représentants de la nation, ceux qui, ne voulant rien pour eux, ont tout demandé pour elle, u’ont eu que des combats à soutenir; ils les ont soutenus avec courage; l’Assemblée nationale n’en a que mieux connu vos vrais intérêts. Partout où, sous l’empire de la liberté, l’homme jouit de tous les droits dont la société ne peut le priver sans injustice, l’esprit de corps ne saurait être conservé sans danger. Il tend sans cesse à séparer son intérêt de l’intérêt commun. Tous les moyens de réunion qu’on lui laisse, sont des armes offensives. Vainement voudrait -on employer l’intérêt sacré de la religion, pour justifier une exception à ces principes, sans lesquels il n’y a point de liberté. Les saints devoirs que la religion prescrit, les augustes mystères dont elle conserve la tradition, exigent, sans doute, une profession particulière, une profession qui consacre la vie entière à soutenir de grandes vérités par de grands exemples; mais elle ne doit pas séparer ceux qui l’embrassent du reste des citoyens : l’influence morale de la religion ne doit'donner aucune influence politique à ses ministres. Ainsi, travaillant à régénérer la France, à lui rendre la vraie liberté, à réunir tous les intérêts privés, toutes les volontés particulières sous l’empire de la volonté générale, la nation a dû reprendre à elle la disposition de biens qui n’ont pu cesser de lui appartenir, de biens qui servaient moins à l’entretien décent des vrais ministres du culte, qu’à constituer un Etat dans l’Etat, et à favoriser une dangereuse indépendance. Dès lors la nation a dû faire de ces biens l’usage le plus sage, selon les conjonctures où elle se trouve. Subvenir à des dépenses de sûreté, acquitter des engagements dont la suspension est tout à la fois désastreuse pour les citoyens et honteuse pour la nation, sont les premiers besoins, ou plutôt les premiers devoirs. Eût-il été possible de les négliger longtemps, sans compromettre le le sort des ministres de la religion eux-mêmes? Peut-on concevoir une classe d’hommes, une classe de propriétés qui n’eût été perdue dans la confusion et dans l’anarchie? L’Assemblée nationale eût donc manqué à tous les principes, elle eût trahi votre confiance, en hésitant de consacrer dès à présent une portion des domaines nationaux à la sûreté et au soulagement de toute la nation. Quelles circonstances furent jamais plus impérieuses? Les ennemis de la liberté n’ont plus de ressource que dans les désordres et dans les plaintes de la misère; ils s’aveuglent sans doute, s’ils pensent triompher du désespoir ; mais nous ne mériterions pas d’être libres, si nous ne réunissions tous nos efforts pour prévenir d’aussi déplorables extrémités. Ainsi, c’est sous l’empire des principes politiques les plus certains et des besoins les plus urgents, que l’Assemblée nationale, acceptant l’intervention et le secours des municipalités, a décrété la vente de ces domaines dont le sage emploi pouvait seul arrêter les progrès du mal ; et puisque leur ancienne administration ne peut plus subsister, puisqu’en les rendant à la circulation, ils seront une source plus féconde de richesses nationales, l’Assemblée a satisfait à tous ses devoirs en disposant de ces biens • mais, dès lors, elle devait mettre à la charge de la nation entière toutes les dépenses qu’ils acquittaient. La religion, ses ministres, les religieux, les pauvres sont à la nation ; vos représentants ont décrété que dorénavant les frais du culte, le traitement juste et honorable des ministres des autels, l’entretien des religieux, celui des pauvres seraient fournis par le Trésor de la nation; elle a placé les créanciers du clergé au rang des créanciers de l’Etat. Aux biens ecclésiastiques qui sont dans la nation, elle a joint tous les siens pour répondre des mêmes charges. Ces dispositions sont sages, vous n’en feriez en aucun temos, ni de plus sûres, ni de plus conformes à la saine politique, ni de mieux assorties au véritable esprit de la religion. Français, vous soutiendrez toutes ces mesures; vous ne permettrez pas que la plus légère résistance arrête l’exécution des décrets de l’Assemblée, sanctionnés par le roi. Que ceux d’entre vous à qui il conviendra d’acheter les biens qui seront mis en vente, se présentent sans crainte; la propriété qu’ils acquerront leur est assurée, c’est de la nation elle-même qu’ils la tiendront. Les despotes, les tyrans, ceux qui gouvernent sans loi ne se doivent rien; ils peuvent détruire impunément l’ouvrage des uns des autres. Une nation ne frappe pas ainsi sur elle-même. Quel intérêtaurait-elle jamais à déposséder celui qu’elle aurait mis en possession? Il faudrait la concevoir foulant aux pieds les lois qu’elle s’est données, ou bien il faudrait supposer possible qu’elle consentît de nouveau à s’exposer au pillage du despotisme, et qu’elle permît encore à quelques hommes d’envahir sa liberté. La constitution que chacun de vous a juré de maintenir, nous garantit à jamais de ce malheur. Si l’on peut acquérir de la nation avec sûreté, si toute idée contraire ne peut être admise avec quelque apparence de raison, l’Assemblée nationale a pu disposer à l’avance du produit des ventes qu’elle a décrétées : c’est le but des assignats. Les biens dont ils représentent le produit forment leur valeur intrinsèque ; cette valeur est aussi évidente que celle du métal renfermé dans notre numéraire habituel. Ces assignats eussent tôt ou tard été nécessaires pour distribuer entre les créanciers de l’État la portion de ces biens, destinée, par nos premiers décrets, à secourir le Trésor public; que cette distribution se fasse plus tôt ou plus tard, cette circonstance ne change rien à leur nature. Leur valeur reste la même, et si l’on délivre les assignats avant que les biens soient vendus, c’est qu’on a besoin d’une monnaie, qui remplace promptement celle qui a disparu du commerce. Sans cette anticipation salutaire, le Trésor public et vous-mêmes, ne sor tiriez point de la crise dangereuse qu’il est si important de faire cesser. L’Assemblée nationale n’a cependant fait céder aucun principe aux lois de l’impérieuse nécessité. Elle a examiné les assignats-monnaie sous tous les rapports, avant de se déterminer. Elle n’a écarté les vaines déclamations sur les anciens abus dupapier-monnaie, qu’après la plus exacte analyse de son projet. Elle a considéré que l’or et l’argent monnayés eux-mêmesontdeuxvaleurs différentes, l’une comme marchandise, l’autre comme signe des échanges. La première pouvant varier suivant la rareté ou l'abondance, qui toujours élèvent ou abaissent le prix de toutes les denrées, il fallait que la loi leur imprimât une seconde valeur immuable, pour ne pas multiplier les embarras dans le commerce. L’exacte correspondance de ces deux valeurs serait pour la monnaie le point de la perfection ; ainsi le signe légal des échanges doit toujours être aussi rapproché, qu’il est possible, 346 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. d’une valeur réelle, égale à la valeur de convention. Voilà pourquoi un papier-monnaie sans valeur effective (et il ne peut en avoir aucune, s’il ne représente des propriétés spéciales) est inadmissible dans le commerce, pour concourir avec lesmétaux quiont une valeur réelleet indépendante de toute convention. Voilà pourquoi le papier-rnonnaie, qui n’a eu pour base que l’autorité, a toujours causé la ruine des pays où il a été établi. Voilà pourquoi les billets de banque de 1720, après avoir causé les plus grands malheurs, n’ont laissé que d’affreux souvenirs. L’Assemblée nationale n’a pas voulu vous exposer à ce danger; aussi, lorsqu’elle donne aux assignats une valeur de convention obligatoire, ce n’est qu’après leur avoir assuré une valeur réelle, une valeur immuable, une valeur qui leur permet de soutenir avantageusement la concurrence avec les métaux eux-mêmes. A quoi serviraient des assignats qu’on serait libre de refuser? placés comme marchandise dans le commerce, loin qu’ils suppléassent à la rareté du numéraire, ils rendraient cette rareté plus incommode encore et plus funeste peut-être, car le prix d’une marchandise ne peut que décroître, toutes les fois qu’elle devient plus commune, sur-tout au moment où les moyens de l’acquérir sont plus rares. Les pièces de monnaie ordinaire, dont le cours ne serait pas forcé, auraient elles-mêmes un inconvénient presque égal à celui des assignats libres ; elles ne se placeraient dans la circulation que comme une marchandise, dont le prix pourrait varier à chaque instant. Rien ne s’exécuterait qu’au travers de mille difficultés. Il est donc indispensable que la loi fixe le cours de la monnaie ordinaire, et qu’elle règle aussi impérieusement tout ce qui doit remplacer le numéraire dans la circulation. Mais le législateur n’a droit de donner ce caractère légal qu’après s’être assuré de la valeur à laquelle il l’imprime. G’est ce qu’a fait l’Assemblée nationale. Elle n’a créé de3 assignats-monnaie qu’après avoir déterminé une masse de biens nationaux et disponibles, et en avoir formé le subside de 400 millions pour secourir le Trésor public. L’Assemblée nationale s’attend donc à voir tous les bons Français applaudir à cette mesure. Elle les délivre de l’art funeste des expédients en finance; elle soulage les revenus de l’Etat d’une dépense considérable; elle prépare l’extinction de la dette publique; elle est utile à l’industrie; elle est digne enfin d’une nation éclairée, qui ne veut ni se tromper elle-même, ni tromper les autres. L’intérêt attaché aux assignats rappellera bientôt le numéraire enfoui; ils ont déjà opéré sur le change avec l’étranger une révolution favorable; elle sera complète ; tout se ranimera à la fois, dès que les provinces seront à l’unisson de la capitale sur l’usage des assignats. L’Assemblée nationale aurait-elle besoin de rassurer les citoyens sur le sort de la religion et de ses ministres? sur celui de toutes les personnes qui regarderaient les biens ecclésiastiques comme une hypothèque ou un patrimoine? Quoi ! l’hypothèque des créanciers du clergé s’affaiblirait-elle parce qu’elle passera dans les mains de la nation? parce que les biens ecclésiastiques seront désormais cultivés par de vrais propriétaires? parce que l’industrieuse sollicitude des pères de famille mettra à la place de l’activité usufruitière, qui épuisé les forces productives, l’économie prévoyante, qui les réserve pour nour-[30 avril 1790. [ rir des générations? Français, faut-il vous rappeler qu éclairée, soutenue, encouragée par vos travaux, l’Assemblée nationale régénère et ne détruit pas, que les ruines dont elle semble environnée sont les frêles étais du despotisme et non les solides appuis de la prospérité publique? Eh! qu’importe quels biens acquitteront votre dette envers les ministres de la religion, pourvu qu’ils soient honorablement traités, pourvu que leur salaire ne les éloigne pas de leur devoir, qu’il les rapproche, au contraire, des hommes qu’ils doivent édifier, instruire et consoler ? Où sont les exemples d’un peuple qui, en devenant libre, soit devenu injuste envers ceux qui le servent; et n’avons-nous pas établi les dépenses de la religion au premier rang des dépenses publiques, ainsi que vous placez tous la religion elle-même au premier rang de vos devoirs? Quand il est si évident que la liberté améliore l’homme, qu’elle lui donne des vertus en lui rendant sa dignité, qu’elle ne le délivre de la superstition qu’en donnant plus de force aux devoirs de la morale, quel aveuglement ou quelle perversité ne faudrait-il pas, pour chercher à vous persuader que vous deviendrez irréligieux, que vous mépriserez les gardiens des mœurs et de la morale, parce qu’au lieu de laisser au clergé la disposition de ses biens, vous entretiendrez le clergé des deniers de votre Trésor? Souffrirez-vous qu’on vous croie moins bienfaisants envers vos frères pauvres, parce que les lois veilleront elles-mêmes sur eux, et que les droits de l’homme sont plus que jamais reconnus et sacrés? Après vous avoir prouvé la sûreté des assignats-monnaie, la justice et la sagesse des résolutions qui leur servent de base, quelle objection nous resterait-il à détruire? Faudra-t-il répondre encore à la crainte frivole de la falsification, tandis qu’il est si aisé d’en prévenir les effets et d’y opposer une surveillance, dont l’action, toujours présente, multipliera, autour de vous, les moyens de garantie et ceux de vérification. L’Assemblée nationale n’oubliera rien pour conduire à sa fin la plus honorable entreprise. N’oubliez jamais, à votre tour, que, sans les efforts de vos représentants, les malheurs de cette année eussent entraîné la perte de l’avenir; que cet avenir désormais est à vous ; que l’opération des assignats-monnaie était la seule qui pût vous en répondre, qu’elle se lie à la constitution, qu’elle en est une heureuse conséquence, qu’elle n’est souillée par aucun intérêt fiscal, quelle délivre la chose publique de cet art si cruellement mensonger, avec lequel on a si longtemps abusé de notre crédulité et de nos forces. Après ces explications, hésiteriez-vous à donner votre appui aux assignats-monnaie, à regarder comme vos ennemis, comme les ennemis de la liberté ceux qui chercheraient à en troubler le cours, à détruire la juste confiance que vous vous devez à vous-mêmes, à vos propres intérêts, aux décrets rendus par vos représentants, par des citoyens choisis par vous, animés par votre esprit, dévoués avec courage aux combats que vous leur avez ordonnés? Français, vous n’oublierez pas que l’union est le salut des peuples qui veulent briser leurs fers; vous n’oublierez pas que l’Assemblée, à qui vous avez donné le droit de représenter la nation, est l’unique centre de cette union. Elle s’occupe, d’accord avec votre roi, à préserver pour toujours vos droits des attentats du pouvoir arbitraire, à garantir vos biens, le fruit de vos peines et de vos sollicitudes, des mains avides des dépréda- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [30 avril 1790.] 347 teurs. Tous leurs désordres sont maintenant sous nos yeux. Les moyens qui les ont favorisés, nous indiquent ceux qui doivent vous en garantir. On ne peut plus nous en imposer par de vains sophismes; elles ont disparu ces administrations compliquées, plus organisées pour servir de refuge aux abus que pour les prévenir. Ou nous périrons, ou les contributions de votre justice et de votre patriotisme seront constamment et fidèlement emplovées à leur destination. Les mêmes fonds que vous destinerez à l’extinction de la dette ne serviront qu’à éteindre la dette; ceux qui devront maintenir la force publique et les défenseurs de la patrie sur un pied respectable, n’auront pas d’autre destination. La religion, ses ministres, les pauvres, n’auront point à craindre qu’on dissipe à d’autres usages ce qui leur sera consacré. La majesté du trône, devenue plus imposante encore par ses augustes fonctions, celles d’exécuter les décrets d’un peuple libre, ne sera plus exposée à entendre les gémissements de tant de malheureux. Les criminelles extensions d’impôts, l’avidité des percepteurs qui les étendaient encore, ne flétriront plus le gouvernement du meilleur des rois. Partout l’ordre, la règle, et leur incorruptible gardien, la publicité loyale, deviendront les garants de l’obéissance et la sauvegarde de vos propriétés. Français, secondez l’Assemblée nationale par votre confiance; ses infatigables travaux le méritent. Un peu de temps encore, et les avantages de notre Constitution atteindront toutes les classes de la société. Un peu de temps encore, et nul peuple n’aura autant mérité les bénédictions du genre humain. M. le Président consulte l’Assemblée qui adopte cette adresse après lui avoir donné de grands applaudissements. Il est, en outre, décrété que l’adresse sera imprimée, annexée au procès-verbal, envoyée dans les provinces et lue au prône de toutes les paroisses. La séance est levée à deux heures et demie. ANNEXE au procès-verbal de la séance de V Assemblée nationale du 30 avril 1790. Opinion de M. le comte Stanislas de Clermont-Tonnerre (1) sur les jurés (2). Messieurs, puisque vous avez repris le genre de discussion que j’avais proposé d’interrompre, il ne me reste plus qu’à me renfermer dans l'ordre de travail qui vous a paru préférable, et si, dans le cours de cette opinion, je réponds encore à quelques-uns des raisonnements que M. Thouret m'a opposés, ce ne sera que dans leurs rapports avec l’objet des jurés qui doit nous occuper unique-(1) Cette opinion n’a pas été insérée au Moniteur. (2) Appelé pour avoir la parole dans un moment où j’étais sorti de l’Assemblée, je n’ai pas pu prononcer cette opinion. Je l’imprime comme une preuve de mon attachement à un plan qu’une question préalable a rejeté sans discussion et qui seul, dans mon opinion, pouvait nous assurer, au civil et au criminel, l'institution bienfaisante du juré, que l’Assemblée n’a admise qu’au criminel, (Note de M. de Clermont-Tonnerre.) ment. Plus nous avançons dans la discussion sur les jurés, et plus les difficultés s’accumulent, et plus un grand nombre de bons esprits manifestent de répugnance et d’hésitation quand on insiste sur cet établissement si utile pour les individus et si nécessaire à la liberté; et plus on s’efforce de vous effrayer par l’impossibilité d’exécution dont on veut frapper tous les plans qui vous présentent des jurés. Par une fatalité nouvelle, les défenseurs de la doctrine du juré semblent vouloir s’affaiblir eux-mêmes en ne considérant et ne vous montrant, comme un véritable juré, que celui qu’environne le plus de difficultés d’exécution, et en rejetant, avec une sorte d’acharnement, celui que des modifications sages ont rendu plus praticable. Quand je n’aurais fait autre chose que de dissiper celte erreur, et de vous prouver que le jury de M. l’abbé Sieyès est un véritable juré, il me semble que j’aurais présenté aux partisans de ce genre d’ordre judiciaire un nouveau moyen de défense, et qu’en les plaçant dans une plus grande latitude, j’aurais affaibli les conséquences que l’on tire contre eux des difficultés nombreuses et peut-être insolubles dont on environne le plan de M. Duport. Après vous avoir dit que ma motion de priorité troublait l’ordre, tandis que peut-être elle n’était que cet ordre même rendu complet, car toute la série des questions adoptées se trouvait dans le plan, tandis qu’au lieu de considérer épars des rouages faits pour être ensemble, je vous invitais à les considérer rapprochés et agissants, afin de pouvoir décider s’ils étaient bons et s’ils alliaient deux conditions sans lesquelles on ne peut pas les admettre. Après vous avoir dit qu’un plan qui a obtenu la priorité est un plan accepté, parce qu’il est un ensemble ou qu’il n’est rien, tandis que vous pouvez vous rappeler vous-mêmes que la déclaration de droits du sixième bureau obtint Ja priorité, et que ses vingt-sept articles se trouvèrent réduits à deux dans le cours de la discussion (discussion qui est cependant une de celles où vous avez marché le plus vite et le plus méthodiquement), M. Thouret s’est attaché à la dissection du plan même, et voici, si je ne me trompe, les objections qu’il a faites contre l’article des jurés. Ce sont les seules auxquelles je veuille répondre aujourd’hui, les autres pouvant être discutées dans la suite de votre travail. — Il vous a dit d’abord que le jury de M. l’abbé Sieyès n’est pas le véritable jury, et le reproche, répété par M. Duport, nous mène sans doute à cette question qui, quoi qu’on en ait dit et qu’on en dise, sera encore la première à éclaircir dans la discussion qui nous occupe. « — Qu’est-ce que le véritable juré? qu’est-ce qu’un juré? — On me répond d’un côté: Les jurés sont des hommes pris parmi les pairs de l’accusé ou des parties, réduits, par des récusations successives, à un nombre donné, chargés de juger uniquement le fait, et rentrant ensuite dans l’ordre de la société. Si cette définition était la seule et la vraie, le juré de M. l’abbé Sieyès ne serait pas le véritable, car, selon lui, des jurés sont des hommes pris parmi les pairs d e l’accusé ou des parties, réduits à un nombre donné par des récusations successives, chargés, clans une ou plusieurs causes, de juger séparément et successivement toutes les questions dont une contestation se compose, et rentrant ensuite dans la société. Or, Messieurs, les deux définitions ont des parties communes et des parties distinctes; elles vous présentent deux espèces de jurés. Quelle est la véritable? C’est ce que vous seuls pouvez décider. C’est ce qu’au-