113 [États généraux.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 juin 1789.] yous exposer les motifs qui les rendent nécessaires. Dans ce moment, je me borne à insister sur la convenance de la dénomination que j’ai adoptée de représentants du peuple français. Je dis la convenance, car je reconnais que la motion de M. l’abbé Sieyès est conforme à la rigueur des Itrincipes, et telle qu’on doit l’attendre d’un ci-oyen philosophe. Mais, Messieurs, il n’est pas oujours convenable de consulter uniquement le troit sans rien accorder aux circonstances. 111 est cette différence essentielle entre le mé-aphysicien qui, dans la méditation du cabinet, aisit la vérité dans son énergique pureté, et 'homme d’Etat qui est obligé de tenir compte des .ntécêdents, des difficultés, des obstacles ; il est, dis-je, cette différence entre l’instructeur du peuple et l’administrateur politique, que l’un ne Songe qu’à ce qui est, et l’autre s’occupe de ce qui peut être. - 1 Le métaphysicien, voyageant sur une mappe-j inonde, franchit tout sans peine, ne s'embarrasse! ni des montagnes, ni des déserts, ni des fleuves,® pi des abîmes ; mais quand on veut réaliser le voyage, quand on veut arriver au but, il faut se rappeler sans cesse qu’on marche sur la terre, et qu’on n’est plus dans le monde idéal. Voilà, Messieurs, un des grands motifs de préférence pour la dénomination que j’ai mûrement Réfléchie. Si nous en prenons une autre, nous durons à créer une nouveauté ; elle va fournir abondamment aux déclamations de ceux qui nous calomnient : nous aurons contre nous tous les antécédents, tous les usages, tout ce qui est consacré par les habitudes, tout ce qui est sous la garde puissante des préjugés et de l’aristocratie. Si nous prenons le titre de représentants du peuple, qui peut nous l’ôter? qui peut nous le disputer ? qui peut crier à l’innovation, à ces prétentions exorbitantes, à la dangereuse ambition de notre Assemblée? qui peut nous empêcher d’être ce que nous sommes ? Et, cependant, cette dénomination si peu alarmante, si peu prétentieuse, si indispensable, cette dénomination contient tout, renferme tout, répond à tout. Elle abordera facilement le trône, elle ôtera tout prétexte à nos ennemis; elle ne nous exposera point à des combats, à des chocs dangereux dans tous les temps, qui pourraient nous être funestes dans l’état où nous sommes, et jusqu’à ce que nous ayons jeté des racines profondes. Cette dénomination simple, paisible, incontestable, deviendra tout avec le temps ; elle est propre à notre naissance, elle le sera encore à notre maturité ; elle prendra les mêmes degrés de force que nous-mêmes ; et, si elle est aujourd’hui peu fastueuse, parce que les classes privilégiées ont avili le corps de la nation, qu’elle sera grande, imposante, majestueuse 1 Elle sera tout, lorsque le peuple, relevé par nos efforts, aura pris le rang que l’éternelle� nature des choses lui destine. < ! j M. Mouiller propose à l’Assemblée de se constituer en Assemblée légitime des représentants de la \majeure partie de la nation, agissant en l'absence de la mineure partie. Il combat les deux motions déjà faites, et donne des développements à la sienne. Nous allons la transcrire : « Sur les rapports faits par les différents bureaux, l’Assemblée a reconnu légitimes les pouvoirs des membres qui la composent actuellement, sous la réserve du jugement de quelques contestations dont l’examen a été renvoyé à des commissaires, et, en conséquence elle s’est déclarée lre Série, T. VIII. valablement constituée. Ensuite il a été arrêté que, l’Assemblée formée par les représentants de la plus grande partie de la nation, et par la majorité de tous les députés envoyés aux Etats généraux dûment invitée, la minorité dûment invitée sur les moyens d’établir la fécilité publique, les suffrages seront comptés par tête et non par ordre ; qu’elle ne reconnaîtra jamais aux députés du clergé et de la noblesse le prétendu droit de délibérer séparément, ni de s’opposer à ses délibérations, ne pouvant renoncer néanmoins à l’espoir de la réunion de tous les députés, qu’elle ne cessera de . désirer. II a été de plus arrêté que l’exposé des motifs et des principes qui dirigent cette Assemblée sera mis sous les yeux du Roi et de la nation. » La motion de M. Mounier est appuyée par plusieurs membres. M. Barnave, entre autres, la défend vivement. M. Rabaud de Saint-Etienne parle ensuite ; et après un long discours, il propose le projet d’arrêté qui suit : « La vérification des pouvoirs des députés français qui se sont présentés dans la salle nationale ayant été faite; l’Assemblée considérant qu’elle doit être une, comme la nation est une; que tous les députés ont un intérêt de droit de se reconnaître les uns les autres; et que nul ne peut être réputé député s’il n’a fait vérifier ses pouvoirs par les autres députés en commun, déclare:. « 1° Qu’elle se constitue l’Assemblée des représentants du peuple de France, vérifiés parles codéputés, autorisés par leurs commettants à s’occuper de leurs intérêts, et aptes à exécuter les mandats dont ils ont été chargés; « 2° Que l’absence ou la séparation de ceux des députés qui auraient vérifié séparément leurs pouvoirs, ne saurait arrêter les opérations des députés vérifiés en commun et reconnus; quei toute vérification particulière est nulle, et que nulle classe de citoyens ne peut avoir la faculté de prononcer le veto qui n’appartient qu’au Roi; « 3° Qu’en conséquence, à mesure que les ab - sents, ou ceux qui se seraient vérifiés eux-mêmes ou en particulier, se présenteront à l’Assemblée commune pour y prendre place, ils jouiront de ce droit aussitôt qu’ils y auront fait vérifier leurs pouvoirs ; « 4° Que l’Assemblée étant cependant constituée, et tous les députés ayant été vérifiés ou dûment appelés pour l’être, elle va procéder à toutes les opérations qui intéressent le bonheur du Roi. En conséquence elle arrête, sous le bon plaisir du Roi: « 1° Qu’elle déclare tous les impôts actuels supprimés comme ayant été établis sans le consentement de la nation ; « 2° Qu’elle les crée de nouveau, pour exister seulement pendant la tenue des Etats généraux actuels, déclarant que, si lesdits Etats généraux venaient à être dissous sans qu’ils eussent librement consenti les impôts, ils demeureront supprimés ; « 3° Qu’elle annonce qu’après que les Etats généraux, composés des députés vérifiés en commun, auront fait la constitution, ils s’occuperont à vérifier la dette et à la consolider; « 4° Qu’elle a voté un emprunt de ..... millions pour subvenir aux besoins pressants de l’Etat, et l’a hypothéqué sur les premiers deniers de la caisse générale ; « 5° Que la présente délibération sera portée au Roi ; que les motifs qui l’ont occasionnée lui se-8 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 juin 1789.] ||4 [États généraux.] ront présentés, el que Sa Majeslée sera suppliée d'y donner sa sanction. Je demande, de plus, qu’on députe vers le ministre des finances, pour lui faire connaître que l’Assemblée désire prendre connaissance de l’état actuel des finances, et qu’elle va voter un emprunt pour subvenir aux besoins de l’Etat. Il s’élève de vifs débals sur cette motion : on combat surtout le projet d’un emprunt. Nos cahiers, disent plusieurs membres, ne nous prescrivent pas une marche si rapide. Nos commettants nous ont envoyés pour corriger les vices de l’administration, pour éteindre les dettes de l’Etat, et non pour les augmenter par des emprunts. Donnons une constitution à la nation; assurons les propriétés; puis nous aviserons au moyen d’établir des impôts. Toutes ces diverses motions sont vivement défendues de part et d’autre. Les débats se prolongeaient, lorsqu’on annonce une députation de la noblesse. Quatre membres sont envoyés au-devant d’elle, et elle est introduite : elle est composée de MM. de Bressey, le duc de Luynes, le marquis de Thiboutot, le baron de Flachsauden, le duc de Croï, le comte de Laglissonnière. Après avoir pris place sur leurs bancs, M. de Bressey, au nom de la députation, expose les motifs de là démarche de la noblesse, fait lecture de l’arrêté pris par la Chambre le 13 de ce mois, et en remet une copie. (Voyez plus haut le texte de cet arrêté, séance de la noblesse du 13 juin.) M . Bailly répond à la députation en ces termes: Messieurs, vous nous voyez occupés de l’exécution de la délibération prise le 10 de ce mois, et que nous avons eu l’honneur de vous communiquer le 12. Nous espérons toujours que vous vous réunirez à nous pour y concourir. La députation se retire ensuite, et elle est accompagnée par les mêmes membres qui l’ont introduite. La séance est levée à deux heures. Séance du soir. M. le Doyen ouvrela séance à cinq heures et demie du soir. M. Lavenue, l’un des députés de la sénéchaussée de Bazas, se présente et dit qu’il n’a pas répondu à l’appel fait le 13 parce qu’il était indisposé. 11 observe que ses pouvoirs sont contenus au même cahier que ceux de M. Saige, son co-! député, qui ont été vérifiés et trouvés bons. Il est admis à prendre séance. On reprend la discussion sur la manière dont l’Assemblée se constituera. Plusieurs membres proposent de décider la question sans désemparer, et de se constituer dans le jour. M. Target. Messieurs, autant je crois que l’importance de la question que nous agitons mérite d’attention, autant je crois que toute lenteur serait dangereuse ; il faut décider avec prudence , mais avec célérité ; et ce n’est qu’avec effroi que j'arrive à la discussion. Réduisons -nous à des idées simples et à nos principes ; surtout ne perdons jamais de vue la réunion des ordres, la votation par tête commandée par nos cahiers, la raison et la justice, la crainte du veto qui pourrait paralyser les Etats. Sans doute, ilfautnous constituer, mais quand? Aujourd’hui. De quelle manière? Gomme M. l’abbé Sieyès nous l’a indiqué. Le mot peuple ne remplit pas notre idée. Signifie-t-il communes? Alors cè n’est pas assez dire. Signifie-t-il la nation entière? Ce serait � trop dire. Choisissons donc le moyen qui, placé entre ces deux extrêmes, ne compromet ni nos droits ninos principes. Nous sommes les représentants connus de la nation , voilà ce que nous sommes ; et c’est avec cette qualité que nous sommes autorisés à dis-* cuter les droits de nos commettants. Je me hâterai de répondre à une objection qui nous a été faite ce matin. 11 faut compter les citoyens par les propriétés!. Certes ce paradoxe est bien étrange ; la propriété du pauvre est plus sacrée que l’opulence du riche1; il faut compter les têtes, et non pas les fortunes. Un système contraire serait destructif de tout droit national ; il éteindrait l’amour de la patrip et nourrirait l’égoïsme. Je pense encore qu’il faut renvoyer au bureaik l’examen de cette grande question’ et dans déni heures se réunir ici pour prendre un parti, e!t achever cette opération. M. Bergajsse (1). Messieurs, j’adopte, presque dans tous ses points, la motion de M. i’abbtp Sieyès. J’eri eusse fait une à peu près semblable!, s’il ne m’eût prévenu, et vous me permettrez de développer ici les motifs qui me portent à penser comme lui. Il n’est aucun de nous qui ne sente que nous ne pouvons différer davantage de nous constituer. Nous avons dû nous condamner à l’inaction dans laquelle nous avons vécu jusqu’à présent, tant que nous avons eu l’espoir de ramener dans la salle de l’Assemblée nationale, pour y délibérer en commun avec nous, les députés de la noblesse et les députés du clergé. Peut-être cet espoir n’est-il pas perdu sans retour, du moins faut-il toujours le conserver; mais, quoi qu’il en soit, notre inaction, qui fut sage dans Je principe, cesserait de l’être aujourd’hui, si nous pouvions y persister encore. Le moment est donc arrivé où nous devons nous occuper des grands objets que la nation a soumis à notre examen ; mais pour nous occuper de ces objets avec la dignité qui convient au caractère auguste dont elle nous a revêtus, il importe que nous nous constituions dans les circonstances difficiles où nous sommes, de manière à ne pas perdre aucun des droits qu’elle nous a. chargés de défendre, de manière-à n’abandonner aucun des principes dont ces droits ne sont que! l’heureuse conséquence. Vous avez regardé, Messieurs, comme un deces: principes essentiels, et dont vous ne pouviez vous départir sans nuire sans retour à la tâche impor-, tante que vous avez à remplir, le principe qu’il faut délibérer par tête, et non par ordre, dans: l’Assemblée nationale. D’après cette opinion, il ne nous a pas paru convenable de souffrir que ce principe fut altéré ou modifié, même par aucun système ayant pour; objet la conciliation entre les ordres, quelques avantages néanmoins quedetels systèmes pussent' (1) Le Moniteur n’a reproduit qu’une faible partie du discours de M. Bergasse.