128 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES» [11 janvier 1791.] et aujourd’hui c’est la maison d’Orléaus qui réclame une somme payée à sa décharge, ou plutôt donnée pour elle, et qui a été fournie par le Trésor royal. Je demande l’ajournement et l’impression du rapport et des titres. M. Camus, rapporteur. Le contrat de mariage s’est fait par Louis XV d’une part, et par les ministres d’Espagne de l’autre; les motifs de l’alliance sont exprimés dans le préambule du contrat; l’intention du roi était de resserrer les liens entre les deux puissances. Est-il bien étonnant que la France ait accordé une dot à la fille du régent, qui épousait l’héritier présomptif de la couronne d’Espagne? Nous avons proposé d’annuler tous les dons secrets de la faveur ; il ne s’agit pas ici de confirmer un article du livre rouge, mais d’acquitter un engagement contracté par le roi pour consommer une alliance favorable à l’intérêt delà nation et à l’éciat du trône. M. Martineau. Si Mademoiselle d’Orléans avait eu des enfants de son mariage, et que ses enfants se présentassent aujourd’hui pour recevoir le payement de la dot, nous n’aurions pas même à délibérer; ils mériteraient toute la faveur due à la foi d’un contrat de mariage; mais qui est-ce qui se présente aujourd’hui pour recevoir le payement de cette dot? C’est l’héritier de celui en faveur de qui mademoiselle d'Orléans, dotée par la nation, a renoncé à la succession paternelle et maternelle ; c’est-à-dire que celui quia la chose ■voudrait encore en avoir le prix. (Plusieurs membres applaudissent.) Je demande la question préalable sur le projet de décret, ou le renvoi au bureau de liquidation. M. de Croix. Il faut avant tout décréter le remboursement demandé. M. de Tracy. Je ne doute pas que le mariage cle la tille du régent avec le prince des Asturies n’ait été déterminé par de fort bonnes raisons d’Etat ; mais il me paraît évident qu’il a été fait aux dépens de la nation française. Je réclame, comme M. Martineau, la loi delà responsabilité et je crois, du reste, que cette réclamation n’aurait peut-être pas été connue, si M. d’Orléans n’avait point exposé l’état de ses affaires lorsqu’on traitait de son apanage. M. delLachèze. Le payement de la dot n’ayant pas été effectué du vivant de la princesse, je crois ses héritiers sans titre pour la réclamer. M. Rcwlïcl. Je m’étonne que l’on mette en doute la validité d’un titre qui a été si souvent reconnu. La nation ne fait aujourd’hui que ce que fait un particulier en payant ses dettes. Assurément aucun particulier ne pourrait contester la validité d’un titre semblable. L’Assemblée, consultée, décrète ce qui suit : « L’Assemblée nationale , sur le compte qui lui a été rendu par ses comités de l’extraordinaire et de la direction de liquidation, des demandes formées par M. d’Orléans pour le payement de la somme de 4,158,850 livres, montant de la dot de Louise-Elisabeth d’Orléans, liquidée par lettres patentes du 11 juin 1725, ajourne sur la décision de cette demande, et cependant ordonne l’impression du rapport, du contrat de mariage, ainsi que des lettres patentes dont il a été rendu compte, et le renvoi du tout à la direction générale de liquidation. » L’ordre du jour est la suite de la discussion sur le projet de décret concernant l'établissement du droit de timbre. M. Rœderer, rapporteur , fait lecture des articles qui ont été décrétés hier et ajoute : Vous pouvez, par un seul article que je vais vous proposer, régler une chose infiniment simple et infiniment instante. Il faut que l’Assemblée sache que les notaires de Paris, qui autrefois n’étaient point assujettis au contrôle, étaient soumis en revanche à un droit de timbre beaucoup plus rigoureux qu’il ne l’était dans tout le reste du royaume. C’est à compter du 1er janvier prochain que, comme tous les autres notaires du royaume, ils seront soumis au nouveau droit d’enregistrement que vous avez substitué au droit de contrôle. H est donc juste, Messieurs, qu’à compter du 1er février prochain, vous autorisiez les notaires de Paris à user jusqu’au 1er avril prochain, époque du nouveau timbre, à user, dis-je, du papier timbré dont on se sert dans le reste du royaume. En conséquence, je vous propose ce décret, qui ne me paraît susceptible d’aucune discussion : « L’Assemblée nationale décrète qu’à compter du 1er février et jusqu’au 1er avril prochain, les notaires de Paris pourront employer du papier timbré tel qu’il est maintenant en usage dans le reste du royaume. » (Ce décret est adopté.) L’Assemblée reprend la suite de la discussion sur la jurisprudence criminelle et l'institution des jurés. M. Boutteville-Rumetz. Il s’agit de décider, Messieurs, quelle sera la procédure qui aura lieu devant le juré de jugement, et si l’instruction se fera verbalement ou par écrit? Commençons par reconnaître qu’il n’est personne qui ne s’élève avec vous contre le détestable abus qui mettait tout individu à même de vérifier le fait et d’appliquer la loi, et qu’un des plus zélés défenseurs des preuves écrites est convenu que les magistrats n’avaient point pariagé le ridicule versé sur les docteurs en us accusés d’en être les inventeurs; que le juge n’a d’autre loi que la direction intérieure de sa conscience. Une autre vérité reconnue dans toutes les opinions, c’est que le calcul des preuves écrites est une grossière et monstrueuse absurdité, qui ne doit plus souiller ni corrompre votre procédure criminelle. Ici, Messieurs, commence la diversité des principes et des opinions. Il n’est pas douteux, disent les défenseurs de l’écriture, que les preuves morales ne l’emportent infiniment sur les preuves écrites; mais les unes et les autres ayant leurs avantages, est-il impossible de les conserver? Deux avantages ne valent-ils pas mieux qu’un seul? Or, quel moyen vous offre-t-on pour les conserver et aplanir toutes les difficultés? Rien de si aisé : en mettant les jurés entre leur conscience et la loi, en leur remettant la preuve écrite, à laquelle ils seront les maîtres d’avoir tel égard que de raison. Par là vous remédiez à tout; vous vous épargnez l’embarras de choisir entre les deux genres de preuves différentes que vous parvenez à vous assurer. Voilà donc l’état actuel de la délibération. L’écriture devant le juré de jugement est-elle, en effet, applicable dans l’exécution ? Nous laisse-t-elle jouir de [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [11 janvier 1791.J l’institu lion du juré, ou n’en est-elle pas destructive? Jamais questions n’ont été plus dignes de toute l’attention de l’Assemblée nationale. Pourquoi, nous dit-on, serait-il impossible de confier au papier les dépositions laites devant le public, les jurés et les juges, et même de retenir et décrire les débats, interlocutions, etc., si vous y portez l’ordre qui doit y régner? La rédaction des dépositions, celle même des déba's, n’a rien d’eflrayant, rien qui ne se soit exécuté. Oui, dans le cabinet du magistrat. Mais, outre tout ce que cette rédaction avait d’intolérant, c’est précisément la facilité d’exécution de cette pratique qui la rendait extrêmement vicieuse. Ou le soin de la rédaction sera abandonné à une seule main, et alors renaîtra tout entier le funeste abus qu’on veut éviter, l’influence d’un seul homme sur la déposition, sur les débats, sur le sort de l’accusation, ou l’accusé, ses conseils, l’accusateur, tes jurés, les juges et les assistants y veilleront; et alors quel temps une pareille marche ne dévorerait-elle pas? On se permet de calomnier l’institution des jurés, et on ose n’y voir qu’une vaine théorie; mais c’est en voulant lui adapter des principes hétérogènes qu’elle devient un monstre de bizarreries et d’absurdités. Vouloir y incorporer les anciennes pratiques, c’est dire franchement qu’on ne veut pas de jurés, c’tsl demander l’ancienne procédure, les sages et sublimes arrêts de la chambre de la Tournelle; et on ne peut supposer une autre intention, quand on prétend que l’instruction, par écrit, ne portera aucune atteinte à l’institution du juré. Les preuves écrites éclairaient, dit-on, lu conscience des juges, mais ne la commandaient pas. Je crois fermement que l’assertion est fausse, et que le système de la mesure et du calcul des preuves était réellement celui de notre législation crimim lie. Si les premiers juges, qui "seuls avaient l’avantage de voir et d’entendre les témoins, au lieu décalquer leur décision sur le cahier des charges, eussent écouté de préférence le sentiment de leur conviction intérieure, ils auraient vu tous les jours leurs jugements réformés. Il fallait donc nécessairement qu’ils prissent eux-mêmes, pour règle, les fautes commises par les anciens juges. L’usage de la déposition écrite a donc dû produire et a produit eu effet l’établissement de certaines règles politiques pour conserver la mesure, l’appréciation des preuves écrites. Conserver l’usage de l’écriture, c’est donc aussi ramener nécessairement le système du calcul et de la mesure des preuves, quelqueabsurdequ’on ait bien voulu le reconnaître. Aussi n’a-t-ou rien négligé pour nous rassurer contre son retour. Ou nuus offre deux garants infaillibles, la simplicité des jures, qui ne consulteront pas les docteurs, et l’avertissement que la loi leur donnera elle-même de n’avoir à l’écriture que tel égard que de raison; mais si leur liberté morale reste parfaitement entière, si leur conscience est la seule lui qu’ils aient à consulter prenez tout d’un coup la généreuse résolution d’ordonner qu’aussitôt après la décision des jurés toutes les écritures seront livrées aux flammes. Car si, comme on le veut, elles sont un monument durable de la justice, de l’impartialité de l’examen des preuves, leur décision sera toujours celles d’une conscience libre et affranchie de toutes les entraves, une conviction intime, en un mot une vraie décision de juré. Non, Messieurs, leur décision sera celle qui leur paraîtra la mieux appuyée par le cahier des charges, celle qu’ils prevoieront cadrer mieux lTe Série, T. XN1I. 129 avec l’opinion publique. Ne nous le dissimulons pas, Messieurs, vous n’aurez pas de jurés, ou plutôt vous aurez de misérables, de détestables juges; car autant les hommes appelés à cette fonction étaient propres à former de vrais et d’équitables jurés, autant ils le seront peu à devenir des juges, autant ils le seront peu à saisir les vrais rapports, à en faire les plus véridiques résultats. Ces agents hétérogènes à notre institution, en seront tout aussitôt fatigués que vous-mêmes; les hommes ne s’exposeront pas deux fois à la cruelle censure de l’opinion publique. Bientôt et infailliblement ils laisseront à vos juges le soin de feuilleter le fatras dont votre fatale prudence les aura chargés. Non, encore une fois, vous n’aurez point de jurés. Si telle est l’intention secrète des partisans de l’écriiure, ils sont alors très certains de réussir. Mais qui nous rassurera contre la précipitation, la confusion de nos jurés, contre les torts de leur mémoire, contre leserreurs de temps et de fait, source fatale des plus grands malheurs ? Nous ravirez-vous donc le consolant espoir de revenir contre des juges, contre un jugement évidemment injuste et barbare? Je n’entrerai point plus avant dans Gs objections, persuadé que je suis qu’elles vont être bientôt toutes aperçues et toutes victorieusement réfutées. Je me résume et je soutiens qu’adopter l’écriture devant le juré de jugement, c’est anéantir dès aujourd’hui l’institution des jurés et tout ce qui se concilie avec la constitution d’un peuple libre. J’adopte le plan du comité. M. Thouret (1). Messieurs, vous avez décrété l’institution du juré pour le jugement des crimes, comme une base constitutionnelle du nouvel ordre judiciaire. Grâces éternelles en seront rendues à cette Assemblée, dont rien n’a pu ni tromper ni intimider le patriotisme, lorsqu’il a été question d’assurer les fondements de la liberté publique. Il s’agit ici de savoir si, en réalisant cette pro uesse faite à la nation de lui donner le juré, vous l’instituerez d’unemaoière qui lerende praticable ; si vous l’organiserez en même temps sur les principes qui lui sont propres, avec ces grands caractères de force et de moralité qui peuvent seuls en remplir l’objet, et qui seuls conviennent à la nature de cette sublime épreuve par le jugement du pays ; ou s’il ne sortira de nos délibérations qu’une conception débile, méticuleuse, assemblage informe de deux procédés naturellement inconciliables, qui ne sera ni le juré, ni l’ancien régime, ne vaudra pas le premier, et sera pire que le second. (Applaudissements.) Puisque nous voulons établir le juré, il faut employer le mode qui peut assurer dans la pratique, non seulement le commencement, mais encore la longue durée de sou exécution; car nous tomberions, au détriment de tout ce que nous avons fait jusqu’ici, dans le mépris de la France et de l’Europe, si une institution aussi intéressante périssait au sortir de nos mains par notre propre impéritie dans la constitution de ses formes. Il ne faut donc pas établir la nécessité d’écrire toute la procédure devant le juré; car, avec cette forme, il ne peut pas subsister un an. C’est là le premier point que je me propose de développer. Ce ne serait pas assez de rendre le juré prati-(1) Le Moniteur ne donne que des extraits de ce discours. 9 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [11 janvier 1791.] 130 cable en fait; il faut encore l’organiser pour produire ces grands effets de moralité qui le rendent si précieux au maintien de la liberté publique et de la confiance individuelle. S’il ne s’agissait pour nous que de substituer les citoyens aux juges, en laissant subsister le même mode de procédure, et les mêmes éléments de conviction, pour quelque gain que nous ferions d’un côté, nous perdrions davantage de l’autre ; car il faut des juges, et non des jurés, pour juger par la forme judiciaire des procédures écrites: et partout où les procédures sont écrites, quoiqu’on fasse, l’expérience n’a que trop prouvé que la conviction morale, personnelle et libre, qui est de l’essence primitive du juré, est nécessairement altérée et corrompue. Il ne faut donc pas mettre le juré dans la nécessité de juger sur le vu et par l’examen d’un cahier complet de procédures écrites. C’est là le second point sur lequel je fixerai votre attention. Je répondrai aux objections de M. Troncbet, et montrerai ce qui rend inadmissible son système absolu d’écrire et de remettre au juré toute l’instruction, même avec la modification plus apparente que ré f le, que les jurés ri y auraient que tel égard que de raison. Ce sera le troisième point de ma discussion. Enfin, je vous apporte et vous soumets le résultat des derniers efforts de vos comités, pour faciliter votre délibération, en éclaircissant quel est le seul système d’écrilure qui ne dénature pas essentiellement le juré, et que vous pourrez adopter. PREMIÈRE PARTIE. Je commence par examiner s’il est possible, en fait, de soutenir l’institution des jurés, avec le mode d’écritures proposé par M. Tioncliet. Ii s’est mis sur ce point à côté de la difficulté, en se dissimulant la nature et la véritable espèce de celte impossibilité à laquelle il a toujours éludé de répondre. Elle consiste dans la certitude que l’institution ne pourra pas résister au découragement général qui naîtra du dégoût, de la fat'gue, du tourment qu’elle occasionnera, s’il faut que chaque jury tout entier donne à l’instruction des affaires tout le temps nécessaire, pour que tous les actes de la procédure soient écrits devant lui. Il faudra, pour le jugement de chaque procès, douze citoyens pris dans toutes les classes de la société, appelés des différentes parties de l’arrondissement, déplacés de leurs domiciles, et détournés du soin de leurs affaires. Qui de nous peut penser, dans la sincérité de son âme, que la nation supportera la gêne de ce service, s’il exige le sacrilice de plusieurs semaines pas ées dans la dégoûtante inactivité qu’entraînera la longue réduction de toutes les procédures? Yoilà la première raison d’impossibilité sur laquelle il importe fort à chacun de nous de ne pas s’étourdir. Le devoir de nos consciences est de voir et de reconnaître toujours, et plus scrupuleusement encore dans cette grande occasion, ta vérité où elle es!, et telle qu’elle est. Une seconde raison d’impossibilité se tire de l’aggravation intolérable pour les témoins de les tenir éloignés de chez eux pendant tout le temps u’il faudra donner à l écriture, non seulement e toutes les dépositions, mais encore de toutes les langueurs du début qui aura lieu entre eux et l’accusé. S’est-on bien fait l’idée juste du temps qu’emporteront toutes ces rédactions, surtout celles des interpellations, des réponses, des répliques et de tous les autres incidents du débat, quand il sera plus réel que nos insuffisantes confrontations actuelles, quand la contradiction sera plus intéressée, plus pressée, plus animée par la présence des parties, du public, de tous les juges qu’il s’agira de convaincre, etpar l’honneur et l’amour-propre des conseils provoqués par cette assistance à déployer leur zèle et leurs talents? Cette seconde considération, relative aux témoins, n'est pas moins décisive que la précédente. Voulez-vous voir, Messieurs, constatée d’avance par l’expérience, cette vérité déjà si évidente moralement, que le service des jurés manquera dans la pratique, s’il est rendu aussi pénible qu’il Je deviendrait nécessairement par leur assistance aux écritures? Voyez ce qui est arrivé à l’égard des adjoints que vous avez établis par votre décret de règlement provisoire sur la procédure criminelle. En beaucoup d’endroits on éprouve la plus grande difficulté à s’en procurer, quoiqu’ils soient toujours de la ville même où est le tribunal; quoiqu’il n’en faille que deux ; quoiqu’il ne soit pas nécessaire que les mêmes suivent tout le progrès de la même procédure; quoiqu’ils n’assistent enfin qu’aux premiers actes de l’instruction jusqu’à l’arrestation seulement, et jamais au débat contradictoire. Je sais bien que la fonction de juré, étant d’un intérêt bien plus stimulant que celle de simple adjoint, et d’ailleurs ce service étant obligé sous les peines de la suspension de l’éligibilité civique, et d’une amende, l’exécution en sera plus assurée ; mais l’intérêt patriotique s’amortirait bientôt, si la gêne personnelle était trop forte; et lorsque l’in-titutioti n’aurait plus d’autre garantie que la coaction de la peine, de ce moment-là elle serait perdue ; le peu d’utilité quYlle produirait dans cet état de réprobation publique, ne vaudrait pas qu’on se donnât la peine, probablement inutile, de chercher à la réhabiliter dans l’opinion. Le juré, cependant, cette création du génie de la liberté, objet du culte politique des peuples libres, palladium de toutes les Coustilu-tions fondées sur la reconnaissance des droits et de la dignité des hommes, ne peut pas subsister avec l’indifférence de l’opinion publique. Gardons-nous donc, au moment où nous cherchons à le naturaliser parmi nous, de le présenter à la nation sous des formes rebutâmes qui étoufferaient le sentiment de son excellence, avant qu’il soit éprouvé par la jouissance, et ne le montreraient que sous le rapport d’un assujettissement trop pénible pour les citoyens. Je place ici l’examen de toutes les objections relatives à cette première partie de la discussion. On a dit : 1° qu’il ne sera pas plus impossible d’écrire vingt témoignages, qu’il ne l’a été jusqu ici d’en écrire quelquefois cinquante; 2° Qu’on aura, pour faire ces écritures, le greflier qui les a toujours faites ; 3° Que le public, le juge et les jurés présents gararniront la fidélité de la rédaction; 4° Qu’on pourra bien écrire la discussion ou le débat contradictoire, puisque jusqu’ici on a écrit les conf/onlations; et que celte rédaction ne sera pas plus impossible devant les douze jurés, qu’elle ne l’est actuellement devant deux adjoints. La conclusion de tous ces détails a été qu’on [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [11 janvier 1791.] 131 peut encore continuer de faire ce qu'on à bien pu faire depuis des siècles. Cette argumentation paraît sans réplique, puisque la conséquence est déduite de l 'exécution à la possibilité; mais en l’approfondissant, on y découvre deux vices qui la rendent absolument in-concluante. Le premier est que nous ne disons pas qu’il soit matériellement impossible d’écrire devant le juré assistant, si l’on peut s’assurer que le juré pourra soutenir la gêne de cette assistance : mais nous disons qu’il est démontré moralement impossible, que l’exécution du juré puisse subsister longtemps, avec cet assujettissement. C’est à cela gue M. Tronchet ne répond pas, lorsqu’il répond à ce que nous n’avons pas dit. Le second vice de son raisonnement est que Yexécution passéedontil argumente, et impossibilité qu’il en conclut, ne sont point sur le même état de choses. Ce qu’ona fait précédemment, on l’a fait avec des tribunaux et des Tournelles ; là, on écrivait pendant des mois entiers une information à remplir des volumes ; on y écrivait aussi des interrogatoires et des confrontations. Et comment encore les écrivait-on? Etait-ce devant le tribunal assemblé ? Les juges réunis étaient-ils spectateurs de ces fastidieuses rédactions? Non : on n’a jamais écrit que devant un commissaire, maître de suspendre et de reprendre la suite de ces opérations à sa commodité; eton n’a jamais écrit de confrontation en la présence des adjoints, dont le ministère cesse aussitôt que l’accusé est arrêté. La vérité est dans la proposition diamétralement contraire à celle de M. Tronchet; c’est qu’on n’a pas encore fait ni même essayé de faire ce qu’il propose. Il n’y a donc pas d’exécution passée qui en garantisse la possibilité. lia cherché à insinuer qu'en payant les jurés, on pourraitobtenir d’eux depluslongs déplacements. La nécessité du payement avouée, renferme l’aveu de la solidité de nos raisons et n’en est pas la réfutation. Si on ne peut pratiquer les écritures que M. Tronchet propose, qu’en payant les jurés il ne doit plus rester douteux qu’il faut rejeter son système; et plutôt que de l’adopter, il vaudrait même mieux renoncer entièrement à l’institution. Sa sainteté serait profanée, sa dignité avilie et toute sa moralité corrompue et détruite, du moment que l’argent serait devenu un ressort nécessaire à son activité. Entre ces deux partis, n’avoir point de jurés ou avoir ceux qu’on ne pourrait obtenir qu’à prix d’argent, il n y a pas d’hésitation raisonnable. 3e finis sur cet objet par quelques éclaircissements que l’objection qui nous a été faite d’un passage de Blakstone rend intéressants. Ce passage est aux pages 18 et 19 dudiscours de M. Tronchet. Il l’a cité en preuve qu’il y a des cas et des tribunaux en Angleterre où l’écriture des dépositions est admise dans la procédure par jurés; et il en conclut que l’écriture des preuves est praticable avec le juré. M._Tronchet s’est entièrement trompé sur la conséquence qu’il a tirée de ce passage; l’au’eur ne dit point là ce que M. Tronchet a entendu, et c’est Blakstone lui-mêine qui va constater la méprise. Le passage est extrait du chapitre qui traite du jugement par jurés au civil. Blak-tone commence ce chapitre par expliquer la différence de la déposition orale qui est propre à l’examen par jurés et de la .déposition écrite qu’il dit être /(£ méthode établie par le droit civil. Il fait valoir ensuite les avantages de la déposition orale qu’il élève suivant l’opinion constante de l’Angleterre, bien au-dessus de la déposition écrite. Il fait remarquer ensuite quelques inconvénients de ce que les jurés ne reçoivent les témoignages que viva voce sans écritures; c’est là que se trouve le passage qui nous est objecté. L’inconvénient que Blakstone y remarque, est que le juré ne recevant que des dépositions orales, il devient impossible de faire prendre par écrit celle des vieillards ou des voyageurs par précaution contre le cas de leur mort ou de leur départ, pour s’en servir s’ils meurent ou partent avant le temps où le juré aurait pu les entendre. Cependant aujourd'hui, dit-il, l'usage de l'écriture dans ces cas est fréquemment admis, lorsque les parties y consentent : il y a encore dans l’original, if the parties are open and candid, c’est-à-dire quand elles procèdent loyalement et ne tiennent pas à la rigueur des formes. On le pratique aussi dans les cours d'équité, mais cela ne peut point être admis dans les cours de la commune loi, si ce n'est dans le cas d'un procès né dans l'Inde , et dont la poursuite se fait dans les cours du roi à Westminster. J'observe premièrement qu’il ne s’agit là que des procès civils, et nullement des procès criminels : cVst une simple enquête sans débat. J’observe secondement que ce sont deux cas extraordinaires, et hors de l’ordre commun; il s’agit de se prémunir contre la perte prochaine d’un ou de deux témoins précieux; il n’est pas question d’écrire les dépositions de vingt à trente témoins, et tous les détails d’une confrontation. Ainsi les témoins dont il s’agit là seraient entendus littéralement devant les jurés, qu’on .n’en pourrait conclure ni la pratique ni la possibilité d’écrire devant eux toute une instruction criminelle : mais je dis de plus que dans ces deux cas, et dans les cours d’équité, quand les dépositions se font par écrit, ce n’est point devant les jurés, mais devant des commissaires-enquêteurs. J’ajoute enfin que quand les cours d’équité autorisent les dépositions écrites, ce n’est que dans tes matières légères, et que quand les faits contestés sont importants, elles renvoient déposer devant des jurés. Voyez dans Blakstone le chapitre des procédures dans les cours d'équité : il explique très clairement que, quand une de ces cours, où jamais les jurés ne sont admis, ordonne une preuve, elle se fait, conformément au droit civil, en prenant les dépositions par écrit; il détaille les formes de l’enquête et la nomination des commissaires qui y procèdent. 11 observe de plus, d’une manière très expresse : 1° que si quelque point de [ait est fortement discuté, cette cour est si fort persuadée de la défectuosité de l'examen par des dépositions écrites , qu'elle ne liera point les parties par là, mais ordinairement renverra l'examen de l'affaire aux jurés, particulièrement les faits importants ; 2° que comme on ne peut sommer les jurés de comparaître à cette cour , il est ordinairement enjoint que le fait sera examiné à la barre de la cour du banc du roi, ou aux assises sur une feinte issue. L’erreur de M. Tronchet sur le sens du passage qu'il a cité, et sur le fait de la pratique anglaise, reste donc parfaitement démontrée. Il est bien loin d’avoir prouvé qu’eu aucun cas, ni dans aucun tribunal d’Angleterre, on écrive toute l’instruction d’un pro ès criminel devant des jurés; qu’on y écrive même une simple preuve civile. Il n’a donc point l’autorité de l’exemple et de [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [11 janvier 1791] 132 l’exécution, pour montrer que son système soit praticable. Je conclus que, si chacun de nous est bien intimement convaincu que des jurés ne pourront pas soutenir longtemps ces longues et fastidieuses séances qui se passeront à écrire, et que le dégoût inévitable d’une telle corvée fera bientôt haïr et déserter ce service, proposer les écritures, comme le fait M. Tronchet, c’est proposer la destruction du juré. Nous avons été tous unanimes au comité pour reconnaître qu’il ne pouvait pas entrer dans les vues de M. Tronchet, dont la loyauté ne nous est pas douteuse, d’enfermer un germe certain de la ruine prochaine du juré dans le mode de son établissement. Je suis chargé par mes collègues, et j'aime personnellement à rendre cette justice publique à notre estimable adversaire ; mais nous devons à la confiance de l’Assemblée et à nos consciences de dire contre son système pris eu lui-même, et sans aucune application personnelle, que s’il existe un moyen indirect d’anéantir par le fait le décret constitutionnel de l’établissement des jurés, c’est précisément celui de l’écriture de toutes les procédures en leur présence. (. Applaudissements .) SECONDE PARTIE. Une seconde raison de l’incompatibilité des écritures avec le juré, et celle-ci doit être principalement sentie par une Assemblée législative, est que l’effet de l’écriture altérera inévitablement la moralité qui fait de l’institution du juré le moyen le plus voisin de l’infaillibilité qui soit pami les hommes. Je dis le moyen le plus voisin de V infaillibilité, car les facultés humaines ne vont pas plus loin. Dans quelque système que ce soit, dès que ce sont des hommes qui vérifient des faits qui leur so t étrangers, par le témoignage d’autres hommes, il reste toujours des chances à l’erreur. Mais que doivent taire les législateurs? Etablir le mode de vérification qui donne pour la découverte de la vérité le plus haut degré de probabilité ; et voilà ce que nous devons tous rechercher de concert, dans la sincérité de nos cœurs, et par toutes les puissances de notre entendement. {Applaudissements.) Ici se présente la nécessité de bien éclaircir les idées sur la distinction des preuves légales et morales. On appelle preuve légale ce que la loi ou une doctrine ayant acquis le même crédit que la loi déclare être probant. Ainsi la preuve légale est factice et artificielle ; elle peut, dans bien des cas, n’avoir rien de commun avec la vérité intrinsèque du fait. La preuve morale, au contraire, est celle qui, indépendante de toute règle ou de toute préoccupation étrangère à la vérité intrinsèque des faits, se puise sur" chaque fait particulier dans toutes les circonstances qui produisent, par l'assentiment libre, une conviction uniforme sur le très grand nombre des hommes impartiaux. {Applaudissements.) Tout le discours de M. Tronchet et le décret même qu’il propose ont pour base cette vérité qu’il reconnaît et professe, que la preuve morale est la seule qui mérite confiance, et qui doive déterminer la conscience et la décision des jurés. En effet, s’il propose des écritures judiciaires, tout aussitôt il les rend indifférentes pour la conviction, en laissant les jurés maîtres de n’avoir à ces écritures, quoique rédigées sous leurs yeux, que tel égard que de raison. Je prie ceux de mes collègues dont je sais que l’erreur a été portée sur ce point jusqu’à penser que dans la conviction morale était renfermé un arbitraire destructif de la sûreté judiciaire, de se rallier avec nous autour de la vérité reconnue par M. Tronchet. Ses connaissances en législation l’ont autorisé à dire que la doctrine des preuves légales n’est établie par aucune loi positive; nous en sommes convaincu comme lui : et son éloignement naturel pour les procès criminels l’ayant peu instruit de la pratique des Tournellès, il ne lui a fallu que son bon esprit pour rester dans la persuasion que cette doctrine, qui lui paraît avec raison monstrueuse, n’existait pas. Nous menons, Messieurs, en fait positif qu’elle existait, qu’elle vivait dans ieplus grand nombre des tribunaux détruits, et ce qui est bien plus fâcheux encore, qu’elle vit dans l’opinion commune et vulgaire ues habitants des 83 départements, dans cette classe de citoyens qui seront le plus fréquemment appelés à remplir les fonctions de juré ; et certainement ce n’est pas nous qui avons inventé ici le système de la distinction des deux consciences, celle de l’homme et celle du juge. Comment n’aurait-elle pas existé, cettedoctrine funeste, quand elle était le premier fondement nécessaire de tout jugement porté sur des dires qu’on n’avait pas entendus, et sur la foi des écritures qu’on n’avait pas vu rédiger? Cette créance que les juges étaient obligés de donner non seulement aux minutes, mais même aux grosses des actes de l’instruction, qu’était-elie autre chose qu’une preuve légale ? Ce n’est pas, il est vrai, aussi textuellement de la loi, maisc’estdesoneffet inévitable, de lanécessité de se faire des règles pour apprécier les témoignages, quand on n’avait pas pu apprécier les témoins, que sont nées toutes les autres parties du système de la preuve légale, et surtout cette opinion trop répandue, trop réellement pratiquée, que deux témoins positifs, uniformes, non valablement reprochés, faisaient une conviction légale. Rappelez-vous, Messieurs, les mémoires imprimés dans les affaires criminelles les plus célèbres; ouvrez les registres de ia Tournelle de Toulouse, dans l'affaire de Calas; ceux de la Tournelle de Paris, dans l’affaire de Bradier, Si-mare et Lardoise, dits les trois roués , parce qu’ils ont failli de l’être ; apprenez qu’un de nos collègues, qui éiait un des juges de ce dernier procès, et qui résistait à la condamnation par la force de la conviction morale contraire aux témoignages, d’ailleurs très suspects, fut réprimandé par le président qui lui dit que c’était une prévarication dans son ministère de ne pas céder à la preuve faite par deux témoins non reprochés. Lisez eniin le réquisitoire de M. Séguier, avocat général, dans la même affaire, dont toutes les pages sont saturées de la doctrine de la preuve legale, de sa défense, et même de son éloge (1). (1) Il suffit do citer les traits suivants du réquisitoire : « Condamner sur la foi d’uu témoin qui peut être « suspect, mais qui n’est pas jugé tel, ce n’est pas « condamner sans preuve : sa déposition fait foi, lorsque « la loi a permis de l'entendre, et que rien ne détruit « sa déposition. » Ces dernières expressions se rapportent à ce que, dans le fait du procès, on soutenait que deux témoins, très suspects réellement , faisaient preuve légalement comme témoins nécessaires. « C’est la première fois qu’un a osé dire qu’il fallait [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [11 janvier 1791. J 133 Cette doctrine n’est donc pas une rêverie des anciens docteurs, aussi peu connus que leurs noms et leurs poudreux volumes, et dont la pratique fut étrangère à nos tribunaux. Elle est passée de là dans l’opinion populaire ; et c’est cette opinion qu’il faut non seulement vérifier, mais encore préserver, pour l’avenir, de toute rechute, si nous voulons obtenir une bonne institution de jurés. La seule capacité supposée dans le juré est la rectitude du jugement ; son tact est celui de sa conscience; sa règle est exclusivement sa conviction intime; et la garantie qu’il est si naturel de désirer contre le danger apparent de tant d’indépendance se trouve complètement dans sa nature même, dans sa composition, dans son impartialité indubitable, dans sa rénovation pour chaque fait, dans la plus nombreuse réunion des suffrages . Les jurés sont placés au sein, pour ainsi dire, de la pieuve; ils en suivent tous les progrès matériels et moraux; ils voient et entendent les témoins déposer, ils voient et entendent l’accusé se défendre, ils voient et entendent les témoins et l’accusé poursuivant , pressant réciproquement et faisant sortir la vérité par leur débat contradictoire. A mesure que ce débat s’avance et s’anime, ils reçoivent une conviction intime et s’imprégnent de la vérité par tous les sens et « combiner l’influence que le degré de parenté devait « avoir sur la valeur d’un témoignage : il faudrait donc « apprécier, déterminer le degré do confiance qu’on « doit avoir dans la déposition d’un père et d’une mère, « d’un père et d’un fils, d’un gendre et d’une bru, de « deux, frères, d’un oncle et d’un neveu, en un mot, « des parents au degré prohibé, dans une affaire où « on ne peut les reprocher pour cause de parenté, cc parce qu’ils ne sont attachés par les liens du sang, « ni à l’accusateur, nia l’accusé. Ne serait-ce pas ad-« mettre une sorte d'inquisition sur les consciences? » Quelle antipathie contre la conviction morale dans cette qualification qui lui est donnée ici, et dans cette surprise qu’on eût osé en réclamer les premiers cléments! A l’occasion du rescrit do Trajan, qui recommande la sévérité dans l’oxamen des preuves, parce qu’iZ vaut mieux absoudre un coupable que condamner un innocent , le réquisitoire s’explique en ces termes : « Ce rescrit, « tout au plus, sera fondé sur un principe général. On « peut en convenir, et nous dirons avec l’auteur du « mémoire: il vaut mieux sauver un coupable que de « perdre un innocent. Mais un accusé qui a contre « lui la déposition de deux témoins n’est pas cet a innocent dont le rescrit a parlé, et la maxime de « Trajan ne peut s’appliquer dans une instruction au-« torisée par la loi. » Cette instruction est clairement la preuve legale par deux dépositions. Le réquisitoire va jusqu’à admettre la validité de cette preuve légale, malgré l’invraisemblance des faits ; on y lit cet étonnant passage : « Le vrai, quelquefois, « peut n’ètre pas vraisemblable. Vingt témoins ne « prouveraient pas un fait impossible. Mais ce qui pa-« rait invraisemblable au premier aspect se change en « certitude légale par la force de deux dépositions ju-« ridiques. Un seul témoin rend un fait probable. Ce « témoignage isolé n’opère pas une démonstration ; « mais cette preuve, qu’un témoin unique ne peut pro-« duirc, se réalise par le concours d’un second témoi-a gnage. Et ce genre de conviction établi par la loi « SUFFIT A LA JUSTICE. » Il reste à observer que l’arrêt rendu sur ce réquisitoire par le parlement de Paris, toutes les chambres assemblées, le 11 août 1786, a condamné le mémoire justificatif de Bradier, Simare et Lardoise à êlre lacéré et brûlé, comme tendant à dénaturer les principes les plus sacrés. Et le prétendu principe attaqué par ce mémoire, défendu par le réquisitoire, consacré et vengé par l’arrêt, était la doctrine absurde et barbare de la preuve légale ! par toutes les facultés de leur intelligence. Cette couviction-là, dont les éléments sont simples et vrais, qui est principalement de sentiment, qui est celle de tous les hommes non légistes, non savants, non exercés, mais qui ont, avec un cœur droit, un jugement sain, est la conviction humaine dans sa pureté, dans sa sincérité naturelle. C’est la essentiellement la conviction morale qui ne se commande pas, qui est tout à la fois et au-dessus des préceptes, et plus sûre qu'eux dans l’application. Elle subjugue quand elle est ressentie, elle ne peut être ni dictée ni suppléée quand elle n’existe pas. Elle est le plus sûr critérium de la vérité humaine. (. Applaudissements .) Quand on considère que la nécessité des preuves écrites se trouve établie partout où i’on n’a pour juges que des tribunaux et qu’à Rome, tant qu’elle a eu l’équivalent des jurés, en Angleterre et dans les Etats-Unis d’Amérique, les preuves orales sont une méthode propre au juré, on est forcé de reconnaître que celte différence constante n’est pas arbitraire. Avec des tribunaux, tels que nous les avions, susceptibles non seulement de toutes les passions des corps permanents, mais encore de toutes celles des individus permanents aussi qui les composaient, qui décrétaient et jugeaient, et qui jugeaient le fait et le droit, il était nécessaire de contenir le pouvoir effrayant dont ils étaient armés, en les obligeant de constater par écrit les bases et les motifs de leurs jugements. Quand on a des jurés, au contraire, on peut employer avec un plein succès, comme l’Angleterre et l’Amérique libre le prouvent sans réplique, la méthode des preuves vives, qui peut seule assurer la pleine liberté de la conviction morale. C’est la pureté même de l’institution du j : ré qui en donne le droit et qui repousse toutes les vaines alarmes. Les jurés sont les citoyens, l’extrait du peuple, ils le représentent. Deux cents sont sur la liste; on en tire douze pour chaque jugement; c’est le sort d’abord, ensuite des récusations très étendues, qui déterminent quels sont ces douze. Ils sont appelés au moment de l’épreuve, sans que ni eux, ni les parties intéressées aient pu le prévoir. Ils sont juges une fois, et rentrent aussitôt dans la foule des citoyens ; ils sont jurés aujourd’hui, et pourront être* demain accusateurs ou accusés devant ceux qu’ils vont juger; ils sont sous les yeux et sous l’opinion de leurs concitoyens qui les entourent, qui voient comme eux tout le procès, et qui jugent leur jugement. Ces hommes ne vous présentent-ils pas, Messieurs, tout ce qu’on peut réunir, quand on emploie des hommes pour établir la confiance publique et individuelle à laquelle il faudrait renoncer dans l’ordre social, si elle ne se trouvait pas là? Et il faut encore la conviction uniforme de dix de ces hommes sur les douze pour condamner! Et il ne faut que celle de trois seulement pour absoudre! Et ils n’ont en générai aucun autre intérêt que celui de l’ordre et de la justice, dont dépend leur propre sûreté I Qu’on m’indique donc une autre combinaison possible, qui offre, par autant de données favorables à la vérité, une chance qui soit aussi sûre pour l’innocence! Lorsqu’on a une institution aussi parfaite pour garantir la bonne application de la conviction morale, c’est se tourmenter à plaisir que d’en craindre les résultats; et c’est mal servir la société, que d’altérer un tel établissement par le mélange de quelques restes d’un ancien ordre de 434 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [11 janvier 1791.] choses qui a tant de fois trahi la vérité. {Applaudissements.) Ges développements étaient nécessaires avant d’entrer au centre de la question. M. Tronchet soutient, et c’est son assertion la plus spécieuse, que l'écriture devant le juré ne nuira point à la conviction morale ; qu'avec l'écriture, il réunit deux avantages, au lieu que sans elle nous n’en avons qu'un. Après un mûr examen, nous avons aisément reconnu que l’exécution matérielle et durable du juré présent aux écritures de toute l’instruction, étant impossible, comme je l’ai établi d’abord, loin de s’assurer la jouissance de deux avantages, on n’en aurait pas même un, et qu’on finirait par perdre en peu de temps l’institution même. Nous avons ensuite pensé unanimement que, s’il était possible d’écrire, il ne le serait pas, quelque précaution qu’on prît, que les avantagea de la conviction morale fussent conservés sans altération avec l’écriture. Voici nos raisons : Laplupartdesabsurdités du système des preuves légales, quoiqu’elles ne soient autorisées par aucune loi, se sont établies cependant : c’est quelles sont nées naturellement, et presque invinciblement, de l’écriture. 11 y en a deux causes : la première est que, quand on opère sur des écrits qui sont des objets purement matériels, l’embarras qu’on éprouve souvent à en tirer, surtout à en apprécier comparativement les résultats, oblige à se former, pour cette opération des règles conventionnelles; la seconde est que les écritures qui se conservent fument le contrôle perpétuel du jugement dont elles peuvent être rapprochées en tous temps, au lieu que les autres termes de comparaison, tirés des preuves morales non susceptibles d’être écrites, ne laissent aucunes traces. Or, les juges ont, et auront toujours, tant qu’on écrira, une propension naturelle à conformer leur jugement plutôt aux indications permanentes des actes écrits, qu’aux impressions de la conviction morale, dont les motifs disparaissent. Pour rendre sensible l’application de ces réflexions, supposons des jurés qui auront assisté à plusieurs séances d’instruction, rentrés dans leur chambre, et saisis du cahier d’écritures. 11 faudra d’abord qu’ils examinent tout ce qui y sera contenu, que l’un d’eux par conséquent soit rapporteur, et que les autres écoutent: je trouve la chambre des jurés transformée, par la nature et par le mode de son travail, en une séance de Tournelles, obligée de s’accorder à la presque unanimité sur le résultat des pièces; pour fixer le degré d’égards qu'elle doit y avoir : je vois les esprits se divisant sur la valeur, ou le sens, ou l’exactitude de telles expr. ssions, et la vérité mise au hasard du plus ou moins de justesse dans l’appréciation des écritures. On a d.t que cela favoriserait et renforcerait les effets de la conviction morale, en rappelant les impressions qui l’ont produite. Il y a bien plus à craindre que cette méthode n’en détournât plutôt, et n’en altérât tout l’effet dans des hommes sans expérience. Combien d’entre eux, qui auront saisi la conviction avec le plus de justesse, se trouveront cependant le moins en état de la conserver et de la défendre contre le choc d’une contradiction apparemment motivée? Des écritures dans les mainsdes jurésseront poureuxu lesource indispensablede disputes, de tiraillements, d’incertitudes d’opinion, etd’anxiétédeconsc ence. Pour ces hommes simples et qui n’apportent à l’exercice de leurs fonctions que les notions communes de la vieprivée, des procédures écrites seront comme ces instruments dangereux qu’on ne peut utilement confier qu’àceux qui en connaissentl’usage. Si quelqu’un d’entre eux suittirerhabilementparti de quelques rédactions pour inquiéter les autres sur la vérité des impressions qu’ils auront ressenties ; s’il a surtout quelque poids parmi eux; s’il a Part d’alarmer leur conscience, ou d’intéresser leur honneur en leur faisant craindre que l’écriture ne déposât perpétuellement contre leur décision, ce3 derniers aimeront mieux souvent se défier de la justesse de leur conviction, que de s’exposer au blâme d’avoir rendu un jugement qu’on leur montrerait flétri pour toujours dans l’opinion publique par le témoignage impérissable des procédures écrites. Il n’est donc pas exact que l’écriture laisse un libre cours aux effets de la conviction morale ; mais si elle peut l’altérer et la corrompre après qu’elle est acquise, elle peut encore l’empêcher de se former. Il est difficile de croire que si le débat devant le juré était aussi froid, aussi traînant, aussi inanimé, qu’il serait nécessaire pour que tous les détails en fussent rédigés par écrit, il fournît beaucoup de ces traits de vérité, dont la conviction morale se compose ; ils ne peuvent être produits que par le mouvement et la chaleur ; ils n’échappent que dans l’abandon. Peu de nos confrontations en fournissent des exemples; elles sont en général insigniliantes, parce que l’effet en est ralenti sans cesse par la nécessité de s’asservir à la lenteur de l’écrivain. 1! est difficile encore d’espérer que les jurés, excédés par les fatigues et l’ennui de longues séances employées presque entièrement à rédiger, pussent conserver le degré d’attention et d’intérêt nécessaire pour recueillir les vives impressions de la conviction, lorsqu’ils auraient surtout la confiance qu’on leur remettrait toute la procédure écrite. Nous insistons, Messieurs, sur cette dernière réflexion dont la vérité nous paraît moralement évidente, quoique M. Tronchet ait cru y trouver une occasion favorable de frapper les jurés d’anathème, en s’écriant que si ce sont-là les hommes auxquels la vie et l'honneur des citoyens seront confiés , il faut se hâter de révoquer le décret qui les appelle. Une voix du côté droit : Il a raison I M. ILavîe. Non, il n’a pas raison ! M. Thourct. Cette proscription est trop rigoureuse ; tout ce qu’on peut raisonnablement conclure de notre observation, c’est que les forces et l'attention des hommes ayant un terme marqué par la faiblesse de leur nature, il ne faut jamais les mettre dans une position qui exige plus de vertu que n’en comporte l’imperfection humaine. G’est aux institutions publiques à tonner les hommes ; mais l’habileté des législateurs con-sisie à calculer les institutions, et à les organiser sur ce qu’on peut se promettre d’obtenir des b o rames. Formons donc une institution de jurés, telle que les citoyens ordinaires puissent en remplir physiquement et moralement l’objet, et pour cela n’y admettons pas la rédaction complète de toutes les procédures en présence du juré; car les écritures et le jugement sur l’examen de ces écritures seraient, au physique et au moral, l’anéantissement des jurés. Je demande à l’Assemblée la permission d’in- [Assomblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [il janvier 1791.] terrompre l’opinion actuelle; i) n’est pas possible à ma poitrine d’en dire davantage. M. l’abbé Maury. Il est malheureux que M. Tho uret n’ait pas pu continuer son rapport. Vu son extrême importance, j’en demande l’impression la plus prompte. Celle précaution sage est, pour l’Assemblée nationale, un commencement de preuve que, dans le xviii6 siècle, l’on ne doit juger des matières importantes que sur des preuves écrites. (Il s'élève quelques murmures.) Si l’Assemblée nationale doit se déterminer à supprimer la procédure par écrit, je demande, au moins par respect pour l’usage admis jusqu'à présent dans la nation,.... Plusieurs voix : 11 était mauvais! M. l’abbé Maury... que dans une discussion ©ù il ne s’agit pas d’un intérêt particulier, mais de la vie de tous ceux qui seront traduits par devant les tribunaux; je demande, dis-je, que cette question ne soit décidée qu’après le plus sévère examen. Sans rien préjuger, sans entamer une discussion qui ne pourrait être continuée, puisque l’universalité des moyens de M. Thouret n’est pas connue, je m’engage personnellement (On entend quelques applaudissements ) à réfuter victorieusement tout ce qui vous a été dit par M. le rapporteur. (Il s'élève des murmures dans la partie gauche.) Je sens toute la force de l’engagement que je contracte, mais je prie les personnes qui montrent de l’inquiétude sur ma fidélité à le remplir d’observer que je ne prétends pas faire de ceci une affaire de faveur. C’est en faveur de l’humanité que je préviendrai tous les inconvénients d’une procédure non écrite. Ici je prie l’Assemblée de se souvenir que par une fatalité que je ne saurais expliquer, mais qui existe, c’est dans les pays les plus libres que les faux témoins sont les plus multipliés. Il y en a davantage en Angleterre que dans le reste de l’Europe. (Murmures dans la partie gauche.) le ne prétends pas que la seule cause de ce fait soit le défaut d’écriture dans les procédures, mais il y a infiniment contribué. Si les procédures ne sont pas écriies, les faux témoins recevront de vous un brevet d’impunité. ( Inter - ruption.) M-Lavie. Monsieur le Président, vous n’avez donné la parole à M. l’abbé Maury que sur la question du fonds. M. l’abbé Maury. Il ne faut pas se laisser séduire par les maximes philosophiques qui tendent à une perfection idéale. Il y a des inconvénients dans les dépositions par écrit; mais si l’on veut de bonne foi la sûreté et l’égalité, on avouera qu’il y en a cent lois davantage dans les dépositions seulement verbales. M. Troncliet. Vous présumez bien que je ne me présente pas ici pour répondre au discours ou à la partie du discours que vient de prononcer M. Thouret ; mais pour vous faire une observation d’ord.e que je crois très importante. Nous cherchons tous ici la vérité, nous cherchons tous à donner à la nation l’établissement le plus parfait; car je ne crois pas qu’on me soupçonne de mauvaise foi. Plusieurs voix : Nonl (Applaudissements.) M. Troncliet. Une phrase a été dite à cette 135 tribune, non certainement par M. Thouret, — il est trop poli, — mais par le préopinant, M. Du-metz : « Si l’intention secrète (ce sont ses propres termes), l’intention des personnes qui demandent l’écriture est de détruire l’institution des jurés, ils y réussissent parfaitement. » Ce n’est pas par des phrases aussi insidieuses et aussi malhonnêtes qu’il s’agit de juger ces intentions. M. Boutteville-Dumetz se présente à la tribune avec vivacité. M. Troncliet. L’observation d’ordre que je veux faire à l’Assemblée, c’est que le discours de M. Thouret se trouve interrompu précisément à mes yeux dans la phrase la plus importante. Vous avez pu déjà entrevoir que l’on s’est servi de cette explication : Si Von veut une écriture complète. Nous n’avez pas oublié que Ton vous annonce déjà d’avance une espèce de modification à la preuve écrite. C'est déjà un premier aveu que ceux qui demandent l’écriture n’avaient pas des intentions aussi funestes qu’on le suppose. Il serait fort dangereux que M. Thouret achevant son discours demain, dans la partie la plus essentielle à mes yeux, on voulût enlever immédiatement après la décision de l’Assemblée; car je ne vois pas qu’il ait encore répondu un seul mot aux grands inconvénients que j’ai opposés an détaut d’écriture. Je supplie donc l’Assemblée de permettre que ceux qui ne sont pas encore convaincus, départ ou d’autre, aient le temps de réfléchir sur une matière aussi importante. Je demande que le discours de M. Thouret soit sur-le-champ livré à l’impression, et qu’il ne soit rien décidé qu’après qu’il aura pu, de cette manière, être parfaitement connu de toute l’Assemblée. (La motioa de M. Troncliet est adoptée.) M. le Président. J’ai à vous faire part d’une pétition qui est adressée à l’Assemblée par la dame Marie Humbert, âgée de 34 ans ; cette dame demande à paraître à la barre ce soir avec les habits avec lesquels elle a fait divers actes de valeur. A l’âge de 15 ans, elle s’était engagée dans le Régiment-Royal-marine ; blessée dans un combat particulier, elle craignait d’être découverte et déserta. Peu de temps après, elle s’engagea dans le régiment de Navarre; il s’éleva des soupçons sur son s> xe, et elle s’enrôla enfin dans les dragons de GusLiue. (L’Assemblée, consultée, passe à l’ordre du jour.) MM. de Menou, Pougeard du Linibert, Prévost, ISouttevilIc-lîunietz et de SLa Rochefoucauld proposent, au nom du comité d’a-liénation, la vente de plusieurs biens nationaux à diverses municipalités. Ges ventes sont décrétées comme suit : « L'Assemblée nationale, sur le rapport, qui lui a élé fait par son comité de l’aliénation des domaines nationaux, des soumissions fuites suivant les formes prescrites, déclare vendre les biens nationaux dont l’état est annexé a.ix procès-verbaux respectifs des évaluations ou estimations desdits biens, aux charges, clauses et conditions portées par le décret du 14 mai 1790, et pour les sommes ci-api ès, payables delà manière déterminée par le même décret;