[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [3 août 1789 ] 333 Comment réduire, en effet, à dix opinions ou débats les douze cents représentants chargés de discuter et de juger, si c’est par la collision des pensées que la raison se prépare et que le jugement se mûrît? Aussi un curé a-t-il ingénieusement observé que l’histoire ne nous offre qu’une époque où le sablier a été la mesure de l’éloquence. Du temps du grand Arnaud, en Sorbonne, la loi fatale du sablier fut proposée par l’esprit de parti, et son adoption fut le triomphe de la cabale et de l’injustice. En effet, circonscrire l’opinion, enchaîner la pensée, donner des limites au développement d’une idée salutaire, dévouer à un pareil esclavage les productions de l’esprit public, asservir à une pendule les émanations d’un cerveau politique, compasser la raison de chaque représentant d’une nation vive et spirituelle, est une idée trop nouvelle pour le xvme siècle et pour une Assemblée législative qui, après 200 ans de despotisme, a besoin de dire et de faire tant de choses pour la liberté publique. À-t-on jamais proposé dans le sénat britannique de rendre prisonniers, sous la tyrannie de l’heure et du cadran qui l’indique, l’éloquence de Pitt ou l’énergie de Fox? Arnaud, dont je vous parle, valait lui seul toute la Sorbonne, disait Descartes ; je ne présume pas qu’on en puisse jamais dire ni penser autant de l’Assemblée nationale ; mais souvent un seul individu a tant de lumières qu’on devrait un peu mieux écouter l’homme qui mérite de l’être. D’après ce trait d’histoire, plusieurs membres s’empressent de rejeter le sablier. On demande de toutes parts à aller aux voix. — Les cèdres du Liban sont renversés! s’écrie un curé. M. Garat demande la parole : il l’obtient. Les raisons qu’il apporte ne font qu’ajouter encore à la certitude du danger du sablier ; il conclut par ces mots: Si je ne m’excepte, il n’y a personne ici qui ait abusé de la parole. La matière est mise en délibération, et la motion ou l’amendement de M. Pétion de Villeneuve est adopté. M. l’abbé Grégoire venait de recevoir dans l’instant des lettres anonymes, par lesquelles il était prié de lire à l’Assemblée d’autres lettres anonymes. M. le Président demande à l’Assemblée si elle est dans l’intention d’en écouter la lecture : un non général fait retentir la salle. M. l’abbé Grégoire insiste, le même non est de nouveau prononcé avec la même opiniâtreté. M. l’abbé Grégoire observe que l’auteur anonyme de la lettre le menace de le dénoncer au Palais-Royal, s’il n’en donne pas lecture. Pour toute réponse, on crie de tous côtés : Au feu ! au feu les lettres! M. le comte de Clermont-Tonnerre entretient l’Assemblée d’une circonstance plus sérieuse et plus affligeante. Son oncle, vieillard octogénaire, et qui ne professe pas les mêmes principes que le neveu, a été obligé de chercher un asile chez l’évêque de Bâle, pour dérober sa tête aux fureurs populaires. L’évêque de Bâle est'à chaque instant menacé ; les lettres, les avertissements sont de plus en plus effrayants. M. le comte de Clermont demande un passeport signé de M. le président, pour ramener son oncle en France, et le mettre sous la protection de l’Assemblée, dans le lieu même de la séance. Cette proposition paraît d’abord accueillie : un membre demande même que cette faveur soit accordée à différents membres des parlements, qui se trouvent dans le même cas; il nomme M. Dampierre, détenu à Moret. M. le vicomte de nioailles et plusieurs autres personnes observent que l’Assemblée compromettrait son autorité en accordant de pareilles demandes. M. le comte de Mirabeau. Je pense, comme le préopinant, que l’Assemblée nationale se compromettra sérieusement toutes les fois qu’elle sortira de son caractère, et qu’elle excédera les bornes de sa juridiction naturelle; mais loin d’en tirer la même conséquence que lui, je soumets à votre sagesse cette question préliminaire : Les passeports sont-ils ou ne sont-ils pas de votre juridiction ? 11 est d’autant plus nécessaire de la décider, que si vous accordez un seul passeport, vous ne devez en refuser aucun. Sans doute il y a quelques contrariétés, je dirai même, avec le préopinant, quelques calamités particulières, mais elles tiennent inévitablement aux calamités publiques auxquelles seules nous sommes chargés de remédier. Quelques particuliers ont été arrêtés dans leur voyage, quelques-uns même sont détenus jusqu’à ce qu’on ait pris des éclaircissements sur eux : ne voilà-t-il pas un malheureux sujet de distraction pour l’Assemblée nationale? C’est une aimable qualité, sans doute que la facilité aux émotions, mais elle exclut souvent les vertus et même la sagesse do l’homme public. Quoi qu’il en soit, Messieurs, hier on vous a officiellement averti qu’un citoyen notable, qui a occupé de très-grandes places où de très-grands succès ont précédé le moment fatal qui l’a si cruellement compromis, par une apparente association avec des hommes chargés du mépris, public, et qui, dans ce moment même, est revêtu d’un caractère qu’on eût respecté dans tous les pays de l’Europe, celui d’ambassadeur du Roi, a été arrêté, et qu’il est détenu au Havre pour une simple contravention de police, un changement de nom qu’avec des préventions plus favorables on eût appelé un acte de prudence. Vous n’avez pris aucun parti à cet égard ; vous avez cru devoir laisser aller le cours naturel des choses; pouvez-vous accorder aujourd’hui à l’oncle de M. de Tonnerre, à l’ami de M. de Tollendal ce que vous avez refusé hier à l’ambassadeur du Roi ? Je ne le crois pas, et je crois moins encore u’il vous convienne de perdre dans 'les détails ’une police intérieure et particulière un temps toujours précieux. M. de Lally-Tollendal cherche à réfuter le préopinant. Les routes, dit-il, doivent être libres pour tout le monde, et tout ce qui tend à assurer la sûreté est de la compétence de l’Assemblée ; elle ne peut se compromettre tant qu’elle conservera les principes d’équité qui l’otrt dirigée jusqu’ici. Malgré ces réflexions, l’affaire est renvoyée au comité des rapports.