SÉANCE DU 21 BRUMAIRE AN III (11 NOVEMBRE 1794) - N° 7 115 Plusieurs voix : L’arrestation provisoire! CARRIER demande la parole ; il monte à la tribune au milieu des murmures, [avec une liasse de papiers.] (69) Un grand nombre de membres : Au voix l’arrestation provisoire! LE PRÉSIDENT : Carrier demande à être entendu; aux termes de la loi, il doit avoir la parole. DURAND-MAILLANE : Aux termes de la loi dont je viens d’entendre la lecture, ce n’est point aujourd’hui que Carrier doit être entendu, mais bien après l’impression et la distribution des pièces ; c’est son intérêt comme celui de la justice. Je demande qu’il ne soit entendu que le jour de la discussion. DARTIGOEYTE : Je ne crois pas que la Convention ait entendu par sa loi priver un accusé de parler aussitôt après le rapport. Si nous n’entendions pas notre collègue, nous allons sortir d’ici avec une certaine prévention résultant des pièces lues par le rapporteur. {Quelques murmures.) Je demande que Carrier ait la parole. CHAZAL : Qu’on l’entende; ce que la loi ne défend pas est permis. LE PRESIDENT : Je vais consulter l’assemblée... BOURDON (de l’Oise) : La Convention ne peut délibérer si le prévenu doit être entendu, car il s’ensuivrait qu’elle pourrait en d’autres cas, lui refuser la parole. D’après les principes, ce qui n’est pas défendu par la loi est permis. Je le répéterai toujours, il faut il faut que ce jugement passe sans tâche à la postérité. (On applaudit). LE PRÉSIDENT : Carrier, tu as la parole. CARRIER (70) : [Telle est la fatalité attachée aux gouvernements libres au moment ou on pose les premières bases; qu’il n’y a qu’un pas du capitole à la roche tarpéienne. Ma tête était couverte de lauriers il y a huit mois; aujourd’hui une vaste conspiration cherche à les convertir en cyprès. Seroit-ce parce que j’ai puissamment concouru à terminer une guerre sanglante, que j’ai empêché le royalisme de couvrir toute la France ; que j’ai éteint la torche du fédéralisme dans les départements de l’Ouest ; que j’ai employé tous mes moyens pour résister à la descente sur nos côtes de trente (69) J. Mont., n° 30. (70) Pour le discours de Carrier, nous suivons les Débats, 788, 866-868 ; 789, 878-880 ; 790, 882-888 ; 791, 899-908 ; 792, 918-920 ; 794, 943-944 qui sont les seuls à reproduire le discours dans son entier. mille Anglais et émigrés qui, de Gersey et Guer-nesey, la combinoient avec les brigands de la Vendée ? Seroit-ce par ce que j’ai traduit au tribunal révolutionnaire le neveu de Pitt, le frère de Greenville et le Lord Codrington, qui recru-toient pour la Vendée dans le fond de la Bretagne? Sans doute ce sont là mes crimes aux yeux de mes ennemis : s’ils n’ont pas le front de m’en faire l’inculpation directe, c’est qu’ils n’ont pas la criminelle audace de proclamer hautement la contre-révolution. On a dit naguère dans le sein de la Convention nationale que, désespérant de la détruire en masse, Pitt s’occupoit à l’anéantir en détail. L’expérience des persécutions auxquelles je suis en butte, et que je partage avec plusieurs de mes collègues, ne donne t-elle pas à cette vérité tous les degrés d’une certitude absolue? Les émissaires de cet ennemi déclaré de la liberté française peuvent-ils ne pas conjurer la perte de celui qui a osé livret à la justice nationale de France le neveu et les agens du ministre de la Grande-Bretagne, de celui qui a rompu, d’un seul coup, le fil d’une conspiration qui eût embraser toute la république française du feu de la guerre civile la plus terrible? Les machinations infâmes qu’on trame pour consommer cet assassinat parricide, ne peuvent avoir été conçues, senties et exprimées que par des monstres, des brigands, seuls capables de commettre les crimes qu’ils inventent. Dans leur rage délirante, ils n’osent cependant pas m’accuser de trahison, de conspiration, de dilapidations; la scélératessela plus profonde ne pourroit remplir une tâche aussi difficile : mais, exagérant des mesures de détail que le torrent de la révolution a amenées et auxquelles je n’ai point participé, on m’accuse d’être un homme sanguinaire. C’est cette vague accusation, vertueux Marat, qui t’a traduit au tribunal révolutionnaire : tu vis, tu vivras pourtant dans le Panthéon de l’histoire. En partageant les horribles persécutions qui se sont élevées contre toi, j’en sens moins l’amertume ; mais fasse le génie de la liberté que celle qu’on dirige contre moi ne produise point les résultats terribles, n’entraîne point les conséquences désastreuses que les tiennes ont amenées sur ma patrie! Pour essayer d’accréditer cette étrange inculpation de l’air de la vraisemblance, on dit, on répand, on imprime dans des libelles avec lesquels on cherche à empoisonner l’opinion publique, que j’ai fait périr des brigands de tout sexe, de tout âge. Il existe des preuves matérielles qui désignent les auteurs de ces faits ; il n’en existe, il ne peut en exister aucune contre moi; il y en a, au contraire, qui en repoussent jusqu’au soupçon; et cependant on s’obstine à faire circuler la calomnie, à égarer le peuple, à me présenter à ses yeux comme un cannibale, comme un homme coupable des plus féroces atrocités] (71). [Quels moyens a t-on employés et pratique t-on encore aujourd’hui pour donner quelques (71) Débats, 788, 866-868 116 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE consistance à cet horrible système de diffamation? On a inondé Paris et les départements d’une foule de pamphlets abominables, de libelles à gages, canaux impurs de la calomnie ; on a disséminé dans les départements où mes missions m’ont appelé, une nuée d’émissaires stipendiés pour y réveiller les haines de tous les ennemis de la révolution que j’ai été forcé d’y comprimer ; on y a fait une recherche scandaleuse et inquisitoriale de tous mes arrêtés, de toutes mes mesures, de toute ma conduite ; on a cherché à tout travestir en crime ; on s’est étudier à le trouver jusque dans les mesures les plus salutaires, les plus indispensables. L’accusateur près le tribunal révolutionnaire s’érigeant en vengeur, en apologiste des brigands de la Vendée auxquels il appartient (il est du département des Deux-Sèvres, théâtre de cette sanglante guerre), n’a pas craint de lier une correspondance avec les individus de son pays, et de la produire comme pièce à conviction contre moi; il n’a pas rougi d’appeler en témoignage, et le président de son tribunal d’entendre sa déposition, les ennemis les plus ouverts de la révolution. On a fait plus : on a érigé en tribunaux un prétendu comité révolutionnaire du district de Nantes, un groupe de quelques individus s’arrogeant la qualification de comité de surveillance de la société populaire de Tours ; on a cherché à établir des conciliabules ténébreux de cette espère à Angers, à Saumur, et partout ailleurs. Malheureusement pour les contre-révolutionnaires acharnés à ma perte, ils n’ont pas pu étendre plus loin leur juridiction arbitraire et conspiratrice ; mais que voit-on dans la section du tribunal révolutionnaire présidé par Dobsent et dans les deux prétendus tribunaux de Nantes et Tours, qui y sont accolés ? Une foule de royalistes, de fédéralistes; des correspondants, des complices des brigands, des chouans, des brigands même de la Vendée, déposant contre la représentation nationale. Cette tourbe nombreuse remplit journellement l’auditoire du tribunal révolutionnaire avec de vils mercenaires vomis tout récemment des prisons. Cette multitude populicide se distribue ensuite dans les groupes; elle vient souiller les tribunes de la convention nationale, prend l’audace d’y faire entendre ses rugissements contre-révolutionnaires : ce sont ces bourdonnements extraordinaires que les contre-révolutionnaires appellent le peuple, l’opinion publique. Mais est-ce bien là la haute et profonde sagesse du peuple ? Livré à ses occupations journalières, il n’émet son assentiment qu’après la plus mûre réflexion ; il est toujours marqué au coin de la souveraine justice : l’astucieuse perversité peut l’égarer, mais son erreur n’est que momentanée ; encore quelques instants, et on verra si son vœu s’accorde avec celui de ses bourreaux, de ses sangsues, de ses assassins. En attendant, il contemple en silence le procès qu’un tribunal ose lui faire en l’intentant contre ses représentants; un procès qu’on doit appeler le procès de Charette contre les vainqueurs de la Vendée. Quel sera le résultat de tant de machinations criminelles? La punition exemplaire de ceux qui les ont tramées, qui y ont participé. Des crimes aussi étranges ne peuvent rester impunis. Ils ont enfant les inculpations les plus extravagantes contre moi : il faut les examiner. Pour s’en former une idée juste, il faut rappeler l’état de la guerre de Vendée, qui les a amenées. Plus de soixante mille brigands passèrent la Loire après les fameux combats de Mortagne et de Cholet. Charette resta dans les pays révoltés, sur la rive gauche de la Loire; il en occu-poit tous les postes, et s’étoit emparé de Noirmoutiers. On me délégua la mission spéciale de le poursuivre avec les généraux Haxo et Dutruy, de le vaincre avec sa bande, et de faire la conquête de Noirmoutiers. Cette tâche a été parfaitement remplie : elle a été le fruit de dix-huit victoires successives : Charette a été constamment battu, chassé de tous ses postes, et Noirmoutiers rendu à la république. Pendant le cours de ces brillants succès, nul brigand de la rive gauche de la Loire n’a été amené, n’est entré dans Nantes. Mes collègues Bourbotte et Turreau poursui-voient en même temps, sur la rive droite, à la tête de nos colonnes, la grande armée des brigands qui avoit passé la Loire. Cette armée étoit composée de brigands qui, les premiers, avoient pris les armes contre la république, de prêtres, de femmes, d’enfants. Les vieillards étoient restés dans leurs foyers, sur la rive gauche; les femmes, dans toutes les actions, combattoient avec les brigands de l’avant-garde, au corps de la bataille ; les enfants, quoique peu nombreux, se battoient avec la même intrépidité qu’elles et les brigands : les moins âgés portoient les cartouches, et les servoient au milieu des balles et des boulets. On a vu à Laval, à Château-Gontier, les femmes et les enfants à l’avant-garde des brigands, fondre sur nos soldats en déroute, les tuer, les massacrer, venir prendre nos munitions dans nos caissons. A Dol, un nombre prodigieux de femmes fit tête, pendant quelques instants, à nos tirailleurs; mais il tomba bientôt sous nos coups. A Pon-torson, à Antrein, on vit les femmes et les enfants déployer le même acharnement, et gagner, avec les brigands, le champ de bataille. Au Mans, leurs succès ne furent pas si heureux : toute l’armée catholique fut mise en déroute ; les prêtres, presque toutes les femmes, presque tous les enfants tombèrent sous les coups des républicains. Ces faits furent alors proclamés à la barre de la convention nationale, qui les couvrit d’applaudissements. Après cette terrible défaire, l’armée des brigands se divisa en deux colonnes ; l’une se porta sur Ancenis pour rentrer dans la Vendée ; l’autre sur Château-Briand, pour pénétrer dans le Morbihan. Celle qui marcha sur Ancenis étoit forte de dix mille hommes; elle tenta le passage de la Loire sur des embarcations qu’elle avoit assez mal construites; plus de six mille brigands furent engloutis dans ses flots par les boulets et la mitraille qui partirent des chaloupes canonnières et des bateaux armés que j’avois SÉANCE DU 21 BRUMAIRE AN III (11 NOVEMBRE 1794) - N° 7 117 fait placer sur cette rivière. Trois mille périrent dans Ancenis sous les coups de nos braves défenseurs, le reste fugitif mordit la poussière à Touche ou à Nort ; les faibles débris qui échappèrent au feu des républicains furent pris sur le champ de bataille les armes à la main et conduits à Nantes. La grosse colonne des brigands, qui s’étoit portée sur Château-Briand, dirigea ses mouvements du côté de Blain ; quelques faibles bandes s’en détachèrent et tournèrent leur marche du côté de Nantes ; elles attaquèrent nos postes avancés : la victoire se déclara pour les républicains : ils prirent les armes à la main ceux de leurs ennemis qui n’avoient point péri sur le champ de bataille, et les conduisirent à Nantes. C’est dans cette affaire qu’on saisit les cavaliers, chefs des brigands, que leurs camarades annoncent avec impudeur, au tribunal révolutionnaire, s’être rendus volontairement à Nantes.] (72) [Après l’affaire de Savenai, nos défenseurs ont pris quelques autres brigands, toujours les armes à la main, qu’ils ont conduits dans Nantes. Voilà, tous ceux qui sont entrés dans les murs de cette commune pendant le séjour que j’y ai fait. Je déclare, j’atteste à la convention nationale, à la France entière, que le nombre ne s’élève point à trois mille; le tribunal révolutionnaire en est si bien instruit, qu’il diminue prodigieusement aujourd’hui le nombre qu’il avoit d’abord exagéré, dans l’unique vue de présenter sous le rapport le plus défavorable contre moi, le procès qu’il instruit avec un scandale qui n’a point d’exemple. Ce sont ces brigands qu’on prétend avoir fusillés ou précipités dans la Loire; mais où sont donc mes ordres, où sont mes arrêtés qui autorisent des mesures aussi extraordinaires? Je défie tous les scélérats possibles, tous les chouans réunis d’en représenter un seul, et sans doute on ne persuadera pas à un être pensant, que des agens subalternes en eussent jamais pu entreprendre l’exécution sur ma simple parole. Aussi presque tous les témoins entendus au tribunal révolutionnaire n’ont osé m’en faire l’inculpation directe. Quelques contre-révolutionnaires, les plus prononcés seulement, ont osé déclaré, déposer, qu’ils ont oui dire, qu’ils savent que j’ai fait envelopper dans cette mesure les brigands, des femmes enceintes, des enfants ; mais encore un coup, où sont mes ordres, où sont mes arrêtés? Que signifient des oui-dires ? Est-ce avec des allégations aussi vagues qu’on se seroit flatté d’établir des certitudes dans une manière aussi importante? Comment, et de quelle manière, et à quelles enseignes de vils royalistes, des fédéralistes, des fanatiques en contre-révolution, vomis par Nantes et la Vendée, savent-ils que j’ai donné des ordres aussi étranges? C’est ce qu’il leur est impossible de déclarer. Eh! comment sau-roient-ils ce qui n’exista jamais ? Les ont-ils vu (72) Débats, 789, 878-880. donner, délivrer? Les ont-ils lus? en rapportent-ils la teneur? Ils n’ont pas osé pousser jusqu’à cette période leur scélératesse. Tout ce qu’ils savent bien, c’est qu’ils sont liés à une conjuration qui a juré ma perte ; c’est qu’ils ont cru le moment favorable; c’est qu’il est de leur intérêt, qu’il tient à leur vengeance de réunir tous leurs efforts, de faire usage des moyens les plus criminels, pour consommer leur projet. Si les mesures qu’on cherche aujourd’hui à exagérer avoient été réellement exécutées, pourquoi ceux qui en font aujourd’hui des images capables d’effrayer quiconque ne connoit point tous les degrés de la perversité de certains hommes, ont-ils gardé le silence pendant près d’un an? On m’a vu dans toutes les fêtes publiques au milieu du peuple et avec le peuple ; on m’a vu au sein des autorités constituées, assister à presque toutes les séances de la société populaire; j’ai écouté, entendu fraternellement tous ceux qui m’ont adressé la parole, présenté des réclamations. Et y a t-il un seul citoyen qui puisse établir m’avoir instruit des faits, d’un seul des faits auxquels on s’efforce aujourd’hui de donner une couleur si noire? Nul n’a eu encore l’audace de le déclarer, Citoyens, autorités constituées, personne dans la cité de Nantes, ne m’en a instruit, ne m’a porté aucune plainte, aucune réclamation. La terreur, dit-on, commandoit le silence; mais je ne me suis jamais aperçu qu’elle fut imprimée dans Nantes ; j’ai toujours vu autour de moi, toutes les fois que je me suis présenté en public, une foule de citoyens qui s’empres-soient de me témoigner leur satisfaction de me voir au milieu d’eux. Au surplus, que l’on sache au moins s’accorder et ne pas tomber en contradiction : presque tous les témoins déposent que le comité révolutionnaire l’a répandue dès l’instant de sa formation, et qu’il l’a maintenue jusqu’à sa dissolution : or, ce n’est pas moi qui ai formé ce comité ; je ne suis entré dans Nantes que près d’un moins après sa formation, et j’ai quitté cette commune quatre à cinq mois avant sa destitution. Si j’eusse réellement établi un système de terreur, au moins auroit-il cessé avec mon séjour à Nantes ; et alors n’auroit-on pas pu porter ses réclamations à mes collègues qui m’on succédé, à la convention nationale, aux comités de Salut public et de Sûreté générale? Ne pou-voit-on pas les faire entendre quand on a entamé sur les lieux le procès du comité révolutionnaire? Quoi! une commune de quatre-vingt-mille âmes garde le silence pendant près d’un an, pendant plus de six mois après l’absence de celui qu’elle prétend qui la compri-moit; et, des contre-révolutionnaires, détachés de cette commune, osent avancer aujourd’hui que la terreur l’a condamnée toute entière au silence ! Mais pendant le séjour que j’y ai fait, la société populaire, la municipalité, l’administration du département ont reçu, ont consigné sur leurs registres, et m’ont communiqué des plaintes insignifiantes et injurieuses contre moi : la terreur ne les a point gênées pour cela ; 118 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE mais pourquoi n’ont-elles pas reçu, n’ont-elles pas porté les plaintes que l’on exhale aujourd’hui? Tout ce que j’ai su, c’est que dans une révolte que les brigands fomentèrent dans la maison où ils étoient enfermés, le commandant temporaire fut obligé d’y faire marcher l’artillerie, et que huit ou neuf cents brigands tombèrent sous la mitraille. Ce qu’il y a de bien constant encore, c’est qu’une maladie contagieuse en enleva ensuite la majeure partie. Femmes et enfans, tout fut atteint et presqu’entièrement moissonné par cette contagion. Les brigands en avoient été attaqués en parcourant la rive droite de la Loire par la pénurie des substances ; elle commençoit à exercer des ravages dans Nantes; elle fût devenue universelle, si je n’avois créé sur-le-champ une commission d’officiers de santé et fait nettoyer Nantes par le moyen des pompes. Les brigands qui ont survécu à cette épidémie ont été jugés par la commission militaire ; elle avoit été appelée pour remplir ce devoir. On ose dire que parmi ces brigands, il s’est trouvé des femmes enceintes qui ont péri avec eux ; mais, encore un coup, existe-t-il des ordres, des arrêtés émanés de moi, qui ordonnent de semblables exécutions ? je porte le défi à toute la coalition aristocratique qui me poursuit, d’en montrer un seul. Cette effrayante allégation ne peut avoir été imaginée que par des hommes capables d’en réaliser les effets; elle n’a été hasardée sans preuves que pour soulever l’indignation publique, pour arriver plus sûrement au but qu’on s’est proposé. Aussitôt qu’on amena des brigands dans Nantes, je fis distribuer tous les enfans dans les hôpitaux; il y en existe encore. Nous primes ensuite un arrêté délibéré entre Bourbotte, Tur-reau et moi, et signé de nous, portant défenses à la commission militaire de mettre en jugement les jeunes brigands depuis l’âge de douze ans jusqu’à seize, et ordre de placer chez les bons citoyens tous ceux qui n’auroient que douze ans et au-dessous. Cet arrêté a été exécuté, puisque plusieurs citoyens de Nantes en ont encore chez eux; mais presque tous sont morts avant ou depuis la distribution, atteint de la maladie qui a conduit un nombre infini de brigands au tombeau. On ne peut donc rien me reprocher sur le sort des enfans, pas plus que sur celui des femmes et des brigands. Actuellement on s’étonne sans doute des tableaux effrayants dont on cherche tous les jours à renouveler la scène au tribunal révolutionnaire ; mais ne voit-on pas que l’aristocratie ne crée, ne grossit les fantômes que pour épouvanter la crédulité, alarmer la sensibilité et sacrifier l’innocence et patriotisme? Qu’on ne perde pas de vue, sur-tout, que, depuis Nantes jusqu’à Ancenis, plus de six mille brigands ont été engloutis dans la Loire en en essayant le passage, et que la même tentative en a fait précipiter un grand nombre au-dessous de Nantes; qu’on soit bien convaincu que la malveillance confond, par des desseins pervers, ces actions de la guerre avec des mesures sur lesquelles elle déverse tout son poison. Mes ennemis ne s’en tiennent point à ces seules accusations. Ils cherchent à persuader que c’est par mes ordres que des prêtres réfractaires, déportés à Gersey et Guemesey, rentrés et pris dans la Vendée, ont péri dans la Loire ; mais, où sont donc mes ordres, mes arrêtés de les conduire à une destination quelconque, de les précipiter dans les flots? Pour accréditer leur imposture, on m’opposer un arrêté que j’ai donné à un nommé Lam-berty. Comme on cherche à tout métamorphoser en crime! Ce Lamberty a resté trois ou quatre mois prisonnier parmi les brigands ; il l’étoit au village de Valet avec quatre-vingt-dix-huit ou quatre-vingt-dix-neuf de nos défenseurs, lorsque j’éclairai notre armée de Beaupréau à Nantes; je le délivrai avec ses compagnons d’infortune, au moment où les brigands alloient le fusiller; je les conduisis tous à Nantes : quelque temps après il vint m’offrir ses soins pour me donner des renseignemens sur les mouvemens et la situation des brigands et pour détruire Charette, attendu que son séjour dans les prisons des brigands l’avoit mis à portée d’effectuer ces projets. Ce fut alors que je lui donnai un arrêter propre à remplir la mission qu’il sollicitait : on en produit aujourd’hui une copie collationnée; mais cet arrêté même s’applique si peu aux faits qu’on lui impute, qu’il renferme l’ordre aux commandans des postes de Nantes de la laisser passer librement. Or, le port de Nantes se trouvant dans l’enceinte de la cité, il eût été inutile d’y insérer cet ordre, s’il eût eu pour objet de l’autoriser à précipiter les brigands dans la Loire; c’est parce que les postes sont placés au delà de la rivière, sur les avenues de la Vendée, qu’il y a été consigné. Au surplus, quand Lamberty, abusant de cet arrêté, auroit commis les faits dont on l’accuse, pourroit-on, devroit-on, m’en imputer la faute? lui ai-je donné par cet arrêté, l’ordre de faire périr un seul individu dans l’eau? Mais ici, la scélératesse se manifeste avec éclat : ma lettre par laquelle j’annonce à la Convention nationale l’événement arrivé aux prêtres, est du 27 brumaire; l’arrêté n’est que du 16 frimaire ; Lamberty ne pouvoit donc pas, en brumaire, agir en vertu d’un arrêté qui n’a été délivré qu’environ un mois après. On ose insinuer que c’est par mes ordres que cent trente-deux individus détenus dans les prisons de Nantes, comme prévenus de complicité avec les brigands, ont été précipités dans la Loire; mais il existe un écrit signé de moi qui repousse ouvertement cette inculpation. J’ai autorisé la translation de ces prisonniers à Belle-Isle, sous bonne et sûre garde, attendu l’encombrement des prisons de Nantes, et l’insalubrité de l’air qu’on y respiroit. Voilà mon seul ordre; si on ne l’a point exécuté, si on l’a violé, si on n’a pas conduit les prisonniers à leur destination, doit-on m’en faire un crime? peut-on rendre un représentant responsable de l’exécution des ses arrêtés? J’avois autorisé la translation pure et simple de cent-trente Nantais au tribunal révolution- SÉANCE DU 21 BRUMAIRE AN III (11 NOVEMBRE 1794) - N° 7 119 naire; cependant le comité de Nantes avoit donné, de son propre aveu, sans ma participation, et à mon insu, l’ordre de les fusiller; il faut en conclure, que par une parité de raison sans réplique, que si mon ordre de translation à Belle-Isle à été violé, il a reçu cette infraction à mon insu et sans mon consentement. Qu’on ne vienne point dire que cette translation n’étoit qu’un prétexte spécieux pour voiler le dessein de faire périr les prisonniers; déjà quelques témoins n’ont pu s’empêcher de déclarer que des membres du comité révolutionnaire de Nantes leur ont avoué que je n’avois voulu et entendu que les transférer ; et puis, ne pour-roit-on pas alléguer aussi, ce qu’on n’a pas osé faire, que la translation à Paris n’étoit qu’un motif apparent pour couvrir la perte des 130 Nantais? J’apprends qu’un scélérat soudoyé a eu l’impudeur d’avancer au tribunal révolutionnaire que j’avois fait périr des filles de mauvaises mœurs. Tout mon sang se soulève à cette horrible inculpation. L’établit-on par quelque ordre sorti de ma main? Comment le pourroit-on, puisque je n’ai fait que les appeler à coudre les culottes et les habits des défenseurs de la République ? Je leur ai fait distribuer les comestibles nécessaires ; mes arrêtés le constatent. Mes collègues qui m’ont remplacé les ont destinées à remplir les mêmes fonctions; l’auroient-ils pu faire, si j’avois fait exécuter le barbare projet que l’on me prête? Mais à quoi ne doit-on pas s’attendre dans une affaire où les passions les plus criminelles jouent un si grand rôle? Un autre scélérat non moins insigne n’a t-il pas déposé qu’à Saumur j’avois fait précipiter dans l’eau 300 femmes publiques, tandis que je n’y ai jamais resté, tandis que je n’y ai jamais exercé aucune espère ce pouvoir, signé ou donné le moindre ordre, pris aucun arrêté? Je n’ai fait que passer par cette commune en me rendant au sein de la convention nationale; j’y suis arrivé à trois heures après-midi, je suis parti le lendemain à sept heures du matin, et je n’ai pas quitté d’un seul instant mes collègues Turreau et Bour-botte. On parle des malheurs de Nantes ; mais quels sont donc les maux qui ont affligé Nantes durant ma mission? Quoi ! j’approvisionné cette commune pendant six mois ; sans recevoir pour elle aucun secours du gouvernement; elle n’a éprouvé aucune réduction dans la distribution de ses subsistances ; je lui ai assuré les denrées nécessaires ; je l’ai préservé de toute livraison, de toute attaque de la part des brigands; le peuple de Nantes, assemblé dans un fête publique, m’a couvert de couronnes civiques quinze jours tout au plus avant mon départ ; je les ai reçues pour nos braves défenseurs ; je ne connoissois aucun citoyen dans cette commune ; je n’en ai fait arrêté que deux, que la commune a accusés des délits les plus graves; et on ose dire que j’ai appelé des malheurs sur elle ! C’est après mon départ que la guerre de Vendée s’est accrue, que les brigands sont venus à ses portes. Je n’ai autorisé la traduction en justice que des cent trente Nantais qui ont été acquittés par le tribunal révolutionnaire; mais il n’y avoit qu’un cri sur leur conduite ; la société populaire et les tribunes leur imputaient unanimement les débts les plus contre-révolutionnaires, elle a vigoureusement censuré le jugement qui les a acquittés; je ne pouvois donc me dispenser d’adhérer à cette mesure. J’ai donné l’ordre de faire arrêté les courtiers que cette cité renfermoit dans ses murs; mais quel est le Nantais qui ignore que ce sont ces pestes publiques qui y ont les premiers introduit l’esprit d’agiotage et d’accaparement? Ils alloient se relayant de Nantes à Ancenis; ils annonçoient à leur retour arriver de Paris ; et, avec des lettres fabriquées à leur gré, ils apportoient à Nantes, le taux à la hausse ou à la baisse des denrées coloniales, suivant le degré de cupidité que leurs spéculations criminelles avoient calculé; c’est par les résultats combinés de ces manœuvres infâmes et popu-licides qu’on étoit parvenu, en vendant jusqu’à cent fois par jour les mêmes denrées, à les porter à un prix si exorbitant, qu’il n’étoit plus possible aux malheureux sans-culottes de s’en procurer : ne devoit-on pas s’assurer d’une engeance aussi nuisible à la société? J’ai aussi donné l’ordre d’arrêter les acheteurs des denrées de première nécessité; mais voici les circonstances qui ont motivé cette détermination. Les artisans et les sans-culottes, dont les intérêts me seront toujours les plus chers, manquoient absolument de ces denrées; ceux qui en faisoient le commerce aboient les accaparer toutes aux avenues de la cité, et les revendoient ensuite à un fort prix aux riches négocians ; eux seuls en étoient abondamment pourvus ; les citoyens moins aisés en étoient entièrement privés ; ils m’adressèrent leurs plaintes ; je les fis entendre au sein de la société populaire; je délarai solemnellement que si on ne mettoit un terme à ces abus, je serois forcé de prendre des mesures pour les réprimer. Cette déclaration se trouvant infructueuse, je fus obligé d’ordonner une arrestation par voie de police; elle produisit l’effet que j’en avois attendu : les denrées réapparurent, la détention cessa. Si l’on avoit exercé quelques vexations dans l’exécution de cette mesure, croit-on qu’on ne feroit pas entendre ses plaintes aujourd’hui que la calomnie, dans toute sa rage, invente et cherche a accréditer toute espère de délits pour me diffamer, pour me perdre? Si d’autres mesures avoient atteint des Nantais, ne feroient-ils pas entendre leurs voix? des parents, des amis, des voisins, ne porteroient-ils pas leurs réclamations au tribunal révolutionnaire? Et cependant on n’en entendra, on ne pourra en entendre aucune de ce genre. On ramène continuellement l’attention publique sur des cavaliers brigands qui, dit-on, se sont rendus volontairement à Nantes; ces cavaliers étoient des chefs des brigands, pris les armes à la main sur le champ de bataille du côté de Nort, où ils avoient engagé et soutenu un combat avec les défenseurs de la république ; ils avoient été amenés à Nantes. Ce sont 120 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE là les faits, dont je pourrois administrer la preuve. Ils ont offert de servir la république; mais tous les chefs des brigands que nous avons pris, nous ont tenu le même langage. Les brigands seuls nous disoient avec sang-froid, que si nous leur rendions la liberté, ils tueroient autant de bleus qu’ils pourroient en rencontrer. La Cathe-linière, fameux chef des brigands, pris et amené à Nantes, et un autre qui y a été découvert tout récemment après y avoir demeuré pendant plus de deux mois, ont fait les mêmes offres, et ils n’en n’ont pas moins été suppliciés. C’est donc une perfidie atroce de présenter sans cesse des cavaliers chefs des brigands, comme propres à servir la république. On pourrait compter avec plus de confiance sur les Anglais, les Hano-vriens, les Autrichiens pris les armes à la main contre nos armées. On m’oppose deux arrêtés qu’on prétend que j’ai donnés au président du tribunal révolutionnaire établi à Nantes, portant l’ordre de faire exécuter, sans jugement, des brigands pris les armes à la main. J’ai eu beau en faire la recherche dans mes papiers; je n’ai pu les retrouver; je ne les ai vus qu’en copie parmi les pièces remises à la commission des vingt-et-un. Il peut très bien se faire que je les ai signés de confiance, ainsi que cela m’est arrivé pour plusieurs arrêtés que m’ont présentés les autorités constituées de Nantes; mais je puis attester d’avance, avec confiance, qu’ils ne sont écrits ni de ma main, ni de celle de mes secrétaires ; car je suis convaincu de ne les avoir ni réfléchis ni délibérés!] (73) [Et comment les aurois-je signés en connaissance de cause, puisque la liste qui semble précéder ces arrêtés, comprend des femmes, des enfans, et que je les ai exceptés de la peine encourue par les brigands, par un arrêté formel? Au surplus, il faudrait s’en tenir, dans tous les cas, eux termes des arrêtés; ils ne portent que l’ordre de faire exécuter des brigands pris les armes à la main : on n’auroit dont pu les faire frapper que sur des brigands pris les armes à la main. Or, à cet égard, toutes les lois émanées de la convention nationale imposoient le rigoureux devoir de prendre ces mesures contre les brigands. Celle du 19 mars 1792 [1793] (v. s.) met hors-la-loi ceux qui seront prévenus d’avoir pris part aux révoltes ou émeutes contre-révolutionnaires qui éclatèrent à l’époque du recrutement, et ceux qui avoient pris la cocarde blanche ou tout autre signe de rébellion. Celle du 27 du même mois met également hors la loi les aristocrates et les ennemis de la révolution. Une proclamation de la convention nationale, du premier octobre 1793 (v. s.), répandue avec profusion dans l’armée de l’Ouest, commence ainsi : « Il faut que tous les brigands de la Vendée soient exterminés avant la fin du mois d’octobre ». Des lois postérieures ordonnent l’incendie des repaires, des fours, des (73) Débats, 790, 882-888. moulins des brigands; on avoit apporté à cet effet des matières inflammables à notre armée. Les brigands avoient commencé par massacrer nos prisonniers ; il y avoit déjà long-temps qu’on ne faisait plus de prisonnies brigands au moment où je suis arrivé à l’armée : dans les différentes colonnes ils étoient fusillés au moment ou ils étoient pris. Quoi ! ceux qui ont prix part aux révoltes lors du recrutement, ceux qui ont arboré la cocarde blanche ou tout autre signe de rébellion, étoient mis hors-la-loi; les aristocrates et tous les ennemis de la révolution étoient hors-la-loi ; et on me ferait un crime aujourd’hui d’avoir soumis aux mêmes lois des brigands qui avoient pris les armes, qui s’étoient couverts de tous les signes de la révolte, qui avoient soutenu la guerre la plus sanglante, la plus meurtrière depuis l’époque du recrutement, qui avoient inondé la Vendée du sang des républicains! Quoi! la convention nationale ordonnoit de les exterminer tous, ses ordres étoient exécutés par-tout, et on me blâmerait de les avoir suivis dans deux arrêtés! Mais si je n’avois pas montré de la fermeté, de la sévérité, on m’eût dénoncé comme complice des brigands, et, avec cette accusation, on m’eût traîné à l’échafaud. Il serait cruel, il serait de la dernière des injustices de juger un citoyen, un représentant du peuple, suivant les lois et le régime actuel, sur des faits de révolution qui se sont passés il y a un an : il ne peut, il ne doit l’être que d’après les lois et les circonstances au milieu desquelles il a fait ses opérations. Aujourd’hui nos frontières sont libres, les armées des despotes coalisés sont en déroute de toutes parts, la victoire accompagne par-tout nos phalanges républicaines ; l’intérieur est calme ; que nos lois s’accordent avec notre situation politique, à la bonne heure; mais, qu’on jette un regard rétrograde sur la position difficile et alarmant où nous nous trouvions il y a un an : qu’on se représente nos frontières envahies du Nord au Midi, l’intérieur dévoré par les guerres civiles ; qu’on se rappelle les lois que les circonstances ont forcé de porter, le caractère que la Convention nationale a déployé, les mesures qu’elle a commandées; qu’on se souvienne surtout que Levasseur (de la Sarthe) proposa dans son sein une amnistie pour les brigands qui avoient resté sur la rive gauche de la Loire, que sa proposition fut couverte d’une improbation universelle et rejetée unanimement ; qu’on se reporte à ces temps de crise, et qu’on prononce comme on eût prononcé alors. Les ravages, les meurtres, les massacres commis par les brigands étoient alors présens à la mémoire avec toute l’horreur qu’ils inspiraient ; on semble les oublier aujourd’hui pour vexer ceux qui ont eu le courage d’y mettre un terme. On parle d’une proclamation d’amnistie, et on ose assurer que c’est pour l’avoir violée que la guerre de la Vendée est ressuscitée de ses cendres. Une amnistie ! pouvois-je la proclamer quand des décrets de la convention la réprouvoient, quand d’autres ordonnoient de mettre tout en cendres, d’exterminer tous les brigands ? SÉANCE DU 21 BRUMAIRE AN III (11 NOVEMBRE 1794) - N° 7 121 Quoi ! j’ai ravivé la guerre de la Vendée, tandis qu’il est constant qu’il y avoit cinquante mille brigands armés au moment où j’ai été appelé à la détruire, et qu’il en restoit tout au plus trois cents à l’instant où j’ai fini mes opérations. Ce sont là des faits dont des milliers de nos braves défenseurs peuvent attester la sincérité. Cette guerre n’a commencé à prendre quelque consistance que parce qu’on a attaqué des communes soumises, et je défie tous les malveillans de prouver que le général Haxo, avec lequel j’ai fait la guerre, en ait inquiété une seule : cette guerre est devenue menaçante que depuis la moisson, et il y avoit déjà longtemps que j’étois rentré dans le sein de la convention nationale. Enfin, on m’oppose une lettre que j’ai adressée au général Haxo : mais qu’on la lise; elle ne contient que l’expression littérale des décrets et de la proclamation de la convention nationale, dont je ne pouvois ni ne devois m’écarter. Ainsi s’évanouissent toutes les accusations que la méchanceté la plus profonde a accumulées sur ma tête. Quels sont les hommes, si je puis leur donner encore un nom, qui ont combiné ce vaste plan de perversité, de scélératesse? Quel est mon dénonciateur? où sont les témoins? J’ignore si c’est Phelippe Tronjoly ou le tribunal révolutionnaire que j’ai pour dénonciateur. Si c’est Phelippe Tronjoly, je vais lui répondre. D’abord toute sa dénonciation est écartée par la discussion dans laquelle je viens d’entrer. S’il faut ensuite examiner la conduite morale et politique de l’individu dénonciateur, nous remarquerons en lui un intrigant le plus détestable; un homme qui a abandonné sa femme, ses enfans, qu’il laisse lutter contre la misère la plus affreuse ; un contre-révolutionnaire décidé, qui a provoqué à grands cris les mesures liberticides adoptées par la commune de Nantes, la révolte contre l’autorité légitime, la dissolution de la convention nationale, son remplacement par les suppléans, sa translation à Bourges; qui a offert le premier de porter cet esprit de contre-révolution à Rennes, et qui, des premiers, a émis le vœu de défendre aux représentants du peuple l’entrée dans les murs de Nantes. On me reprochera sans doute d’avoir prodigué mon suffrage à cet individu en l’appelant à remplir une place dans la révolution; mais quel est le représentant du peuple envoyé en mission qui pourroit se flatter de n’avoir pas été induit en erreur par l’intrigue, et de n’avoir pas fait de mauvais choix? Ce reproche détruit-il les faits qui existent contre lui? Ces faits, dont je n’ai eu que trop tard connoissance, l’ont conduit devant le tribunal révolutionnaire : il vient d’en sortir. Cet homme est d’autant plus coupable, qu’à sa conduite immorale, incivique, il joint la fourberie la plus insigne. Pendant mon séjour à Nantes, il ne m’a jamais dénoncé le comité révolutionnaire; il n’a porté sa dénonciation qu’à mes collègues qui m’ont succédés ; il ne l’a dirigé que contre les membres du comité ; il n’y a jamais fait aucune mention de moi ; au contraire, dans une lettre qu’il adresse à mes collègues, il y consigne mon éloge; il est traduit au tribunal révolutionnaire, il ne prononce pas un seul mot contre moi; ce n’est qu’au moment où des pamphlets virulens sont répandus contre moi, au moment où il croit voir une grande ouverture à la contre-révolution, qu’il a l’audace et l’impudeur de me dénoncer. Je sais bien que, pour couvrir sa perfidie, il dit que la terreur l’a empêcher de se livrer plutôt au délire de sa dénonciation ; mais est-ce la terreur qu’il l’a engagé, au moment où il jouis-soit de toute sa liberté à Nantes, où j’étois rendu au sein de la convention nationale, à m’adresser deux lettres à des époques assez éloignées, dans lesquelles il fait l’apologie de mon patriotisme, de ma probité, de mes vertus ; dans lesquelles il ne me porte des plaintes que contre le comité révolutionnaire de Nantes? Pourroit-il dire qu’à cent lieues de distance, la crainte lui a arraché des lettres qu’il m’a spontanément adressées? Cette perfidie eût choqué trop ouvertement la vraisemblance, la crédulité, pour oser l’avancer. Quant au tribunal révolutionnaire, la section destinée à juger le procès du comité de Nantes seroit soudoyée par tous les brigands de la Vendée, qu’elle ne mettroit pas plus d’astuce, plus de subtilité, plus de soins et d’acharnement, pour perdre leurs vainqueurs ; déjà elle les attend, elle les appelle et fait appeler, comme les animaux camaciers attendent leur proie. Le premier pas qu’a fait l’accusateur public vendéen, c’est de livrer à la publicité, contre tout ce que nous avons de règles et de lois, l’acte d’accusation contre le comité révolutionnaire de Nantes. Au lieu de n’y consigner, en magistrat impassible, que les faits qui dévoient servir de base à l’accusation, il y a inséré les peintures les plus effrayantes, les plus capables de prévenir et de soulever les esprits; il a fait placarder cet acte d’accusation dans tout Paris, avant d’entamer le procès; il a formé des correspondances avec des contre-révolutionnaires de Nantes ; il s’est fait adresser un déluge d’horreurs par des scélérats ; il produit au procès ces pièces ténébreuses, fruit de la collusion et du crime. Il a appelé en témoignage toute l’écume de l’aristocratie nantaise, des complices, des correspondons des brigands ; il a appelé des brigands et des chouans. Le président Dobsent a parfaitement secondé ses projets. Tous les jours trois ou quatre cents contre-révolutionnaires vomis de Nantes ou de la Vendée occupent, avec des gens soudoyés ou récemment élargis, la salle de l’auditoire. Le président Dobsent, Petit, substitut, et tous les jurés de cette section, portant à tout instant aux accusés les interpellations les plus effrayantes, cherchent à dessein à les intimider; ils encouragent les témoins, les tournent, les retournent de toutes les manières, jusqu’à ce qu’ils parlent de moi ; et s’ils ne disent rien, ils en parlent eux-mêmes, les interpellent de déclarer ce qu’ils savent, ou, pour mieux dire, 122 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE ce qu’ils ne savent pas sur mon compte. Dès qu’ils les ont amenés là, ils affectent de ralentir et d’augmenter les interpellations, les questions les plus scandaleuses, les plus atroces, les plus invraisemblables; et alors affectant tous hypocritement un ton dolent et contristé, ils enveniment tout, ils provoquent les vociférations les plus avilissantes contre la représentation nationale; elles partent à des momens, à des signaux convenus. Dernièrement encore, un témoin accusoit le comité révolutionnaire de Nantes d’être l’auteur des maux qu’on prétend que cette commune a éprouvés. Un juré ne peut contenir sa rage. Comment est-il possible, dit-il, que tu en accuses le comité, puisque d’autres témoins les imputent à Carrier? Pour arriver plus sûrement à son but, celui de m’assassiner avec ses témoins, cette section du tribunal fît d’abord répandre dans le public qu’elle viendrait réclamer sa victime à la barre de la convention nationale ; n’osant pas en venir elle-même à une démarche aussi inconcevablë, elle en a délégué le soin à son auditoire presque tout contre-révolutionnaire et corrompu : en conséquence, des hurlements organisés d’avance ont réclamé et ma traduction au tribunal révolutionnaire et ma tête. Des pamphlets infâmes ont inondé Paris, et on les a remplis de toutes ces ordures, de toutes ces horreurs; on a affecté de les proclamer avec les cris les plus affreux, dans tout mon quartier, à ma porte, sous mes fenêtres. L’accusateur public voulant absolument entamer la représentation nationale, a inondé les trois comités réunis d’un fatras de pièces insignifiantes, improbantes, résultat de la combinaison du crime, de l’horreur et de l’esprit contre-révolutionnaire ; et joignant chaque jour ses avis particuliers aux dépositions des contre-révolutionnaires entendus, il a pris la terrible initiative de dénoncer, de faire le procès à la représentation nationale. Il est donc vrai qu’il existe à côté de la convention nationale une portion d’un tribunal créé par elle, qui non seulement ne rivalise point de pouvoir avec elle, mais qui s’élève audacieusement au-dessus de la puissance du peuple français, déléguée à ses représentants, qui la brave, qui l’avilit, qui la persécute, qui lui intente des procès. Jusqu’à quand laisserez-vous cette autorité éphémère lever une tête altière au-dessus du niveau de la souveraineté nationale? Jusqu’à quand lui laisserez-vous étendre à son gré l’exercice de ses pouvoirs sur la représentation nationale? Il n’est pas possible de tolérer des abus aussi effrayants : je les dénonce avec leurs auteurs au peuple français, à la convention nationale, afin d’en arrêter les progrès alarmants. Ne seroit-ce point à cette section que je suis redevable des avanies, des humiliations dont on a aggravé ma persécution? Elle avoit à peine commencé, qu’on dissémina dans tout mon quartier, autour de ma demeure, une foule d’émissaires stipendiés pour me servir d’espions et à tous ceux qui m’approchoient : je ne pou-vois sortir, faire un pas, sans être suivi par cette nuée d’âmes mercenaires, sans être désigné au doigt. On portoit l’inquisition jusques dans l’intérieur de ma maison; les scélérats y pénetroient. Un soir arriva la voiture du propriétaire, qui lui apporte toutes les décades des denrées de sa campagne; comme elle entroit dans la cour, sept espions s’y introduisirent avec elle. On ne se borna pas à cet infâme métier. Me rendant un jour à la commission des vingt-un sur son invitation, un de ces vils émissaires n’eut-il pas l’audace de provoquer hautement et à grands cris mon arrestation, et de me faire arrêter, malgré l’exhibition de ma carte de représentant du peuple? Ainsi a été vilipendée, outragée et violée dans ma personne la représentation nationale. En m’entourant de cet appareil effrayant, en me livrant à leurs mains, n’a t-on pas évidemment cherché à me faire préjuger coupable de toutes les inculpations extravagantes qu’on a imaginées contre moi? N’est-ce pas m’avoir désigné aux poignards des assassins? Ce fut ainsi que la diffamation et les persécutions rendirent Marat la victime de l’assassinat de Charlotte Corday. On ne s’est pas tenu à ces excès : toute ma correspondance a été interceptée : je vis encore dans la privation des charmes que procure cette communication fraternelle et amicale; on m’a ravi jusqu’à la plus douce affection qui pouvoit tempérer l’amertume de tant de vexations : je n’ai plus la satisfaction de correspondre avec ma vertueuse épouse ; on m’a enlevé jusqu’aux moyens d’être instruit dans quel état a pu la plonger l’horrible vexation que j’éprouve. C’est par ces coups de la violence et de l’arbitraire le plus criant, que ne pouvant pas encore attenter à mon existence, on s’est étudié à me la rendre odieuse, déchirante : mais on a beau faire; j’ai éprouvé tous ces dégoûts pour ma patrie, mon cœur brûlant de son amour les a supportés en silence, il les a déjà oubliés pour elle. Que le comité révolutionnaire de Nantes cherche à reverser sur moi les ordres qu’il a souscrits, qu’il a donnés, cela ne paroit pas étonnant; la ressource banale des accusés fait toujours d’en multiplier le nombre; ils ont cru les légitimer à l’ombre de la représentation nationale ; mais quelle confiance peuvent inspirer les déclarations de quelques accusés? S’il leur a fallu délivrer des ordres pour leurs agens, n’en n’eussent-ils pas exigé de moi, si j’avois provoqué, autorisé les mesures qu’ils ont prises. Or je leur porte le défi le plus solemnel d’en représenter un seul de ma part. Mon collègue Bô, qui a commencé l’instruction du procès contre ce comité, écrivoit naguère à l’accusateur public près le tribunal révolutionnaire : « Si les accusés se permettoient quelque inculpation contre les représentants du peuple, je te prie de me les communiquer, car je puis y répondre avec la conviction la plus évidente ». L’accusateur public a t-il appelé mon collègue, quand on a hasardé des inculpations vagues contre moi ? Le témoignage d’un collègue qui a vu dans son principe et dans le calme des passions un procès, ne l’emporte t-il pas sur les allégations d’un comité accusé? SÉANCE DU 21 BRUMAIRE AN III (11 NOVEMBRE 1794) - N° 7 123 Pourquoi, se demandera l’ingénieuse méchanceté, a t-on pris des mesures aussi extraordinaires sans l’intervention des représentants du peuple? Or, exista t-il jamais une guerre civile où le parti révolté ait exercé autant d’horreurs, de cruautés, de meurtres et de massacres, que dans la Vendée? On semble les avoir oubliés aujourd’hui; et peut-on s’en retracer l’effrayant tableau, sans sentir tous les frémissemens de la nature et de l’humanité? Il faut pourtant en présenter une esquisse. Les brigands ont donné les premiers le signal et l’exemple des meurtres et des massacres : Machecoul a été le premier théâtre où se sont exercées ces scènes d’horreur. Là, les brigands hachèrent et mirent en pièces huit cents patriotes ; on les enterra demi-vivants, on ne fit que couvrir les corps; on laissa hors de terre et à découvert leurs bras et leurs jambes; on lie leurs femmes, on les fit assister aux supplices de leurs maris; on les cloua ensuite toutes vivantes, ainsi que leurs enfans, par tous leurs membres, aux portes des maisons, et on les fit périr ainsi en les perçant de mille coups. Le curé constitutionnel fut embroché et promené dans les rues de Machecoul, après qu’un lui eût mutilé les parties les plus sensibles de son corps; il fut cloué encore vivant à l’arbre de la liberté. Un prêtre vendéen célébra la messe au milieu du sang et sur les cadavres mutilés. Dans les marais de Nort, on massacre, on mutila dans la suite un bataillon composé de six cents enfans de Nantes. Les brigands renouvelèrent à Cholet les scènes affreuses de Machecoul ; ils livrèrent les patriotes aux tourmens les plus affreux; avant de leur arracher la vie, ils clouèrent les femmes et les enfans tous vivans aux portes des maisons, et les percèrent ensuite de leurs coups; ils ont exercé ces supplices par-tout ailleurs où ils ont trouvé des patriotes ou de paisibles habi-tans qui ne vouloient point porter les armes avec eux. Lorsqu’ils se sont emparés de Saumur, tout ce qui jouissait de la réputation de patriote, a péri dans les tortures les plus effroyables : les femmes, leurs enfans dans les bras, se jetoient par les fenêtres; les tigres les trainoient, les poignardoient dans les rues. Les supplices qu’ils destinoient à nos braves défenseurs n’étoient pas moins cruels : le moins barbare étoit de les fusiller ou de les tuer à coups de baïonnette ; mais le plus commun étoit de les suspendre à des arbres par les pieds, en allumant un brasier sous leurs têtes, ou de les clouer tout vivans à des arbres, de leur mettre des cartouches au nez ou à la bouche, d’y mettre le feu, et de les faire périr dans ces épouvantables tourmens. Nous ne pouvions pas faire un seul pas dans la Vendée sans avoir ces perspectives affreuses, déchirantes, sous nos yeux. Là, en entrant dans un village, s’ofifroient à nos regards de braves défenseurs taillés en lambeaux ou cloués aux portes des bâtimens; ici les arbres des bois, des haies, nous represen-toient les images défigurées de nos braves frères d’armes suspendus à leurs branches, dont les corps étoient à demi ou presque tous brûlés ; plus loin, nous trouvions leurs restes inanimés attachés, cloués à des arbres, à des poteaux, mutilés, percés de coups; le visage brûlé, calciné. Les brigands ne se bornoient point à ces tortures inhumaines; ils emplissoient leurs fours de nos braves défenseurs, y mettoient le feu et les faisoient consumer de manière atroce. Aujourd’hui les cannibales ont inventé un nouveau genre de supplice ; on coupe aux défenseurs de la république qu’on fait prisonniers, le nez, les mains, les pieds, et puis on les précipite dans de noirs cachots. O nature! as-tu formé ces tigres? s’ils sont sortis de ton sein, pourquoi les vomissois-tu sur le beau sol de la France? Et deux cent mille républicains ont expiré dans ces tortures en criant, en répétant le doux nom de leur patrie ! Où sont les mères, les veuves, les pères, les orphelins, les parens, les amis de ces généreux martyrs de la liberté ? Quoi ! l’on s’appitoie sur des brigands, et les héros de la liberté du monde ne trouvent personne qui réclame leur vengeance, qui verse des pleurs sur leurs tombes ! Ombres chères et révérées, calmez vos accens plaintifs ; des milliers de républicains honorent votre dévouement, admirent votre gloire, couvriront vos cercueils de lauriers. Brave garnison de Mayence, tu vivras dans les fastes de l’histoire ; on se rappellera toujours avec un sentiment mêlé d’estime et d’admiration pour ton courage, que tu as sauvé la liberté de la patrie. Foule aux pieds les calomnies des partisans de tes bourreaux; leurs cœurs féroces n’ont point changé. Un nommé Trotoin, échappé naguère des prisons de Paris, est devenu chef des brigands ; il s’est porté avec sa bande, tout récemment sur Thouars, il y a égorgé impitoyablement les vieillards, les hommes et les femmes ; il a fait passer les enfans au fil de la baïonnette, et les a promenés ainsi dans la Vendée. Cet excès de barbarie ne pouvoit être conçu, commis, que par les seuls monstres de la Vendée, et leurs partisans ont l’affreuse audace d’en faire le reproche à nos braves républicains. O ma patrie ! dans quel siècle vivons-nous donc? Quoi! les brigands qui ont survécu à la guerre de la Vendée, leurs parens, leurs protecteurs ou leurs voisins feroient ces outrages sanglans aux défenseurs, aux colonnes de la république, et il se trouveroit des hommes qui pourroient y ajouter quelque confiance ! Que l’aristocratie aboyante s’efforce d’accréditer ces calomnies, il n’y a rien d’étonnant : mais les patriotes doivent les repousser comme choquant ouvertement et la crédibilité et la vraisemblance. Le républicain ne souille point ses mains de ces abominables forfaits, ils sont réservés aux cannibales de la Vendée. Cependant, que l’on ne s’étonne point si, à l’aspect de tant d’atrocités on a usé de quelques représailles un peu violentes; quand le calme est revenu, elle dont gémir l’humanité : mais ce n’est point sur cette position qu’il faut promener ses regards, il faut les reporter au temps, aux circonstances qui les ont amenées ; or, quelle étoit notre situation politique à l’époque 124 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE où elles ont été commises? Toutes nos frontières étoient envahies du Nord au Midi; la trahison avoit désorganisé nos armées; l’intérieur étoit en feu, Toulon vendu aux Anglais; Marseille, Lyon, Bordeaux armés avec tous les départe-mens du Midi offraient un front menaçant à la république; tous les départemens du Nord-Ouest agités, armés contre la convention nationale; la Vendée devenue formidable par ses victoires ; toute la ci-devant Bretagne dans une rébellion vraiment alarmante; ses côtes, ses ports menacés de la descente de trente mille Anglais ou émigrés stationnés devant Gersey ou Guernesey ; le Morbihan en rébellion ouverte ; Nantes entouré de brigands, vivant du jour à la journée, pouvant à peine se procurer des subsistances, désolé par la contagion; les brigands s’introduisant dans ses murs; entretenant des correspondances, des communications avec plusieurs Nantais qui leur foumissoient des secours, des armes, des munitions; les brigands se soulevant dans les prisons, une grande conspiration se tramant dans cette cité. C’est dans un tel état des choses, au milieu de tant d’ennemis, de dangers et d’obstacles, que se trouvoit la commune de Nantes avec une faible garnison. Des frères, des parens, des amis massacrés, torturés par les brigands, tels étoient les éléments qui réveilloient, exci-toient les vengeances. Faut-il s’étonner actuellement si tant de périls d’une part, tant d’atrocités de l’autre, ont fait outrer les mesures ? et voudroit-on juger froidement aujourd’hui, le compas de l’opinion publique changée à la main, ce qu’on a fait l’année passé au milieu des orages, des dangers et des besoins, tandis qu’on ne devoit alors avoir devant les yeux que l’image ensanglantée de la patrie, qu’on ne pouvoit, qu’on ne devoit avoir pour règle, pour mesure et pour loi, que le salut du peuple? Quels sont les témoins qui viennent aujourd’hui, grossissant les mesures de détail, y répandre une couleur effrayante? Ce sont des royalistes, des fédéralistes, des fanatiques; quelques femmes sans âme, soudoyées ou ayant eu des relations avec les brigands; des individus qui sont leurs complices, qui ont correspondu avec eux; enfin, des brigands et des chouans. Ce sont des témoins de cet acabit qu’on a l’impudeur d’entendre! Mais pourquoi n’appeloit-on pas aussi en témoignage Charette et sa bande? Ces ennemis éhontés de la révolution n’avoient pas prononcé une seule fois mon nom dans l’instruction du procès à Nantes ; ce n’est qu’au moment où ils ont vu Paris inondé de libelles contre moi, au moment où ils ont cru la contre-révolution ouverte et les brigands protégés, qu’ils ont développé leur système de calomnie contre moi. Je prends l’engagement de signaler au peuple cette foule de ses ennemis avec les faux matériels qu’ils ont attestés, dans des réflexions que je vais livrer à la publicité. Je ne les présente point à la convention nationale, parce que je suis intimement convaincu que, ferme dans ses principes, elle saura éviter le piège qui lui est tendu par ses ennemis ; elle ne s’arrêtera pas sans doute à ces déclarations, à des dépositions, fruit de la rage et des passions déchaînées de l’aristocratie. Un représentant du peuple en mission est l’image de la Convention nationale ; or, pourroit-on admettre des preuves testimoniales contre la convention nationale en masse, si on vouloit lui faire son procès? Non, sans doute : on ne pourrait le juger que sur ses décrets; on ne peut donc porter aucun jugement contre moi que sur mes arrêtés.] (74) [Quand on a attaqué les anciens membres des comités de Salut public et de Sûreté générale, la Convention nationale n’a voulu baser sa décision que sur des arrêtés; je réclame à grands cris le même droit ; je réclame pour mon honneur que la calomnie voudrait ternir, mais qu’elle ne me ravira jamais ; son domaine n’est point à la disposition des brigands ; je le réclame pour le salut public, pour la conservation de la représentation nationale. Car, qu’on ne s’y méprenne point : si les conspirateurs pouvoient une fois réussir à perdre un représentant du peuple à l’aide de la preuve vocale, il n’en n’est pas un seul qui ne fut bientôt enveloppé dans sa perte ; tous ceux qui m’ont précédé, accompagné ou suivi dans la Vendée, ne tarderont pas à subir le même sort. Ne s’empresseroit-on pas à les accuser comme on l’a déjà fait, des mesures prises contre les brigands à Laval, à Château-Gontier, à Angers, à Saumur, puisque leurs missions les y ont appelés ? N’accuseroit-on pas comme on le dit publiquement, ceux qui ont été à Bordeaux, à Lyon, à Marseille, à Toulon? N’accuseroit-on pas en un mot tous ceux qui ont été en mission? et ne verroit-on pas arriver à Paris, de toutes les parties de la république, comme de Nantes et de la Vendée, la foule innombrable de l’aristocratie, inventer toute espèce de crimes, les imputer aux représentans du peuple, déclarer, déposer qu’ils en sont les auteurs? Prenez-y bien garde, mon affaire est la planche qui sauvera ou anéantira la représentation nationale. Ignorez-vous que si la preuve testimoniale pouvoit jamais valoir contre moi, il est une autre affaire toute préparée exprès pour la proscription des anciens membres des comités de salut public et de sûreté générale? N’ayant pu les perdre sur leurs arrêtés, déjà un millier de scélérats est tout prêt à hasarder les dépositions les plus terribles contre eux? Et croyez-vous que l’insatiable aristocratie s’en tiendrait au sacrifice de quelques victimes ? Qu’on se désabuse promptement, si on pouvoit avoir conçu une pareille erreur. Ce n’est point à la perte d’un faible individu, de quelques représentans du peuple, que cette coalition infernale attache le succès de ses projets : c’est l’anéantissement de la représentation nationale toute entière qui fait l’objet de ses complots; mais ne pouvant la détruire en masse, elle veut essayer de la dissoudre en détail. Ce projet est aujourd’hui bien connu. Un groupe de scélérats rassemblés, le 8 brumaire, entre onze heures et midi au café Elie, rue Honoré, en a décelé (74) Débats, 791, 899-908. SÉANCE DU 21 BRUMAIRE AN III (11 NOVEMBRE 1794) - N° 7 125 bien évidemment la criminelle intention. Ils se disoient entre eux : « Notre coup est sûr, si nous réussissons dans l’affaire Carrier : si une fois, nous pouvons commencer par un, nous finirons aisément par le dernier ». Le 20, un groupe plus considérable crioit hautement : A bas la république ! Ce sont là des faits dont je suis en état de fournir la preuve. Que dans ce bouleversement d’opinions publiques je sois en butte à la persécution, il n’y a rien d’étonnant; mais dans tous les pays où l’on a quelqu’idée de liberté, se serois absous par l’intention seule d’avoir voulu servir ma patrie. Il y a des malheurs inséparables de la révolution; et il ne s’agit pas ici seulement de révolution, mais de guerre civile, de la guerre la plus longue, la plus désastreuse qui ait encore existé sur la terre. A-t-on jamais calculé combien les guerres civiles de Cicéron et de Catilina, de Sylla et de Marius, ont coûté à l’espèce humaine de malheurs, de larmes, de deuils et de calamités publiques et privées? A-t-on calculé ce que les guerres civiles de l’Angleterre ont fait périr d’hommes, combien de massacres elles ont occasionnés? A-t-on calculé les plaies terribles et sanglantes qu’ont faites à l’humanité le fanatisme des prêtres, la férocité ou la faiblesse des rois, les partis des cours? A-t-on calculé les atrocités que des prêtres et des courtisans firent commettre à Paris, lors de la Saint-Barthélemi, contre ceux qui n’avoient d’autre crime que ne pas entendre la messe? L’humanité a gémi après les orages ; mais a-t-on instruit des procédures judiciaires après les guerres civiles, ces fléaux inséparables des révolutions politiques et des combats de quelques factions? Quelle est donc cette procédure que l’on instruit contre moi? Les ennemis les plus acharnés de la révolution pourroient seuls la combiner, y donner des suites scandaleuses; elle n’est seulement pas dirigée contre moi; je suis le plus chétif objet de leur haine. Qu’importe aux contre-révolutionnaires qu’un homme de plus ou de moins existe dans la république? S’ils avoient un instant de pouvoir ou d’espérance de succès, on les verroit faire une boucherie épouvantable de tous les patriotes. Ce n’est point la tête de l’individu Carrier qu’il faut à leur rage insatiable, c’est la tête d’un représentant du peuple, pour pouvoir ensuite atteindre tous les représentants. C’est le procès à la convention même que l’on veut intenter, puisqu’elle a approuvé, commandé par des décrets les mesures prises par tous les représentants du peuple qui ont été en mission. Il étoit aussi impolitique que sage de terminer promptement l’affreuse guerre de Vendée; c’étoit le vœu fortement exprimé par la Convention nationale, la volonté du peuple français manifestée à grands cris ; son salut, le triomphe de la liberté publique l’exigeoit impérieusement : j’ai concouru puissamment à remplir cette importante tâche, et cependant je suis aujourd’hui abreuvé de tout le fiel de la calomnie, vexé, diffamé pour des mesures de détail auxquelles je n’ai pris aucune part. Qu’elles sont dont bizarres les vicissitudes des révolutions ! C’est faire le procès à l’armée, puisqu’elle a exécuté contre les brigands la mise hors la loi prononcée par la convention nationale. Ce que j’avois annoncé à ce sujet dans mon rapport se vérifie aujourd’hui à la lettre. Déjà, l’on entend à Nantes des témoins contre l’armée de l’Ouest; je suis nanti des déclarations : bientôt sans doute, on voudra faire regarder comme un crime d’avoir délivré la république des royalistes et des fanatiques armés contre la liberté; bientôt on fera un crime, on poursuivra nos braves défenseurs, pour n’avoir point fait de prisonniers anglais ou hanovriens, en obéissant aux décrets de la convention; bientôt le même système de persécution s’élèvera contre l’armée des Pyrénées-Orientales, qui depuis la rupture du traité de Collioure par les perfides Espagnols, leur a fait la guerre à mort.] (75) [C’est faire le procès à la révolution elle-même, par cette manière insidieuse et adroitement contre-révolutionnaire de séparer les faits, les événements de la révolution, des crises révolutionnaires qui les ont amenés ; par ce moyen, bien digne de ses auteurs, on fera le procès à toutes les époques mémorables de notre révolution ; déjà on commence à le faire à la journée du 31 mai. On ne tardera pas ensuite à le faire aux hommes du 10 août : on dira qu’ils ont tué des Suisses après la victoire du peuple, qu’ils ont immolé des Brestois qui défendoient la cause populaire. On reprochera aux hommes et aux femmes des 5 et 6 octobre, d’avoir tué les gardes du tyran le lendemain du mouvement qui se fit à Paris et à Versailles, et au moment où ils ne faisoient plus de résistance. On reprochera aux vainqueurs de la Bastille et aux nombreux et braves citoyens de Paris; qui partagèrent leur gloire, d’avoir fait périr l’intendant Berthier, dix à douze jours après l’affaire du 14 juillet : c’est ainsi qu’en isolant les faits et les événements, en les séparant des révolutions qui les ont entraînés, on fera le procès à la révolution toute entière. Entendre en témoignage contre un représentant du peuple qui s’est toujours fortement prononcé pour les principes républicains, les fédéralistes, les royalistes, les fanatiques de Nantes et de la Vendée, c’est comme si on entendoit tous les fédéralistes contre la journée du 31 mai, les chevaliers du poignard contre les hommes du 10 août, les gardes du tyran Capet contre les hommes et les héroïnes des 5 et 6 octobre, et les émigrés contre les vainqueurs de la Bastille. République française, quelles seroient tes destinées, si un renversement des choses et des principes aussi étrange pouvoit s’opérer! (75) Débats, 792, 918-920. 126 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE C’est faire le procès au peuple tout entier, puisqu’il a fait toutes les révolutions, puisqu’il est des maux qui en sont inséparables : qu’on le juge donc, qu’on le punisse en masse ! C’est faire le procès à la liberté même, puisqu’elle ne peut se défendre que par une lutte continuelle, énergique et révolutionnaire contre ses ennemis, et l’union des patriotes chargés de la protéger et de la conserver. Mais ce n’est pas là le but où tendent tous les efforts, toutes les machinations des ennemis de la liberté? Qu’on y prenne bien garde, qu’on arrête le mal dans son principe, les meures tardives entraînent toujours les conséquences les plus funestes ; qu’on se rappelle surtout qu’il ne faut jamais regarder en arrière en révolution; que tout peuple qui a voulu jeter un regard, un examen rétrograde sur ses révolutions, en a toujours perdu les avantages, en se perdant lui-même ; il retombe dans le gouffre affreux de l’ancien régime, dès qu’il perd un instant le but que la liberté lui a désigné. Quant à moi, vous m’aviez délégué l’importante et difficile mission de terminer la guerre de Vendée, mous m’aviez investi de pouvoirs illimités. J’étois environné de tous les dangers, des plus grands obstacles : j’ai du prendre toutes les mesures que le salut de la république et le sentiment de la liberté m’ont inspirées. Descendez dans mon cœur, examinez mes intentions, examinez ma conduite politique, et prononcez. Les mesures de détail ne me concernent pas ; je n’y ai point participé, ni pu participer : elles n’appartiennent point à la mission d’un représentant du peuple; la responsabilité n’en peut peser sur sa tête : la convention nationale est-elle responsable des dilapidations, des excès, des délits commis à l’ombre de ses décrets ? Un général qui prend une place de vive force, est-il garant des vols, des viols que quelques scélérats glissés parmi les soldats peuvent se permettre? J’ai sauvé les ports de la Bretagne, les départemens qu’elle renferme, Granville, Angers, Nantes et la république. S’il faut actuellement tout mon sang pour cimenter la chose publique, j’en offre jusqu’à la dernière goutte au peuple, à ma patrie ; il y a long-temps que j’ai fait le sacrifice de ma vie ; les cris de ma conscience ne m’importunent point ; le calme de mon âme me rassure ; la pureté de mon cœur adoucit la rigueur de mes persécutions; nouveau Décius, je me dévouerai sans peine au salut de ma patrie.] (76) Pendant tout le cours de cette lecture, qui dure plusieurs heures (77), la Convention garde le plus profond silence; et lorsque les spectateurs manifestent des mouvements d’indignation ou quelques applaudissements, le président rappelle les uns et les autres au respect qu’ils doivent à un représentant du peuple accusé. On demande l’impression et l’ajournement. (76) Débats, 794, 943-944. (77) Moniteur, XXI, 483. Rép., n° 52; J. Mont., n° 30; J. Perlet, n° 779. LE COINTRE (de Versailles) demande ensuite que l’on mette aux voix si il y a lieu ou non à l’arrestation. (78) Plusieurs voix : La proposition est inutile ; la loi existe. La Convention passe à l’ordre du jour, motivé sur l’existence de la loi. On demande l’arrestation provisoire. CARRIER : Mon arrestation provisoire est superflue; les brigands n’ont jamais vu mes talons. ( Quelques applaudissements .) (79) La Convention nationale passe à l’ordre du jour, motivé sur la loi du 8 brumaire. Un membre observe que cette loi est incomplète ; il demande, par addition, qu’il soit décrété que, lorsqu’une dénonciation sera portée contre un représentant du peuple, elle sera rédigée d’une manière textuelle, et que les comités chargés de déclarer s’il y a lieu à examen, seront tenus de faire connoître avant tout la dénonciation et le dénonciateur. Cette proposition est appuyée par un membre de la commission des vingt-un, qui déclare qu’il n’a pas vu de dénonciation dans l’affaire de Carrier; qu’il n’y a eu aucune pièce originale remise à la commission, si ce n’est une lettre du représentant du peuple Bo. D’autres membres soutiennent qu’ils ont vu plus de trente dénonciations ; ils combattent la première proposition. La Convention nationale passe à l’ordre du jour. On demande l’arrestation provisoire de Carrier (80). CHÂLES (81) : Il est une observation essentielle : c’est qu’une matière aussi importante ait été agitée et poussée au point où nous la voyons sans qu’on ait posé la base radicale, sans qu’on ait parlé de la dénonciation. Je demande que la Convention complète sa loi du 8 brumaire, en décrétant que la dénonciation portée contre un représentant du peuple sera rédigée d’une manière textuelle, et que la première opération sera de la lire à la tribune. 0 Quelques applaudissements .) La France entière a reçu un grand éveil sur cette affaire ; la chose publique doit en profiter; les aristocrates doivent être confondus. {On applaudit.) Quel que soit le résultat, le patriotisme doit triompher. Il y a ici coupable ou innocent : s’il y a coupable, il faut qu’il soit puni; alors c’est le triomphe des patriotes; s’il y a innocent, il lui faut justice, mais il la faut encore à ses calom-(78) Rép., n° 53 (suppl.). (79) Moniteur, XXII, 483. Débats, n° 779, 727 et n° 780, 739- 740. Rép., n° 53 (suppl.) ; Ann. Pair., n° 680. (80) P.-V., XLIX, 116-117. (81) Moniteur, XII, 483-483.