SÉANCE DU 11 FRUCTIDOR AN II (28 AOÛT 1794) - N° 44 55 43 Sur la proposition d’un membre, la Convention nationale charge le comité des Décrets de rendre compte à la Convention de l’exécution de celui du 10 prairial, par lequel il a été décrété que les commissaires de la Convention rappelés par le comité de Salut public, qui ne seroient pas revenus dans la quinzaine de l’arrêté de rappel, seroient censés avoir abdiqué. Un membre propose que ce rappel n’ait lieu qu’à compter du jour du rappel connu par les membres rappelés. La Convention passe à l’ordre du jour, motivé sur le décret ci-dessus rappelé (90). 44 Tallien a la parole pour une motion d’ordre : il prononce un discours sur l’harmonie qui doit régner dans la Convention, sur la terreur qui a régné, etc., et présente un projet de décret. TALLIEN : L’organisation de vos comités est terminée; le gouvernement va reprendre sa marche; toutes les parties de l’administration publique, surveillées d’une manière plus active, vont enfin remettre à flot le vaisseau de l’Etat, si longtemps battu par toutes les factions. Mais nous ne devons, nous ne pouvons pas nous le dissimuler, l’ombre de Robespierre plane encore sur le sol de la République; les esprits si longtemps divisés, si violemment agités par le génie infernal de ce tyran de l’opinion, de cet ennemi déclaré de la liberté de son pays, ne sont point encore rapprochés, comme le désirent tous les bons citoyens. Quelques dissentimens sur l’adoption de quelques mesures, sur l’application actuelle de quelques principes, ont pu faire concevoir un instant d’espérance à nos ennemis communs. Il faut donc s’expliquer aujourd’hui avec franchise; il faut, dans cette enceinte où les complots liberticides de Capet et Robespierre ont été découverts et punis, déjouer aussi les projets de l’aristocratique malveillance; il faut, par une exposition loyale de nos sentimens, prouver à la France et à l’Europe entière que nous sommes dignes de représenter vingt-cinq millions d’hommes, et d’assurer leur bonheur après avoir établi et consolidé la liberté publique. Il faut surtout que l’on sache que la Convention nationale est fermement déterminée à soutenir le gouvernement révolutionnaire. Il faut enfin réduire au silence ces hommes pour lesquels diviser est un bonheur, et calomnier, un besoin. Il faut apprendre à ceux qui parlent d’un cinquième acte révolutionnaire, que la Convention nationale seule opérera ce dénouement, et (90) P.-V., XLIV, 205; Décret n° 10 611. Rapporteur : Goupilleau (de Fontenay), d’après C* II20, p.271. qu’il ne sera terrible que pour les mauvais citoyens, les intrigans et les fripons. Depuis la mémorable époque du 9 thermidor, la Convention nationale a beaucoup fait sans doute, mais il lui reste encore beaucoup à faire. Il est temps enfin que l’état d’oscillation dans lequel nous vivons depuis trois décades cesse; il est temps que nous nous occupions du bonheur public, et non de querelles particulières; il est temps que nous enlevions aux ennemis de la révolution leur dernier espoir, celui de détruire la représentation nationale. Je viens aujourd’hui à cette tribune vous apporter le résultat de mes réflexions. Puissent les principes que je vais développer, devenir le point de réunion de tous ceux qui m’entendent ! Puissions-nous dans cette séance, voir s’éteindre toutes les animosités, toutes les passions ! Puissent tous les sentimens, toutes les opinions venir se confondre dans l’unique amour du bien public et dans la stricte observation de nos devoirs. Le Peuple français appréhende que la Convention ne soit à la veille d’éprouver une nouvelle secousse, et ses débats me paroissent avoir tous les caractères qui ont toujours précédé celles qu’elle a essuyées : des causes secrètes se mêlent aux causes apparentes qui la préparent; les causes secrètes sont, d’un côté l’aversion et le ressentiment excités par les hommes qui ont partagé la tyrannie de Robespierre; de l’autre, l’aversion, la crainte ou l’envie, qui animent contre ceux que l’on sait disposés à combattre ses émules en tyrannie ou ses égaux en cruauté. Les causes évidentes de scission sont envenimées par les causes secrètes, et portent en elles-mêmes un principe de violente explosion; un simple dissentiment, s’il se prolongeoit, s’il se reproduisoit fréquemment, s’il travailloit sans cesse plus ou moins sourdement dans toutes les délibérations, suffiroit pour tout renverser, parce que, dans la république, toutes les têtes sont pour ainsi dire imprégnées de poudre, et que les moindres étincelles qui jette-roient à droite ou à gauche les discussions de la Convention, mettroient inévitablement le feu dans quelque partie de la république; qu’alors la Convention se trouveroit forcée de prononcer au gré des passions, des haines et des ressenti-mens; et pour cela, de frapper encore sur elle-même. Il est d’une souveraine importance de prévenir de tels événemens; le moyen d’y réussir est d’éclairer sans délai, mais d’éclairer à fond et solemnellement la question qui divise les esprits. L’on convient généralement qu’il faut un gouvernement révolutionnaire; on convient en même temps qu’on veut la liberté, qu’on veut la justice; mais on n’est pas d’accord sur la question de savoir ce qui est révolutionnaire sans être tyrannique, et terrible sans être injuste; tout consiste donc à déterminer nettement ce qu’on entend par gouvernement révolutionnaire. Loin de nous, dans cette discussion, tout ce qui tient aux individus. Il faut rappeler les principes, et les placer comme des jalons qui doivent diriger notre marche dans la route révolutionnaire que nous avons à parcourir. 56 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE Entend-on par gouvernement révolutionnaire, un gouvernement propre à achever la révolution, ou bien agissant à la manière de la révolution ? Ces deux sens sont fort différens. Qu’est-ce qu’agir à la manière de la révolution ? C’est imiter le mouvement populaire dans l’acte de la révolution. Qu’est-ce en soi qu’un acte de révolution ? C’est le mouvement de retourner en dessus ce qui était en dessous. L’acte de la révolution française a donc consisté à mettre sous le pied du peuple le trône qui pesait sur sa tête, à renverser la royauté qui foulait la république, laquelle foule maintenant la royauté. Quel est le caractère extérieur de cet exercice de la souveraineté du peuple ? C’est d’être un acte de sa force et du droit national en guerre ouverte contre la tyrannie et ses suppôts. L’acte de la révolution française, celui qui l’a mise au point où elle est parvenue, est donc un acte de guerre, qui a eu tous les citoyens pour armée, et tout l’Etat pour champ de bataille; ainsi, demander si le gouvernement et la justice doivent être exercés à la manière révolutionnaire, c’est demander si quelques mandataires du peuple doivent continuer l’action insurrectionnelle; continuer à traiter la France comme un champ de bataille, à agir pour le peuple, par le peuple, comme s’il agissait dans l’insurrection, c’est-à-dire en chefs de légions armées, pousuivant des ennemis déclarés. La question étant ainsi réduite, la réponse ne peut être que négative. Dans l’acte de la révolution, qui est le fait du peuple, quelque violent qu’ait été le mouvement, il n’y a pas eu d’arbitraire, parceque tout ce qui avoit pris parti étoit sous les armes et s’est montré à découvert. Maintenant il ne s’agit pas de poursuivre des ennemis déclarés, mais de découvrir les ennemis secrets; ainsi il faut la justice du magistrat et non la force du guerrier. Dans l’acte insurrectionnel, le peuple ne pouvoit agir que pour sa liberté; il pouvoit se tromper dans le choix des moyens, mais il avoit nécessairement son avantage pour objet; au lieu que l’agence révolutionnaire, en disposant de la force du peuple (ce qui est nécessaire pour qu’elle puisse agir comme lui), peut avoir et l’intérêt et la tentation d’en abuser et d’asservir le peuple. Pour frapper comme lui rapidement, violemment, et pourtant avec la même justice, elle n’aura pas comme lui ses ennemis en face, armés et rangés sous une bannière hostile, menaçant de détruire si l’on ne les détruit; la difficulté, avec les ennemis actuels de la révolution, n’est pas de les combattre, mais de les connoître. Si l’on entend par gouvernement révolutionnaire celui qui peut seul et doit nécessairement achever et assurer la révolution, la question est de voir quelles sont les conditions qu’il doit remplir pour parvenir à cette fin. Pour qu’un gouvernement achève sûrement et nécessairement la révolution, il faut d’abord qu’il ne puisse être lui-même un moyen de contre-révolution; une tyrannie, même passagère, ne peut être comprise parmi les moyens d’établir la liberté, puisque, pour s’exercer sûrement et impunément un an, un mois, un jour, elle a besoin d’être au moins pendant cet intervalle au-dessus de toute opposition. Ne nous y trompons pas, citoyens : si une autorité, quelle qu’elle soit, peut tout enchaîner une minute, n’avons-nous pas à craindre qu’elle ne tienne tout enchaîné pendant un siècle ? D’ailleurs, la tyrannie la plus courte et la plus douce a un vice pire que la tyrannie longue et violente; c’est qu’elle corrompt l’amour de la liberté, et familiarise avec la tyrannie même. Ce gouvemement-là seul sera propre à achever et garantir la révolution, qui saura la faire aimer et se faire craindre de ceux qui la haïssent. Pour faire aimer à la majorité du peuple une révolution qui est son ouvrage, il suffit de ne pas la dénaturer, de ne pas en altérer les principes, de ne pas en contrarier l’objet. Il y a pour un gouvernement deux manières de se faire craindre : l’une qui se borne à surveiller les mauvaises actions, à les menacer et à les punir de peines proportionnées; l’autre consiste à menacer les personnes, à les menacer toujours et pour tout, à les menacer de tout ce que l’imagination peut concevoir de plus cruel. Les impressions que produisent ces deux méthodes sont différentes : l’une est une crainte éventuelle; l’autre est un tourment sans relâche; l’une est un pressentiment de la terreur qui suivroit le crime; l’autre est la terreur même qui s’établit dans l’âme malgré le sentiment de l’innocence; l’une est crainte raisonnée des lois; l’autre est une crainte stupide des personnes. Les caractères de la terreur méritent d’être remarqués. La terreur est un tremblement habituel général, un tremblement extérieur qui affecte les fibres les plus cachées, qui dégrade l’homme et l’assimile à la brute; c’est l’ébranlement de toutes les forces physiques, la commotion de toutes les facultés morales; le dérangement de toutes les idées, le renversement de toutes les affections; c’est une véritable désorganisation de l’âme, qui, ne lui laissant que la faculté de souffrir, lui enlève dans ses maux et les douceurs de l’espérance et les ressources du désespoir. La terreur étant une affection extrême, n’est susceptible ni de plus ni de moins. La crainte des lois, au contraire, peut être augmentée suivant le besoin. Laquelle des deux craintes peut le mieux seconder, consommer, garantir la révolution ? Voilà à quoi se réduit la question; voilà ce que je vais examiner. Commençons par la terreur; jugeons-la par les moyens dont elle suppose l’emploi, et par les effets qu’elle produit : un gouvernement ne peut inspirer la terreur qu’en menaçant de peines capitales, qu’en en menaçant sans cesse, qu’en en menaçant tout le monde, qu’en en menaçant par des excès sans cesse renouvelés sans cesse croissans; qu’en en menaçant pour toute espèce d’action, et même pour l’inaction; qu’en en menaçant, et sur toute espèce de preuves, et sans ombre de preuves; qu’en en menaçant par l’aspect toujours frappant d’un pouvoir absolu et d’une cruauté sans frein. SÉANCE DU 11 FRUCTIDOR AN II (28 AOÛT 1794) - N° 44 57 Pour faire trembler tout le monde, il est nécessaire non seulement de suspendre sur chaque action un supplice, sur chaque parole une menace, sur le silence une suspicion; il faut encore placer sous chaque pas un piège, dans chaque maison un espion, dans chaque famille un traître, sur le tribunal des assassins. Il faut, en un mot, savoir mettre tous les citoyens à la torture par le supplice de quelques-uns, et trancher la vie de ceux-ci de manière à abréger celle des autres : tel est l’art de répandre la terreur; cet art appartient-il à un gouvernement régulier, libre, humain, ou est-il tyrannie ? Mais j’entens demander pourquoi le système de la terreur ne pourroit-il se déployer sur les classes suspectes, sans atteindre les autres. Je demande à mon tour comment il peut y avoir de la sécurité pour quelqu’un là où l’on préjuge les actions par les personnes, et non les personnes sur les actions; et j’ajoute au reste : ou il faut que la terreur soit partout, ou quelle ne soit nulle part. La Convention ne doit pas souffrir que la république soit plus longtemps divisée en deux classes; celle qui fait peur, et celle qui a peur, en persécuteurs et en persécutés. Couthon et Robespierre ne sont plus pour empêcher de défendre les principes de l’égalité et de la justice. On me demande encore si l’on ne peut jeter la terreur dans l’âme des malveillans sans troubler les bons citoyens de quelque classe qu’ils soient; je réponds encore que noir, car si le gouvernement de la terreur poursuit quelques citoyens sur les intentions présumées, il les alarme tous; et s’il se borne à surveiller les actions et à les punir, ce n’est plus la terreur qu’il inspire, c’est l’autre espèce de crainte dont je parlais tout à l’heure, la crainte salutaire des châtimens qui suivent le crime. Il est donc vrai de le dire, si le système de la terreur suppose l’exercice d’un pouvoir arbitraire dans ceux qui se chargent de la répandre, il suppose aussi le pouvoir absolu ; et j’entends par pouvoir absolu, celui qui ne doit d’obéissance ni de compte à personne, et qui exige de tout le monde. Le système de la terreur suppose le pouvoir absolu, d’abord parce qu’il le suppose arbitraire. S’il falloit rendre compte de l’usage qu’on en a fait, on seroit soumis soi-même à un jugement arbitraire; car on ne pourrait être jugé d’après les règles, puisqu’on n’auroit été soumis à aucune. Or, qui oserait rendre des jugemens arbitraires à charge de dépendre soi-même de pareils jugemens ? Rien ne doit dégoûter d’y être soumis comme de l’exercer, ou de l’exercer comme d’y être soumis. Le système de la terreur suppose non seulement, comme je le disois tout à l’heure, le pouvoir arbitraire et absolu, mais encore un pouvoir sans fin ; si l’âme voit un terme, et un terme prochain, aux causes qui la frappent de terreur, elle franchit les intervalles, elle s’élance par dessus les périls; dans des temps plus heureux, elle s’y repose, s’y raffermit, et la crainte n’existe plus. Quand le système de la terreur ne supposerait pas un pouvoir sans terme dans ceux qui l’exercent, il le rendrait nécessaire et porterait à l’usurper. Comment en effet rentrer dans la foule, après s’y être fait tant d’ennemis ? Comment ne pas craindre les vengeances, après avoir commis tant de crimes ? Comment enfin ne pas profiter de la terreur qu’on a répandu par la tyrannie, pour perpétuer la tyrannie, quand il ne peut rester sur la terre d’autre moyen pour se soustraire à la justice étemelle ? Le système de la terreur suppose des excès toujours nouveaux et toujours croissans : on n’a rien fait en abattant hier vingt têtes, si aujourd’hui on n’en abat trente, si demain on n’en abat soixante; et, quelque rapide que soit la progression, elle aura peine à suivre celle des ressentimens qui chaque jour s’allument dans les esprits. D’ailleurs, plus on rend la vie odieuse, plus il faut rendre la mort affreuse pour la faire craindre. L’idée de la ciguë suffit d’abord pour effrayer l’imagination; ensuite il faut pour la frapper joindre à l’image de la mort celle de l’effusion de sang; ensuite il faut environner la victime d’autres victimes, et les faire tomber les unes devant les autres; ensuite il faut en étendre le nombre, et faire voir à l’homme la mort de cinquante autres avant de la lui donner; ensuite assortir les victimes avec un art cruel, faire mourir un artisan vertueux avec une sang-sue du peuple, un homme de bien avec le plus grand scélérat, enfin, pousser le raffinement jusqu’à tuer le père après son enfant, l’époux après sa femme, le frère après sa sœur... Le système de la terreur suppose le pouvoir le plus concentré, le plus approchant de l’unité, et tend nécessairement à la royauté. Il peut exister unité d’action ou de volonté dans un conseil ou comité, lorsqu’il s’agit d’une administration régulière, équitable, dont la marche est tracée par la loi ou par la raison; mais dans une agence de terreur où il n’y a point de règle fixe, où chacun peut reprocher à un autre d’avoir fait, de vouloir faire trop ou trop peu, l’unité ne peut résulter que de la subjection aveugle de tous devant un seul, dont la volonté tient lieu de loi : or, cette unité d’action est surtout nécessaire aux scélérats pour la rapidité de leurs mouvemens, pour la facilité de leurs entreprises, pour le secret de leurs desseins, pour leur sûreté contre leurs ennemis, contre la justice; aussi tous les peuples esclaves ont-ils des rois, tous les brigands ont-ils un chef. Qu’est-ce encore une fois qu’un système qui suppose ou entraine une semblable organisation politique et de semblables moyens de conduire les hommes ? Qu’est-ce autre chose que la tyrannie, et quel autre intérêt que celui de la tyrannie pour demander la terreur ? L’autorité légitime, celle qui a l’aveu du plus grand nombre, n’a besoin que de cet aveu pour triompher, pour prévenir les résistances particulières. La terreur ne peut être utile qu’à la minorité qui veut opprimer la majorité. Que cette tyrannie soit exercée par un roi, par des triumvirs, par des trentemvirs, n’importe, c’est la tyrannie dans toute son abomination, et la patrie appelle sur ceux qui l’exercent, ou le poignard de Brutus, ou le glaive de Virginius, ou celui de Trasybule. Et ce seroit sous un semblable abri qu’on pourrait mettre en sûreté 58 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE la liberté française ! Quoi ! pour achever la révolution, il faudroit une contre-révolution ! pour faire triompher la république, il ne faudroit pas laisser trace de république ! pour garantir la souveraineté du peuple, il faudroit la lui ravir ! Quoi ! on ne pourroit assurer la propriété que par la spoliation, la liberté que par le joug, l’égalité que par des proscriptions d’origine et de profession, l’humanité que par l’effusion de sang humain, la fraternité que par l’incitation d’une partie de la nation contre l’autre, la confiance mutuelle que par les délations, la morale que par le travestissement de tous les crimes en vertus et des vertus en crimes, la raison enfin que par le renversement de tous les principes et par la prostitution des seuls débris qui puisent en rester, je veux dire les mots qui servent à en parler le langage et à en conserver le souvenir ! Certes, si c’est ainsi que se fondent les républiques, l’infame Néron auroit mérité une autre destinée. Et quand il seroit possible d’imaginer une tyrannie organisée pour n’être que passagère, une dictature qui restituât nécessairement le dépôt de la souveraineté après avoir garanti la liberté politique par la terreur, quel esprit raisonnable pourroit en vouloir ? Deux considérations devraient la faire rejeter : la première, c’est que la puissance de la tyrannie et de la terreur, toute violente qu’est son action, est cependant trop fragile pour être une garantie; la seconde, c’est que, quand elle seroit en état de rendre la liberté à la nation, la nation pourroit être hors d’état de la recevoir. Avez-vous bien observé, citoyens, la joie du peuple au supplice des hommes sanguinaires qui ont péri depuis six mois ? Croyez-vous que ce soit par amour pour Robespierre qu’il ait applaudi à la mort d’Hébert; que ce soit par amour pour tels et tels qu’il a applaudi à la mort de Robespierre ? Non, c’est par ce sentiment d’aversion profonde que la nature a mis au cœur des hommes pour les êtres cruels et injustes; et c’est ce sentiment qui le ferait applaudir encore à la mort du premier émule ou valet de Robespierre qui seroit livré à la justice. Jugez par là de l’appui que le peuple est disposé à donner à une agence de terreur, si un parti quelconque trouvoit moyen de l’établir. Quand le terrorisme a cessé un instant de faire trembler, il ne peut que trembler lui-même. On se fonde quelquefois sur l’exemple de Sylla et d’Octave qui parvinrent à détruire leurs ennemis par des proscriptions; mais, 1°. ce que peut un tyran, un corps, un comité ne le peut pas. C’est la tyrannie de Robespierre qui a pu faire verser tant de sang, et c’est sa mort qui en a arrêté la vengeance. 2°. Sylla garda près de quatre ans la dictature, et Octave tint pendant plus de quarante années les rênes de l’Empire. Les représentans temporaires d’une grande république n’ont pas droit à de si longs règnes. 3°. Sylla et Octave étaient des guerriers qui avoient proscrit, les armes à la main, presque sur le champ de bataille, après les combats qui avoient mis toute la nation aux prises pour leurs querelles, après des victoires qui avoient manifesté le vœu de la majorité en leur faveur; cela ne ressemble guère à la proscription organisée comme partie intégrante du gouvernement, à la proscription exercée avec les formes de la justice, à la proscription exercée sur des hommes emprisonnés, sous l’apparence d’une simple précaution, exercée sur de simples soupçons; à la proscription exercée par l’ascendant momentané de la minorité sur la majorité; en un mot, à une proscription lâche, hypocrite, inutile, contraire à la volonté du peuple. Au reste, j’oppose à l’exemple d’Octave, de Sylla, celui de Charles IX à l’époque de la Saint-Barthélemi; il fit égorger cent mille huguenots; il croyait les anéantir pour jamais : un mois n’était pas écoulé, que leur parti tenoit dans sa dépendance cinquante villes ou forteresses, et avoit une armée de dix-huit mille hommes à sa disposition : la guerre civile qui était éteinte se ralluma, et dura encore trente-deux ans. Je viens à une seconde réflexion, et je dis que, quand l’agence de terreur n’est pas réduite à trembler elle-même, elle rend le peuple incapable de recevoir la liberté, et d’en goûter les bienfaits. La terreur à force de comprimer l’âme, lui fait perdre son ressort; à force de lui montrer des périls en tout, elle la dispose à en voir toujours en quelque chose; à force de rendre l’existence mercenaire, elle rend insensible la liberté, et fait regarder comme un bon marché de se racheter de la mort par la servitude. Quand c’est au nom de la liberté que la terreur est répandue, elle fait plus que de rendre indifférent à la liberté, elle la fait haïr : et elle fait de cette haine, non seulement une maladie incurable, mais une maladie héréditaire; et les pères transmettent sous le nom de prudence, la lâcheté et la servitude à leurs enfans. La terreur, quand elle est devenue l’état habituel de l’âme, concentre l’homme dans lui-même et dans la moindre partie de lui-même; je veux dire son existence physique; elle rompt tous les liens, éteint toutes les affections; elle défratemise, désocialise, démoralise; elle réduit l’âme au pur égoïsme. 0 ! combien dans ces derniers temps elle a fait taire de reconnoissance, détruit d’amitié, dissous des ménages depuis une année ! Quels changemens elle a apporté surtout dans les rapports mutuels des deux sexes ! comme l’expérience d’un an a montré que l’art de faire trembler les hommes est un moyen infaillible de corrompre et d’avilir les femmes ! Citoyens, tout ce que vous venez d’entendre n’est qu’un commentaire de ce que Barère a dit à cette tribune du système de la terreur, le lendemain de la mort de Robespierre. Je n’y ajoute qu’une réflexion : ce système a été celui de Robespierre; c’est lui qui le mit en pratique à l’aide de quelques subalternes, dont les uns ont péri avec lui, et dont les autres sont ensevelis vivans dans le mépris public. La Convention en a été victime, jamais complice. La nation, l’Europe chargent Robespierre des crimes qui en ont été l’effet, puisqu’elle donne maintenant à cet infernal système le nom de Robespierre. Les ressentimens publics et particuliers sont satisfaits par la punition de ce monstre et de ses complices. La Convention ne prêtera pas sans doute l’oreille aux orateurs qui osent lui proposer de SÉANCE DU 11 FRUCTIDOR AN II (28 AOÛT 1794) - N° 44 59 prendre à son compte une partie des crimes de Robespierre, en s’en déclarant continuatrice; d’appeler sur elle une animadversion qu’elle ne doit point partager avec le scélérat qu’elle a puni; de provoquer une réaction à laquelle le supplice du coupable n’a plus laissé d’objet ni de prétexte; ceux-là seuls en ont besoin, qui redoutent la justice outragée; ceux-là seuls ont intérêt d’entraîner la Convention dans la fange, qui y sont plongés. Je viens à l’espèce de crainte qu’il est nécessaire d’employer pour consommer et consolider la révolution, c’est la crainte des lois pour les actions contraires aux lois. 1°. L’on peut rendre plus vive la crainte des lois en établissant une police qui veille sur leur observation. 2°. On peut diriger cette crainte vers l’intérêt de la révolution, en faisant des lois particulières en sa faveur; il peut donc, il doit donc exister un gouvernement révolutionnaire; mais ce gouvernement, au lieu d’être arbitraire, doit être, pour ainsi dire, le complément de l’ordre essentiel de la société politique; ce doit être une institution sévère, mais pourtant assez juste pour préparer au bienfait d’une constitution libre. C’a été une grande licence que de distinguer à la tribune de la Convention deux sortes de justice; il n’y a qu’une justice, citoyens, c’est celle qui ne connoît point les hommes, mais qui pèse les actions; il n’y a que celle-là qui juge; toute autre assassine. La Convention doit rejeter l’idée de cette justice royale, qui n’a de sévérité qu’aux dépens de l’équité; elle ne convient pas mieux pour les temps de révolution que pour les temps ordinaires; c’est la justice des Cannibales, ce ne sera jamais celle du peuple français. La Convention nationale déclare au peuple français et aux ennemis de la république: 1°. Qu’elle est résolue de maintenir jusqu’à la paix le gouvernement révolutionnaire qu’elle a décrété. 2°. Elle déclare incompatible avec le gouvernement révolutionnaire, et contraire aux intérêts du peuple, la réunion actuelle des assemblées primaires : en conséquence elle invite tous les citoyens à se tenir en garde contre ceux qui en feroient la proposition. 3°. Elle déclare que la terreur qui pèse sur tous est l’arme la plus puissante de la tyrannie; que la justice, au contraire, est la terreur des méchans, et qu’elle seule doit être à l’ordre du jour. 4°. Les poursuites dirigées contre les écrivains qui auront librement émis leurs opinions, sont des moyens de terreur propres à ramener la tyrannie et à anéantir la liberté publique (91). (91) Débats, n° 708; Moniteur, XXI, 612-615; M.U., XLIII, p. 190-191; Ann. R.F., n° 270, 271; Gazette Fr., n° 971, 973; C. Eg., n° 740; mention dans J. Perlet, n° 705; Ann. Patr., n° 605; F. de la Républ., n° 421; J. Univ., n° 1739; J. Paris., n° 606; J. Mont., n° 121; J. Fr., n° 703; Mess. Soir, n° 741. On demande l’impression de son discours. L’impression est décrétée. D’une part on réclame l’ordre du jour sur le projet de décret, de l’autre l’ajournement. L’ordre du jour a prévalu (92). On demande l’impression du discours et l’ajournement du projet de décret. LEFIOT : Il faut bénir la philosophie dont l’étude rend les hommes meilleurs et justes; mais j’observe que tel qui, dans ce moment, déclame à cette tribune contre le système de terreur, vantoit jadis à cette tribune l’utilité de ce système... (Plusieurs membres : point de personnalités). On demande l’ordre du jour (93). LEFIOT : Il est remarquable que, depuis quelques jours, tous les écrits débités à cette tribune ont répété qu’il fallait enfin établir le règne de la justice. La justice ! citoyens, nous la voulons tous; elle est dans tous nos cœurs; elle est dans celui de tous les citoyens français. La justice, nous dit-on, n’est autre chose que la manière de juger les actions. Cette définition n’est-elle pas la critique d’une mesure de sûreté prise contre des hommes évidemment suspects ? On demande l’ordre du jour. LEFIOT : Citoyens, dans les républiques anciennes, on aimait aussi la justice, et là cependant, pour ne point exposer la liberté, on bannissait les hommes vertueux. Pourquoi dans la république française, entourée de méchants et de conspirateurs, n’oserait-on prendre une mesure contre des prêtres insidieux qui se mettent à la place de la Divinité ? (Bruit.) Citoyens, de toutes les passions humaines, la plus active et la plus dangereuse pour la société est l’orgueil; et pour moi, je regarde comme justement suspects, dans le régime dont l’égalité est la base, ces hommes nourris et élevés au milieu de tous les prestiges de la richesse et de la vanité, et il m’est permis de croire que la mesure de sûreté générale prise contre eux n’est point injuste. Cependant, d’après ce qui vient d’étre dit à la tribune, il semblerait que l’on ne dût prendre de pareilles mesures que contre des hommes positivement coupables (Murmures.) Citoyens, dans une république, non seulement ceux qui ont desservi la révolution, mais tous ceux qui ne l’ont pas servie de tous leurs moyens, doivent être placés sous la surveillance nationale. Ce sont de tels hommes contre lesquels des mesures de sûreté publique ne peuvent être blâmables. Telle est au moins mon opinion. Il est aisé à celui qui a médité longtemps de vous présenter ses réflexions d’une manière séduisante; les miennes me sont venues pendant le discours de l’opinant. J’en demande donc l’impression, afin de donner à ceux de mes collègues qui auraient des idées à ce sujet le temps et les moyens de les réfuter. (92) P.-V., XLTV, 205. Décret qui ordonne l’impression : n° 10 597. Rapporteur : Goupilleau (de Fontenay), d’après C* II 20, P-270. (93) Débats, n° 708, 191.