ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 70 [États généraux.] convenance, et des motifs pris de l’inutilité et de la lenteur des conférences. M. de Mirabeau dit : Vous avez dû vous apercevoir jusqu’ici que la marche constante des ministres a été de jeter des semences de division, tout en affectant de prêcher l’union. C’est ainsi qu’en donnant une meilleure proportion à ce qu’ils appellent le tiers-état, ils ont eu grand soin de rendre cette prétendue concession illusoire, en la réduisant à ne rien préjuger pour ou contre l’opinion par ordre ou par tête, qu’il leur était aussi facile de terminer provisoirement. C’est ainsi que le jour des Etats généraux, après avoir ajourné l’Assemblée au lendemain, M. le garde des sceaux s’est dispensé de venir présider l’Assemblée ajournée ; et les précautions étaient si bien prises pour empêcher cette seconde Assemblée générale, qu’au moment de l’arrivée des députés, on les chambra par le fait, en les conduisant dans différentes salles. Une fois divisés, il ne restait plus qu’à maintenir ce nouvel ordre de choses. Le ministère n’a pris aucune part offensive aux délibérations, tant qu’il a vu qu’elles n’étaient que préparatoires ; mais lorsque les communes ont fait une démarche décisive auprès du clergé, les ministres alarmés adressent incontinent aux deux ordres et aux communes une lettre du Roi, par laquelle Sa Majesté désire que l’on tienne des conférences chez son garde des sceaux, en présence de commissaires. Ces conférences ont lieu. Le second ordre, réduit à ne rien trouver défavorable dans les faits, est près d’être vaincu par les raisonnements : alors MM. les commissaires du Roi, dont l’unique rôle devait être le silence et la neutralité, se permettent, sans attendre le résultat des conférences, de proposer des moyens artificieux et qu’ils osent présenter comme conciliatoires. Dans cette conduite oblique l’intention des ministres n’est point équivoque: forcés de convoquer les Etats généraux, ils ont voulu du moins anéantir leur influence en les divisant, et les réduire à prendre le ministère pour arbitre de leurs différends. S’il restait encore quelque doute à cet égard, l’ouverture faite par les commissaires du Roi aux commissaires des trois ordres, à la conférence tenue chez M. le garde des sceaux, annonce bien positivement le projet de soumettre les Etats généraux à la juridiction ministérielle, et d’élever un tribunal aulique où se portent par appel les décisions de l’Assemblée nationale. Tel est l’avis auquel MM. de la noblesse et du clergé ont cru devoir déférer par acclamation : ce qui sans doute est une nouvelle preuve de leur patriotisme et de leur amour généreux pour les intérêts, les droits et la liberté du peuple. « Les anciens faits prouvent évidemment, disent MM. les commissaires du Roi, que le Conseil est intervenu dans toutes les questions qui ont occasionné des débats relatifs à la validité des élections et à la vérification des pouvoirs. » Je répondrai à MM. les commissaires du Roi que les anciens faits prouvent évidemment que le peuple français ne se doutait pas de ses droits ; que le Conseibn’a jamais pu intervenir dans les questions relatives à la validité des élections et à la vérification des pouvoirs, par la bonne raison qu’il n’existait ni élections, ni pouvoirs ; que les députés aux prétendus Etats généraux n’étaient que des chargés de procuration pour présenter des doléances; et je demanderai si l’on voudrait assimiler l’Assemblée nationale de 1789 à ces prétendus Etats généraux, qui n’étaient au [5 juin 1789.] fond que des assemblées de notables, puisque ceux qui les composaient n'ayant point été élus représentants du peuple, n’en avaient pas reçu des pouvoirs, et bornaient toute leur mission à se douloir. « Lorsque chacun des ordres est activement occupé, disent-ils, des prérogatives qui peuvent lui appartenir, il paraîtrait naturel que Sa Majesté fixât, elle-même, son attention sur celles dont la couronne a constamment joui. » Existe-il donc, Messieurs, une Charte, une transaction qui fixe tous les droits, toutes les prérogatives? et quand elle existerait, pourrait-elle lier la volonté souveraine du peuple? ne serait-il pas libre d’y déroger? En raisonnant comme les commissaires du Roi, il n’est pas jusqu’au despotisme ministérielj qu’on ne pût nous présenter comme un droit de la couronne. Les lettres de cachet, la prohibition de la liberté de la presse, la violation des lettres confiées à la poste ; en un mot, toutes les manières d’attenter aux libertés et aux propriétés individuelles seraient autant de prérogatives de la couronne. ' Il est curieux de voir par quels étranges sophismes MM. les commissaires du Roi cherchent à prouver que les Etats généraux ne peuvent vérifier les pouvoirs en commun ni séparément, afin d’établir la nécessité de s’en rapporter au Roi, c’est-à-dire aux ministres. « Il est sûr, disent-ils à cet égard, que les ordres ont un intérêt à prévenir qu’aucun des trois n’abuse de son pouvoir pour admettre ou pour rejeter avec partialité des députés qui viennent prendre séance dans les Etats généraux i et cet intérêt commun existerait, soit que les ordres eussent à délibérer réunis, soit qu’ils restassent constamment séparés, puisque, dans cette dernière supposition, les personnes qui seraient appelées à décider par leurs opinions d’un veto ou d’un empêchement quelconque, acquerraient le droit d’influer directement sur le sort de la nation. « Peut-être, dans les circonstances, n’est-ce pas de la sagesse des ministres du Roi, de mettre en opposition les intérêts de 24 millions d’individus avec ceux de deux cent mille privilégiés; nous ne les accuserons cependant pas de favoriser ,, l'aristocratie , puisque leur intention, clairement .manifestée, n’est que d’établir le despotisme le plus absolu sur la totalité des citoyens. Pour y parvenir, ils ont besoin de professer la doctrine des aristocrates, qui, dans leur fanatisme, ne s’aperçoivent pas du piège qu’on leur tend. « Mais est-il vrai que l’Assemblée nationale ait besoin de juge ou d’arbitre pour la vérification de ses pouvoirs? peut-elle reconnaître d’autre juge, d’autre arbitre qu’elle-même? Et nos couit mettants, en nous chargeant de leurs droits et dè leurs pouvoirs, nous ont-ils laissé la liberté dè les remettre en d’autres mains? Nous en départir, ne serait-ce pas les sacrifier, les trahir; et la nation que nous avons l’honneur de représenter* devrait-elle nous pardonner cette indigne prévarication ? « Les pouvoirs ne peuvent sans doute être vérifiés séparément; car tous les députés ont un même droit et un même intérêt à s’assurer de la légalité des députations, puisque, comme l’observent très-bien les commissaires du Roi, cha1 cun des députés peut influer directement sur le sort général de la nation : il importe donc à tous! de savoir si ceux qui prétendent la représenter sont munis d’un titre légitime, et cette certitude [Etats généraux.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [3 juin 1789.] générale ne peut jamais résulter de la vérification par ordre. « Mais de ce que les pouvoirs ne peuvent être vérifiés séparément, s’en suit-il qu’ils ne puissent l’être en commun? Si telle est la condition des Etats généraux, ils sont condamnés à une éternelle inaction]; car la même difficulté se présentera pour toutes les matières sur lesquelles ils auront à délibérer; et s’ils adoptent la proposition de s'en rapporter au conseil du Roi, les ministres se trouveront investis du droit de juger la nation et ses représentants. 1 « Je voudrais bien cependant qu’on me dît où Serait la difficulté de vérifier les pouvoirs en | commun, si telle était la volonté des membres 1 qui doivent composer l'Assemblée nationale? Et quand les députés des ordres privilégiés ne voudraient pas se prêter à cette vérification commune, je demande si ce serait une raison pour que les représentants de 24 millions d’individus jae pussent vérifier leurs pouvoirs, se constituer èn Assemblée du peuple français et commencer leurs opérations, sauf à ne reconnaître les députés des ordres privilégiés pour députés aux Etats généraux, que lorsque les pouvoirs de ces mêmes députés auraient été vérifiés dans l’Assemblée des teprésentants du peuple. « Le pouvoir de juger en dernier ressort de la régularité des élections, ajoutent les commissaires, ne pourrait être attribué avec équité, ni aux trois ordres réunis, ni à chacun d’eux en particulier; ce pouvoir ne doit pas appartenir à chaque ordre en particulier, parce qu’ils ont tout intérêt à ce qu’un seul n’abuse pas de son influence. i « MM. les commissaires oublient qu’ils nous ont déjà dit que les pouvoirs ne pouvaient être vérifiés séparément, parce que, dans cette supposition, les personnes qui seraient appelées à décider , par leurs opinions , d’un veto ou d’un empêchement quelconque, acquerraient le droit d’influer directement sur le sort de la nation : ceci ne peut s’entendre sans doute que des deux ordres; car nous ne présumons pas que les commissaires du Roi veuillent improuver l’influence directe des communes sur le sort de la nation. Voyous cependant, Messieurs, de quelle manière ils s’y prennent pour établir que les pouvoirs ne peuvent être vérifiés en commun. « Il ne peut pas appartenir non plus, disent-ls, aux trois ordres réunis, puisque ce serait 'attribuer essentiellement aux représentants du tiers-état , vu la supériorité de leurs suffrages, et le Roi ne leur a pas accordé cette supériorité de suffrages, pour leur donner le moyen d’en augmenter la puissance, en obtenant une in-fuence prépondérante sur la formation même de Assemblée. « Mais que les ministres nous disent donc pour Quelles raisons ils ont accordé cette prétendue Supériorité de suffrages aux représentants du peuple? N’était-ce que pour se ménager un prétexte d’attirer à eux seuls toutes les décisions? N’était-ce que pour avoir le droit de nous dire : Vous ne pouvez délibérer en commun, ni séparément; donc il faut que vous vous en rapportiez au Roi, ou plutôt à nous? » Telle est, en effet, la conclusion de MM. les commissaires du Roi. I E’est donc au Roi, disent-ils, que semble appartenir, en raison et en équité, le jugement final sur toutes les contestations relatives aux élections. jCe principe est une suite, une dépendance du règlement souverain qui a déterminé pour cette fois le nombre respectif des députés aux Etats généraux; ainsi les trois ordres qui se soumettent à la fixation établie par Sa Majesté, feraient une exception minutieuse, s’ils répugnaient à le prendre pour juge dans le très-petit nombre de contestations qui pourraient s’élever sur la vérification des pouvoirs. A quoi sert que MM. les commissaires du Roi nous disent ensuite : qu’on ajoute encore, si Von veut , que ces conventions sur la vérification des pouvoirs n’auraient aucune liaison avec la grande question de la délibération par ordre ou par tête? On ne doit pas se dissimuler que la vérification des pouvoirs préjuge la question du mode d’opiner; car vérifier les pouvoirs, n’est-ce pas délibérer sur la légalité ou l’illégalité de ces mêmes pouvoirs? Cette question est donc nécessairement liée à celle de la délibération par ordre ou par tête; ou, pour mieux dire, c’est la même question; et de quel droit un être quelconque dans la nation, un tribunal, quel qu’il puisse être, autre que les Etats généraux eux-mêmes, oseraient-ils se prononcer à cet égard? Mais je suppose qu’on veuille diviser une question indivisible; s’il est impossible à l'Assemblée nationale de statuer sur la vérification des pouvoirs, il lui sera tout aussi impossible de statuer sur le mode d’opiner et sur toutes les autres matières dont elle voudra s’occuper, de manière qu’en dernière analyse, ce seront les ministres qui décideront de tout. Il leur sied bien de nous imputer les divisions qui sont leur ouvrage; de nous dire « que le Roi ne reste pas seul au milieu de sa nation à s’occuper sans relâche de l’établissement de la paix et de la concorde. » En s’exprimant de cette manière, sans doute ils peignent fidèlement les intentions et la sollicitude de Sa Majesté; mais pourquoi donc se permettent-ils de contrarier ses vues bienfaisantes? pourquoi ne les ont-ils pas secondées de tout leur pouvoir? pourquoi veulent-ils nous charger des malheurs qu’ils feignent de redouter, et qui ne seraient jamais que la suite de leur impéritie, ou peut-être d’un motif que le temps, qui découvre tout, dévoilera dans toute sa turpitude? Ce serait donc manquer à nous-mêmes, Messieurs, ce serait prévariquer que d’adopter la proposition des commissaires du Roi; elle attente aux droits delà nation; elle blesse également la justice et la convenance ; elle repose sur des faits les uns faux, les autres inexacts, sur des principes condamnables, sur des subtilités qui ne sont pas même captieuses; elle aurait les suites les plus redoutables; elle paralyserait de mort l’Assemblée nationale, avant même qu’elle eût manifesté son existence ; elle ferait avorter la dernière espérance de la nation. M. le Doyen pose la question en ces termes : La discussion et la délibération sur le projet présenté par les ministres auront-elles lieu avant la clôture du procès-verbal des conférences, ou après? L’Assemblée décide, à la majorité de 400 voix contre 26, qu’elles n’auront lieu qu’après.