SÉANCE DU 25 VENDÉMIAIRE AN III (16 OCTOBRE 1794) - N° 39 203 A moi? - Sans doute, à toi. - Toi, dis auparavant Quelle est cette voisine à qui nous devons tant, Lorsque tu m’envoyas cinquante francs par Cange. - Moi? - Non. - Comment, non? - Non. - Il me paroit étrange Que nous ayons reçu ce secours mutuel. Et presqu’en même temps : c’est extraordinaire. Courons interroger le commissionnaire. Tranquille sur un banc, auprès de la prison, Il attendoit, pour faire une commission; Il les voit, il s’enfuit, il craignoit de paroître Aux yeux des citoyens qui lui doivent leur être. Ils le trouvent enfin : mais Cange, dis-nous donc, D’où venoit cet argent? Qui nous a fait ce don? - Que vous importe? - Tout, et nous voulons apprendre Quel est ce bienfaiteur et cet ami si tendre. - Vous ne le saurez pas. - Parbleu, nous le saurons, Je ne te quitte pas. - Voilà bien des raisons. C’est moi. Je vous voyois accablé de misères, J’ai fait ce que j’ai dû, n’êtes-vous pas mes frères? Je n’avois que cent francs, je n’ai pu faire mieux. Des larmes à l’instant coulèrent de leurs yeux; Ils embrassèrent Cange, et de sa bienfaisance Il se crut trop payé par leur reconnoissance. Je ne m’attendois pas, dit-il, à ce plaisir; On m’avoit assuré que vous deviez périr! O sainte humanité ! combien tes vives flammes Répandent de douceur dans le fond de nos âmes! Fais que tous les Français soient tous de vrais amis; Sous les plus sages loix, fais qu’ils soient tous unis; Bannis de leurs foyers les fureurs de la guerre; Qu’ils servent de modèle au reste de la terre, Et que, dans l’univers, heureux de leur destin, Le peuple le plus brave en soit le plus humain. Par le citoyen J.-M. Sedaine (88) Nouveau trait Cange a un beau-frère qui est aux frontières, et dont la femme vient de mourir en laissant (88) Bull. , 25 vend.; Débats, n" 754, 379-381; J. Mont., n° 6. Résumé Moniteur, XXII, 267. trois enfans. - En rentrant, il trouve sa femme en pleurs. - » Ma pauvre soeur, dit-elle, n’est plus! Que deviendra cette pauvre famille? Qui en prendra soin? - Allons, console-toi, dit Cange, ne pleure pas. Je les prends, moi, nous vivrons tous ensemble. Il est chargé aujourd’hui de six enfants en bas âge. - Sa demeure est rue faubourg Denis, maison des ci-devant Soeurs-Grises, n° 46. LE PRÉSIDENT : Les arts sont amis de la liberté : ainsi le jour qui a vu détruire la tyrannie a été pour les Français un présage assuré, que parmi eux les arts seroient conduits à ce point de perfection où ils créent une nature nouvelle. L’attente de la nation ne sera point déçue ; et la Convention comptera toujours au rang de ses premiers devoirs d’encourager les arts et ceux qui les cultivent. Nous avons entendu avec intérêt les détails de la découverte utile qui est due à votre sagacité, et nous applaudissons aux traits généreux du brave citoyen Cange. Continuez, citoyens, à veiller sur les jeunes gens dont vous dirigez l’instruction, rappelez-leur qu’ils doivent ne pas oublier le jour où ils ont paru devant les représentans du peuple et le serment qu’ils ont prêté de demeurer toujours fidèles à la patrie. La Convention nationale vous invite à assister à sa séance (89). Un membre demande que le président donne au citoyen Cange l’accolade fraternelle. La proposition est décrétée; ce citoyen reçoit l’accolade du président au milieu des applaudissemens. L’assemblée ordonne la mention honorable, l’insertion au bulletin et le renvoi au comité d’instruction publique (90). Charge son comité des Secours de récompenser cet homme humain et pauvre (91). 39 DELMAS, au nom des trois comités réunis de Salut public, de Sûreté générale et de Législation, se présente à la tribune pour y faire le rapport sur les sociétés populaires. Le rapporteur, après avoir rendu hommage aux principes qui consacrent l’existence des sociétés populaires, aux services éminens qu’elles ont rendus à la cause de la liberté, et ceux qu’elles peuvent rendre encore pour l’affermir sur ses bases, expose les dangers qui pourroient résulter de ces institutions précieuses, si des mesures aussi sages que vigoureuses n’arrachoient pas aux intrigans et aux ambitions tous les moyens de les faire servir à des projets liber-ticides. Il cite le témoignage du passé, et notamment les crises dernières, heureusement terminées par la révolution glorieuse du 9 ther-(89) Bull., 25 vend. Moniteur, XXII, 267-268. (90) Débats, n" 754, 382. (91) J. Paris, n" 26. 204 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE midor ; il ajoute à cette considération l’influence extrême que les sociétés populaires ont pris insensiblement dans le gouvernement, influence qui est devenue telle que dans les derniers tems, aucun changement ne pouvoit être fait dans les choses et dans les personnes sans leur consentement ou leurs conseils; les administrations, et sur-tout les comités révolutionnaires croyoient ne pouvoir agir d’une manière utile et paisible sans avoir fait sanctionner par le suffrage des sociétés les mesures même les plus importantes. Le gouvernement révolutionnaire, dit-il, pour atteindre son but doit être unique et sans rival ; si vous laissez encore aux sociétés populaires une part aussi active au gouvernement, son action sera perpétuellement contrariée ou entravée. Un des grands moyens par lesquels les sociétés populaires sont parvenues à ce degré d’autorité, c’est la correspondance et la communication : par le moyen de ce double lien elles ont formé une corporation immense aussi puissante sur l’opinion que sur l’action du gouvernement. Cette correspondance étoit collective par sa nature ou par l’abus qui en a été fait; il est important de la réprimer afin que les sociétés réduites à leurs justes bornes ne puissent s’ériger en corporations puissantes. A la suite de ce rapport Delmas présente un projet de décret en dix articles (92). [Delmas paroit à la tribune, au nom des trois comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation : vous nous avez chargés, dit-il, de vous présenter les moyens de détruire les abus qui pourraient troubler l’ordre public, entraver la marche du gouvernement et allumer de funestes divisions. Voici le projet que vos comités vous apportent pour rendre utiles les sociétés populaires, en en consacrant l’existence. Le rapporteur, sans autres réflexions préliminaires, lit les articles suivants.] (93) 1°. Toutes affiliations, aggrégations, correspondances entre sociétés populaires sont défendues comme subversives du gouvernement révolutionnaire. 2°. Aucune pétition ou adresse ne peut être présentée à la Convention nationale ou aux autorités constituées, à moins qu’elles ne soient munies des signatures des citoyens qui les auront arrêtées. 3°. Il est défendu aux autorités constituées de les recevoir sous des formes contraires à cette disposition. 4°. Ceux qui signeront ces adresses ou ces pétitions comme présidens ou secrétaires seront traités comme suspects. 5°. Toutes les sociétés dresseront dans le plus court délai un tableau des citoyens qui les composent, il portera le nom de tous les membres, leur âge, leur qualité avant 1789 et depuis. 6°. Ce tableau sera adressé à l’agent national du district. (92) J. Paris, n” 26. (93) J. Perlet, n° 753. 7°. Une copie sera remise à l’agent national de la commune. 8°. Il sera envoyé également à la commission de la police des administrations et des tribunaux. 9°. Ce tableau sera renouvelé à des époques rapprochées. 10°. Tous contrevenans aux dispositions contenues dans le présent décret seront traités comme suspects (94). PELET : Il y a dans ce projet des dispositions qui méritent un profond examen. Les premières paraissent être conformes aux principes ; mais il ne faut pas mettre d’enthousiasme dans une loi de cette nature; cela pourrait faire interpréter les intentions de la Convention d’une manière désavantageuse. Je demande l’impression et l’ajournement (95). [Un membre demande l’impression et l’ajournement. Ce projet de décret, par l’importance de ses résultats, lui paraît mériter le plus sérieux examen : quelques-unes de ses dispositions lui semblent porter atteinte à la déclaration des droits, et il pense qu’une pareille loi ne doit point être adoptée d’enthousiasme, parce qu’elle intéresse essentiellement l’exercice des droits de la nation entière.] (96) THIBAUDEAU : Ce projet me paraît d’une telle importance qu’il me semble nécessaire, même quand l’ajournement serait adopté, d’éclairer le peuple par une discussion raison-née. Je suis effrayé des divers articles de ce projet ; je ne conçois pas comment on pourrait enlever aux agrégations d’hommes fibres la faculté de communiquer entre elles {Murmures). Je pense, comme tous les membres de la Convention, qu’il n’appartient qu’aux représentants du peuple et aux autorités constituées de concourir au gouvernement, que les sociétés populaires ne doivent y avoir aucune part active ; mais je sais aussi qu’elles ont des droits inhérents à la qualité des citoyens qui les composent, des droits qu’il n’est pas au pouvoir du gouvernement de leur ôter. Si les sociétés populaires se sont écartées des bornes que la raison leur prescrit; si elles ont usurpé sur le gouvernement, vous devez en accuser la législation, qui, dans plusieurs lois rendues depuis l’établissement du gouvernement révolutionnaire, les y a fait participer. Si, comme je le crois, il y a des inconvénients à ce que les sociétés populaires conservent plus longtemps ce droit, il faut le leur ôter; il faut qu’elles ne gouvernent plus : mais il ne faut pas pour cela porter atteinte aux droits que tous les citoyens ont de communiquer entre eux. [Si les sociétés populaires ont eu quelque temps une part dans le gouvernement, c’est au gouvernement lui-même que vous devez en faire le reproche; c’est lui qui, par des décrets posi-(94) J. Paris, n° 26. (95) Moniteur, XXII, 255, dont nous suivons le compte rendu; les variantes sont indiquées entre crochets. (96) Débats, n° 755, 385.