TROISIEME SUPPLEMENT PROVINCE DE FRANCHE-COMTÉ. BAILLIAGE D’AVAL. TRÈS HUMBLES ET TRÈS RESPECTUEUSES DOLÉANCES DES HABITANT* DU MONT-JURA AU ROI ET AUX ÉTATS GÉNÉRAUX (1). Sire, Des possesseurs de fiefs, la plupart ecclésiastiques, s'obstinent, malgré invitations paternelles, à retenir dans les chaînes de la servitude plus d'un million de Français. Les suppliants sont au nombre de ces malheureux serfs. Ils ont pour seigneurs M. l’évêque de Saint-Claude et le chapitre de sa cathédrale; le premier plus recommandable encore par ses vertus et ses qualités personnelles que par sa dignité et sa haute naissance, leur a souvent témoigné que sa plus douce satisfai t on serait d'abolir la mainmorte dans ses terres; mais comme elles sont communes avec son chapitre, il n’a pu, sans le concours de ses chanoines, suivre cette généreuse impulsion. Ce noble chapitre vous disait, Sire, en 1731, que, répondant à vos invitations, il allait par un esprit de conciliation et surtout par une respectueuse déférence aux désirs de Votre Majesté, rendre la liberté à ses mainmortables, moyennant un léger cens pareil à celui fixé dans vos domaines (2). Nous nous empressâmes d’accepter cette offre et, par un même esprit de conciliation, de nous soumettre à la redevance d’un sol par arpent de terre cultivable. Les actes qui contenaient cette soumission furent adressés dans le temps à votre ministre des finances. Nous nous réjouissions de rentrer dans des droits qui appartiennent à tous les hommes. Pouvions-nous clouter que des prêtres et des gentilshommes manqueraient à la parole qu’ils avaient (1) Nous publions ce document d’après un manuscrit des Archives nationales, indiqué parM Ch.-L. Uhassin. (2) Compte rendu de M. Necker de 1781, p. 99. 4re Série. T. VI. donnée à Votre Majesté, à la promesse qu’ils vous avaient faite à la face de l’Europe? Viiin espoir! malgré une promesse solennelle, malgré Pacceptution que nous en avions faite, malgré le contrat formé par ce moyeu, entre eux et nous, ils nous retiennent toujours daus la servitude. Sire, nous n’avons plus de ressources et d’espérance qu’en la protection et la justice de Votre Majesté. La coutume de Franche-Comté, qui autorise les injustices et les vexations contre lesquelles nous réclamons depuis si longtemps, ne fut approuvée par l’un de vos prédécesseurs, en 1459, q e sous la réserve expresse, pour lui et ses successeurs, comtes de Bourgogne, de pouvoir corriger , amender, réformer et interpréter les dites coutumes , toutes et quantefois qu’tl nous plaira et que besoin sera. Que Voire Majesté daigne jeter les yeux sur les dispositions contenues dans le titre XV de cette coutume, et elle jugera si les règles imprescriptibles de l’équité, si les bonnes moeurs et le bien. de l’Etat n’en sollicitent par la révocation. L’article 1er accordait le privilège de l’imprescriptibilité à la servitude de corps, mais cette disposition a été réformée par l’édit du mois d’août 1779. L’article 2 veut que l’homme franc qui va demeurer en lieu de mainmorte et y prend meix , devienne mainmortable pour lui et sa postérité à naître. Il semble que cet article n’assujettisse à la servitude l’homme libre qui va habiter un lieu de mainmorte, que dans le cas qu’il reçoive du seigneur un meix, c’est-à-dire une maison avec quelques arpents de terre cultivable. La coutume regarde ce meix comme le prix de sa liberté; mais les commentateurs et les tribunaux plus rigoureux que ce texte, ont décidé que l’homme libre contractait la servitude par la seule résidence d’une année et un jour dans la seigneurie mainmortable, quand même il n’y aurait point acquis de propriété et qu'il n’y aurait occupé 47 738 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage d’Aval.] qu’une maison louée (1). De là, l’étranger qui viendrait établir quelques manufactures parmi nous, ou enseigner une profession à nos enfants, s’il y résidait une année entière deviendrait serf, ipso facto. La loi Gombette était bien moins barbare : loin de repousser les étrangers par une semblable disposition, elle défendait sous peine d’amende, d’attenter à leur liberté : Quæcumque persona de aliâ regione, in noslram venerit etibi voluerit habitare, liabeat licentiam; et nullus eam ad servitium , aut per se adjicere prœsumat , aut a nobis petere conetur (2). L’article 3 porte que l’homme franc qui épouse la fille d’un serf, et va demeurer en lieu de mainmorte dans la maison de sa femme, ne contracte pas la servitude, si, pendant la vie de cette femme, ou dans l’année de sa mort, il abandonne au seigneur la maison et les terres qu’elle possédait au même lieu; mais l’article ajoute que, s’il meurt dans ce lieu, lui et les enfants qui y sont nés seront réputés mainmortables. Le bon sens ne semble-t-il pas dire que si ce mari venait à mourir dans ce lieu avant sa femme, sa liberté ne serait pas perdue, puisqu’il serait mort dans un temps où la coutume lui permettait encore de quitter ce lieu, sans contracter la servitude? Cependant les arrêts ont jugé que, sa femme vivante ou morte, si le mari mourait après y avoir résidé un an et un jour, il serait censé mort esclave et que cette tache s’étendrait à toute sa postérité. Ce malheureux père n’a qu’une ressource pour épargner cet opprobre à ses enfants ; c’est lorsqu’il tombe, malade, de se faire arracher de son lit et transporter à travers les rochers et les précipices, dans une terre libre, pour y rendre le dernier soupir. Cette périlleuse précaution, prise dans l’accès de la fièvre, a causé la mort à plus d’un père. Le parlement a jugé deux fois que cet expédient avait sauvé la liberté à des enfants, mais le dernier éomnienlateur de la coutume (3), dont l’opinion est d’un grand poids au barreau de Besançon, prétend qu’en cette occasion les juges ont été trop indulgents, et peut-être que si la même question se représentait, la même cour la jugerait différemment. L’article 9 déclare que la fille libre qui épouse un serf est réputée être de la même condition, pendant la vie de son mari, et que, mourant dans l’habitation de celui-ci, sa dot et tous ses biens seront dévolus au seigneur, si elle ne laisse point d’enfants, ou si, en ayant laissé, ils s’étaient séparés d’elle. Pourra-t-elle du moins échapper à ce malheur, si dans sa dernière maladie elle va mourir dans une terre libre? Les commentateurs sont partagés sur cette question (4), et l’opinion favorable à la servitude a été adoptée par un arrêt rendu au parlement de Besançon, le 4 avril 1745, en faveur des moines de la charité, contre les frères de la nommée Verdoz. La fille libre perdant sa liberté en épousant un main-mortable, par la raison que la femme suit la condition de son mari, la fille mainmortable qui épouse un homme libre devrait, par la même raison, acquérir une pleine liberté *, mais l’arti-(1) Legib. burg, addit, 2, art. 5. (2) Traité de la mainmorte , chap. 2, section 3, dist. 2. (3) Traité de la mainmorte , chap. 2, sect. 3, dist. 2. (4) V. Dunod ibid, dist. 3, et Talhert, \ 9, n° 6. cle 5 ne l’affranchit qu’à l’égard des acquêts de meubles ou d’héritages faits en lieu de franchise, en sorte que si, au temps de sa mort, ses enfants ne demeurent pas avec elle, le seigneur héritera, à leur exclusion, de sa dot et de son trousseau. L’article 10 ne permet pas à la fille du serf de succéder à son père et à sa mère : il ne lui accorde même sa légitime qu’à condition de rester dans la maison paternelle, la première nuit de ses noces ; si elle la passe dans le lit de son mari, c’est un crime qui est puni par l’exhérédation ; cet usage ne paraît aujourd’hui que ridicule, mais il en rappelle un autre qui prouve combien la force a toujours abusé de la faiblesse. Dans les terres mainmortables, le seigneur obligeait anciennement les jeunes épouses à venir dans son donjon, lui faire hommage de leur virginité. Ce n’est qu’après lui en avoir fait le sacrifice qu’elles pouvaient aller habiter avec leurs maris ; c’est pourquoi il leur était défendu de s’absenter de la seigneurie, la première nuit de leurs noces, sous peine d’être déclarées incapables de succéder à leurs père et mère. Cette défense devait disparaître avec les indignes sacrifices pour lesquels elle avait été établie ; cependant elle subsiste encore avec la peine que la barbarie y avait attachée, et chaque jour elle donne lieu à des procès. Qu’après la mort de son père une femme introduise une action en délivrance de sa légitime, ses frères ou le seigneur ne manquent jamais de lui opposer qu’elle est non recevable, à moins qu’elle ne prouve qu’elle ait couché la première nuit de ses noces dans la maison paternelle. Pour prouver ce fait, il faut procéder à des enquêtes; souvent plusieurs années se sont écoulées depuis le mariage de la fille jusqu’à la mort du père ; souvent ceux qui auraient pu porter témoignage en faveur de cette fille sont morts dans l’intervalle, où se sont retirés dans quelque contrée inconnue. Dans ces cas, Ja preuve devient impossible et la malheureuse est renvoyée sans légitime et condamnée aux dépens. Si quelquefois elle trouve des témoins, sa partie adverse cherche des prétextes pour les récuser, en séduit d’autres, et oppose ainsi les témoins aux témoins. Nous avons vu en 1771 le chapitre de Saint-Claude obtenir et faire publier un monitoire qui lançait les foudres de l’Eglise contre tous ceux qui sachant qu’une pauvre femme avait passé chez son mari la première nuit de ses noces, ne viendraient pas le révéler : c’était pour balancer l’enquête de cette femme, qui avait prouvé par six témoins irrécusables, qu’elle avait passé cette première nuit dans la maison de son père. Le mari qui a la facilité de trouver un notaire et le moyen de le payer, l’appelle le soir des noces dans la maison de son beau-père, et lui fait dresser un acte portant qu’il y a vu l’épouse, et que cette épouse a déclaré qu’elle y est venue pour y coucher ; mais si cette maison est éloignée de la résidence du notaire, si le mari est pauvre, il n’a pas cette ressource et sa femme court le risque de perdre des droits à la succession de son père. L’article 7 porte : « que le seigneur prend les meubles, immeubles et biens quelconques de ia succession des prêtres et clercs, ses mainmortables, de quelque état qu’ils soient, s’ils n’ont point de parents communs et demeurant avec eux. » De là, le sacerdoce, l’épiscopat même n’affranchissent pas de la servitude. Un serf élevé à la prêtrise et pourvu d’une cure dans le Jura, [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage d’Aval.] 73Û s’il n’a point de parents, demeurant avec lui, ne pourra disposer par testament, au profit des pauvres de là paroisse, des épargnes qu’il aura faites sur les revenus de son Bénéfice. Ces épargnes, qui sont le patrimoine des indigents, se réuniront à celui du seigneur. L’article 13 défend au serf de vendre, d’aliéner et d’hypothéquer son héritage mainmortable, sans le consentement du seigneur, à peine de commise et de confiscation. Avant la publication de cette coutume, il avait la liberté de le vendrè aux gen3 de sa condition, et les serfs du duché de Bourgogne jouissent encore de cette faculté : Cet article la retranche aux serfs francs-comtois (1). Si un malheureux serf est né avec de l’industrie, s’il apprend un commerce, qu’il y gagne quelque argent, qu’il àçqüïerre un. petit domaine avec cet argent, et qù’efilsuite il éprouve des revers, pourra-t-il dü moins le revendre ou l'hypothéquer à ses créanciers? Non, il né le jjeut pas sans le consentement du seigneur., Oiç ses enfants sont demeurés avec lui dans sa mauvaise fortune, ou iis s’en sont séparés : Au premier cas, le seigneur qui est exclu de la succession du serf par ses enfants, consent â une vente qui lui procure des profits très considérables ; mais, au second cas, considérant que ie domaine lui sera dévolu après la mort dü serf, il se garde bien d’en permettre la vente. Ainsi ce malheureux, est dans l’impuissance de se relever de ses pertes; il ne peut emprunter, parce qu’il n’a point de sûreté à offrir aux prêteurs; il ne peut vendre, dans sa détresse, ce qu’il a acquis dans sa prospérité, parce que son seigneur ne veut pas le permettre. S’il a des parents successibles et, que le seigneur n’ait pas d’intérêt d’empêcher la vente, le seigneur s5at-tribue, eii ce cas, le privilège d’autoriser l’injustice la plus criante. Le serf ne peut constituer des hypothèques, saris le consentement du seigneur. S’il a plusieurs créanciers, le seigneur est le maître de vendre son, agrément à celui qui le met au plus haut prix. Dans les faillites, le prix de l’immeuble mainmortable est distribué en justice aux créanciers, ..qon pas suivant les dates de leurs contrats, mais suivant celles des consentements du seigneur, eh sorte que le dernier créancier, qui est muni de consentement, est préféré aux plus anciens qui n’ont pu en obtenir. De là, un débiteur obéré et de mauvaise foi qui voudra frauder ses créanciers, trouvera un complice au profit duquel il passera l’obligation simulée d’une somme qui égale le prix de ses biens. Le faux créancier, au moyen du consentement d’hypothèque qu’il achète du seigneur, emporte le prix entier de la vente, qu’il rend en secret au débiteur, et qu’il partage avec lui, et les créanciers antérieurs et légitimes s’en retournent les mains vides. Lorsque le seigneur veut bien consentir à la vente, c’est pour exercer deux droits très lucratifs, les lods et le retrait; il ouvre une enchère devant lui, et il trouve communément des enchérisseurs, parce que la vente ne pouvant avoir son effet qu’avec son agrément, on croit traiter plus sûrement avec lui qu’avec le vendeur. Que l’immeuble mainmortable ait été par exemple vendu mille écus, et que les enchères ouvertes devant le seigneur en doublent le prix, cet excédant ne sera pas pour le vendeur ; mais (1) Tel était aussi l’usage ancien de la plupart des terres de Franche-Comté, comme il sera facile de le prouver par les terriers et une foule d’autres titres. le seigneur, usant de son droit de retrait, le réunit à son fief, le cède ensuite pour les 2,000 écus au dernier enchérisseur, rend la moitié de cette somme au premier acquéreur, garde pour lui l’autre moitié, et se fait payer, de plus, Un droit de lods qui s’élève au tiers du prix de là vente dans quelques cantons, et à la moitié dans d’autres. Ce cessionnaire du seigneur à payé chèrement cet immeuble mainmortable. Par cette réserve, le seigneur retient la chose dans le temps même qu’il la vend, et en reçoit le juste prix. C’est ainsi que se propage la maimorte ; l’équité n’approuve pas sans doute de semblables conventions. Mais, dira-t-on, pourquoi l’acquéreur souffre-t-il cette réserve? C’est parce qu’il a des enfants, et qu’il ne croit pas qu’ils se sépareront de lui. 11 se flatte que ses enfants en feront d’autres, que sa postérité ne s’éteindra jamais, qu’elle prospérera comme lui, qu’elle ne sera par obligée de vendre l’immeuble qu’il acquiert pour elle, et que la clause qui le grève de la mainmorte n’aiira point d’effet; mais que ses enfants meurent le lendemain, ou qu’ils se séparent de lui et qu’il iui survienne quelque perte qui le mette dans le cas de revendre cet immeuble, c’est alors qu’il reconnaîtra la lésion qu’il souffre d’un semblable marché; en vain il en demanderait la rescision, toute juste qu’elle serait, les tribunaux ne l’écouteraient pas. Que, par une industrie extraordinaire et un bonheur rare dans ces contrées, un serf fasse fortune : que sur un sol de cinquante francs il bâtisse une maison de 50,000 francs; si par la suite un malheur l’oblige à vendre cette maison, le seigneur qui h’a, pas contribué à la construction, en retirera cependant pour son droit de lods le tiers ou la moitié du .prix; l’acquéreur meurt ensuite sans parents demeurant, avec ldi, cette maison reviendra encore au seigneur. . . L’article 14 porte : « que l’homme de mainmorte ne peut disposer de ses biens-meubles, ni de ses héritages, quelque part qu’ils soient assis , ni par testament ni par donation à cause de mort, si ce n’est au prolit de ceux qui sont communs en biens avec lui, et qui, par droit coutumier� pourraient et devraient lui succéder. Les articles 16 et 17 exigent de plus, pour que les serfs soient successibles les uns aux autres, qu’ils vivent ensemble sous le même toit, au même feu et à la même table. L’article 15 déclare que, s’ils se séparent, ils ne pourront plus se réunir sans le consentement du seigneur; ainsi chaque maison dans cette contrée, ne semble être qu’une prison où des captifs sont obligés de s’associer et de se renfermer, sous peine de perdre leur part à quelques arpents de terre qu’ils ont si souvent arrosés de leurs larmes. Si un père a plusieurs fils et qu’il veuille les marier tous, leurs femmes, rassemblées par le hasard et divisées par l'intérêt, sympathiseront difficilement entre elles; les haines deviendront si fortes qu’elles rendront indispensable la retraite de l’une des parties , alors la portion qui, après la mort du père, devrait revenir à celui qui se retire, revient à la portion de celui qui le chasse , l’héritage de la partie la plus tolérante devient le prix de la persécution de l’autre. La femme qui avait épousé un fils de famille , dans l’attente d’une succession qui lui était assurée par institution contractuelle serait, par cet événement, frustrée de ces espérances. Les enfants mêmes que cette institution appelait à la succession de leur aïeul, au défaut de leur père, ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage d’Aval.] 740 [États gén. 1789. Cahiers.] participent à la privation de celui-ci, s’ils le suivent dans sa nouvelle habitation. L’ancienne jurisprudence n’était pas si rigoureuse. Gomme la coutume ne défend pas au serf de faire une donation entre les vifs à son fils qui demeure avec lui, et que Pinstitution contractuelle participe de la donation, on jugeait autrefois qu'il suffisait au fils, pour en recueillir l’effet, d’avoir été le copersonnier de son père à l’époque de son contrat de mariage ; mais les derniers arrêts ont jugé que s'il quittait la maison paternelle avant la mort de son père, il ne lui succéderait pas. Que l’un des copersonniers ait plus de talents que les autres, qu’il s’occupe, tandis que ceux-ci végètent dans la hutte commune, sans y rien faire; que par son seul travail il y lasse quelque profit, il est obligé de le partager avec ses hères ou ses cousins , qui n’y ont point contribué. Si les membres laborieux de cette communauté, qu’on appelé communion, trouve de l’avantage à se séparer, alors ceux qui ont été les chefs ou les administrateurs de cette société, doivent en rendre compte, mais comme iis ne tiennent pas de registres, attendu que la plupart ne savent pas écrire, il est rare que les comptes soient exacts; ils donnent lieu à des débuis et à des procédures qui consomment en frais le peu d’argent ou la valeur du bétail qu’ils avaient à partager. Celte communauté, une fuis dissoute, celui qui n’a point d’enfants ne peut disposer par testament ni de son héritage mainmortable, ni des meubles ou des biens qu’il a acqois par son travail dans un lieu de franchise. Après sa mort, tous ces acquêts appartiendront à‘sou seigneur. En vain, Dieu , en donnant des besoins à l’homme, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme : en vain, Votre Majesté a déclaré que cette propriété était la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes (l), le peu que nous gagnons par notre sobriété et le travail de tous les jours 11’est point à nous, des mains étrangères attendent notre mort pour s’en saisir et l’enlever à nos parents, à nos enfants même. Il est vrai que nous pouvons les en écarter à jamais, en nous assujettissant à vivre toujours danslemême manoir avec nos enfants, dos frères, nos neveux et nos cousins, jusqu’au dixième degré. Mais, par celte considération même qu’il est en notre pouvoir u’exclure le seigneur de nos successions, il n’y a proprement aucun droit, pourquoi donc nous imposer une gêne qui est sans avantage pour lui, tandis qu’elle subsiste : une gêne qui, en concentrant une famille nombreuse dans l’enceinte étroite de son manoir, l’empêche de s’étendre et de se multiplier, et nuit ainsi à la population et à l’agriculture? S’obliger à vivre toujours en communauté, c’est une convention réprouvée par les lois romaines qui rôgisseut notre province : Si conveniat ne omnium divisio fiat, hujusmodi pactum, nullam vim habere manifestum est (2) nulla societas in ceternum coitio. « Les lois, dit Ricard (3), ont condamné les conditions qui tendent à tenir la liberté des (1) Préambule de l’Edit des Jurandes du mois de février 1776. (2)L. 14, g 2, ff. communs. Divid. L. 70. ff. pro socio. (3) Traité des dispos, condit., n° 282. légataires dans une captivité absolue, comme celles qui tendent à celte charge, •> au cas qu’ils ne sortent pas de ce lieu-là : Titio centum relicta sunt, ut in illâ civitate , domicilium habeat : potest dici , non esse locum , cautioni per quam jus libertatis impingatur. L. 71 ff. de condit. et demoust. ff. 2. Le même auteur rapporte ensuite qu’un oncle ayant légué les bieus qu’il possédait aux environs de la vide de Beanne à celui de ses deux neveux qui voudrait fixer sa demeure dans cette ville, ajoutant que si l’aîné voulait accepter cette condition, il serait préféré au cadet, le parlement de Paris jugea cette condition nulle, et, par arrêt du 3 juillet 1614, adjugea les biens à l’aîné, quoiqu’il eût fixé sa résidence en Languedoc. Si nous sommes des hommes, si, contribuant aux charges de l’Etat comme les autres sujets de Votre Majesté, les lois doivent nous protéger comme eux, pourquoi sommes-nous asservis sous peine d’exhérédatiou à une captivité qu’elles condamnent, et qui est si préjudiciable à l’Eta i? Vous avez, Sire, dans vosarmées plus de trente mille serfs francs-comtois; lorsque quelques-uns d’eux parviennent, par leur mérite, au grade d’officier, et qu’apiès avoir obtenu leur retraite avec une pension.au lieu de retourner avec leurs frères ou leurs neveux dans la huile où ils sont nés, ils vont habiter, dans leur village, une maison plus commode, ils ne pourront en mourant disposer ni de leur mobilier, ni de la petite épargne qu’ils auront pu faire sur leur pension, tout le pécule appartiendra au seigneur après leur mort. Le Jura i enferme si peu de terres cultivables que, dans les meilleures années, elles ne produisent pas de quoi nourrir le quart des habitants. Notre industrie pourrait suppléer à l’aridité du sol; placés à l’entrée de la Suisse et de l’Italie, le commerce fleurirait parmi nous, si notre condition, au lieu de nous ôter tout crédit, pouvait inspirer quelque confiance. Celui qui ne peut offrir des sûretés, ne trouve pas des emprunts. Celui qui doit avoir son tyrau pour héritier, n’est tenté ni d’améliorer son champ, ni d'augmenter sa fortune. De là un découragement général et la multitude de mendiants que l’on rencontre à chaque pas dans cette malheureuse partie de ia province. Le seigneur qui hérite du serf opulent n’est point obligé de nourrir le serf pauvre. Les articles 13, 14, 16 et 17 que nous avons rapportés ne s’appliquaient anciennement qu’aux serfs de corps, de sorte que l’homme libre, le bourgeois d’une ville, qui acquérait un domaine dans une terre mainmortable, en jouissait et eu disposait comme d’un bien libre. Dans ces temps-là, la servitude inhérente au sol ne se communiquait pas du moins à la personne du possesseur. Mais, par un édit de CharJes-Quiut de l’année 1549, sollicité par le clergé et la noblesse dans les Etats de la province (1), il fut statué que l’héritage mainmortable acquis par l’homme franc depuis le mois de juin 1549 retournerait au seigneur, si cet homme franc décédait sans laisser hoirs de son corps ou autres étant en communion avec lui, qui par droit doivent lui succéder. Non contents encore de cet édit, les mêmes chambres du clergé et de la noblesse en surprirent un autre en 1606, qui acheva d’assi-(1) Notamment à la sollicitation des seigneurs de Rey, de la Chaux et de Chenevrey. . . V. Edit de 1570, imprimé chez Jean Droz, libraire à Dole. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage d'Aral.] 741 [États gén. 1789. Cahiers.] miler aux serfs de corps, le bourgeois possesseur d’un immeuble mainmortabie, en lui défendant de le vendre et de l’hypothôquer sans le consentement du seigneur. l)e là, les bourgeois des villes dont les alentours sont infectés de la mainmorte, et qui y acquirent quelque domaine, n’ont la liberté ni d’en disposer, ni de le transmettre à leurs frères ou à leurs neveux, s’ils n’ont pas toujours vécu avec eux, comme les serfs du corps, sous le même toit, au même feu et à la même table. Le Parlement de Franche-Comté, qui a fait des remontrances à Votre Majesté contre l’édit bienfaisant du mois d’août 1779, et qui en a sursis l’enregistrement jusqu’au 21 octobre 1788, n’en a jamais fait contre les deux édits de 1549 et de 1606, qui ont si injustement dépouillé les citoyens de plusieurs villes d’une liberté à laquelle les rédacteurs du Code de la mainmorte n’avaient osé porter atteinte. Et voilà comme, dans cette province, le tiers-état a toujours été protégé par le clergé, la noblesse et la magistrature, et n’a cessé d’êire la victime du funeste ascendant des deux premiers ordres sur le troisième. Mais suivons notre coutume. L’article 18 porte : « que le seigneur (quand échute et succession de mainmorte a lieu) prend les biens étant à sa seigneurie mainmortabie, sans pour raison d’iceux payer les dettes de son homme trépassé, si les dits héritages du consentement dudit seigneur n’étaient, pour ce, obligés ou hypothéqués. »> � Dans leBugey, le seigneur est du moins obligé à payer les dettes du serf ou à délaisser ses biens à ses créanciers. Cette obligation est fondée sur cette maxime de l’équité naturelle : qui sentit commodum sentiat et omis , mais les seigneurs francs-comtois qui, jusqu’à présent, ont été les plus forts, ont violé envers les habitants de leurs terres toutes les lois de la nature. La dot de la femme, cette dette si favorable, si privilégiée et à laquelle l’ordonnance de 1747 assure une hypothèse sur les blns substitués; cette dot n’est point payée par le seigneur si elle n’a pas été assignée de son consentement sur l’héritage auquel il succède. La veuve qui n’a pas eu la précauiion ou le moyui d acheter ce consentement, ou qui n’a pu i’obtenir, perd sa dot en perdant son mari, et se trouve réduite à augmenter le nombre des mendiants de cette triste contrée. Telles sont, Sire, les dispositions injustes et bizarres qui régissent les personnes et les biens de plus de 400 mille Francs-Comtois. La coutume rédigée en 1459 doubla leurs chaînes. Les édits de 1549 et de 1606 les étendirent aux bourgeois des villes qui ont des domaines dans les terres mainmorlables. La jurisprudence qui devait mitiger cet odieux Gude, n’a fait qu’ajouter à ses rigueurs. A ces traits, Sire, Votre Majesté reconnaîtra avec Loyseau que « les seigneuries ayant du commencement été établiesen confusion, par force et usurpation, il a depuis été comme impossible d’apporter un ordre à cette confusion, d’assigner un droit à cette force, de régler par raison cette usurpation. Ainsi se sont multipliées confusément plusieurs bizarres espèces de seigneuries dont les noms même sont presque inconnus, et chacune d’elles s’est attribuée diverses sortes de prétentions plus ou moins cruelles, selon qu’en chaque pays l’usurpation a eu plus ou moins de cours; que chaque seigneur a été plus ou moins entreprenant, et les sujets plus ou moins façonnés à la servitude. Enfin la confusion et la variété ont été si grandes que, depuis tant de siècles que ces seigneuries sont établies, on n’a encore pu y établir un droit certain et uniforme, ainsi comme aux nouvelles conquêtes, on y a toujours vécu à discrétion. Même toutes les fois qu’il s’est présenté des différends en justice, on les a vidés, non pour le point de la raison, mais pour celui de la possession ou usurpation, et par la règle de conquête, qui tenet teneat, et que vis est jus, donnant par ce moyen force à la force, et ne laissant aucun pouvoir à la raison ni à la justice (l). » Ce sont des rois d’Espagne qui ont fait les édits de 1549 et de 1606. Un roi de France a, sans doute, le pouvoir de les révoquer. Votre Majesté a aussi le pouvoir de corriger et de réformer la coutume de 1459, puisque celui de vos piédécesseurs qui l’approuva pour lors, vous l’a expressément réservé. En procédant à cette réforme, votre justice ordonnerait sans doute : 1° Que tous vos sujets, les étrangers même, auront la liberté de s’établir et de fixer leur domicile en quel lieu de votre royaume qu’ils trouveront convenir, sans qu’en vertu des coutumes, les seigneurs puissent les assujettir à aucune servitude, ni leur faire payer aucun droit de leur résidence ; 2° Que les gens de condition mainmortabie, et les personnes franches qui possèdent des biens de cette condition pourront les transmettre , comme leurs meubles et leurs autres biens, à leurs parents en ligne directe et collatérale, soit par disposition entre vifs, ou à cause de mort, soit ab intestat, si Ion l’ordre établi pour les personnes et biens libres, sans qu’ils soient tenus à vivre en communauté avec leurs héritiers, donataires ou légataires, ni que les filles soient obligées en se mariant à remplir pour cela aucune forme ou devoir féodal; 3° Dans les distributions du prix des biens mainmortables, les deniers seront distribués aux créanciers, suivant leurs dates, privilèges et hypothèques, selon l’ordre établi pour les biens libres i-ans que le seigneur puisse accorder aucune préférence contraire à cet ordie; 4° Que l’article 25 de l’é lit du mois d’août 1749 sera exécuté, et, en conséquence, que les seigneurs ecclésiastiques ne pourront exercer pour eux-inêmes, ni céder à d’autres le retrait seigneurial ou censitif; 5° Pour faciliter les mutations, les lods et ventes seront fixés à un taux modéré; 6° Qu’il soit défendu à tous seigneurs et autres propriétaires d’assujettir à l’avenir à la servitude les personnes et les biens de condition libre; 7° Que les fonds et maisons mainmorlables qui rentreront à l’avenir dans la main des seigneurs, de quelque manière que ce soit, seront affranchis à perpétuité au moment du retour, sans qu’ils puissent jamais être rétrocédés sous la condition de mainmorte. Aucun de ces articles ne touche aux propriétés des seigneurs; ils n’ont pour objet que de les régler et de les réduire aux termes de la raison et de l’équité. Accorder ces articles, c’est supprimer la mainmorte; ainsi il vaudrait peut-être mieux l’abolir entièrement dans les terres des seigneurs; cette marche serait plus franche et plus digne de Votre Majesté. Comme elle a le pouvoir d’annoblir, elle a incontestablement celui d’affranchir. Regium munus est, dit un ancien (1) Loyseau, Des seigneuries. Avant-propos. [Bailliage d’Aval.] 742 [États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. auteur, et monarchâ dignum servos manumittere, servitutis maculam delere , non successibiles facere successibiles, intestabiles testabiles (1). Les rois vos prédécesseurs commencèrent par affranchir les habitants des communes, avant de les appeler aux assemblées de la nation. Chacun connaît l’édit mémorable de 1315, où Louis le Hutin déclarait que « comme, selon le droit de la nature, chacun doit naître franc, nous, considérant que notre royaume est dit et nommé le royaume des Francs, et voulant qu’en vérité la chose soit accordante au nom, ordonnons que généralement partout notre royaume, franchise soit donnée à bonnes et convenables conditions. « Un ancien historien de Franche-Comté (2), dit « qu’a ce mal très injurieux et très indigne de chrétien, les bons princes ont remédié; car ils ont donné ou plus vraiment ils ont rendu là liberté à léurs sujets. » Il cite ensuite un édit de Philippe ÏI, roi d’Espagne, qui était souverain de cette province, donné en 1583, par lequel le prince affranchit tous les serfs : « avec condition fort tolérable, et telle que le pauvre obtenait sa liberté sans prix quelconque, et le riche, à bien petit. Henri II rendit, en 1554, la liberté aux »erfs du C haro lais : la baronne du Mont-Saint-Vincent prétendit que ses mainmortables ne pouvaient être affranchis que par elle, et que l’affranchissement donné par le Roi était nul ; mais le parlement de Paris le déclara valable par arrêt du 1er juin 1571 (3). » Dans l’AssemjRëede 1614, le tiers-état supplia Louis XIII d’abolir la mainmorte dans les terres des seigneurs. La prochaine Diète, qui sera composée d’un clergé plus humain, d’une noblesse plus généreuse et de citoyens plus éclairés, renouvellera sans doute cet ancien vœu. Ainsi 1’exemple de vos prédécesseurs, le vœu de la nation, les arrêts de votre première Cour, tout prouve, tout reconnaît que vous avez, Sire, le pouvoir de rendre la liberté à vos sujets, malgré leqrs seigneurs. Eu usant de cette belle prérogative, vous aurez la gloire S’effacer les derniers vestiges de la tyrannie féodale; vous éprouverez la satisfaction si douce cje briser les fers de plus d’un million de Français’ répandus en différentes provinces; vous rappellerez le travail, l’abondance et le bonheur dans les asiles du découragement et de la misère. Mais les seigneurs seront-ils fondés à exiger une indemnité? Pour juger sainement cette question, il faut examiner si l’affranchissement leur fera perdre des droits légitimes ; car il ne leur retranche que l’odieux privilège de commettre des injustices, ils n’ont assu-rémeqt aucune indemnité à demander. La mainmorte ne leur apporte des profits que lorsque le serf veqd les terres qu’il possède dans leurs seigneuries, ou qu’il meurt sans coperson-uiers. Or, dans le premier cas, ils ont des lods que l’affranchissement leur conservera, en les réglant cependant à’ 'un taux modéré; et cette modération ne leur sera pas désavantageuse, parce que moins les lods seront |forts,plus les mutations sepont fréquentes, et qu’au lieu de perdre ils ga-grjprpnt. second cas, ifs succèdent, à la vérité, qü sépf qü] meurt sépqré ffe ses copersonniers; mais que toutes’ lés familles mainmortables ,cçra-viphnèbt entré elles, comme elles jè peuvent, de rest'ep Uîlips1 Jusqu’à la dixième génération; parvenues à ce terme chacune d’elles sera composée (1) Ferrant. De privileg. Regni francia;. (2) Golut. Page 70. (3) Beicquet. Tome 2, p. 268. Edit, de 1744. d’environ 100 personnes. Je les réduis à ce nombre, parce que leur servitude et leur misère ne les invitent pas à trop multiplier. Gès cent per*' sonnes se diviseront en deux ménagés, lesquels se subdiviseront à leur tour, lorsqu’ils seront parvenus l’un et l’autre au même nombre de 100 personnes, et ainsi de suite; de cette manière,5 à moins qu’il ne survienne une peste generale, jamais les serfs ne mourront sans copersonniers; et jamais par conséquent leurs successions ne s’ouvriront au profit de leurs seigneurs; tout au contraire ils y gagneront, parce que les cultivateurs, animés par l’attrait de la liberté et de la propriété, travailleront avec plus de courage, ils deviendront plus aisés, leurs terres mieux cultivées prendront plus de valeur; ils bâtiront de nouvelles maisons dont les mutations produiront dès lors au seigneur; les dîmes augmenteront, toutes les redevances seront mieux payées. Puis donc que le seigneur gagnera à l’affranchissement, loin d’y perdre, il ne doit pas nous le faire payer. Dira-t-il que la mainmorte est une condition de la concession des terres ? Quand cela serait, il n’en resterait pas moins démontré que l’affranchissement est juste, et qu’il n’y perdra rieu. Quand cela serait, cette condition ne pourrait valoir, attendu qu’il n’est aucun serf qui ne soit en état de justifier que lui ou ses pères ont acquis ou payé les terrés qu’il possède, et que les ayant payées, il doit en jouir en pleine propriété. Mais il n’est point vrai que la mainmorte doive son origine à la concession des terres. Les moines de Saint-Claude s’expliquèrent sur cela, en ces termes, dans l’affranchissement de lq famille Dronier, du 13 février 1519 : « Nos commendatorius, religiosi et conventus, etc. attendentes omnes homines ab initio procreatos, servitutem que, contra Jura naturalïa , à jure gentium fuisse introductam, at Deum non hominem horhini, sëd animalibus dominant, vo-luisse; et quod dominus noster Jesus-Christus, ut nos à servitute eriperet et libertatem donaret, ligno crucis sè obtulit, etc. Pronobis et nostris successoribus ex nostrà certq scientia Guillelnwm Dronier, etc. Ab omni servitute, etc., liberavinvus et affranchisavinius. Les registres de l’hêtel de ville de Saint-Claude contiennent plus de 5f) affranchissements conçus dans les mêmes termes. De là, de l’aveu même des moines, c’est contre le droit naturel que la mainmorte a été introduite parmi nous. Elle n’est pas une condition de la concession de nos terres ; ils en attribuaient l’origine au droit des gens, comme s’ils' nous avaient pris à la guerre, ou que nous leur eussions été vendus par des pirates. Le ûom seul de Franché-Gomté indique un pays de franc-alleu. Le franc-alleu général constaté par une foule de chartes du XIIIe et du 3fJIIe siècle (i) a été reponnü par un arrêt du conseil du 13 octobre 1693, qui maintient les Francs-Comtois dans leurs franchise� etdans la liberté de posséder leurs terres, maisons, héritages en franc-alleu (2). Dans le Ve' siècle, un homme puissant du Jura ou dés environs avait frauduleqsefnent soumis à la servitude dés cultjyatêqrs f|é ppnjiition libre. Vi pèr'sÜ0idn$ illiçiicp jMgo' befvitytis subdiÿerat. Cep" ciiltivà-teur s viennent implorer lai protection’ de saint Lupicin, l’uq des fondateurs de i’apbàye bé jjtyjiit; Claude. Le saint va plaider leur caiisé dévàn'f m (1) Histoire de Poligny. Tome I. p. 145 aux notes. (2) Nouveau recueil de la chambre des Comptes dç Dôle, p. 320. 743 {États gén. 1789. Cahiers.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Baüliage d’Aval.] roi Chilpéric. Une cause si juste, défendue par un patrop si recommandable eut le succès qu’elle devait obtenir (1). Ce trait honorable de la vie de saint Lupicin, ne permet pas de penser qu’il eût souffert que ses moines attentassent à la liberté du Jura; cette liberté y régnait encore au XIIe siècle; tous héritages y étaient possédés en franc-alleu. De franco Jure occupasse sicut se habet. Ju-rensis consuetudo, porte une charte de 1126 (2). Elle y régnait de même aux XIII* et XlVesiècles; les religieux associèrent en 1266, en 1303 et 1318, les courtes de Châlon à la propriété d’une forêt immense à charge de la défricher et de la peupler. Les chartes d’association rappellent dans le plus grand détail toutes les redevances qui seraient imposées aux colons; il n’en est aucune qui suppose la mainmorte; cependant les seigneurs tentèrent de l’établir. Mais les colons s’enfuirent, on ne put les faire revenir qu’en leur garantissant une entière liberté. « Nous, frère Guillaume, abbé de Saint-Oyan ou Saint-Claude, porte l’une des Chartes de franchise de l’année 1384, savpir faisons que pour icelle condition de mainmorte, nul ne s’y voulait habiter, mais de jour en jour se deshabitait : pourquoi les dits lieux habiter et multiplier, etc. la dite mainmorte avons ôté. » Le prieuré de la Mouille, d’où relève le village de ce nom, avec ceux de Morez, dés Rousses, du Bois d’Amont, de Morbier et de Bellefontaine, ne rapportaient dans le XIVe siècle qu’un petit fromage par semaine et 50 florins par an, nec amplius, dit le décret de 1.357 qui en prononce l’union en faveur du monastère de Saint-Claude ipaugmentwmpitentiœ. La mainmorte n’existait donc pas alors daos ces villages. Ce monastère vendit en 1390, aux habitants de Long-chaumois, les terres qui sont aujourd’hui renfermées dans leurs territoires, pour le prix de 70 livres d’or ; non-seulement la mainmorte ne fut pas réservée dans cette vente, mais elle en fut exclue, par la clause qui transportait ces terres aux habitauts, pour eux, leurs héritiers et successeurs quelconques, clause incompatible avec la mainmorte. Comment donc, au mépris de ces titres, les moines sont-ils parvenus à introduire l’esclavage dans ce pays libre? Permet-tez-nous, Sire, de vous en reqdre compte.Le monastère qui fut d’abord appelé Condat ensuite Suint-Oyan,e t enfin Saint-Claude, reconnaît pour ses premiers abbés saint Romain et saint Lupicin, qui vivaient sous Chilpéric, père de sainte Clo-tilde. Ces premiers solitaires du Jura, vivaient du travail de leurs mains, ils faisaient des paniers d’osier, des chaises, etc. (3). Chilpéric leur avait offert des champs et des vignes. « Nous ne pouvons les accepter, lui répondirent-ils; des propriétés ne sont point faites pour nous (4). » Ces premiers abbés et Oyan, leur successeur, furent canonisés dans le VIIe et VIIIe siècle; des légendes parurent, qui attribuèrent à leurs ossements le don de guérir les malades et de chasser les diables du corps des possédés. Le bruit de ces miracles les mit en réputation. Ils attiraient une foule d’étrangers à leurs tom-(1) Légende de Saint-Lupicin, cap. 3 dans les bollan-distes, sous le 21 mars, histoire de la monarchie franc. par l’abbé Dubos, liv. 3, châp. 12. (2) Histoire des sires de Salins, aux preuves, 2°. 1°. page 36. 3) Hist. litt. par Dom Rivet. Tom, 3, p. 94. 4) Grégoire de Tours. De vita patrum., chap. 1er. beaux, et procuraient au monastère d’abondantes aumônes. Ainsi les moines acquirent insensiblement des richesses. Les successeurs de Lupicin ne dédaignèrent pas, comme lui, les biens de la terre. Ces frères, comme le disait Pierre Desvignes, qui, dans la naissance de leur religion, semblaient fouler aux pieds la gloire du monde, reprennent le faste qu’ils ont méprisé ; n’ayant rien, ils possèdent tout, et sont plüs riches que les riches mêmes. Ils ne tardèrent pas à aspirer à la seigneurie et même à la souveraineté du Jura. Dans cette vue, ils fabriquèrent, dans le XIIe siècle, une chronique en prose ri-mée (1), dans laquelle ils supposèrent que l’empereur Gratien avait fait donation de tout le Jura à Romain et à Lupicin. L’auteur de cette chronique savait fort mal la chronologie. Il fait contemporains de Gratien, mort en 383, le pape saint Léon, qui ne monta sur le trône pontifical qu’èn 440, et saint Romain et Lupicin, qui, suivant Grégoire de Tours et Mabillon (2), vivaient sous Chilpéric, père de sainte Clotilde, lequel ne commença à régner en Bourgogne qu’en 463 (3). Us fabriquèrent encore d’autres titres, dont la fausseté a été si clairement prouvée dans une dissertation consacrée à la défense des suppliants, et imprimée en 1772, qu’elle est restée sans réponse. A la faveur de ces faux titres, ils s’attribuèrent non-seulement Ja seigneurie, mais encore la souveraineté du pays. Ils faisaient battre monnaie à leur coin, annoblîssaient les roturiers, érigeaient les fiefs, légitimaient lés bâtards, et donnaient grâce aux criminels. Les nobles étaient jugés en première instance par leur frère chambellan, et les roturiers par le frère cellerier. De ces deux moines, on appelait à un autre qui était commis par l’abbé et que l’ou nommait le juge d’appel. De ce second juge, ou appelait encore à l’abbé qui prononçait en dernier ressort. Ils jugeaient les affaires dans lesquelles ils étaient parties, sous le nom de leur procureur; comme celles qui ne concernaient que leurs sujets. En 1346, le duc et le comte de Bourgogne, Philippe le Bon, les fit rentrer dans son obéissance, leur retrancha le, droit dp battre monnaie, et permit à leurs sujets d’appeler de leurs sentences à son parlement. Cette cour n’était pas alors sédentaire, comme elle le devint en 1508. Tous les quatre ans, et quelquefois après un plus long intervalle, elle s’assemblait pendant 3 mois, en sorte que le recours au parlement étant difficilement praticable, les sentences de nos moines furent encore exécutées, longtemps après les lettres patentes dp 1436, comme jugement eu dernier ressort, Leg moines, revêtus de ce pouvoir, assujettirent insensiblement quelques familles à la servitude, et lorsqu’ils eurent un certain nombre de serfs, ils prétendirent que tous devaient l’être. Après la sécularisation de l’abbaye en J74?, l’abbé fut élevé à la dignité d’évêque, et les fë-ligieux devinrent chanoines. Npps né spmmëfi pas assez injustes pour imputer à ceuxTfii les fraudes de leurs devanciers, mais il nous parait qu’ils ne doivent pas en profiter. On. découvrit en 1769 les actes dopt nou� axons parlé, qui prouvent si bien la franchise du (1) Annales Bened., Tome 1er., page 677. (2) d° d° page 223. (3) Y. l’Art de vérifier les dates , p. 659, Edit, de 1770. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Bailliage d’Aval.] 744 [Étals gén. 1789. Cahiers.} Jura, une partie des suppliants en réclama l’exécution au conseil de Louis XV. Une cause qui avait pour objet l’état civil et la liberté d’un si grand nombre de sujets, paraissait digne d’être jugée par Sa Majesté elle-même, mais les intrigues ministérielles de ce temps ne permirent pas au conseil de s’en occuper, et elle fut renvoyée au parlement de Besançon par un arrêt revêtu de lettres patentes du 18 janvier 1772, pour y être i'ugée, tant d’après les titres produits par les ha-litants que d’après la possession, en tant qu’elle ne serait pas contraire à ces titres. Pour les éluder, le chapitre de Saint-Claude soutint qu’ils ne s’appliquaient pas aux territoires des communautés réclamantes. Le parlement ordonna une vue de lieu, laquelle fut exécutée au mois de septembre 1774; toutes L s limites furent unanimement reconnues par les experts en faveur des habitants. Le parlement qui avait ordonné cette descente fut révoqué au mois de mars 1775; l’ancien parlement rappelé paraissait blessé de ce que les lettres patentes de 1772 lui prescrivaient la manière de juger ce procès, ce qui n'annonçait pas qu’il fut disposé à s’y conformer ; cependant elles n’avaient fait que consacrer une maxime avouée de tous les jurisconsultes, suivant laquelle on n’admet point, en matière féodale, de prescription contre le titre primitif. Cette cour a toujours jugé que la mainmorte, une fois établie, était imprescriptible. Ses principes devaient la conduire à accorder le même privilège à la liberté. Le chapitre avait produit une reconnaissance passée en 1684, devant un notaire étranger, dans la maison seigneuriale, par 24 habitants de la paroisse de Longchamois, qui était composée de 400 feux : par cet acte les 24 habitants, sans pouvoir de leur communauté, reconnaissent une mainmorte général'*, conformément à une reconnais* mee antérieure du 5 mai 1505. Ici vu et représenté. On somme le chapitre de produire son terrier ; il csi forcé ch* l’exhiber au greffe. On y trouve 1a reconnaissance de 1 5 >5, et l’on voit qu'elle ne parle en auc me manière de la mainmorte ; ainsi l’acte de 1684 renfermait deux faussetés ; l’une, en supposant que le terrier de lo05 énonçait la mainmorte, l’antre en affirmant qu’il avait été communiqué aux habitants. Celte pièce paraissait bien propre à exciter l’in-diguatiou des magistrats ; à ce trait moderne, ils devaient juger de ceux que des temps plus anciens dérobaient à leurs yeux : crimine in uno disce omnes. Mais ces magistrats ont aussi des serfs dans leurs terres; ils voh nt la mainmorte avec d autres yeux qu£ les nôtres; elle leur paraît si favorable, qu’ils ont refusé, pendant neuf ans, l’enregistrement de l'édit par lequel Votre Majesté l’abolit dans ses propres domaines. Cette grande cause fut jugée le 18 août 1775, et comment le fut -elle? Sept juges contre trois maintinrent le chapitre dans la possession de la mainmorte générale et territoriale, personnelle et réelle et condamnèrent les habitauts aux dépens. La cour mit 4,000 livres d’épices sur l’arrêt. Ces malheureux se pourvurent en cassation. Le chapitre eut le crédit de faire renvoyer leur requête au bureau des affaires ecclésiastiques, qui était alors présidé par M. de Mareviile, oncle d’un jeune chanoine qui venait d’être reçu. On dit aux habitants qu’ils ne se plaignaient que d’un mal jugé, et que le mal jugé n’était pas ua moyen de cassation. D’après ce principe, leur requête fut rejetée le 23 décembre 1777. Si cette cause était renvoyée à un tribunal impartial pour y être discutée et jugée de nouveau, elle y recevrait certainement une décision bien dilférente. Mais ils espèrent, Sire, de votre bonté et de votre justice qu’ils ne seront pas exceptés de l’affranchissement général que toutes les communes de Franche-Comté ont supplié Votre Majesté d’accorder aux serfs qui existent encore dans le royaume. Ils ont prouvé et par tes titres dont ils ont rendu compte, et par les propres aveux des devanciers du chapitre de Saint-Claude, qu’ils ont été soumis à la s> rvitude contre le droit naturel, qu’elle n’a point été parmi eux une concession de la cession des terres, etqu’ainsi la liberté de leurs personnes et de leurs biens doit leur être rendue gratuitement. Que Votre Majesté daigne nous permettre de lui observer encore qu’ancien uement les serfs ne payaient la taille qu’à leurs seigneurs, les uns la payant encore, d’autres s’en sont rédimés à prix d’argent. Au moyen de cette taille seigneuriale, nos ancêtres étaient affranchis des tributs imposés parle souverain. Notre exemption à cet égard fut confirmée par des lettres patentes du duc Philippe, du 9 mars 1 43 », et de Charles VIII, du mois de mars 1489. Quoique le Parlement eut enregistré ces lettres, il ordonna, en 1537 et en 1546, que nous contribuerions, concurremment avec les abbé et religieux de Saint-Claude, à tous les impôts qui seraient établis dans la province. Ceux-ci s’obligèrent du moins à en payer ie cinquième, par une transaction du 24 niai 1552, homologuée au Parlement le 21 novembre 1555 ; mais malgré ce traité, depuis 1614, époque de la réu don de la province à votre couronne , on a rejeté, sur les habitants, la totuiit* des i npôts auxquels le bailliage de Suint-Claude avait été taxé. Ce bailliage paie aujourd'hui, en impositions directes. 136 nille livres; en réduisant cette taxe à 100 mille livres par année commune, depuis 1676, jusqu’en 1788, les habitants du Jura ont payé , pendant cent douze années, onze millions deux centmnlle livres ; le cinquième qui devait en être supporté par l’abbé et le* religieux et leurs successeurs, est de 2 millions 240 mille livres, somme qui surpasse la valeur de toutes les terres du Jura, et qui, au besoin, indemniserait au centuple l’évêque et le chapitre de l’affranchissement de la mainmorte. Votre Majesté, voyant au milieu de l’auguste assemblée qu’elle vu présider, combien nous avons été vexés, à quel code barbare nous avons été soumis, comme les moines ont violé tous les traités qu’ils ont faits avec nos pères, daignera nous accorder quelque pitié, et nous délivrer en-lin de cette longue et cruelle oppression. Elle daignera considérer que des ecclésiastiques ne doivent pas traiter les hommes, leurs frères, comme des animaux de service, nés pour porter leurs fardeaux ; que l’Eglise, dont la première institution est d’imiter son législateur, humble et pauvre, ne doit pas s’engraisser du fruit des travaux des hommes, et qu’entin c’est justice que nous demandons.