69 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [14 mai 1791 .] n’ai pu tue procurer. Comment les avoir en effet ? Moi-même j’ai été privé du secours que l’on m’envoie de chez moi : contraint enfin, Messieurs, de vendre mon habitation à perte, parce que l’on me menaçait de la saisir. Je viens de vous prouver l’intérêt des petits blancs contre nous; présentement, Messieurs, je crois devoir vous prouver qu’il n’v avait aucun danger, d’après ce que j’ai eu l’honneur de vous dire, d’accorder aux hommes de couleur les droits qu’ils ont déjà par l’édit de 1666. Il n’y aura aucun danger de la part de� colons dits grands blancs, pari e que les blancs planteurs sont intéressés à avoir une classe forte, une classe qui est attachée au sol et qui ait un intérêt comme elle, celui de posséder des esclaves, afin de les contenir. Je dis donc que, de ce côté-!à, on ne doit rien avoir à craindre. Serait-ce la classe des petits blancs, Messieurs? Des hommes sans possession, qui ne tiennent au sol d’aucune manière, peuvent-ils avoir la préférence sur des hommes nés sur ce sol, sur des hommes libres, sur des hommes propriétaires, sur des hommes contribuables, enfin sur des hommes utiles? Je crois qu’il est impossible que l’Assemblée nationale prenne le change à cet égard. On a paru vous faire craindre les esclaves; on a dit : « Si vous admettez les hommes de couleur aux droits de citoyens actifs, les esclaves voudront secouer le joug. » Pourquoi cette crainte? Si c’est esprit d’imitation, le premier esclave affranchi eût ouvert la porte à tous les autres. ( Applaudissements .) Eh ! Messieurs, quelle idée un esclave peut-il se former de la dignité de citoyen actif. J’ose vous assurer, Messieurs, que tous ceux qui connaissent cette classe malheureuse d’hommes diront que c’est pour elle l’idée la plus métaphysique. Gomment les esclaves ne se sont-ils pas révoltés lorsqu’ils ont vu leurs compagnons d’infortunes, non seulement devenus affranchis, mais qu’ils les ont vus eux-mêmes acheter des esclaves et posséder des terres? Comment ne se sont-ils pas révoltés, lorsque, depuis longtemps, ils ont vu des citoyens de couleur ayant des esclaves, jouissant même d’une certaine considération étant officiers dans les milices? Pourquoi ne se sont-ils pas révoltés et n’ont-ils pas voulu être citoyens actifs? Cette conséquence qu’on a voulu vous faire tirer, Messieurs, des droits que vous pourriez accorder aux hommes de couleur, est sous ce rapport très peu fondée. Les nègres se révolteraient-ils par force? Ou bien supposera-t-on que les gens de couleur, lorsqu’ils auraient acquis les droits de citoyens actifs, se lieraient avec les nègres pour se sauver? Quoi, Messieurs, nous demandons avec instance un droit qui nous élève, et nous pourrions nous exposer à le perdre avec nos fortunes et nos vies? Croit-on que, si les personnes de couleur pouvaient concevoir l’idée affreuse de faire égorger les blancs, elle serait exécutée? Les nègres n’ont-ils pas autant à se plaindre d’eux que des blancs? Pense-t-on que nous resterions s’ils étaient égorgés? Non, Messieurs, sous le rapport des craintes qu’on veut vous donner de l’envahissement des colonies, vous accorderez aux personnes de couleur le droit de citoyen actif. Je conçois facilement que, si la France perdait ses colonies, la perte en serait irréparable. Mais je conçois difficilement comment les Anglais pro-titeront de ce moment pour envahir les colonies. Je ne vois que deux manières : ou un paiti mécontent se donnera aux Anglais, ou les Anglais viendront à force ouverte. Mais si les Anglais avaient à venir à force ouverte, je vous laisse à penser, Messieurs, s’ils auraient négligé l’occasion qui vient de se présenter dans le désordre où sont les colonies. Sera-ce une classe mécontente? Peut-on supposer que les colons manquent de patriotisme au point d’en venir à un excès comme celui-là? Non Messieurs, je leur rends plus de justice, ils vous ont donné des preuves de leurs dispositions ; serait-ce dans ce moment où les deux classes seront fortifiées et qu’elles présenteront à l’ennemi un front plus redoutable, je demande, Messieurs, si ce serait le moment que les Anglais choisiraient pour attaquer les colonies? Je crois, Messieurs, avoir eu l’honneur de vous prouver que la classe des gens de couleur est infiniment plus considérable qu’on ne vous l’a dit et qu’elle y est infiniment plus utile qu’on ne vous l’a avancé qu’il est de l’intérêt même des colons d’accorder le droit de citoyen aux hommes de couleur pour cela seul qu’en leur donnant plus de droits, plus de douceurs, ils se les attacheront davantage; que, quand même les nègres voudraient se révolter, ils ne le pourront pas, parce que les personnes de couleur, intéressées à les maintenir dans l’esclavage, se réuniraient avec les blancs qui ne feraient alors qu’une même classe. Je vous ai également prouvé combien il était absurde decraindre les Anglais. Quoi ! nous craindrions les Anglais avec une coalition comme celle-là? La guerre dernière, où cette puissance avait couvert de ses vaisseaux la mer de l’Amérique, nos colonies n’ont pas été menacées. Nous avons attaqué leurs propriétés, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, et c’est avec des troupes d’hommes de couleur, jointes aux troupes de ligne de France qu’on est parvenu à en conquérir une partie. Je demande d’après cela à l’Assemblée qu’elle veuille bien statuer sur le sort des hommes libres propriétaires, et persuadé qu’elle trouvera dans eux des enfants qui n’oublieront jamais ce service et l’état où elle les aura portés. (Applaudissements). M. Heuptault-liamerville. Je demande que l’on donne à ces Messieurs les honneurs de la séance. M. Prieur. Gela ne se peut pas ; on va délibérer. (La députation se retire). L’ordre du jour est la suite de la discussion du projet de décret du comité des colonies, de Constitution, de marine et d' agriculture et de commerce sur l'initiative à accorder aux assemblées coloniales dans la formation des lois qui doivent régir les colonies et sur l'état civil des gens de couleur (1). M. l’abbé Grégoire. Hier, Messieurs, vous avuz décrété que l’initiative serait accordée aux colons sur l’état des personnes libies; aujourd’hui vous avez à prononcer sur l’état des personnes libres et sur le congrès qu’on propose d’établir à Saint-Martin. Quant à ce congrès, je le crois parfaitement inutile; et voici mes raisons : Par nndevos décrets antérieurs, vous avez ordonné qu’il y aurait dans (1) Yoy. ci-dessus séance du 13 mai'1791, page 41. 70 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [14 mai 1791. chaque île une assemblée coloniale qui vous exprimerait le vœu de ses commettants ; et aujourd’hui, je ne sais par quelle étrange versatilité on voudrait vous proposer de réunir ces assemblées coloniales et d’en former un congrès général. Ou ce congrès prononcera en faveur des gens de couleur, ou il prononcera en leur défaveur. S’il prononce en leur faveur, pourquoi vous opposer avec tant d’acharnement à leur rendre tout de suite l’exercicede leurs droits? S’il est douteux qu’il soit disposé à leur accorder justice, je demande s’il convient que l’Assemblée nationale appesantisse constamment le joug sur cette classe opprimée. Observez donc, Messieurs, que c’est ici la lutte constante de la justice contre la vanité, de la cupidité qui voudrait se jouer de la liberté des hommes. Les gens de couleur peuvent déjà augurer ce qu’ils ont à attendre par ce qui s’est passé antérieurement. Toutes les fois qu’il a été question de se plaindre de l’oppression ministériel le, on a vu les blancs pérorer avec chaleur et avec vérité; mais vous ont-ils jamais dit un mot sur la manière dont eux-mêmes traitaient les mulâtres dans les colonies? N’est-il pas évident que c’est la lutte constante de la justice contre l’orgueil, contre la cupidité qui veulent constamment se jouer de l’existence et de la propriété de ces hommes? N’est-il pas évident, Messieurs, que ce serait constamment les laisser entre les mains de leurs ennemis? Je ne crains pas de le dire : ce serait, en quelque façon, une tache à la Constitution, qu’après avoir rendu la liberté aux Français, les régénérateurs de la France fussent, en quelque façon, les oppresseurs de leurs frères d’Amérique. Un des préopinants, c’est je crois M. Moreau de Saint-Méry, a fait une objection tirée de ce qu’en France nous avons des citoyens qui ne jouissent pas des droits de citoyens actifs. Il y a beaucoup de disparité : en France, l’état de citoyen actif a une inégalité pécuniaire que chacun peut espérer de franchir, au lieu que dans les colonies cette inégalité résulte de la différence de couleur qui est insurmontable : en France, l’égalité prononcée n’est pas visible, elle n’est pas gravée sur le front; elle ne crée pas l’insolence d’un côté et l’humiliation d’un autre, au lieu que dans les colonies cette inégalité est gravée sur le front de l’homme même; et l’homme ne peut échappera l’humiliation. On a invoqué la politique. Je pourrais vous dire, Messieurs, que jamais on ne peut être vraiment politique que par la justice; que la justice, pour les empires comme pour les individus, est véritablement un point fixe; et que la stabilité des Etats ne résultera jamais que du parfait accord des principes du gouvernement avec ceux de la justice. ( Applaudissements .) Je consens en ce moment à faire abstraction de ces principes, et à ne faire parler ici que le langage d’une politique calquée sur les passions humaines. Croyez-vous que vous êtes les seuls pour qui la liberté ait véritablement un prix? Pensez-vous que les gens de couleur, en Amérique, voyant constamment arborer l’étendard de la liberté, le sentiment de leurs droits imprescriptibles ne s’éveillera pas dans leur âme? Je regarde comme incontestable que, si l’orgueil voulait abjurer ses prétentions, la classe des citoyens devenue plus nombreuse rendrait, par cela même, celle des esclaves moins formidables; que les sang-mêlé, les gens de couleur et les blancs, étant rapprochés par les mêmes intérêts, par les mêmes avantages, la masse de leurs forces combinées assurerait plus efficacement la tranquillité des colonies. C’est un principe que l’on vous a développé tout à l’heure à la barre; et c’est une raison que jeregarde comme irrésoluble. Ne serait-il pas bien étrange que, parmi les gens de couleur, ceux qui ont les droits de citoyens actifs en France retournassent ensuite en Amérique pour rentrer dans cette classe opprimée, avilie, tandis qu’au milieu de vous ils ont Fhonneur d’être élevés au rang de citoyens français? Ne serait-il pas bien étrange qu’après avoir joui parmi vous des droits que la liberté leur assure, allant dans leur propre pays, ils en fussent dépouillés? Quel parti voulez-vous donc prendre à leur égard? Vous tiendrez la promesse que vous leur avez faite quand, la première fois, ils parurent à la barre, il leur fut dit qu’aucune partie d’entre eux ne réclamerait en vain ses droits. Vous remplirez l’espoir que leur donne votre décret d’hier; car, enlesdétacbantdes personnes non libres, vous vous êtes réservé de statuer à part sur leur se rt. Hier, après des interpellations, M. Barnave vous a avoué qu’il n’avait jamais entendu exclure les gens de couleur, par l’article 4 des instructions; ils y sont donc compris évidemment. Il est de la dignité du Corps législatif de prononcer avec clarté et de faire exécuter avec fermeté, puisque de mauvaises interprétations leur eu ont enlevé les avantages. Je demande la question préalable sur le proiet de votre comité, ainsi que sur les autres articles, et je propose d’y substituer celui-ci : « L’Assemblée nationale déclare que les gens « de couleur et nègres libres, étant compris « dans l’article des instructions, du 28 mars 1790, « sur les colonies, sont citoyens actifs quand ils « réunissent d’ailleurs les qualités requises par « les lois. L’Assemblée nationale charge ses com-« missaires, envoyés dans les colonies, d’em-« ployer les moyens qui sont en leur pouvoir « pour leur assurer la jouissance de ces droits. » (Applaudissements. ) M. Moreau de Saint-Méry. Je distingue dans le projet d’article actuellement soumis à l’examen de l’Assemblée deux parties très distinctes : l’une de ces parties est l’initiative relativement à l’état politique des gens de couleur; l’autre partie est relative à la manière d’exercer cette initiative. Je dis, sur la première, que cette initiative appartient aux colonies, comme je l’ai établi l’autre jour d’après vos propres décrets. L’Assemblée a dit, le 8 mars, elle a répété plusieurs fois depuis que la Constitution qu’elle décrétait pour la France ne nous concernait pas, qu’elle attendrait le vœu des assemblées coloniales. Or, il vous serait impossible de conserver la confiance des colons si vous leur ôtez cetœ initiative sur un point quelconque de la constitution coloniale; et il faut convenir que le point dont il s’agit est des plus importants. L’état des hommes libres de couleur était nul quant aux droits politiques, quand vous nous avez accordé cette initiative sur l’état des personnes, initiative qu’il s’agit de décréter aujourd’hui constitutionnellement. Rien de nouveau qepeut donc être statué à leur égard sans notre vœu ; et il importe que l’on soit bien convaincu que les promesses de l’Assemblée nationale sont invariables. Vous venez d’entendre à la barre, Messieurs, un des hommes de couleur invoquer les recen- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES» [14 mai 1791.] 71 sements de la population de Saint-Domingue qui sont aux bureaux de la marine. J'ai ici entre tes mains, en original, le dernier de ceux qui y sont parvenus ; on a bien voulu me le confier, ce recensement est pour l’année 1788 ; il n’en a pas été envoyé d’autre depuis. It porte pour la population blanche 27,717 personnes recensées, et pour la population des gens de couleur 21,808. A gauche: Combien de petits blancs? M. Moreau de Saint-Méry. Si celui qui m’a fait cette question a une curiosité très intéressée à approfondir ce fait, je l’invite à l’aller répéter à Saint-Domingue. M. Tuant de La Bouverie. Il est reconnu qu’il y a dans les colonies deux espèces de blancs; et je ne crois pas très honnête de renvoyer à la colonie pour en savoir le nombre. (. Applaudissements .) M. Moreau de Saint-Méry. Je ne sais pas d’abord ce qu’on entend par petits blancs. (Murmures.) J’observe que les blancs qui sont compris dans le recensement de Saint-Domingue sont des blancs contribuables; s’il y en a d’autres, il faut les ajouter à mon premier résultat. Voici, Messieurs, une autre pièce : c’est un état imprimé à Saint-Domingue en 1790 et qui contient le résultat du recensement de la colonie pour l’année 1789. J’y trouve : blancs, 30,826; gens de couleur, 24,845. Ajoutez à ce nombre de 30,000 tous ceux qui, quoique n’appartenant pas au sol, font une résidence habituelle dans la colonie, tels que les deux régiments coloniaux de 1,400 hommes chacun, et vous voyez que, lorsque j’ai avancé qu’il y avait disproportion dans les deux classes, j’ai dit une chose très constante. Je demande maintenant, Messieurs, sur quels motifs plausibles l’on s’appuierait pour ôter aux colonies l’initiative en ce qui concerne les gens de couleur. Vous venez d’entendre faire à la barre cet aveu précieux que la saine partie des habitants de cette colonie avait pensé, à une époque bien différente de celle actuelle, qu’il convenait d’apporter des changements à l’état et à la situation des hommes de couleur. Je dis, Messieurs, que ces dispositions n’ont pas changé et n’ont pu qu’augmenter et que, d’après cet aveu, ce serait faire une injure gratuite aux colons que de supposer qu’ils sont incapables de sentir eux-mêmes ce qu’il est raisonnable de faire en faveur des hommes libres de couleur. N’a-t-on pas vu, dans la colonie que je représente, des planteurs trouver révoltant que l’on eût accusé les hommes de couleur d’une conspiration et faire avec eux cause commune pour sauver leurs propriétés? Je demande si, d’après de pareils exemples, il peut entrer dans la tête d’une personne raisonnable de nous déclarer incapables de tout sentiment de justice , de sagesse. {Murmures.)... M. Gombert. Les départements ne sont pas constituants ; pourquoi les colonies le seraient-elles? M. Moreau nous parle ici comme s’il parlait à ses esclaves. M. Moreau de Saint-Méry. Le parti d’attendre l’initiative que vous avez; donnée ne peut souffrir aucun inconvénient; c’est, comme je l’ai déjà dit, une suspension de quelques mois; il est inutile que je m’y arrête davantage. Je passe à ce que j’appelle la seconde partie du décret. M. Gaultier-Biauzat . Je demande la permission d’interrompre l’opinion pour rétablir un fait. M. Moreau a dit que, dans l’état qu'il tenait en main, on n’avait compris dans le nombre des blancs que les blancs contribuables. Je dis que cet état que je viens d’examiner comprend certainement tous les blancs; ilest si détaillé qu’il comprend jusqu’au nombre des animaux et qu’il distingue même les villages. Ainsi, Messieurs, cela prouve bien que tous les blancs, petits et propriétaires, y sont compris. M. Bégouen. J’observe à M. Gaultier-Biauzat qu’il en est de même dans l’état des gens de couleur. M. Moreau de Saint-Méry. Cet état comprend à la vérité 2,000 ou 2,500 domestiques, parce qu’ils possèdent eux-mêmes quelque chose. Je viens maintenant à la seconde partie démon argumentation, et je réponds à quelques objections qui ont été faites sur le comité colonial qu’on vous propose de faire établir à Saint-Martin. Sans doute, il serait possible de laisser cha-- cune des colonies maîtresse de donner son vœu particulier; mais ii y a là un inconvénient : on a craint que, si on laissait chaque assemblée coloniale particulière exprimer son vœu, cette diversité d’opinions n’embarra-sât beaucoun le Corps législatif et ne lui rendît très difficile de distinguer le véritable vœu de la majorité. C’est ce qui a fait désirer un vœu commun, à l’abri de l’influence de cette portion des blancs qu’on re*- garde comme n’étant pas favorable aux gens de couleur. Le seul moyen d’arriver à ce résultat, c’est de faire un comité de commissaires pris dans chaque assemblée et ces assemblées composées de la saine partie des planteurs qui savent distinguer ce que la nécessité exige d’avec ce que dicte l’orgueit. Je n’ignore pas qu’on a cherché à inspirer des craintes imaginaires surce rassemblement comme devant stipuler contre les intérêts de ia France, contre l’attachement et la fidélité des colons. Que peut-on craindre d’un pareil comité composé de 29 personnes seulement choisies dan3 les assemblées coloniales existantes et qui n’auront d’autre mandat, d’autres pouvoirs que vos décrets? Sans m’arrêter à combattre ce bruit ridicule, je déclare que mes collègues et moi nous répondons ici formellement de la fidélité de nos commettants, des actes qu’ils stipuleront dans l’île de Saint-Martin, et je ne doute pas que les autres députés coloniaux ne soient prêts à souscrire le même engagement et à professer les mêmes sentiments. M. de Beynand. Nous prenons le même engagement. M. l’abbé Maury. Ce que dit là M. de Rey-naud ressemble parfaitement à ce que disait Franklin à la barre du parlement d’Angleterre; vous savez ce qui est arrivé depuis. M. Dupont. C’était bien une autre circonstance . M. Moreau de Saint-Méry. Depuis que nous appartenons à ia France, nous n’avons cessé 72 [14 mai 1791 .J [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. de répandre notre sang pour elle. Quant à la disposition du comité de Saint-Martin, nous ne pouvons que l’appuyer de notre vœu, que faire voir qu’elle est favorable aux gens de couleur. C’est à l’Assemblée à décider si ce mode d’exercer l’initiative est le plus convenable. M. Louis Monneron (1). Les mouvements d’éloquence et de sensibilité deM. l’abbé Maury... M. Moreau de Saint-Méry. Je demande la permission d’interrompre l’opinant pour une opinion de fait. Messieurs les députés des îles de France et de Bourbon vous ont demandé de statuer dès ce moment sur l’état politique des hommes de couleur : pour vous le demander, ils se sont appuyés sur un vœu émis par la colonie. Je demande qu’on nous accorde la même grâce. M. Louis Monneron. Les mouvements d’éloquence et de sensibilité de M. l’abbé Maury ont fait hier une profonde impression sur les coeurs de l’Assemblée en rejetant le projet de vos comités. H a représenté les colons blancs dans le plus rand danger, perdant immédiatement leur in-uence dans la législation et dans l’administration des colonies, parce que les hommes libres de couleur, ennemis naturels, selon lui, des colons blancs, donneront la liberté à tous leurs esclaves, achèteront celle de leurs parents et de leurs amis pour les rendre habiles à devenir citoyens actifs. Par cette mesure ils attireront à eux toute l’autorité; les Européens seront égorgés, les colonies seront livrées au pillage; les cultures cesseront et, avec elles, nos manufactures, notre commerce, notre navigation. Voilà bien des malheurs qui nous sont annoncés. Je les crois réels; mais c’est en refusant et non pas en accordant aux hommes libres de couleur ce qu’ils ont droit d’attendre de votre justice. Il suffit de représenter nos colonies telles qu’elles sont pour renverser cet échafaudage de M. l’abbé Maury, et j’interpelle à cet égard les membres de cette assemblée qui représentent nos colonies ou qui y ont des propriétés. Pense ni - ils avec lui que les hommes libres de couleur soient les ennemis naturels des colons blancs? Pensent-ils même que les esclaves sont dans cette disposition à leur égard? Et si cela est, quels sont les moyens qu’ils emploient puur prévenir les attentats? La crainte, me dira-t-on, et les satellites qui l’accompagnent, les fers et le fouet; mais qui est-ce qui tient dans ses mains ces moyens de sûreté? Sont-ce 1, 2, 3 Européens sur ces habitations de 5 à 600 noirs, plus ou moins éloignés des lieux où sont établies les forces qui peuvent maintenir la police? Non, Messieurs, ce sont ces mêmes noirs libres ou esclaves. Jetons les yeux sur Saint-Domingue. Nous voyons une île dans laquelle la France a des possessions qui comprennent un circuit de 300 lieues. 5 ou 6 endroits principaux, tous situés au bord de la mer, tels que le cap, le môle Saint-Nicolas, Saint-Marc, le Port-au-Prince, les Gayes, forment les pointes de défense de cette île, où se trouvent réunis les troupes et les Européens qui comprennent la grande masse de la population blanche de cette colonie. Les habitations sont ensuite éparses sur cette surface qui a 30 à 35 lieues de largeur; 32 paroisses, à une très grande distance, puisque quelques-unes sont éloignées de 20 lieues, renferment les habitations qui sont la richesse de celte superbe colonie. 3,500 à 4,000 colons blancs ou économes en inspectent les travaux (lui sont surveillés, dirigés par des hommes libres de couleur ou esclaves commis sous le nom de commandeurs et exploités par 500,000 esclaves. Ainsi si les hommes libres de couleur étaient susceptibles des sentiments de haine que M. l’abbé Maury leur impute, rien ne pourrait soustraire les c dons blancs à leur vengeance, et leur destruction totale serait aussitôt exécutée que prononcée; ainsi si ces dispositions n’existent point, il est impossible que vous les provoquiez par un ac'e de justice, et si ces hommes, ainsi que les esclaves, sont guidés par simples notions d’équité qui les portent à respecter la propriété d’autrui, que ne devez-vous point attendre d’eux lorsque vos bienfaits viendront resserrer les liens qui les rattachent aux colons blancs? Ce ne sont point ici, Messieurs, des hypothèses que je viens vous présenter, ce sont nos faits. J’ai vu des habitations sur lesquelles il y avait 800 noirs esclaves, dirigées par une seule famille, ayant sous ses ordres un seul économe européen. J’ai vu des habitations de 50 à 60 noirs, dirigées par des esclaves, qui rendaient à leurs maîtres des comptes très fidèles. Il résulte de cet exposé qu’il ne peut y avoir aucun inconvénient pour la sûreté de vos colonies d’accorder aux hommes libres de couleur, propriétaires et contribuables, nés de pères et mères libres, le droit de citoyen actif, sans laisser au congrès de Saint-Martin l’initiative qu’on vous propose; car vous ne pouvez pas abandonner ce droit, sinon en supposant que, s’il éra flait un autre vœu, il s’élèverait dans l’Assemblée nationale de nouvelles discussions qui prolongeraient ou reproduiraient les troubles affreux qui déchirent nos colonies. Si vous pensez, Messieurs, que vous ne devez avoir aucun égard à la réclamation des hommes libr« s de couleur, tout porte à croire que vous allez faire naître un levain de jalousie qui fermentera quelques années, et dont l’explosion terrible entraînera inévitablement la perte des colonies et celle des colons blancs. (Applaudissements.) Plusieurs membres : Aux voix! aux voixl Fermez la discussion ! M. Malouet. Messieurs, les mêmes observations m’amènent nécessairement aux mêmes réponses. Personne, Messieurs, ne conteste dans F Assemblée cette vérité; c’est que l’Assemblée a dit aux colonies: « Proposez-nous un plan de Constitution qui vous soit propre. » Un membre : Ce n’est pas ça ! M. Malouet. L’impatience d’arriver à un résultat nous en éloigne. Très certainement c’est cette impatience qui fait confondre deux questions très distinctes : l’initiative accordée aux colonies et la délibération de l’Assemblée nationale qui doit suivre cette initiative et, néanmoins, en est indépendante. C’est parce qu’on arrête toujours l’opinant dans l’exposé qui mène à une conséquence que ces deux questions sont sans cesse confondues. Vous avez entendu à la barre un homme de couleur. Ce citoyen vous a dit que les noirs n’étaient opprimés que par les petits blancs. Son (1) Le Moniteur ae fait que mentionner cette opinion. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENT AIR ES. [14 mai 1791.] discours suffit pour vous prouver que les gens de couleur ne sont pas les ennemis des blancs. Je soutiens pue cette partie des préjugés nationaux doit être maintenue pour établir une différence entre les patrons et les affranchis. Il est dans les intérêts sociaux que les obligés soient, je ne dis pas dans une dépendance de servitude vis-à-vis de leurs supérieurs, mais dans un état de déférence réelle. Je dis que les colons ne peuvent pas vous paraître exagérés, lorsqu’ils cherchent à maintenir non pas un préjugé fondé sur la vanité, mais lorsqu’ils cherchent à maintenir une portion de préjugés qui tient au bon ordre et aux bonnes mœurs coloniales. (Rires ironiques.) Qui nous assure que tous les hommes de co i-leur ont eu d' s affranchissements dans les formes légales? Je n’attaque pas leur possession, elle est leur titre très légitime. Il faudrait faire un recensement de ceux qui ont des titres de liberté. M. l’abbé Grégoire. C’est la plus belle théorie de la servitude. M. Malouet. Non, Messieurs, ce n’est pas la servitude que je prêche, car si elle devait s’établir dans le moment, j’en serais le plus ardent ennemi; mais il faut examiner avec l'œil de la raison ce qui existe et quels sont les motifs de la résistance des colons blancs. Ce que les gens de couleur ont le plus à redouter, c’estrinfluencedeshommes non propriétaires. Il est certain que tes hommes sans considération, sans influence, sans propriétés, mettent une grande différence entre les gens de couleur et eux. Mais cette partie des préjugés n’est point à respecter. Celle qui tient à des institutions politiques, celle qui tient aux principes de droit naturel, je n’imagine pas qu’on puisse l’attaquer. Or, Messieurs, cette partie des mœurs coloniales doit nécessairement se concilier avec leurs institutions politiques. Mais il y a une raison bien plus décisive pour que vous attendiez les renseignements qui vous seront donnés par les assemblées coloniales sur des modifications nécessaires, sur l’exercice des droits politiques. Vous avez déjà décrété hier que vous ne prononceriez sur l’état deshommes non libres que d’après la proposition formelle et spontanée des assemblées coloniales; ainsi vous avez reconnu l’existence des hommes non libres dans les colonies. (. Murmures prolongés.) Votre impatience annonce de deux choses l’une , ou que l’Assemblée est suffisamment instruite (Oui! oui! Murmures!) ..... M. Mouglns de Roquefort. Il y a trois jours que nous discutons c< tte affaire; fermez la discussion. (Aux voix! aux voix!) M. l’abbé Maury. Je demande la parole pour un fait. (Aux voix! aux voix!) C’est un fait de là plus haute importance qui intéresse essentiellement la conservation de vos colonies. M. le Président. Si j’interromps l’ordre de la parole pour vous, à qui pourrai-je la refuser ensuite? M. l’abbé Maury. Il s’agit d’un fait d’ordre très essentiel qu’il est de la sagesse et de la prudence de l’Assemblée nationale de vérifier sur-le-champ. 11 se répand, daas le commerce et dans laban-73 que de Paris, que les négociants de Londres, inquiets des grands armements qui se font en Angleterre, se sont adressés (Murmures à l'extrême gauche.).., à M. Pitt, premier ministre, pour savoir de lui s’ils pouvaient faire avec sûreté leurs expéditions ordinaires dans la mer du Nord, dans la Baltique et dans le golfe de Finlande. M. Pitt a répondu au lord-maire et aux syndics du commerce qu’ils pouvaient continuer leurs armements et leurs expéditions dans les mers du Nord. L’armement qui se fait à Londres est d’autant plus digne d’être pris en considération dans cette Assemblée, qu’on a eu recours à un moyen extraordinaire; qu’on s’est emparé des dividendes non réclamés à la banque de Londres; et vous savez, Messieurs, qu’on n’y emploie un pareil moyen que dans les dernières extrémités. M. Pitt ordonne dans ce moment la plus grande rapidité pour la presse des matelots; il fait pour la troisième fois, dans son ministère, un armement très dispendieux. La nation anglaise en est très inquiète, il perd journellement de sa majorité dans le Parlement. Or, Messieurs, que le est la conséquence naturelle de cet armement? C’est que si l’armement de l’Angleterre n’est point destiné pour la mer du Nord, it a une autre destination. (Rires et murmures.) Il est notoire, Messieurs, que l’Angleterre n’est menacée dans ce moment d’aucun danger; que les hommes d’État, qui' sont si économes des fonds publics, ne les dénensent pas sans avoir des desseins hostiles. En conséquence, je demande que l’Assemblée e -voie, dans cet instant même, deux membres de son comité diplomatique au ministre des affaii es étrangères pour savoir de lui si le fait que je viens d’avancer est vrai. (Murmures à l’extrême gauche.) M. de La Rochefoucauld. C’e t pour répondre au fait qui vient de vous être énoncé que je demande la parole, ainsi que pour examiner les conséquences qu’on peut en tirer. J’ignore la vérité de ce fait. (Applaudissements ironiques à droite)... Un membre : Que voulez-vous donc dire? M. Rœderer. Monsieur le Président, je demande que vous mettiez à l’ordre ces insolents. M. le Président. Avant de parler sur ce fait, le comité diplomatique demande à s’expliquer; M. de Menou, qui en est membre, va donner des éclaircissements à l’Assemblée. M. de Menou, au nom du comité diplomatique. J’ai l’honneur de rendre compte à l’Assemblée que le ministre des affaires étrangères a envoyé il y a deux jours au comité diplomaiique la copie d’une lettre officielle qui lui a élé écrite par M. de La Luzerne, ambassadeur de France en Angleterre; cette lettre poite, en effet, que les négociants anglais se sont adressés à M. Pitt pour savoir s’ils pouvaient continuer leurs négociations et. leurs spéculations dans les mers du Nord. Le ministre a répondu officiellement qu’ils pouvaient en toute sûreté continuer la navigation dans les mers du Nord et noamment dans la Baltique. M. de La Luzerne ajoute en même temps que la presse et les armements continuent avec la plus grande activité. Si l’Assemblée désirait avoir la lettre ..... (Non! non! • — Mouvement prolongé.) 74 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [14 mai 1791.1 ■ M. de La Rochefoucauld. M. l’abbé Maury a voulu sans cloute influer sur votre délibération en annonçant le fait dont il est actuellement question. Je m’engage à prouver que ce fait, quelq-e important qu’il soit, ne doit avoir d’autre influence sur votre délibération que celle de vous faire accélérer la discussion et de la terminer le plus promptement possible à l’avantage de la justice. ( Applaudissements .) Voix nombreuses : La discussion fermée! M. le Président. On demande que la discussion soit fermée. M. Malouet. Permettez-moi de conclure, Monsieur le Président. Je conclus, comme M. de La Rochefoucauld, qu’il faut décider cette affaire à l’avanlage de la justice. Or, je place la justice dans le principe que les hommes de couleur, comme tous les autres citoyens, doivent être préservés de toute oppression; je place la justice à convenir qu’ils ne doivent pas être privés indéfiniment des droits de citoyens actifs. Mais la justice n’est pas, ne fut jamais d’accorder l’exercice des droits politiques indéfiniment, indistinctement à tous les hommes. (Murmures.) Si la justice consistait dans l’égalité politique pour tous les hommes sans distinction, il n’y aurait plus de gouvernement dans ce moment ; et certes vous ne pouvez pas décréter ce nouveau principe. Vous diriez que votre Constitution est la plus juste et cependant vous en avez décrété une autre pour les colonies. Messieurs, si la maxime que j’ai entendu hier professer dans cette Assemblée était véritablement l’esprit de l’Assemblée, — mais certes je ne le crois pas — s’il élait vrai qu’il fût égal, qu’il fût convenable même de sacrifier les colonies à un principe, je demanderais que la discussion fût fermée et j’écouterais, dans un silence mêlé d’effroi, le décret que vous allez rendre. (Murmures.) M. Mougins de Roquefort. Tout ce que dit M. Malouet a été dit; aussi je demande que la discussion soit fermée. 11 est inconcevable qu'on discute pendant cinq jours pour savoir si des hommes libres doivent devenir esclaves. M. niai ou et. Je demande que la délibération porte uniquement sur cette première proposition : l’Assemblée nationale prononcera-t-elle immédiatement sur le sort des gens de couleur ou prononcera-t-elle sur la proposition des assemblées coloniales? (L’Assemblée, consultée, ferme la discussion.) M. Barnave. Je demande la parole (Non ! non !) ...Je demande la parole au nom du comité colonial. (Non! non!)... M. ILaveniie. Rien ne nous prouve que M. Barnave parle au nom du comité, puisque c’est M. Delattre qui est le rapporteur. M. Befermon. Si on entend M. Barnave, je demande à lui répondre, attendu qu’il est le seul du comité qui n’ait pas été de l’avis du projet de décret. Un membre : M. Barnave a déjà parlé 6 ou 7 fois sur la question. (L’Assémblée décidé quq M. Barûàve ne sera pas entendu et passé à l’ordre du jour.) M. le Président. Voici l’article 14 du projet de décret des comités sur lequel l’Assemblée a maintenant à délibérer : « Quant à l’état politique des hommes de couleur et nègres libres, il y sera statué par le Corps législatif, sur la proposition d’un comité composé de membres de toutes les assemblées coloniales d’Amérique actuellement formées ; et quand le Corps législatif aura prononcé ainsi qu’il lui paraîtra convenable, aucun nouveau changement à l’état des hommes de couleur et nègres libres ne pourra être décrété par les législatures, si ce n’est sur la demande formelle et spontanée des assemblées coloniales. » Les comités ont eux-mêmes retiré de la rédaction primitive ce qui avait rapport au comité de Saint-Martin. Plusieurs membres : La question préalable! M. Barnave. La question est mal posée. Dans la nouvelle rédaction que nous avons proposée hier et dont M. le Président vient de donner lecture, nous avons supprimé les mots « Comité de Saint-Martin », et par conséquent la désignation du lieu où le comité devait se réunir ; mais nous y avons conservé le principe de la réunion d’un comité des assemblées coloniales. (Interruption.) Je demande à dire un seul fait pour qu’en aucun cas, si les événements (Murmures et interruptions)... J’observe que, soit que les colonies émeitent le vœu par leurs assemblées coloniales, soit qu’elles l’émettent par un comité, il est évident que l’initiative leur est conservée. Mais je mels en fait (Murmures.)... que si les colonies émettent leur vœu séparément par le moyen des assemblées coloniales, elles émettront un vœu très défavorable aux hommes de couleur, parce que chacune d’elles voudra plutôt rester en arrière qu’en avant des autres (Murmures.).. . au lieu qu’un comité qui délibérerait librement; qui ne serait influencé par rien de ce qui l’entourerait (Murmures prolongés.).. . M. l