[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 avril 1790.] 5° Au décret du dit jour, concernant la contribution patriotique; 6° Au décret dudit jour, qui autorise les officiers municipaux de Valenciennes à faire un emprunt de 120,000 livres ; 7° Au décret dudit jour, qui autorise la municipalité de Martel à faire un rôle de contribution pour secourir les pauvres; 8° Au décret dudit jour, qui déclareque la connaissance du délit, dont est prévenu le sieur Dambert, appartient à la sénéchaussée de Marseille ; 9° Au décret dudit jour, pour le rétablissement des droits de traite dans la ville et le port de Lorient; 10° Au décret du 28 sur la formation de la nouvelle municipalité de Vercel en Franche-Comté; 1 1° Au décret du 29, concernant les pouvoirs des commissaires du roi, chargés de surveiller et de diriger la formation des administrations de département et de district ; 12° Au décret du 30, portant que les collecteurs recevront pour comptant les quittances du don gratuit, en déductionde l’imposition des ecclésiastiques pour les six derniers mois de l’année 1789; 13° Au décret du même jour, portant que les accusés condamnés par jugements prévôtaux à quelques peines, autre toutefois que des peines afflictives, seront provisoirement élargis. M. le garde des sceaux transmeta M. le président trois expéditions en parchemin, pour être déposées dans les archives de l’Assemblée nationale: 1° D’une proclamation sur le décret concernant les magistrats qui composaient la dernière chambre des vacations du parlement de Rennes ; 2° De lettres-patentes sur le décret du 22 du mois dernier, concernant l’emploi des dons patriotiques ; 3° Enfin, de lettres-patentes sur le décret du même jour, relatives au service public de l’année 1790. Signé: Champion de Cicé, Arch . de Bordeaux. Paris, ce 5 avril 1790. M. le prince de ISroglie, secrétaire , fait lecture du procès-verbal de la séance d’hier. Il est adopté sans réclamation. M. de Folleville. Je demande que ie comité d’imposition soit chargé de comprendre dans le rapport qu’il doit faire sur les iraites, les précautions nécessaires pour empêcher la diminution graduelle des revenus provenant de la, vente du tabac en France , afin d’éviter de surcharger encore la propriété territoriale d’un impôt de 40 millions. M. le marquis d’Estourmel. Comme conséquence de l’abolition des privilèges, je crois que l’Assemblée doit prendre uu parti très prompt sur le remplacement définitif de la ferme du tabac, et charger, à cet effet, le comité des finances de se concerter avec celui d’agriculture et du commerce. M. de Coulmiers, abbé d’Abbecourt. J’ai aussi une motion à faire sur le tabac et je prie l’Assemblée de m’entendre. (M. de Coulmiers, fitimprimer et distribuer deux éditions de sa motion. La deuxième édition étant la plus complète, nous l’insérons en annexe à la séance de ce jour, p. 559.) m Un grand nombre de membres : A l’ordre du jour, à l’ordre du jour ! (L’Assemblée ne statue pas sur les motions.) M. le Président. L’ordre du jour est la suite de la discussion sur l'organisation du pouvoir judiciaire. La première question àré-oudre est celle de savoir si l’on établira la procédure par jurés ei si cet établissement aura lieu eu matière criminelle et en matière civile. M. Mougius de Roquefort (1). Messieurs, l’établissement deia procédure par jurés en matière criminelle est un bieufait que l’humanité attend de votre justice. Elle a pour principal objet de constater le délit, de fixer des faits qui sont toujours indépendants des questions de droit, qu’il est même avantageux d’en séparer, pour venirà la découverte ducrime, ou assurer le triomphe de l’innocence. Mais en croyant indispensable d’avoir un jugement préliminaire sur l’accusation, j’estimerais qu’il ne faut pas adopter, dans toute sou étendue, la forme des jurés en Angleterre. Et, eu empruntant les expressions d’un littérateur de nos jo rs, d’un magistraldtoyen connu par ses talents et son patriotisme, que ma province se glorifie d’avoir vu naître (je veux parler de M. de Pastoret, dans son ouvrage intitulé : Les lois pénales , duquel il vient de présenter l hommage à l’Assemblée nationale), je dirai avec lui, et comme lui, que la forme des jurés qui avait lieu chez les Romains, parait préférable. Les Romains, comme tous les peuples dignes de la liberté, avaient senti la liaison étioite qui existe entre les principes du gouvernement et les principes de la législation ciiminelle. Ils avaient senti quelle terrible loree donnerait, dans l’ordre politique, le droit de prononcer sur l'innocence et la vie des hommes; et le juge n’avait été chez eux que l’organe, et si l’on peut dire ainsi, l’applicateur de la loi. Mais les jurés n’y étaient pas élus pour chaque crime en particulier. Au commencement de l’année, on nommait quatre cent cinquante citoyens qui devaient en remplir les fonctions jusqu’à l’année suivante. 8ur ce nombre, le sort en désignait cent pour prononcer sur telle ou telle accusation à mesure qu’elle était intentée, et sur les cent l'accusé pouvait en récuser cinquante. Dette institution, très peu connue quoiqu’elle mérité de l'être, duut le mode serait réglé sur l’importance di-s lieux-et leur population, paraîtrait devoir être préférée surtout dans ce moment, comme assurant les droits de l’innocence et de l'humanité, et offrant un passage moins subit de la forme ancienne à une forme trop étrangère à nos mœurs, et peut-être à ce caractère national qu’il est si essentiel de consulter avant que d’établir des lois, par-e que, sans cela, des lois sages et humaines s’écrouleraient bientôt par leur propre incompatibilité. G’est donc avec ce tempérament que j’adopte-terais la forme des jurés en matière criminelle. Je crois inutile de développer d’une manière plus étendue les motifs qui sollicitent J’adniission de celte forme ; ils sont reconnus par tous ceux qui me fout l’honneur de m’entendre et qui savent si bien apprécier les droits de l’bumanité et de ia justice. (1) Le Moniteur ne donne qu’un* analyse du discours de M. Mougins de Roquefort. 548 (6 avril 1790. J [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. Mais admettez-vous, Messieurs, cette forme de procéder en matière civi e, surtout dans le système actuel de nos usages, de nos coutumes, de nos lois encore existantes. J’ose penser le contraire. La procédure par jurés en matière civile, au lieu de procurer l’expédition, la célérité dans le jugement des causes, si nécessaires au bien de la justice, produirait une espèce de stagnation dans les affaires. Elle serait, dans bien des circonstances, le sommeil de la justice. En effet, d’après le système deM. Duport, et de ceux qui adoptent ses principes, la procédure par jurés en matière civile aurait principalement ]>our objet de séparer le fait du droit, de fixer la question de fait avant que le juge y eût appliqué les principes qui doivent la régir ou la _ modifier. Dr, je maintiens que le fait et le droit ont, en matière civile, une telle tendance, une connexité si intime, si rapprochée, qu’il est impossible� de les en séparer, et de pouvoir distendre la chaîne, le fi 1 qui les unit, sans donner lieu à des jugements bizarres, à des longueurs, à des injustices auxquelles tous vos travaux ont pour objet d’obvier. Si je parviens à prouver ce qui est en moi un point de certitude, il faudra nécessairement admettre la conséquence des principes que je viens d’établir, c’est-à-dire la non admission de la procédure par jurés; car il ne doit pas y avoir de jurés la où leur fonction serait sans utilité et sans objet. Les procès civils naissent ordinairement parmi les hommes à raison des contrats, de leurs conventions, des dispositions testamentaires, donations, ou à cause de leurs possessions. Or, que l’on me donne l’exemple d’une cause que l’on puisse décider dans ces hypothèses, en la séparaut du fait, et sans avoir besoin du secours de la loi, pour porter un vœu quelconque provisoire ou définitif. S’agit-il de prononcer sur un fait énoncé dans le contrat, ramené dans une convention, du paiement d’une dette ; un mot, une particule conjonctive ou disjonctive, en changeront la nature, et exigeront, pour en fixer le t-ens, l’application de la loi, avant que la nature du fait suit précisément connue. Une dette aura été contratée sans préfixion de temps. Pour savoir si elle doit être payée in diem quoique son existence soit c*rtaine, u’est-il pas nécessaire Je connaître les principes ? Les successions, les donations, en un mot tous les actes de la société civile, exigent, au moindre différend qu’elles font naître, le coup d’œil qu’imprime la connaissance de la loi. Ecartez, dans ces circonstances, le fait et le droit, vous ferez comme l'architecte qui voudrait, pour construire un édifice, séparer la pierre du ciment. N eu est-il pas de même des possessions ? Sans entrer dans le dé ail des contestations auxquelles elles donnent lieu, je me bornerai a présenter un exemple connu; il s’applique aux causes qui semblent être indépenuantes d’une question de droit. Un individu sera troublé dans la possession de sa propriété, on s’y sera introduit contre sou gré, l’on voudra la rendre servile, on aura empiété sur son fonds. li demandera d’être réintégré dans la possession de son droit. Il intentera l’action en complainte, que l’ordonnance de 1667 lui accorde, et connue dans le droit romain sous le nom d 'action possessoire ou interdit. Elle a pour objet de réintégrer incontinent et sommairement celui qui est troublé daus l’exercice de son droit. L’on croirait qu’il n’est besoin que de juger le fait ; De fixer une ligne de démarcation entre les propriétés des deux voisins ; D ordonner le rétablissement des lieux; De défendre l’entrée du fonds qui n’est point servile; De dire à l’usurpateur : votre champ ne s’étend que jusque-là, vous ne pouvez pas en dépasser les bornes. Ces questions feront d’abord naître celles de l’examen du litre de propriété; Celle de savoir si la possession de celui qui prétend en avoir été dépouillé était légitime; Si elle n’était pas clandestine, précaire ; S’il possédait à titre de maître, animo domini. En un mot, il faudra juger les caractères de la possession ; Déterminer la nature de la servitude ; Connaître si elle est continue ou discontinue; Calculer le temps qu’il faut pour lui donner un caractère de légitimité. Je le demande, Messieurs, sont-ce là des décisions que l’on puisse attribuera des jurés? Ne faut-il pas nécessairement, pour déterminer le fait, co miaî ire la loi? Dès iors, le ministère des jurés devient nul. Et de deux choses l une : uu l’individu qui a souffert des torts, qui a été dépouillé de sa possession reste sans justice, ou il la reçoit de la m;iiu de quelqu’un qui n’est pas à même d’apprécier la nature de son droit. Il y a plus : et comment déterminer précisément le cas où le ministère des jurés serait nécessaire ? Comment fixer précisément la nature de h ur compétence, dans des points si difficiles à saisir, subordonnés à des nuances, j’ose dire imperceptibles? C’est ainsi qu’en voulant alléger la si nation des justiciables, ils seraient encore enveloppés daus ce dédale obscur de compétence, duquel , lors de l’existence actuelle de la diversité des tribunaux, l’on trouvait si diflicilement le fil pour sortir. L’on a tellement compris la difficulté d’établir la procédure par jurés en matière civile, qu’on l’a comparée au rapport des experts. Les fonctions des jurés, vous a dit un préopinant, seront celles des experts de nos jours. Si j’admettais ces principes, je répondrais ; puisque nous avons daus nos procédures actm Iles celle des jurés connus sous le nom d’experts, pourquoi est-il nécessaire d’en établir une nouvelle? L’attrait de la nouveauté , quelque puissant qu’il soit, doit céder à des usages reçus» lorsqu’ils ne sont pas abusifs. Il est quelquefois salutaire de respecter des formes anciennes et connues. Et il peut échapper quelque chose à la création nouvelle, sans qu elle perde de sa splendeur et du bonheur qu’elle prépare, Mais est-il bien vrai que la procédure par experts soit la même que celle par jurés, qu’on veut lui assimiler? Les opérations des experts sont sujettes à être réformées. Et le jugement des jurés ne le serait pas ! 549 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 avril 1790,] Le pouvoir des experts ne vaut que lorsque le juge l’a fixé, qu’il a apprécié dans quelle circonstance ils doivent décrire les lieux ou déterminer le fait litigieux : en un mot, c’est le plus souvent la résolution de la question de droit qui sert de bous-ole à leur opération. Et ici les jurés, au lieu d’être les organes de la loi, décideraient sur la réquisition de la partie. L’on objecte encore que l’on fera des lois relatives à la procédure des jurés, que ceux-ci s'instruiront et qu'ils liront dans un catéchisme de législature : ce sont les termes du dernier préopinant. Je réponds que ces lois, quoique l’on en puisse dire, ne peuvent pas être l’ouvrage d’un jour. Le catéchisme qui les contiendrait serait uni peu long. Un nouveau code ne doit pas renfermer des lois éparses et parliaires, elles risqueraient d’être incohérentes et mauvaises. 11 exige le détail, la main et le compas de plusieurs législatures. Donc, d'après mon avis, l’on ne peut pas dans le moment former un nouveau code civil. Dès lors, il n’est pas possible d’instituer les jurés, parce que leur établissement contrasterait avec les bus actuelles, Gela est d’autant plus vrai que, dans l’ordre naturel des choses, il faut porter la loi avant que d’établir les juges, qui doivent veiller à son exercice et à son observation. Mais les jurés s'instruiront. Ah ! dites plutôt qu’ils doivent être instruits avant que d’acquérir le droit de prononcer sur la fortune, sur l’honneur et sur la vie des hommes. Telles sont mes idées : elles seraient susceptibles de plus d’extension ; mais toutes les fois que j’aurai l’avantage de parler devant vous, Mesr-ieurs, je les resserrerai, parce que je les présente à des législateurs instruits, et que j’acquiers par là ùn nouveau droit à leur indulgence. Je propose le décret suivant : L’Assemblée nationale décrète : 1° Que la procédure par jurés aura lieu, en matière criminelle, dans toutes les accusations où il peut échoir peine afflictive ou infamante; 2° Que b s jurés seront institués suivant la forme que l’Assemblée nationale déterminera ci-après ; 3<> Que la procédure par jurés en matière civile ne sera point admise. M. Féraud. Avant d’entrer plus avant dans la discussion, je crois qu’il y aurait lieu de définir les jurés d’une façon très nette et d’en présenter l’organisation; sans cela le jugement des pairs conduirait nécessairement au rétablissement des ordres. M. de Saint-Martin. Messieurs, si nous avions besoin d’arguments pour soutenir l’institution des jurés, nous les trouverions dans les constitutions américaines et en particulier dans celles des Etats de Massachusets et de Pensylvanie. Dans toutes les poursuites pour crimes, et dans les discussions relatives à la propriété et dans les procès entre deux ou plusieurs parliculiers, les parties ont droit à l'institution par jurés, et cette forme de procédure doit être regardée, comme sacrée; à mon sens, elle doit faire partie essentielle de toute constitution libre : ses avantages sont inappréciables, soit pour les mœurs, soit pour la sûreté individuelle. Si le peuple a des lois simples et des mœurs pures, elle lui conserve ce trésor-, si les lois sont obscures et compliquées, si les richesses et le luxe ont corrompu les mœurs, elle arrête les progrès de la corruption, elle en diminue Ie3 effets funestes, elle enchaîne la chicane, et le peuple vit heureux, même avec de mauvaises lois. J’invoque ici l’exemple de l’Angleterre. Ses jurisconsultes et s:*s publicistes s’accordent à dire que les lois civiles anglaises sont un dédale immense, où la mémoire et la raison se perdent également, et tous s’accordent aussi à regarder les jurés comme un grand bien, au milieu de ces lois civiles imparfaites et multipliées. Quant à la distinction du fait et du droit, je conviens que, dans les cas d’interprétation des clauses d’un contrat, la distinction est difficile et même impossible; mais ce n’est pas une raison pour rejete’r les jurés; les Anglais ont des règles sur ce point que nous pourrions consulter et perfectionner. Si les jurés sont adoptés, les lois de détail que le décret nécessitera le suivront de près. Deux objections ont été souvent produites contre l’institution des jurés ; la perte de la considération due aux magistrats, et le danger d’augmenter le nombre des mécontents. On dit que l’admission des jurés diminuera la considération que l’on doit aux juges; c’est comme si l’on disait, pour que le magistrat soit considéré, il faut qu’il inspire la terreur à l’innocent comme au coupable, à l’homme juste comme au plaideur de mauvaise foi; il faut qu’un voile mvstérieux couvre ses jugements et les motifs qui les auront dictés. Lui ôter le droit formidable de se mettre, quand il voudra, au-dessus de la loi et le réduire à n’être que son organe, c est lui ôter tonte considération. Quant à l’autre considération puisée dans les circonstances du moment actuel, dans l’emp re des habitudes, dans le danger de les rompre avec effort par une innovation qui contraste si fortement avec l’ancien régime, qui détruit l’intérêt de tant d’individus; je réponds que lorsqu’une nation est dans le calme, et que le peuple est paisible sans être heureux, alors sans doute, ce serait une grande imprudence d’entreprendre de grands changements; alors tout grand dé lacement est dangereux ; alors il ne faut corriger les abus que par des réformes presque insensibles. Mais lorsque, pressé par les excès du despotisme, le peuple se rappelle enfin les droits imprescriptibles qu’il tient de la nature; lorsque plein du sentiment de ses forces, il brise ses chaînes avec fracas; lorsque le nom sacré de liberté agite tous les esprits, arme tous les bras, enflamme tous les cœurs, c’est le moment de faire de grandes choses; la machine politique est brisée, ii faut n’en conserver que les pièces saines et la reconstruire en entier sur un nouveau plan. Les législateurs doivent composer un tout dont les parties se lient et se prêtent une force mutuelle; ils ne doivent avoir en vue que l’ensemble de la construction, sans s’arrêter à des maux passagers qui peuvent en résulter et qu’ils doivent cependant adoucir autant qu’il est en eux. A ceux qui veulent décréter l’article des jurés comme consti'utionnel, mais qui proposent d'en retarder l’exécution, je répondrai : Rien ne serait plus impolitique; car si la procédure parjurés est une institution utile, essentielle même ii une constitution libre, si elieest la sauvegarde de la liberté publique contre les entreprises des agents [Assemblée nationale.! ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 avril 1790.] 550 du pouvoir exécutif et la gardienne des personnes et des propriétés; si c’est le seul moyen de rendre la justice prompte, facile, impartiale et peu dispendieuse, de faire respecter et observer les lois, en diminuant des deux tiers le nombre des juges et des gens de loi, de purger les campagnes de ces nuées de praticiens qui sèment les procès et les haines, pourquoi différer de faire jouir lanation de si grands bienfaits? Quedesang innocent un délai de deux années seulement pourrait il faire couler? Que de fortune le monstre de la chicane ne peut-il pas engloutir dans cet intervalle! Aujourd’hui que les départements, les districts et les cantons sont formés, il n’y a plus déraison pour différer l’etablissement des jurés. Reste une considération à peser, celle de l’altération de la fortune d’un grand nombre de familles. Cet inconvénient est considérable, sans doute, mais lorsqu’il s’agit de régénérer un Empire, le bien général ne peut pas s’opérer sans des maux particuliers; d’ailleurs, les gens de loi n’ont pas dû s’attendre à êire les seuls qu’une si grande secousse ne déplacerait pas. Cette classe d’hommes éclairés s’est déjà distinguée par son patriotisme; partout on a vu des magistrats et des avocats donner l’exemple du dévouements plus entier à la chose publique et faire servir leurs talents et leurs lumières au succès de la Révolution. Ils ne profitaient qu’en gémissant des énormes abus qui ont si longtemps souillé le temple de la justice; ils en ont sollicité la réforme; ils ont indiqué les remèdes; ils ont prévu les sacrifices que le bien public exigerait de leur part, et ces sacrifices ne coûteront rien à Lur cœur, ils les feront sans murmurer... Que nulle crainte ne nous arrête donc plus; les jurés sont nécessaires à la Constitution, et les difficultés que l’on oppose sont ou chimériques ou faciles à vaincre. Tournez un instant vos regards en arrière; contemplez les hauteurs que vous avez franchies, les citadelles que vous avez renversées et jugez après cela si ce colosse d’argile qui paraît vous en imposer, peut arrêter votre marche et vous empêcher d’atteindre votre but. Je conclus à ce qu’il suit décrété, comme article constitutionnel, qu il sera établi incessammentdes jurés dans tout le royaume, et que la procédure par jurés aura lieu, tant au civil qu’au criminel, 'Tcontinent après leur institution. M. le Président. M. Thouret demande à présenter à l’Assemblée les vues du comité de constitution sur l’établissement des jurés. Je l’invite à occuper la tribune. M. Thouret (1). Messieurs, établira-t-on le jury? Celte question dans ses termes vagues, et dans l’état de nos opinions connues, n’est pas l’objet d’un débat utile 11 me semble que tout le monde veut le jury, mais que tout le monde ne le veut pas de la même manière. Il faut donc pas-er à la seconde question, si le jury sera établi tant en matière civile que criminelle, pour trouver le point qui tient les esprits divisés, et qui peut seul fournir des développements intéressants pour la décision. Il est impossible que ceux qui ne veulent le jury qu’en matière criminelle seulement, et ceux qui ne le rejettent pas au civil d’une manière absolue, mais (1) Le discours dç M. Thouret est incomplet au Moniteur, qui ne trouvent pas le moment actuel favorable à son établissement, s’expliquent sur la premièré question, sans entrer dans des éclaircissements qui appartiennent à la seconde. Vous apercevez déjà, Messieurs, quelle est mou opinion ; car si je pensais que le jury pût être établi dès à présent dans toutes les parties de notre régime judiciaire, je n’aurais aucun intérêt à vous présenter cette observation. Je pense qu’il est indispensable, d’établir constitutionnellement dans cette session le jury en matière criminelle, et de le mettre en activité aussitôt qu’il sera possible. Il faut rétablir, même dans les tribunaux militaires, et encore pour les délits de la presse, quand ils ne seraient poursuivis qu’au civil. Je désire sincèrement que le jury puisse être admis par la suite pour toutes les matières civiles; je m’opposerais de toutes mes forces à toute proposition, à toute rédaction de décret qui pourrait présenter l’idée de son exclusion absolue : mais je pense que le moment n’est pas venu d’en faire une établissement général. C’est même par intérêt pour cette mr-litution, que je suis retenu dans cette opinion, persuadé que nous risquons à perdre pour jamais la jouissance du jury, si nous voulons en ce moment la précipiter. Mon opinion est fondée sur quelques considérations générales, qu’il me semble que nous ne devons jamais perdre de vue dans tout le cours de nos délibérations sur l’ordre judiciaire. Je les développerai. Je tâcherai ensuite de fixer le degré d’intérêt que nous devons attacher à la réintégration du jury dans notre régime judiciaire; parce qu’enfin il est essentiel de s’assurer s’il est au civil d’une nécessité si impérieuse, ou d’une utilité si pressante, qu’il soit indispensable, pour le conquérir tout à l’heure, d’affronter des dangers présents, qui doivent s’affaiblir, et tinir par disparaître tout à fait dans la suite. Je m’expliquerai sur les causes et sur la nature des obstacles qu’il faut redouter dans les circonstances actuelles, dont plusieurs au moins me semblent indubitables, et qui tiennent à deux principes bien puissants sur le commun des hommes, l’intérêt et l’opinion. Placé entre l’espérance de l’établissement complet du jury et l’impossibilité de le voter en ce moment, mon résultat doit être de désirer des tribunaux tellement organisés, qu’ils puissent également servir sans le jury civil d’abord, et ensuite avec lui. J’aurai l'honneur de vous soumettre sur ce point quelques idées de modification au plan du comité. C’est un grand objet d’intérêt public que celui qui vous occupe en cet instant. Il a dû sans doute enflammer le patriotisme, exciter la plus noble émulation dans le sein de cette Assemblée, et y reproduire toutes les conceptions de régime judiciaire qui ont eu lieu dans d’autres temps et chez d’autres peuples. Ne nous étonnons pas d’avoir entendu sur cette matière des développements théoriques qui provoquaient notre assentiment, au moment même où notre raison nous avertissait au moins de le suspendre. La bonne administration de la justice importe tant au bonheur de l’humanité, que tout homme de bien qui se livre à cette contemplation est facilement séduit par l’illusion d’une perfection spéculative qui vient flatter son imagination, en même temps que sou cœur eu désire la réalité : mais le législateur doit, avant de se déterminer, prendre leçon de la sagesse et de l’expérience; elles lui prescrivent [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 avril 1790.] de marcher avec circonspection dans cette carrière délicate, où l’on n’a jamais inquiété impunément la contiauce publique. 11 ne s’agit pas ici d’un peuple nouveau, simple dans ses mœurs et dans ses transactions civiles, à qui l’on piésente pour la première fois un plan d’ordre judiciaire; c’est une régénération qu’il s’agit dé faire chez un peuple ancien. Pour savoir jusqu'à quel point i! est permis de changer chez ce peuple les institutions dont il a l’expérience et l’habitude, il faut examiner : 1* quel est l’état de sa législation; 2° quelle est sa situation politique; 3° ce qu’on doit craindre ou espérer de l’opinion. La législation et l’organisation de la machine judiciaire ont entre elles une correspondance impérieuse et invincible. C’est pour mettre les lois en activité que le régimejudiciaire est établi; il faut donc l’assortir à l’esprit, à la nature et à la marche des lois; car si ces deux parties ne sont pas d’accord, le mouvement sera nul ou funeste. On propose ici, pour le moment actuel, une organisation réduite aux derniers termes de la simplicité, lorsque notre législation est la plus étendue, la plus compliquée, la plus subtile, et la plus ODseure qu’on puise imaginer? Ces deux choses sont tellement inconciliables, que l’obstacle qui en résulte ne pourrait être levé, que lorsque nos lois si raient simplifiées, éclaircies, et mises à la portée de toutes les classes des citoyens; lorsque les livres, les légistes et les praticiens auraient disparu; lorsque Je règne de l’innocence et de ia loyauté se serait établi sur les débris du pédantisme et de la charlutanerie du barreau, et lorsqu’enün la vertu seu'e donnerait la capacité néce�uire pour être juge. Cette perspective qui nous a été présentée est trop séduisante, elle Halte trop l’opinion et les vœux de tout bon citoyen, pour qu’au premier aperçu elle ne produise pas une sorte d’enthousiasme; c’est la sévère et tardive réflexion qui ramène par l’examen à des idées moins riantes, mais plus exactes. Nous voulons sans doute éclaircir, abréger nos lois, et surlout simplifier nos formes; je passe sur le temps que cette grande entreorise • xigera; mais il est essentiel de ue pas s’exagérer l’elfet de ces réformes. Chez une grande nation, riche, active, industrieuse, et où la civilisation, parvenue à sa dernière période, développera sans cesse les combinaisons infinies qui agitent et croisent tous les intérêts, on aura beau vouloir simplifier la législation, il est impossible qu’elle ne soit pas toujours la matière d’une science etendue, et que la juste application des lois aux cas particuliers ne soit pas un talent difficile, fruit tardif de l’étude et de l’expérience réunies. Aucune grande société ne peut subsister sans un code de lois variées; partout où il y a un tel code, il est utile qu’ii y ait des légistes : on en trouve chez tous les peuples civilises ; ils y sont d’autant plus honorés, que le peuple est [dus libre, plus ami de ses lois, plus soigneux de les conserver. Ne croyons donc pas que quand nos lois seront simplifiées, nous aurons pour cela une législation très simple; mais, quand cela serait, et quand tous nos codes latins et français, leurs commentaires si funestes, et les répertoires de jurisprudence plus funestes encore seraient abrogés et proscrits, ils ne seraient pas pour cela supprimés de fait; ils existeraient plus poudreux qu’ils ne spnt à la vérité, mps enfin ils existeraient; et les 881 fausses connaissances dont ils ont infecté tant de bons esprits, subsisteraient encore longtemps dans les têtes qui en sont meub ëes. Il arrivera de là ce qui est arrivé du droit romain; quoiqu’il ne fasse pas loi dans les deux tiers de la France, le plaideur y va chercher, sinon une loi, au moins un exemple; et très souvent il en lire des raisonnements et des considérations qu’il s’approprie, sans indiquer la source où il les a puisées. Nous aurons des lois nouvelles ! Vous venez d’en faire deux très récentes : l’une pour les municipalités, l’autre pour les corps administratifs; voyez quelle foule immense de questions elles occasionnent sur leurs dispositions même les plus claires. Quand le corps entier de la législation sera refondu, ne croyez-vous pas qu'il s’élèvera mille incertitudes, et que ce sera par tes lois,- les usages, la jurisprudence ancienne que beaucoup de plaideurs voudront faire juger ce qui paraîtra douteux dans le nouveau code, et ce qu’il n’aura pas décidé? Vous regardez donc, me dira-t-on, la diminution et l’abréviation des procès comme impossibles? Je n’ai pas cette idée affligeante; mais je suis convaincu qu’un si grand bien ne sera pas l’effet immédiat de la refonte des lois, qui n’est pas elle-même un événement prochain. Lorsqu’une meilleure législation d’abord, ensuite le bienfait d’une éducation nationale, et les progrès de l’esprit public auront éclairé le peuple, changé ses mœurs, et assaini ses idées, c’est alors seulement qu’on pourra voir disparaître les scandales judiciaires qui tiennentautant au défaut de moéurs publiques, qu’aux vices de nos lois. Je conclus qu’il ne serait fias sage d’organiser en ce moment I ordre judiciaire, d’après l’etat moral hypothétique auquel il faut espérer que la nation parviendra un jour; maisqu’il faut se conl’or mer à l’état actuel de ia législation, aux mœurs et au caractère présent du peuple. La situation politique de la nation, dans le moment actuel, est uue seconde considération qui mérite d’êire pesée avec exactitude, Pen ‘ant qu’un peuple travaille à sa constitution, tous les ressorts de l’ordre public sont dérangés; et il faut que la révolution, qui produit un si grand mouvement, soit marquée à des caractères de justice et d’intérêt public bien frappants, pour que tous les malheurs de l’anarchie ne s’établissent pas entre la destruction des anciens pouvoirs et la création des nouveaux. C’est par là que la régénération qui s’opère en France sera éternellement mémorable; mais n’oublions pas qu’il faut, pourson succès, qu’au moment où la constitution va paraître, toutes les parties de la machine politique soient remises non seulement eu place, mais encore en activité; or, la véritable et utile activité du pouvoir judiciaire, le plus important de tous pour l’entier rétablissement de l'ordre, ne naîtra pas de cela seul que ce pouvoir sera organisé par des décrets; elle dépend absolument de ce que le mo le de l’organisation, accueilli par la confiance publique, et rendu efficace dès les premiers moments de son esécution, rétablisse dans l’opinion le respect pour les juges, et la soumission aux jugements. Sans cela, il n’y aura qu’un vain simulacre de justice, et une stagnation absolue dans son exercice, au moment où ii devient plus intéressant d’accélérer son action et d’accroître sa force. N’oublions pas encore combien, dans un temps de fermentation et au milieu des mécontentements individuels, la prudence oblige d’être réservé dans les changements qui pourraient, en grossissant le parti de f pppof 552 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLES! ENTA1RES. sition, augmenter l’indisposition des esprits, et par elle les forces de résistance. Ges secondes considérations sans être aussi absolument décisives que celles qui lésa précédées, ne pourraient pas, sans doute, détourner de faire dans l’ordre de la justice les changements qui y sont nécessaires pour compléter et affermir la Constitution; mais elles conduisent du moins à examiner si, dans les circonstances actuelles, il serait prudent d’aller au-delà de ce qui est indispensable et suffisant, et si l’excès ou la précipitation du bien ne pourrait pas produire un grand mal. J’en ajoute une troisième, relative à ce qu’il faut espérer ou craindre de l’opinion publique. Dans tous les temps, elle s’est montrée infiniment active et inquiètesurla matière que nous traitons. Le très grand nombre des citoyens dans les provinces, prend infiniment moins d’intérêt à la manière dont la chose publique estadministiée, qu’à celle dont les individus sont jugés. La raison en est simple. En France, les particuliers ayr-nt toujours été écartés de l’administration, en connaissaient peu la théorie ; et comme ils n’en ressentaient la malfaisance que par des effets généraux et secondaires, dont ils ne démêlaient pas même clairement les causes, ils y étaient individuellement asez indifférents. Le service de la justice distributive, au contraire, a toujours fixé leur attention, parce que ce besoin est plus près d’eux, parce que les occasions qui le font sentir sont plus fréquentes, parce que chaque individu l'éprouve à son tour, et s’y trouve directement intéressé pour sa fortune, pour son honneur, pour sa vie, c’est-à-dire pour tout ce que l’homtne a de plus cher et ale plus précieux. Il y a donc mille fois moins d’inconvénients du côté de l’opinion et des affections publiques, à hasarder de grands changements dans l’ordre administratif, que dans le régime judiciaire, il n’est jamais permis de tenter, dans celui-ci, des essais dont la réussite soit problématique. Il faut, avant de s’y exposer, consulter avec soin les convenances, les habitudes, les mœurs, et les lois de la nation, parce que toute organisation judiciaire qui n’a pas ces bases pour appui ne peut, ni s’établir avec faveur, ni subsister avec confiance. Ces réflexions générales, mais essentielles, montrent quelle disposition d’esprit il faut apporter au traitement des importantes questions que vous vousêtes prescrit d’examiner. Si ces réflexions sont aussi vraies qu’elles me le paraissent, elles établissent que ce n’est pas à ce que la théorie peut offrir de plus attrayant, mais à ce que la raison peut avouer comme suffisamment bon, et à ce que les circonstances indiquent de plus convenable, qu’il faut donner la préférence. Je passe maintenant à l’examen du degré d’intérêt que, dans notre constitution actuelle, nous devons attacher au jury, soit sous le rapport de’ notre liberté politique, soit pour un plus grand avantage de la justice distributive, soit pour le maintien de la liberté individuelle, soit pour la séparation du droit et du fait dans les jugements. 1. C’est sous le rapport politique que les Anglais se louent principalement de leur méthode de jugement par jury : ils la regardent, dans leur constitution, comme un des principaux boulevards de leur liberté. Mais remarquez, Messieurs, qu’en Angleterre, c’est le roi seul qui nomme les juges, et que dans les comtés, U n’v a pas de corps ad-miuistraiifs élus par le peuple. Quelle puissance l'autorité royale n’aurait-elle pas acquise contre la liberté publique, si, faute de l’institution des [6 avril 1790.] jurés, le pouvoir judiciaire remis à la disposition exclusive des officiers du roi, eût été par là livré totalement à l’influence de la couronne? Quel contrepoids aurait balancé cette influence, tors-qu’aucuns administrateurs choisi-: parla nation ne veillent pour dénoncer les entreprises locales qui peuvent attaquer JaConstitution ? Les Anglais ont craint, avec raison, la partialité du juge envers son protecteur dans les contestations entre la couronne etlesujet; cette ex pression est d’au de leurs publicistes. Ils ont craint encore qu’en général le juge rie prît des dispositions trop favorables à l’autorité dont la sienne dérive. Ces motifs qui rendent le jury particulièrement précieux aux Anglais, comme institution politique, sont aussi ceux qui, sous le même rapport, lui donnent un bien moindre intérêt pour nous ; pour nous qui élirons nos juges, et qui aurons, dans toutes nos administrations de département et de district, des sentinelles incorruptibles que nous élirons aus>i. En général les éloges donnés par une nation aux établissementsqu’elle possède, en prouvent moins la bonté réelle et absolue, que leur avantage simplement relatif à l’état particulier de cette nation. Le peu que je viens de dire démontre combien la haute opinion que les Anglais ont de Futilité politique du jury, opinion très juste relativement à leur constitution, perd de son importance et cesse d’être décisive lorsqu’on l’applique à la nôtre ; parce que leurs motifs particuliers n’existent pas pour nous, et qu’ils n’ont pas ceux qui peuvent nous déterminer. II. L’avantage du jury pour la bonne distribution de la justice privée, c’est-à-dire pour l’équité des jugements dans les causes des particuliers, est un second rapport sous lequel cette institution doit être examinée. En spéculation, le calcul des probabilités élève un grand nombre de préjugés en sa faveur; mais cherchons les résultats de fait et les produits de l’expérience dans les pays où cette méthode est en pratique. Ceux qui ont observé de près, en Angleterre, les effets du régime judiciaire, n’y ont pas trouvé, en réalité, celte excellence préconisée par quelques écrivains de cette nation. Parmi les publicistes anglais, il en est même qui conviennent franchement des vices naturels du jury et de l’injustice qui en dérive dans les jugements. Ils mettent an nombre de ces vices principaux, l’ignorance, l’inexpérience, le défaut de ce tact formé par l’habitude des affaires, qui produit seul la clairvoyance et la sûreté dans les décisions judiciaires. Ils y mettent surtout la propension presque invincible du jury à partager les affections et les inspirations populaires. William Paley loue, comme un Anglais, le système qui unit dans son pays la judieature permanente des officiers de justice à la judieature éventuelle des jurés; mais en observateur exact, et en écrivain véridique, il est cependant obligé de convenir que souvent le jugement par jurés n’est pas eniière-ment conforme aux règles équitables de la justice. « Cette imperfection, dit-il, se remarque principalement dans les disputes où il intervient quelque passion ou préjugé populaire; tels sont les cas où un ordre particulier d’hommes exerce des demandes sur le reste de la société, comme lorsque le clergé plaide pour la dîme : ceux où une classe d’hommes remplit un devoir incommode et gênant, comme les préposés au recouvrement des revenus publics : ceux où l’une des parties a un intérêt commun avec l’intérêt général des jurés, tandis que celui de sa partie adverse y est opposé, comme dans les contestations entre [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 avril 1790. \ 553 les propriétaires et leurs fermiers, entre les seigneurs et leurs tenanciers, » (ces cas se diversifient à l’infini, comine entre les artisans et ouvriers et ceux qui les emploient, entre les négociants et armateurs, et les capitaines de navire, entre les assureurs et les assurés, etc.); « enfin ceux où les esprits sont enflammés par des dissensions politiques ou par des haines religieuses. » L’auteur devait surtout énoncer le cas où un plaideur puissant dans le lieu, ou artificieux et intrigant, est parvenu à tromper l’opinion publique, et à élever un cri général de défaveur contre son adversaire, et de proscription contre sa cause. J’en ai vu des exemples fréquents, terribles. J’en ai essuyé dans la défense de plusieurs clients. J’ai vu qu’au dedans toute la majesté d’un grand tribunal ne suffisait pas pour retenir la fermentation concertée de l’auditoire. J’ai vu qu’au dehors la défense la plus soignée, la plus active, la plus convaincante échouait contre le préjugé populaire. J’ai vu plu�eurs fois ces insurrections de l'opinion ; et toutes les causes qui en ont é:é l’objet, étaient bonnes, car les artisans de si criminelles manœuvres ne prendraient pas la peine de les ourdir, s’ils plaidaient de bonne foi; avec quelques délais et de la fermeté dans les juges, toutes les affaires dont j’ai parlé ont été gagnées. Que croyez-vous, Messieurs, qu’il serait arrivé, si ces causes eussent été soumises à la décision précipitée d’un jury? Ce qui arrive en Angleterre dans les autres cas énoncés ci-dessus par William Paley, quoiqu’ils présentent des écueils moins dangereux à l’impartialité des juges. « Ces préjugés, dit l’auteur, agissent puissamment sur les opinions du vulgaire, dont l’ordre des jurés est tiré. Leur empire et leur force s’accroissent encore par le choix des jurés dans le lieu où la dispute s’élève; on pressent le jugement de la cause, et ces décisions secrètes de l’ârne sont, la plupart, dictées par un sentiment de faveur ou d’aversion ; souvent elles sont fondées sur l’opinion que l’on a de la secte, de la famille, du caractère, des liaisons, ou d’autres circonstances dans lesquelles se trouvent les parties, plutôt que sur une connaissance exacte, ou une discussion sérieuse du mérite de la question. » Paley pense si peu que les jurés puissent résister à ces causes locales d’injustice, qu’il désirerait qu’une loi autorisât à remettre l’examen de ces procès entre les mains d’un jury d’un comté éloigné, en statuant que les dépenses nécessitées par le changement de lieu, tomberaient à la charge de la partie qui l’aurait demandé. Remarquez, je vous prie, Messieurs, que la force de ces observations ne tient pas à ce qu’elles se trouvent écrites, pas même à ce qu’elles sont écrites par un publiciste anglais, mais à ce que chacun de nous, se repliant sur soi-même, sent, au fond de son cœur, qu’elles sont indubitables, parce qu’elles sont naturelles et fondées sur la position et le caractère des hommes dont le jury est composé. Elles fournissent cette conséquence que l’on arrive, parla vérification, au dernier ré-i sultat pour lequel l’ordre judiciaire est organisé, c’est-à-dire à l’examen du degré de discernement et d’impartialité que l’intervention des jurés met de plus dans la distribution de la justice privée, on trouve que, dans le fait, il y a beaucoup à rabattre, sur ce point, de l’exagération des idées spéculatives. Cette conséquence, sans être encore entièrement décisive pour la re-jection de cet établissement, concourt, du moins, avec ce qui précède, à retenir les esprits daus cet état de calme et d’équilibre qui provoque la méditation, et qui prévient les écarts de L’enthousiasme. III. J’examinerai maintenant le jury sous le rapport de son utilité pour le maintien de la liberté individuelle. Il ne faut entendre ici par liberté , que l’affranchissement de la contrainte que le juge peut imposer aux opinions, et à certaines actions des citoyens, par l’inlluence de l’autorité qu’il exerce, et par la crainte qu’il n’en abnse contre ceux qui lui auraient déplu. En ce seus, toute restreinte qu’elle est, la liberté individuelle est sans doute nécessaire au bonheur et à la tranquillité de la vie ; elle doit être le produit de la liberté politique, comme elle est nécessaire pour la maintenir. L’établissement des jurys en matière criminelle, présente un avantage sûr et inappréciable pour cet objet. Voulez-vous savoir comment les juges, dans les provinces, les grands tribunaux surtout, étaient parvenus à inspirer tant de terreur à leurs concitoyens, et à les réduire à une sorte d’asservissement? N’en cherchez pas la cause ailleurs que dans le droit de vie et de mort, dans cette terrible puissance du glaive dont ils étaient armés. Quoi de plus redoutable, en effet, que ces nombreuses corporations d’hommes qui, mettant l’intérêt de leur autorité en commun, pouvaient y mettre aussi leurs passions, leurs ressentiments, et épier, pendant une longue suite d’années, l’occasion de frapper un honnête citoyen, ou, à cause de lui, quelqu’un de sa famille. La France va être délivrée de ces corps menaçants, et notre constitution ne laisse plus lieu de craindre que la nouvelle judicature puisse inquiéter la liberté publique; mais il faut faire encore un pasde plus. I l faut que, sous la franchise du régime électif, il n’y ait pas un seul juge qui puisse influer sur un seul citoyen, retenir ou détourner un seul suffrage, en exerçant un pouvoir exclusif sur l’honneur et sur la vie. G’esl l’introduction. du jury dans le jugement des procès criminels, qui consommera cette intéressante partie de notre régénération. Lorsque le ministère du juge, entièrement subordonné à la décision préa able des pairs de l’accusé, sur le fait, sur la preuve et surfe caractère du délit, se bornera à appliquer passivement la loi, la liberté individuelle n’aura plus rien à craindre de J’autorité judiciaire. Voilà la principale raison, très indépendante du parti à prendre pour les procès civils, quia déterminé le comité à vous proposer, dès à présent, l’établissement constitutionnel des jurys en matière criminelle. Il en a eu une seconde; c’est qu’autant le long exercice est utile pour former un bon juge au civil, autant l’habitude de juger au criminel y rend moins propre, en détruisant les qualités morales, nécessaires, pour cette délicate fonction. Dans le jugement des crimes, si, d’une part, la société demande vengeance du coupable convaincu, de l’autre, la sûreté personnelle, ce premier droit de l’humanité, ce premier devoir de la société envers tousses membres, réclame en faveur de l’accusé, droiture, impartialité, protection, sollicitude infatigable à chercher l’innocence, toujours possible avant l’impérieuse conviction. Examinez un jeune magistrat commençant sa carrière ; il est inquiet, hésitant, minutieux jusqu’au scrupule, épouvanté du ministère qu’il. va remplir, lorsqu’il doit prononcer sur la vie de son semblable. Il a déjà vu plusieurs fois la preuve , et il cherche encore à s’assurer de nouveau qu’elle existe. Voyez-le dix ans après, [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ]6 avril 1790.] 554 surtout s’il a acquis la réputation de ce qu’on appelait au palais un grand criminaliste; il est devenu insouciant et dur, se décidant sur les premières impressions, tranchant sans examen sur les difficultés Ls plus graves, croyant à peine qu’il y ait une distinction à faire en tre un accusé et un coupable, et envoyant au supplice des infortunés dont la justice est obligée bientôt après de réhabiliter la mémoire. Ce dernier excès de l’abus est l’effet presque inévitable de la permanence des fonctions en matière criminelle. On ne tarde pas à faire par routine ce qu’on ne fait que par métier; la routine éteint le zèle, et l’habitude d’être sévère, conduit à quelque chose de pire que l’inseu ibilité. C’est encore l’institution du jury qui peut seule sauver d’un si grand scandale notre organisation judiciaire ; et cette seconde raison, dont l’importance ne se communique pas aux affaires civiles, a concouru à déterminer la proposition que votre comité vous a faite pour les matières criminelles seulement. La liberté et la sûreté individuelles ne sont pas de même intéressées à l’établissement du jury dansles affaires civiles. Ce n’est pas par l’autorité que les juges exercent dans le jugement des causes de simple intérêt pécuniaire qu’ils peuvent ou comprimer la liberté publique, ou acquérirsur les individus une influence capable de les asservir. Le plus grand nombre des citoyens n’éprouvent pan une fois dans leur vie le danger d’un procès qui puisse compromettre leur fortune ; et parmi ceux qui s’y trouvent exposés, il y en a peu qui, voulant sincèrement ne pas plaider, ne puissent parvenir à éviter l’intervention du juge. Soyons sûrs d’ailleurs que les officiers de justice, ne pouvant plus rivaliser avecla puissance législative, ni se donner de l’importance en contrôlant l’administration, vont prendre de leur état des idées plus saines, et y porter un meilleur esprit. Dès qu’ils sentiront qu’ils ne peuvent plus se faire craindre, ils chercheront davantage à se faire estimer, et ils ambitionneront l’honneur de bien juger, lorsqu’ils n’en verront pas d’autre à acquérir. Le temps est enfin arrivé où la considération publique ne pourra plus être surprise, et où nul citoyen, redoutant l’avilissement, ne pourra se passer de la considération publique. Les juges en auront doublement besoin, et pour éviter l’humiliation de la censure nationale qui sera désormais libre et redoutable, et pour mériter que les suffrages de leurs justiciables les portent dans les corps administratifs, ou les élèvent jusqu’à la législature. Voyez ici comme les différentes parties de notre constitution réagissent heureusement l’une sur l’autre; puisque la permanence de la législature, celle des corps administratifs, et l’éligibilité accordée aux juges contre la rigueur des principes, fournissent le contrepoids moral le plus rassurant contre l’a bus de leur autorité. Si leurs justiciables dépendent d’eux, pour le besoin de la justice, à leur tour ils dépendent de leurs justiciables par l’intérêt si puissant de l’honneur, ou du moins de l’amour-propre. Cessons donc de craindre l’autorité des juges, quand elle sera bornée au seul traitement des affaires civiles. Mais s’il existait, sous ce rapport, quelque danger véritable, le jury civil ne le ferait pas disparaître. Combien de questions de droit ne dépendent pas entièrement du juge, et sont décidées sans être soumises au jury? Quand il est nécessaire de faire prononcer le jury 3ur le fait, est-pe que la décision sur le point de droit ne reste pas encore au pouvoir des juges ? Enfin si la question de fait est compliquée, l’inexpérience dn jury ne l’oblige-t-elle pas de s’en rapporter an juge pour la poser, et pour diriger l’instruction? La décision des affaires civiles est donc soumise principalement, et presqu’en tout, à l’autorité du juge, malgré le concours du jury. IV. Tous les rapports vraiment constitutionnels sous lesquels la question pouvait être envisagée, se trouvent épuisés ici. Je n’ai pas mis dans cette classe la nécessité de séparer la question de fait de celle de droit, et de constater le fait d’abord, pour éviter l’étrange abus justement reproché à nos anciens tribunaux, d’avoir souvent rendu leurs jugements contre l’avis de la majorité des opinants, parce qu’ils délibéraient à la fois sur le fait et sur le droit. Je suis bien éloigné de nier ou de justifier le vice intolérable de ce mode de délibération judiciaire, dont la pratique est malheureusement aussi constanteque l’injustice. Il est affligeant de penser que de graves tribunaux ont saus cesse délibéré, sans sé faire des points de délibération commune, et qu’ils ont formé des arrêts, et indubitablement beaucoup d’arrêts de mort, par une réunion de motifs et d’avis partiels, qui, pris chacun séparément, n’avaient que la minorité des suffrages. Je sais que cet abus serait excusé, s’il pouvait l’être, par la disposition des ordonnances. Mais combien de lois sollicitées, et combien de remontrances faites pour des objets infiniment moins importants que celui-là? Le moyen de le faire cesser pour l’avenir, est indubitablement qu’il ne puisse être délibéré sur le droit, c’est-à-dire sur l’application de la loi au fait du procès, qu’après que ce fait aura été préalablement constaté, soit par l’aveu des parties, soit par un jugement séparé. Ce premier point ne tient pas essentiel lennmt à la délibération actuelle, qui n’a pour objet que de déterminer un mode d’organisation judiciaire; puisque, dans toutes les manières possibles de fixer cette organisation, il faut également que le fait soit jugé séparément du droit. Cette madère appartient proprement à la forme de procéder aux jugements dans tous les tribunaux indistinctement, de quelque manière qu’ils soient constitués. Il n’est pas moins évident que, si l’institution des jurys présente la théorie de la séparation du fait et du droit réduite en pratique, elle n’établit pas cependant l’impossibilité ne parvenir au même résultat sans les jurés. On voit bien que, par eux, le fait est jugé séparément du droit; il reste à examiner si, sans eux, on ne peut pas obtenir la même rectitude dans la forme des jugements. L’intérêt de cet examen se trouve ici réduit aux seuls jugements des causes civiles, car il est toujours entendu que, pour les matières criminelles, l’admission du jury ne fait pas de question. 11 ne s’agit au civil que de rendre commune aux questions défait, dans tous les procès, la disposition de l’ordonnance de 1657, sur les nullités, et les fins de non-recevoir. Celle-ci oblige les juges à prononcer séparément et préalablement sur les nullités et les fins de non-recevoir. Lorsqu’ils seront obligés de même à prononcer sur le fait de chaque procès, avant de pouvoir ouvrir aucune opinion sur le droit, le vice du mode de délibération qui a eu lieu jusqu’ici sera pleinement anéanti, et l’abus qu’il produisait dans le résultat des opinions ne pourra jamais se renouveler. Il est bien sévère de prononcer que ces deux opération? ne peuvent pà$ êtf@ poqfiéeg utilement [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 avril 1790.] 55$ aux mêmes personnes. Je crois qu’en matière criminelle, il serait en effet bien pénible pour le juge, qui, en opinant sur le fait, n’aurait pas trouvé l’accusé coupable, de le condamner à mort dans Je second tour d’opinion pour l’application de la loi; mais cette difficulté qui ne devient pressante que par le respect qui est dû aux sentiments de la nature et de l’humanité, ne reçoit ici aucuneapplication, puisqu’encore unefois nous sommes d’accord sur l'établissement du jury au criminel. Cette même difficulté se trouve dénuée au civil de la gravité des motifs qui la rendent imposante dans le cas des jugements à mort. Chaque juge est obligé individuellement par les jugements rendus, même contre son avis. Ce principe est reconnu et pratiqué dans tous les tribunaux. Ainsi le jugequi a pensé qu’uneenquête est nulle, apiae sans scrupule sur le fond de la demande, lorsqu’il a été jugé, contre son avis, que l’enquête est valable. 11 en est de même de celui qui a pensé qu’un demandeur n’est pas recevable; il opine pour lui adjuger sa demande, lorsqu’il a été décidé que la fiu de non-recevoir n’est pas fondée. La même chose aura lieu lorsqu’il sera enjoint aux juges de prononcer préalablement sur la question de fait, et surtout si la loi porte que ceux contre l’avis desquels le fait aura été jugé ne pourront, par cel'e raison, s’abstenir de délibérer sur l’application de la loi. Peut-on douter de la disposition des juges à exécuter cette ordonnance, quand on voit qu’ils n’ont marqué ou-cune répugnance à rendre des jugements à la minorité, par respect pour les ordonnances qui les y autorisaient? En résumant ce qui vient d’êlre dit sur le jury, il me semble que quatre vérités sont acquises : la première, que l’intérêt politique de cette institution e«t infiniment moindre dans notre constitution que dans celle des Anglais; la seconde, que l’utilité du jury, dans la distribution de la justice privée, se trouve, par les résultats pratiques, fort au-dessous de ce que la spéculation promet; la troisième, que le jury, indispensable au criminel, pour le maintien de la liberté et de la sûreté individuelles, est entièrement inutile au civil pour ce double objet, soit parce que le juge ne peut pas, sous ce dernier rapport, acquérir une influence inquiétante, soit parce que, si elle était possible, le jury ne la détruirait pas; la quatrième enfin, que l’instante nécessité d’établir, dans la reddition des jugements, la farine de délibérer séparément sur le fait et sur le droit, ne fournit pas une raison absolue et invincible d’adopter le jury, parce qu il est possible d’obtenir sans lui cette forme de délibération séparée. Rappelons-nous encore ce qui a été dit plus haut sur les ménagements qu’exigent l’état présent de la législation en France, la difficulté des circonstances actuelles, et l’extrême susceptibilité de l’opinion publique dans tout ce qui louche à l’ordre judiciaire. C’est en réunissant toutes ces considérations, en recueillant les vrais motifs de détermination qu’elles fournissent, et en distinguant des conceptions abstraites que toutes les questions de politique et de haute législation présentent, les idées simples et saines de ce qui convient particulièrement à la France, et de ce qui lui convient spécialement au moment actuel, que vous terminerez cette délibération d’une manière digne de voire sagesse. Je n’extrais ici, *ie tout ce qui précède, que cette seule conclusion; c’est que l’éta-bljsseoient général du jury, étendu au civil comme au criminel, n’est pas pour nous d’une nécessité si impérieuse, ou d’une utilité tellement indispensable, qu’il faille en précipiter l’exéentioa avant que les lois y soient appropriées, ava it que l’opinion y soit mieux préparée, et ava'it quequel-ques expériences partielles des avantagesde cette méthode aient disposé les esprits à désirer qu’elle soit généralisée. Les sentiments qui me retiennent dans cette opinion ne doivent pas être suspects. Je suis personnellement le partisan de la forme des jugements par jurys; j’aiine cette institution, belle, malgré ses imperfections. Mon de-sir est de la voir rétablie au sein de ma patrie, qui en lit le présent à l’Angleterre au temps de la conquête de Guillaume le Bâtard. C’est par amour pour le jury, que je cherche à le préserver d’un mouvement trop brusque, qui, pouvant choquer l’opinion que tant d’intérêts ennemis vont chercher à indisposer, nous exposerait à le voir périr sous nos yeux au moment de sa régénération. Nous n’avons qu’une seule chance pour le succès de l’établissement, c’est que la confiance publique l’accueille. On ne pourrait compter sur cet appui de la confiance publique que dans le cas où elle serait fondée sur un sentiment éclairé et généralement répandu des avantages du jury. Ce sentiment n’exi-te pas; quelques hommes en France ont acquis les connaissances qui le produisent; mais la nation ne sait même pas ce que c’est que le jury, et cela peut être démontré par l’mfiniment” petit nombre des cahiers qui en ont fait mention. Or, voyez sous combien «le ranports peu attrayants pour l’opinion générale il viendrait maintenant se présenter. N’oublions pas que l’opinion générale se compose de toutes les opinions particulières, et que celles-ci sont dirigées par les diverses espèces d’intérêts et de préjugés qui maîtrisent les individus. On ne peut pas nier qu’il augmenterait beaucoup le mécontentement dans laclasse des gens de loi, et surtout dans celle des praticiens qui se mêlent principalement des disputes de fait. Ce mécontentement serait sans doute le signe certain d’un bien général ; mais le public ne gagne qu’en masse, et ce sentiment du bien commun est beaucoup moins vif que ne l’est dans chaque individu celui de sa perte personnelle. Le jury va devenir l’objet spécial de l’improbation et des critiques de cette première classe de mécontents. Ils ont du crédit sur un grand nombre de citoyens, ils s’en sont utilement servis pour soutenir la Révolution; ils s’en serviraient, sinon contre elle, au moins très efficacement contre le jury. Il ne faut pas douter que parmi nos concitoyens, il s’en trouvera beaucoup qui, mauvais juges de leur intérêt, asservis à l’habitude et au préjugé, seront naturellement indisposés contre le renversement total de l’ordre ancien, et s’exagéreront les inconvénients du jury, en transportant à la nature même de l’établissement les vices réels qui se trouveront inévitablement dans sa première exécution. Cette seconde classe de frondeurs sera d’autant plus dangereuse, qu’elle ne pourra être soupçonnée de partialité, et que des prétextes assez imposants appuieront ses réclamations. Comment espérez-vous que le jury puisse être composé dans la plupart des districts dont les chefs-lieux sont placés dans les plus petites villes, et la plupart dans de simples bourgs, lorsqu’il faut déjà distraire de leur population notable les officiers municipaux et les membres du direc-tpire ? Croyez -vous y trouver encore des citoyeqs 556 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 avril 1790.] méritant la confiance, capables, par leur intelligence, de décider tons les procès, assez à leur aise pour se livrer assidûment à cetle fonction, et les y trouver en assez grand nombre pour composer d’abord et renouveler au besoin la liste des j nrés ? Si fojiinion s’élève d’abord contre les listes, que sera-ce ensuite lorsqu’elle sera frappée de l’étonnante rapidité des opérations du jury, si inquiétante pour tous ceux qui n’en ont pas l’habitude, si diamétralement contraire à notre préjugé français, qui ne suppose la bonté d’un jugement que quand il est précédé d’une instruction étendue, et rendu avec appareil par un grand nombre de juges? Que sera-ce surtout, quand, à la défiance excitée, soit par la composition du jury, soit par la précipitation de sa marche, viendra se joindre encore la privation de l’appel; secours regardé jusqu’à présent nécessaire contre une première injustice, et dont l’intérêt s’accroîtra dans l’opinion à proportion qu’on se confiera moins d’abord aux décisions du jury ? Ce n’est pas tout encore ; une nouvelle cause d’indisposition s’élèvera du mécontentement d’un grand nombre de personnes, de la classe même de celles qui seraient appelées à composer le jury. Ne doutons pas que beaucoup n’y verront que le fardeau d’une nouvelle espèce de charge publique, un assujettissement qui contrariera leurs goûts, une distraction fâcheuse du soin de leurs propres affaires. Gela est déjà prouvé d’avance par la difficulté qu’on éprouve en beaucoup d’endroits à faire faire le service des adjoints aux procédures criminelles, quoiqu’il n’en faille réunir que deux. Ne fondons donc pas la réussite sur la supposition que les hommes sont ou vont devenir tout à coup ce qu’ils devraient toujours être, et ce qu’ils ne deviendront que par les progrès de l’instruction et de l’esprit public. Ne croyons pas qu’ils soient incessamment convaincus de l’avantage du jury, parce que le jury est bon, lorsqu’il va blesser, sous une foule de rapports, les intérêts, les passions, les habitudes et les préjugés. Ne croyons pas qu’ils se livreront tout de suite avec zèle au service que cette institution exige, parce que ce service est important au bien public, lorsqu’il va imposer aux individus un travail et des gênes personnelles. Traitons avec les hommes comme ils sont par la nature et par l’opinion ; plus il est désirable qu’ils en adoptent l’établissement, plus nous devons être soigneux de ménager toutes les convenances propres à les y déterminer. L’argument tiré de ce que le jury s’exécute en Angleterre sans difficulté dans la pratique et à la satisfaction du peuple, est sans force ici. A l’époque reculée où le j iry était pratiqué en France, et fut porté en Angleterre, le caractère, les mœurs, l’état de la législation dans les deux pays étaient favorables à son établissement. Nous l’avons perdu depuis, et l’Angleterre l’a conservé. Il a pour lui, chez ce dernier peuple, la continuité de l’usage, les facilités d’exécution qui en résultent, la force de l’habitude, l’autorité de l’expérience et de l’opinion ; c’est-à-dire qu’il est soutenu en Angleterre précisément par tout ce qui contrarie sa rénovation en France. Dans cette position, voici, Messieurs, le parti qui me parait le plus convenable à prendre, se garder d’établir le jury d’une manière absolue, et comme devant être mis en activité actuelle dans toutes les parties de l’ordre judiciaire; l’introduire cependant partiellement pour quelques-uns des objets qui en sont plus naturellement susceptibles ; faire une organisation de tribunaux, telle que pouvant servir à l’expédition des affaires sans le jury, ils se trouvent propres à en recevoir l’établissement lorsqu’il pourra être fait d’une manière générale; autoriser et inviter les législatures à s’occuper de tous les moyens qui pourront hâter cet établissement général, et à le mettre en activité aussitôt que la réformation des lois et les autres convenances publiques le permettront. J’ajouterai quelques courtes réflexions sur chacune de ces propositions. La première est la conséquence de tout ce que je viens de dire, et si mes observations ont obtenu quelque faveur dans vos esprits, elles ont dû vous convaincre qu’il n’y a aucun inconvénient grave ni pour notre liberté politique, ni pour la liberté individuelle, ni pour la bonne administration de la justice, à ne pas précipiter l'établissement des jurys au civil ; qu’il y aurait, au contraire de grands inconvénients à hasarder trop brusquement cette institution, et que c’est en assurer le succès, que de la retarder. L’avantage de ma seconde proposition est que l’éiablissement des jurys, fait partiellement dans certaines matières, mettra sous les yeux de la nation l’exemple et la pratique de cette méthode, familiarisera avec sa marche et ses effets, et disposera tous les citoyens, les uns par l’exercice même des fonctions qu’elle impose, les autres par l’expérience de son utilité, à l’adopter pour base générale de tout le régime judiciaire. La poursuite des crimes dans les tribunaux ordinaires, celle des délits qui seront réservés aux tribunaux militaires, et celle des délits de la presse, même quand l’action pour ces derniers serait intentée au civil, sont trois objets pour lesquels il est indispensable de décréter, dès à présent, l’établissement des jurys. Ne croyez pas cependant que ce décret puisse recevoir incessamment une actuelle exécution. Elle est impossible pour toutes les procédures criminelles, tant que l’ordonnance qui règle ces procédures ne sera point, je ne dis pas corrigée, mais totalement refaite. Il ne suffirait pas ici d’essayer de simples raccordements, il faut une refonte totale de la loi. Les principes, et l’exécution matérielle de la procédure, tout doit être changé, avant que le jury puisse être mis en activité. Voilà pourquoi le comité ayant présumé, avec raison, je pense, que ce travail ne pourrait pas être consommé dans le cours de cette session, avait indiqué, pour sa plus tardive époque, l’année 1792, afin que la prochaine législature ne pût pas se dispenser de le terminer. Ma troisième proposition est fondée, d’une part, sur mon désir personnel que le jury soit le plus tôt possible admis généralement, et, d’autre part, sur l’impossibilité dont je ne peux pas m’ôter la conviction, que cet établissement se fasse dans les circonstances actuelles. Ce double point de vue, dont beaucoup de personnes m’ont paru également frappées, m’a fait chercher une combinaison par laquelle les tribunaux pussent être constitués, dès à présent, de manière à faire le service momentanément sans le jury, et ensuite avec le jury. Je suis parvenu à un résultat par lequel, en diminuant de beaucoup le nombre des juges, en détruisant toute grande corporation judiciaire, en réunissant l’avantage d’une judicature sédentaire, qui est la continuité du service, avec ceux d’une judicature ambulante, qui sont de détruire [6 avril 1790.] [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. l’esprit de corps, et de prévenir les affections locales, tous les procès se trouvent terminés définitivement dans les limites de chaque département. Je laisse en chaque district un tribunal composé de trois juges seulement, auprès duquel il y a un officier chargé du ministère public. Je dis un tribunal, parce qu’ici, si le mot seul ne fait pas peur, certainement ce n’est pas le fond de la chose qui peut être inquiétant. Ces juges feront alternativement le service des procès criminels avec le jury : ils jugeront en ce moment les affaires civiles par la forme ordinaire, et ils appliqueront seulement la loi, lorsque l’établissement général du jury pourra être formé. Je n’admets point l’ambulance des juges de district, par deux raisons : la première, parce que quand on a abandonné au jury pris sur le lieu et au juge du lieu dirigeant le jury, la décision du fait, qui est, dans tous les procès, la partie sur laquelle les fausses impressions produites par les affections et les préventions locales, ont le plus de prise, et qui est, en même temps, l’objet décisif de neuf procès sur dix, il devient presque dérisoire de mettre aux champs les juges qui n’ont plus que la loi à appliquer, lorsque cette applicaiion se trouve presque toujours forcée par Ja décision antérieure du fait, et lorsqu’elle est infiniment moins susceptible que le fait de l’influence des affections locales. Ma seconde raison est que l’ambulance des juges ne peut être admise qu’avec beaucoup de retenue, et en restreignant, le plus qu’il est possible, le nombre des juges qu’on y soumet. Cette fonction ambulatoire, qui oblige à ne vivre jamais chez soi, à errer de ville en ville, à éprouver, après le désagrément des courses, tous ceux d’une habitation incommode et souvent peu décente, 11e peut pas convenir à un grand nombre de juges. On se priverait par là des services de beaucoup de sujets précieux que leurs goûts, leurs habitudes prises, leur position domestique éloigneraient absolument de ce genre de vie. Ce serait un mauvais système que celui des juges ambulants, si on voulait qu’il n’y en eût que de tels en France. H peut être utile qu’il y en ait quelques-uns, et je vais moi-même en proposer l’emploi; mais il en faut peu, afin que le nombre de ces places n’excède pas celui des hommes de mérite à qui elles peuvent convenir, et pour avoir la facilité d’y attacher de forts traitements, qui mettent ces juges en état de voyager et de séjourner, dans leurs tournées, d une manière qui soutienne la dignité de leur caractère. Je conserve l’appel dont il me paraît difficile d’abroger l’usage, et de faire reconnaître l’inutilité; mais, en le faisant terminer par la voie des assises, dans le chef-lieu de chaque département, les plus grands inconvénients dont il a été susceptible jusqu’à présent sont sauvés, et ce qu’il a d'utile est conservé. Je propose, pour chaque département, un tribu nal composé de deux sections, l’une sédentaire, l’autre ambulante. La section sédentaire est composée de trois juges, et la section ambulante de trois grands juges. Chaque section de trois grands juges fait le service dans quatre départements, en allant chaque année se réunir aux sections sédentaires dans le chef-lieu de chaque département, et y tenir de grandes assises qui durent deux mois et demi dans chacun ; de manière que ces grands juges ont dix mois de service et deux de vacances. Dans l’intervalle des assises de chaque dépar-ot>7 tement, la section sédentaire juge les appels des sentences dont l'objet est urgen!, ceux des jugements interlocutoires qui suspendraient l’instruction des affaires dans les premiers tribunaux, et généralement tout ce qui requiert célérité, en sorte que le service nécessaire n’est jamais interrompu. La section sédentaire ne peut pas juger les appels dés jugements définitifs dont l’objet n’est pas provisoire ; mais, à mesure que ces appels sont formés, les juges sédentaires se les distribuent à tour de rôle, et se préparent à eu faire le rapport aux assises. Lorsque la session des assises est ouverte, à l’arrivée des trois grands juges, chacun des juges sédentaires fait le rapport des procès dont il a été chargé, et l’arrêt est rendu par les trois grands juges et les deux autres juges sédentaires séant ensemble. Le rapporteur n’a point de voix délibérative sur son rapport; outre la raison morale qui fait désirer que le rapporteur s’abstienne d'opiner, il y a ici cette considération particulière, qu’il faut, par plusieurs motifs, assurer aux grands juges la prépondérance des voix. Les grands juges doivent multiplier les séances dans chaque session, à raison du nombre des affaires, de manière que tous les appels de l’année soient vidées à chaque assise. C’est aux grands juges seuls qu’il appartient de recevoir les plaintes et de s’informer d’office de la manière dont la justice a été rendue dans le cours de l’année par les tribunaux du district. Voici, Messieurs, comment ce plan pourrait être réduit en aiticles : Art. 1er. L’appel des jugements des juges de district sera porté à un tribunal supérieur établi en chaque département. Art. 2. Ce tribunal sera composé de trois juges sédentaires au lieu de sod établissement, et de trois grands juges qui s’y rendront chaque année pour teuir de grandes assises. Art. 3. La session des grandes assises durera deux mois et demi en chaque département, et les mêmes grands juges en tiendront une, chaque année, en quatre tribunaux de département. Art. 4. Hors le temps des assises, le tribunal de département, composé des seuls juges sédentaires, jugera à l’audience les appels des sentences interlocutoires et de celles rendues définitivement en matières sommaires ou provisoires, les demandes à la fin de surséance ou d’exécution provisoire des jugements, et généralement toutes les demandes de provision qui seront formées incidemment aux appels. Art. 5. L’appel de toutes les sentences définitives des juges du district, autres que celles rendues en maiières provisoires ou sommaires, ne pourra être jugé que sur rapport et au temps des grandes assises. Art. 6. Les affaires qui surviendront dans l’intervalle d’une assise à l’autre, seroni distribuées aux juges sédentaires, à tour de rôle, afin qu’ils en préparent le rapport; ils pourront rendre les ordonnances ou arrêts d’instruction; chacun d’eux fera, lors des assises, le rapport des procès dont il aura été chargé, et n’y aura point de voix délibérative. Art. 7. Les grands juges tenant les assises, recevront les représentations des corps administratifs et les plaintes des particuliers sur la manière dont la justice aura été rendue par les juges de district pendant le cours de l’année, et sur la conduite des officiers ministériels : ils réprime- {Assemblée nationale.] AftCKIV PARLEMENTAIRES. [6 avril 1790.] m ront les abus et puniront les contraventions, à peine de répondre personnellement de leur négligence dans cette partie de leur service. Il me semble, Mcs-ieurs, que ce plan d’organisation, très simple, exempt de tous les vices de l’ancien ordre de choses, rendant leur renouvellement impossible, donnant une justice très expéditive et très rapprochée des jmtieiables avec peu de juges et de très petits frais, réunissant plusieurs des avantages des deux systèmes balancés jus pu’ici, formant des tribunaux qui peuvent être mis très promptement en activité réelle, et faire un bon �rviceavec ou sans jurés; il me semble, dis-je, que ce plan serait propre à rapprocher les intérêts et les -opinions, à calmer les inquiétudes, à sauver les embarras du moment sans rien compromettre pour l’avenir, et à accélérer la conclusion de cette partie de la constitution. 11 peut servir de règle à ceux qui seraient disposés à l’adopter, pour fixer leurs opinions sur chacune des questions dont la série va être délibérée. C’est en m’y conformant que j’opine sur les premières questions concernant l’établissement du jury, qu’il ne peut pas être en ce moment établi d’une manière absolue, mais partielle, et seulement pour le criminel, pour les délits militaires et pour ceux de la presse. Plusieurs membres demandent que le discours de iM. Thourel soit imprimé et annexé au procès-verbal. Cette motion est adoptée. M. Barnave Ce serait avec une extrême défiance que je présenterais quelques idées, après les magnifiques développements d’uu homme auquel vous êtes accoutumés à accorder votre confiance, si mes opiuions n’avaient leurs principes et leurs racines dans ses propres principes, et si la décision que je vous propose ne naissait desconséquences mêmesqu’tl a déduites; en effet, que rétablissement des jurés en matière civile soit difficile, c’est ce que je ne conteste pas; la seule décision que vous ayez à prendre, c’est de consacrer le principe. Deux décrets vous obligent à vous renfermer dans ce piincipe; l’un est un article de la Constitution, dans lequel vous avez dit que les législatures suivantes pourront changer l’ordrejudiciaire, eu se conformant aux principes qui seront établis par vous; le second est la série de questions que vous avez adoprée, et qui vous force également à reconnaître le principe. D’après cela, je souiiens que si l’etablissement des jurés est plus difficile au civil qu’au criminel, que s’il est convenable de retarder ces établissements, il n’eu est pas moins vrai que les jurés sont nécessaires à la liberté, et qu’il y a des rapports incontestables entre les jurés au civil et b s juivs au criminel. Pour arriver à ce résultat, il faut se faire une juste idée des jurés et de leur établissement chez tous les peuples. Les hommes vivant en société ont reconnu que les atteintes les plus fortes contre la liberté étaient portées par le pouvoir judiciaire qui frappe chaque jour. C’est pour arrê.er ce pouvoir qu’ils ont institué les jurés. Les jurés ne suut pas seulement des pairs qui, magistrats un moment, rentrent dans la société pour y être jugés à leur tour... Il ne peut pas exister de cause sans fait, de jugement sans droit : de cette distinction naturelle, il suit que le fait e>t destiné à être confié au père de l’accusé, à des hommes qui, habitant les mêmes lieux, ont une grande connaissance des faits et 1 des circonstances; à des hommes qui, au milieu d’un grand nombre d’hommes, peuvent avoir une grande impartialité. Mais pour l’application de la loi, il a fallu des juges qui eussent tout à la fois, et la connaissance des lois, et l’autorité nécessaire pour taire exécuter leurs jugements. Un autre principe, c’est que, lorsque des juges prononcent sur le fait et sur le dioit, il est souvent impossible que les jugements soient rendus à la majorité. Ce principe est prouvé : j’observerai seulement que la méthode proposée par le préopinant, de faire juger séparément les mêmes juges sur le fait et sur le droit, présenterait plus d’inconvénients que l’ancienne forme d’opiner. Vous ne remédiez pas à la nécessité de deux tribunaux, et vous gênez de plus l’opinion des juges, eu les obligeant à prononcer, ou contre leur conscience, ou contre la loi. — Quelle est la dilférence entre les affaires civiles et les affaires criminelles? Dans les unes, il s’agit de la vie ou des souffrances des nommes; dans les autres, ou de leur fortune ou de leur honneur. Je le demande à vous tous, comme législateurs, comme hommes, comme Français, quel est celui de vous qui met moins d’ importance à son honneur qu’à sa vie? L’honneur peut être attaqué tous les jours. Ainsi même importance quant à la gravité des cas, plus grande importance au civil, parce que les cas se présentent Dlus souvent. S’il existe une différence, elle est uniquement dans la plus grande difficulté de l’application du principe au civil qu’au .criminel. Aussi ne vous proposerai-je point d’établir aujourd'hui, eu toute matière, les jugements par jurés. Je vous demande seulement si vous reconnaissez la nécessité de rétablissement des jurés dans l’avenir; et si dès lors vous devez, dès aujourd’hui, établir le principe au civil et au criminel, comme partie essentielle de la Constitution, en vous réservant de statuer sur le moment et sur les formes de l’application. Je dois terminer par quelques réflexions sur les considérations exposées, pour prouver l’impossi-lité d’établir, dès ce moment, les jurés au civil. Un vous a dit d’abord que les esprits ne sont pas préparés, que l’ignorance des citoyens, occasionnée par la difficulté de notre législation, empêcherait de se procurer des jurés; je réponds que si l’on veut simplifier la législation et la procédure, il faut, simpiiiier, dès a présent, l’ordre judiciaire; que si l’on veut simplifier les lois, il faut simplifier les tribunaux. JN’e se trouvera-t-il pas dans les chefs-lieux de district des hommes aussi instruits que ceux qui, avec la seule science que l’on achetait dans les universités, faisaient encore l’acquisition du droit de juger en dernier ressort toutes soi tes de causes au civil et au criminel? On craint les mécontentements des personnes qui seraient privées de leur état; mais par les jures, ou ne détruit pas les juges; mais par les jurés, on ne diminue pas le nombre des citoyens livrés à l'instruction des procès. Avec les jurés, il faudra instruire le fait, il faudra instruire le droit, il faudra présenter les raisons des parties. Ainsi, quand on redoute un soulèvement, on n’a pas bien examiné cet objet. S’il y a des jurés, ou s’il n’y en a pas, quand vous simplitierez les formes de la législation, le résultat sera absolument le même. 11 peut donc être nécessaire de retarder sur quelque partie l’établissement des jurés, et de faire quelques réformes préalables; mais il n’eri est pas moins vrai que vous devez tendre, avec la plus grande énergie, à cet établissement. Vous ne pouvez pas vous refuser de ne décréter que le prin- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 avril 1790.] $$$ cipe, en vous réservant les modifications sur l’application de cette institution et sur le moment de cette application. M. le Président ordonne la lecture d’une lettre qui vi-mt de lui être adressée par M. (e comte de La Luzerne, dans laquelle ce ministre expose que le roi l’a chargé de présenter, relativement aux troupes de la marine, quelques observations dignes de l’alteotion de l’Assemblée nationale, et qui ont pour objet l’augmentation de la solde des soldats ordonnée par son décret du 28 février dernier, sanctionné par Sa Majesté. Comme ces observations contiennent différents détails, l’Assemblée nationale renvoie la lettre au comité de la marine pour les prendre en considération, et lui en rendre compte. L’un de MM. les secrétaires fait lecture d’une lettre que M. le garde des sceaux écrit à M. le président, dans laquelle il annonce que le ministre plénipotentiaire du duc de Wurtemberg vient d’adresser àM.le comte de Montmorin un mémoire relatif à des droits attachés à la terre de Franque-mont, située en Lorraine, et qu’il lui en transmet la copie pour qu’il veuille bien en donner connaissance à l’Assemblée nationale. Il est fait également lecture d’une seconde lettre de M. le garde des sceaux, à laquelle est joint l’exemplaire d’un mémoire imprimé que M. le baron de Dominique, ministre d’Êiat de l’Electeur de Trêves, a adressé à M. Je comte de Montmorin, sur la conservation des droits attachés à ses posses-. sions en Lorraine. L’Assemblée nationale renvoie ces deux mémoires au comité de féodalité. On annonce la mort de M. de Beauvais , ancien évêque de Senez, l'un des députés à l’Assemblée nationale. Ses exécuteurs testamentaires ont écrit à M. le président pour lui eu faire part, de même que de l’heure du convoi, qui aura lieu mercredi sept du présent mois, entre neuf et dix heures du matin, à Sainte-Marine, paroisse de l’Archevêché. M. le Pré «ident invite les membres de l’Assemblée a y assister. On lit une note de M. le garde des sceaux, qui porte qu’il a fait parvenir les expéditions en parchemin, pour être déposées dans les Archives de l’Assemblée nationale: 1° D'une proclamation sur le décret de l’Assemblée nationale, du 28 février dernier, concernant l’armée; 2° Des lettres-patentes sur le décret du 27 du mois dernier, qui autorise la ville de Besançon à faire un emprunt de 150,000 livres; 3° Des lettres-patentes sur le décret du même jour, qui autorise pareillement la ville de Valenciennes à faire uo emprunt de 120,000 livres. M. le Président. L’ordre du jour de demain sera un rapport du comité des pensions, un rapport du comité de liquidation et la suite de la discussion sur i’urgaiiisation judiciaire. (La séance est levée à trois heures.) ANNEXE à la séance de l’Assemblée nationale du 6 avril 17%. Motion sur le tabac par M. de Caulmîers, abbé d’Abbecourt, député de la vicomté de Paris (I). Messieurs, tout gouvernement a besoin d’un revenu public. Il est du devoir des législateurs de chercher à le procurer au Trésor national, de la manière la moins onéreuseaux peuples. Cette vérité étant gravée dans vos cœurs, je ne chercherai pas à la développer ni à l’étendre. On vous propose d’anéantir un revenu public, qui ne peut avoir contre lui qu’une opinion égarée par un raisonnement spécieux. 11 faut bien se garder d’envisager la vente exclusive du tabac comme un impôt. Elle n’est qu’une consommation libre et volontaire; c’est la vente d’une denrée de pure fantaisie, devenue habitude par usage, qui esi, par là même, avantageuse et utile à la nation. C’est une redevance enfin au profit de la chose publique garantie par.une compagnie sous certaines conditions, hypothéquée sur uoe consommation libre, qui n’attaque la propriété de personne, et pour laquelle cette compagnie s’engage de payer 30 millions environ au Trésor national. C’est enfin un revenu public assuré d’après les conditions d’un contrat à terme. Eu 1674, cette vente ne produisait pas plus de 60Ü mille livres. La compagnie des Indes en a été chargée pendant quelque temps : les progrès de cette vente ont été rapides : enfin 1 elle monte aujourd’hui à 30 millions à peu près. Un déficit énorme semble menacer notre nouvelle constitution. Une dette sacrée, puisqu’elle est sous la sauvegarde de la nation française, exige des sacrifices multipliéspour que nous puissions la faire acquitter : et on vient nous proposer d’anéantir un revenu aussi considérable ! L’on vous dit, Messieurs, que plusieurs motifs doivent vous déterminera ce nouveau sacrilice ; que d’après nos principes nous devons abolir toute espèce de privilège ; que l’intérêt de la Flandre, de l’Artois et de l’Alsace exige ce sacrilice ; qu’il faut donner à la culture la plus entière liberté. Je n’abuserai, Messieurs, ni de votre patience, ni de votre complaisance, ni de vos précieux moments, en examinant très rapidement ces difle-lents motifs. 11 faut d’abord parcourir, d’un premier coup d’œil, ce qui est supprimé, avec le désir très sincère, mais nou encore réalisé du remplacement. ; ce qui, malgré notre zèle et notre amour pour la chose publique, lui fait un tort réel. Vous avez cm devoir supprimer l’impôt de la gabelle comme odieux et vexatoire; il rapportait néanmoins an Trésor national 60 milliuns. La forme de cet impôt, les vexations qu’il occasionnait, le cri public, notre amour pour nos concitoyens, nous a déterminés à rendre ce décret. Il est porté; il ne m’est plus permis aucune réflexion à cet égard. Mais persuades de ta nécessité d’un revenu public vous avez ordonné dans (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur.