[Assemblée nationale-! ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 juin 1790.] 517 bourg jusqu’à Antibes, depuis Dunkerque jusqu’à Perpignan, des insurrections dans presque tous les régiments de l’armée; c’est peut-être parce qu’on n’ignorait pas que je le tenais, ce fil important, qu’on a semé tant d’obstacles sur ma route ; mais je les ai surmontés et je servirai encore de mon mieux, dans cette occasion, ma patrie et mon roi. Quoique mon innocence me paraisse démontrée, je veux qu’elle soit authentique et connue de l’Europe entière, je n’ai regardé l’inviolabilité que vous avez rappelé à mon égard que comme une égide à l’aide de laquelle je pourrais m’assurer un j ugement. Je serais bien fâché qu’on prétendît lui donner plus détendue, je demande les seuls juges qui puissent me convenir, je demande un conseil de guerre pour juger le régiment de Touraine et moi ; c’est là que je porterai le calme de l’innocence, le courage qui la suit, et qui, j’ose me flatter, ne m’abandonnera jamais. A.-B--L. Mirabeau. P. -S. Je n’ai eu aucune communication des adresses présentées par les députés extraordinaires de Perpignan et mes soldats rebelles ; en attendant que j’y réponde, ce que je ferai sous peu de jours, je crois devoir joindre ici les comptes qui m’ont été rendus de la première insurrection qui a eu lieu dans mon régiment et que les soldats députés voudraient au moins publier, ne pouvant les nier; les faits ont été dénaturés par les soldats: ces comptes sont signés des officiers qu’ils concernent et du premier lieutenant du corps ; on m’assure que, depuis, plusieurs officiers ont été proscrits, pendant mon séjour ; le capitaine des grenadiers ne dut son salut qu’à la protection de la municipalité dont on respectait encore l’autorité; on verra dans les pièces justificatives l’adresse des soldats à la municipalité, relativement à cette affaire et sa réponse. Je ne répondrai point à l’adresse de la municipalité: ce qu’elle a fait dans touUceci, comparé et rapproché, établira sans doute la différence qui existe entre des actes passés librement et ceux arrachés par la force et l’atrocité, auxquelles on n’oppose que l’honnêteté et la faiblesse. PIÈCES JUSTIFICATIVES. Copie de la lettre écrite par M. le chevalier de la Forte, à M. le vicomte de Mirabeau , en date du 26 mai 1790. Monsieur le vicomte, Etant le premier des lieutenants qui se trouvent au corps, j’ai l’honneur de vous adresser, en cette qualité, le procès-verbal que j’ai fait du malheureux événement qui nous consterne ; la connaissance que vous avez de tous les officiers qui ont l’honneur d’être sous vos ordres ne vous laissera aucun doute, j’espère, sur la pureté de la conduite de nos camarades; mais nous avons cru, Mlonsieur le vicomte, devoir vous envoyer le rapport fidèle pour vous faciliter les moyens de contre-balancer l’exposé calomnieux que nos soldats égarés font passer à l’Assemblée nationale. Tous les lieutenants et sous-lieutenants m’autorisent aussi à vous donner leur parole d’honneur, qu’à quelque extrémité qu’on se porte avec eux, ils ne quitteront les drapeaux, dans ces douloureuses circonstances, que lorsque le corps sera entièrement dissous, et alors nous vous prierons d’être auprès du roi l'organe des sentiments qui nous dévouent à mourir pour Sa 'Majesté, et de la prier de nous faciliter de nouveaux moyens de remplir le voeu si cher à nos cœurs. Je suis avec respect, etc. Signé : le chevalier de la Porte. P. -S. J’apprends que les grenadiers sont en nombre à la poste ; comme je crains qu’ils n’attentent aux lettres qui vous concernent, je mets celle-ci sous le couvert de M. le vicomte de Bonne. Procès-verbal de ce qui s'est passé dans le régiment de Touraine , en garnison à Perpignan , les 19, 20, 21, 22, 23, 24 et 25 mai 1790, dressé par le premier lieutenant et signé de lui. Les officiers du régiment de Touraine, instruits depuis quelque temps que des êtres gagés cherchaient à faire oublier à leurs soldats les devoirs qui les assujettissent à la discipline, avaient redoublé d’efforts et de zèle pour les y maintenir ; ils osaient espérer que le succès couronnerait leurs soins, et qu’ils pourraient conserver au roi une troupe, jusqu’à ce jour constamment soumise à ses ordonnances : mais le 19 mai au soir, le sieur Maréchal, adjudant, ayant condamné à la prison un tambour, qui, au mépris de la défense qui en avait été faite, avait battu la farandole dans la ville, les grenadiers réclamèrent contre cette punition; le sieur Maréchal eut la faiblesse de condescendre à cette demande, et l’imprudence de manquer, un moment après, à sa promesse, en faisant subir à ce tambour la peine qu’il venait de rétracter. Les grenadiers s’attroupèrent et disaient hautement qu’ils allaient faire sortir cet homme, lorsque MM. de Montalembert, chevalier de la Peyrouse et comte d'Urre, arrivant au quartier pour l’appel, leur représentèrent les conséquences d’un aussi grand manquement de subordination, en observant que, dans tous les grades, on se rendait criminel lorsqu’on s’opposait à l’ordre d’un de ses supérieurs. Un grenadier s’approchant alors de M. de Montalembert lui dit: «C’est moi qui veux que cet homme sorte, et il sortira. » — « Il ne sortira pas » répondit M. de Montalembert, « vous êtes un séditeux, rendez-vous à la salle de discipline. » Un second grenadier, nommé Pradine, ayant répliqué: «Il n’ira pas », M. de la Peyrouse le prit au collet et lui dit : « Marchez en prison. » — Ce colloque, très bruyant, avait rassemblé une très grande quantité de soldats, qui tpus réclamèrent à la fois contre l’ordre donné par ces deux officiers ; et plusieurs s’oublièrent au point de tenter d’arracher de force les grenadiers puois. M. le comte d’Urre s’en apercevant, tira son épée pour les écarter, y parvint, et ces deux grenadiers furent remis à des sergents pour être conduits en prison. Ce fut ainsique se termina cette première insurrection. Le lendemain, de grand matin, les grenadiers se transportèrent chez M. le chevalier d'Iversay, commandant le régiment, et lui demandèrent la punition des trois officiers dont ils disaient avoir à se plaindre. Ce chef leur dit qu’il ne pouvait leur donner de réponse décisive avant d’avoir constaté la véracité de leur rapport. Peu satisfaits de cette marche prudente et juste, au lieu d’avoir recours à leur général, ils s’adressèrent à M. le marquis d’Aguilar, maire de la ville, qui leur répondit que ses fonctions ne s’éten- ô!8 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 juin 1790.] daient point à la discipline militaire de laquelle ils s’écartaient; il les engagea à rentrer dans l’ordre et leur représenta le tort qu’ils se faisaient en se mutinant. Tant déraison produisit tout autre effet que ceiui qu’il était permis d’en attendre. Un grenadier s’écria: Nous ne voulons plus de l’ordonnance qui condamne à mort le soldat qui porte la main sur un officier. Fût-il jamais de propos plus séditieux ! Sortis de chez M. le maire, ils se rallièrent aux compagnies du quartier Saint-Jacques, forcèrent la musique à les accompagner, et coururent la ville en proférant les injures les plus fortes contre leurs] officiers, et jurant d’avoir les têtes de ceux qui étaient l’objet de leur fureur. Ils montèrent ensuite à la citadelle et emmenèrent les trois compagnies en garnison dans ce fort. Les amis du bien public gémissaient, et quoiqu’il y eût en cette ville dix-sept compagnies de volontaires, on n’a vu que la compagnie de Mailhat , à l’exemple de son capitaine, se rallier aux soldats rebelles, cherchant à exciter et animer les esprits par un étendard porté par un volontaire de la même compagnie, sur lequel on lisait ces mots : Vivent Touraine , Vermandois et les bons patriotes ! Animés par cet étendard, persuadés du succès qu’il paraissait promettre, on se transporta au quartier Saint-Martin pour engager le régiment de Vermandois à partager le scandale qu’ils donnaient à la ville, mais celui-ci, plein de ses obligations, resta inébranlable, et toutes les tentatives que l’on fit sur lui furent vaines, quoique déjà M. Siau aîné, négociant, se fût rendu, de grand matin, au quartier, pour les préparer et leur tendre des pièges. Les dangers que couraient MM. de Montalembert, chevalier de la Peyrouse, et comte d’Urre, nous déterminèrent à leur donner le conseil de se soustraire aux recherches qu’on faisait de leurs personnes jusque dans leurs maisons, et ils partirent pour Mont-Louis. A une heure après-midi, les soldats rentrèrent au quartier, cassèrent l’adjudant Maréchal, et après lui avoir arraché ses épaulettes, ils proclamèrent à sa place le nommé Rochefort, sergent-major, à la louange duquel on doit dire qu’il réclama contre l’illégalité de sa nomination. Le reste du jour se passa à boire, à courir et à effrayer la ville par des cris horribles. Le soir, il se rendirent tous à l’appel, mais quelques compagnies sortirent ensuite pour aller souper dans des cabarets, où elles passèrent le reste de la nuit. Le lendemain, moins de courses, moins de bruit, mais les orgies et les propos les plus séditieux continuèrent. Ils nomnèrent quelques bas-officiers et exigèrent qu’on les reçût; ils furent, ainsi que la veille, exacts à l’appel du soir. Nous pensions enfin voir l’ordre renaître et notre espoir n’aurait pas été vain, si quelques soldats marseillais et nouvellement arrivés n’avaient fait jouer tous les ressorts pour entretenir l’insubordination. Un d’entre eux, surtout, s’est permis de dire hautement: Je ferai bien volontiers le sacrifice de mes jours, si je puis procurer la liberté au régiment de Touraine. Ce propos lui mérita, de la part des rebelles, les plus grands applaudissements, et des larmes de rage furent l’expression de sa reconnaissance. Depuis, au lieu de rentrer dans le devoir et de reconnaître l'erreur qui les avait séduits, au lieu de demander le rappel des trois officiers proscrits, pour avoir eu le courage de résister avec ce zèle et cette fermeté nécessaires dans tous les temps et surtout dans des circonstances aussi orageuses, nous voyons ces mêmes soldats écrire un mémoire pour tâcher de donner des torts à des officiers dont la conduite devrait leur mériter des éloges, et porter même les choses au dernier excès, en forçant les bas-officiers à signer, au péril de leur vie, des plaintes que leur cœur désavoue, et qu’ils n’ont signées que pour éviter une nouvelle insurrection, d’après le consentement de leurs chefs. Signé : le chevalier de la Porte. Perpignan , ce 26 mai 1790. Exposé des faits qui ont précédé le départ de MM. de Montalembert , de la Peyrouse et d’Urre, officiers au régiment de Touraine. Nous étions sur la place de la Loge, à Perpignan, le 19 mai, lorsque nous vîmes venir, vers les sept heures du soir, une farandole composée de bourgeois de la compagnie dite de Taslu et de grenadiers de Touraine. Ceux-ci avaient troqué de chapeaux avec les compagnies bourgeoises, plusieurs même avaient changé d’habits; ils faisaient un vacarme épouvantable et ne cessaient de crier : vive la nation. Us disaient aussi beaucoup d’autres choses que nous ne pouvions pas entendre. A huit heures et demie du soir, nous nous rendîmes au quartier Saint-Jacques pour faire l’appel de nos compagnies, et nous trouvâmes devant le quartier M. de Pontoux, officier du même régiment, entouré d’une foule de soldats, parmi lesquels les grenadiers de la farandole. Nous étant informés du motif de leur attroupement, M. Maréchal, adjudant, apprit à M. de Montalembert qu’il venait de mettre en prison le nommé La Plume, tambour de la compagnie de Thorenc, pour avoir battu la farandole, malgré la défense expresse de M. d’iversay. Nous lui dîmes qu’il avait bien fait : sur cette réponse, un grenadier, nommé Mathieu (à ce que nous croyons), dit à M. de la Peyrouse, qui lui représentait que ce n’était pas à des soldats à vouloir juger la conduite de leurs supé-sieurs: Eh bien, il n’ira pas enprison. M. de la Peyrouse saisit aussitôt cet homme au collet et lui dit: Vous irez donc vous-même. Le grenadier fit une légère résistance, mais le nommé Pradine, prenant Mathieu par le bras, et l’entraînant vers lui, se mit à crier de toutes ses forces : Il n’ira pas, en conjurant ses camarades de venir même à son secours. Nous entendîmes en effet, de tous côtés, il n’ira pas. M. d’Urre, qui se trouvait à côté de M. de la Peyrouse, prit aussi Mathieu au collet : celui-ci levant alors le bras, et lui adressant un geste menaçant, lui dit : Ne me colletez pas, mon lieutenant .*.... autrement ..... M. d’Urre tira alors son épée pour empêcher le grenadier d’effectuer ses menaces : il n’en fit cependant aucun usage. Plusieurs sergents accoururent au bruit; le Doramé Rochefort, entre autres, voulut mener le nommé Pradine en prison : la colère et la rage égaraient celui-ci ; il refusa constamment d’y aller, et vomit mille injures contre M. de la Peyrouse, en l’accusant d’avoir mis l’épée à la main contre lui (On notera que M. d’Urre, seul, avait tiré son épée). Pendant ce temps-là, on faisait le roulement pour l’appel; les soldats qui nous entouraient se séparèrent d’assez bonne grâce et furent à leurs compagnies respectives, mais nous ne pûmes jamais réussir à faire mettre en prison les deux factieux. M. de Montalembert allait faire l’appel de sa compagnie, il se trouvait à hauteur de celle des grenadiers, lorsqu’il rencontra M. d’iversay à qui il dit : Monsieur les grenadiers se comportent bien mal; il lui fit réponse : c’est bon , c’est bon,