729 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES [13 septembre 1790.] nonçons sur la seule jouissance qu’il se soit réservée* M. Cotti n. Je demande, sur cet article, un appel nominal, afin qu’on reconnaisse les amis de la liberté. M. Prieur. Tout le monde est d’accord que les clôtures sont sacrées; déjà une loi a été rendue à ce sujet. Si celte loi est insuffisante, il n’y a pas lieu à délibérer sur l’article; si elle ne l’est pas, c’est le cas d’ajourner. (L’ajournement de l’article 5 et des articles suivants est mis aux voix et prononcé.) Un de MM. les secrétaires fait lecture de plusieurs lettres dont voici des extraits : Lettre de M. de Rathsamhausen. « Ce député expose qu’ayant reçu ses pouvoirs de la noblesse d’Alsace, que la noblesse ayant été abolie par le décret du 19 juin, il regarde ses fonctions comme supprimées ; en conséquence, il donne sa démission. » Lettre de M. Guignard , en date du 13 septembre. « Les commissaires du roi m’ont instruit d’une scission qui a eu lieu parmi les électeurs du département des Landes. Les électeurs du district de Mont-de-Marsan et de Tartas protestent contre la nomination des administrateurs du département. La formation des autres administrations de l’intérieur du royaume est heureusement terminée. » Lettre du même, même date. « Les commissaires du roi au département du Gard, auxquels vous avez attribué des fonctions relatives aux troubles de Nîmes, demandent que cette attribution leur soit ôtée. » (Ges deux lettres sont renvoyées au comité de Constitution.) Lettre de M. de La Luzerne , en date du 13 septembre. « Le 1er de ce mois il y a eu des attroupements à Brest; l’elfervescence a été calmée par la conduite louable et ferme qu’ont tenue les officiers municipaux. Le 6, M. Albert ordonna de faire à bord des vaisseaux qui composent l’escadre la lecture du code pénal, décrété par l’Assemblée. Aussitôt les équipages se soulevèrent ; ils mirent les chaloupes en mer, et furent porter leurs réclamations à la municipalité. M. Albert a promis de faire parvenir à l’Assemblée nationale ces réclamations qui portent sur deux articles, et d’obtenir la suspension de l’exécution de ce code. Il est un autre article sur lequel il paraît prudent de prévenir les réclamations. Un décret a accordé aux gens de mer une augmentation de paye; mais plusieurs classes ont été oubliées. Les chefs de pièces, les timoniers, les premiers maîtres de vaisseaux à trois ponts, éprouvent d’après ce décret une diminution au lieu d’une augmentation ; il est important que l’Assemblée prenne cet objet en considération, pour ne pas fournir de nouvelles causes de mécontentement. » Du même , même date. « J’ai reçu de Saint-Domingue une lettre de M. Peignet, en date du 4 août. Les plus grands troubles régnent dans la colonie. M. Peignet se plaint de la défection d’un vaisseau de guerre qui faisait partie de la station : il demande, ainsi que M. Damas, des troupes de terre et de mer. Je reçois également des nouvelles de l’intendant des lies du Vent, que l’assemblée coloniale oblige de revenir en France, ainsi que plusieurs autres officiers de l’administration. » (Ges deux lettres sont renvoyées au comité de marine.) M. de llurinais. Je demande que l’Assemblée décrète que nulles municipalités et nuis corps administratifs ne pourront s’immiscer en rien de ce qui concerne l’armée navale. En rendant ce décret vous détruirez la cause des insurrections. M. GowpHIeau. Le préopinant n’a pas bien entendu la lettre de M. de La Luzerne; les premiers mots lui auraient fait sentir d’avance le peu de justesse de son observation. Le ministre dit : Et cette effervescence fut calmée par la conduite louable et ferme que tinrent les officiers municipaux. M. de Montcalni. U n’y a rien de mieux à faire que de passer à l’ordre du jour, en maintenant le décret que vous venez de rendre pour le renvoi de ces deux lettres au comité de marine. CL’Assemblée passe à l’ordre du jour.) M. le Président. Le comité d’imposition est prêt à faire son rapport sur le revenu public provenant de la vente exclusive du tabac (1). M. Rœderer, rapporteur. Messieurs, votre comité de l’imposition s’est proposé les questions suivantes relativement à la partie du revenu public établi sur la consommation du tabac : 1° Quel est le régime établi pour la perception de ce revenu ? 2» Quels sont les effets de ce régime et de l’impôt lui-même sur la liberté et la propriété? 3° Est-il possible de remettre maintenant en vigueur le régime établi? 4° Serait-il à la suite aussi profitable au Trésor public qu’il était avant la Révolution ? 5° Entre les moyens proposés pour retirer un produit de la consommation du tabac, en est-il qui promette un revenu égal à celui des années passées, sans offenser la liberté et la propriété? 6° Enfin, si ce moyen n’existe pas, à quelles idées paraît-il convenable de s’attacher pour conserver un revenu quelconque sur la consommation du tabac ? PREMIÈRE QUESTION. Quel est le régime de l'impôt établi sur la consommation du tabac? L’idée de tirer une partie du revenu public d’une consommation que la fantaisie seule rend générale, et dont l’habitude seule fait une nécessité, paraît au premier aspect' fort simple, fort amie de la justice et de la liberté. G’est ce qui la fait défendre encore. Cependant cette idée, qui paraît si simple et si juste, n’a été exécutée que par des moyens très injustes, très vexatoires. Au fond, elle n’ëtait peut-être pas juste elle-même. (1) Ce rapport est incomplet au Moniteur. 730 [Assemblés nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 septembre 1790.] Nous allons exposer brièvement l’histoire du système de contribution auquel elle adonné lieu. La consommation du tabac n’est pas absolument générale, parce qu’elle n’est pas nécessaire ; elle ne pouvait donc servir de base à un impôt général. La quantité nécessaire à la consommation d’un homme occupe un très petit espace, et cette consommation se fait peu à peu, par quantités insensibles. Le débit clandestin en est donc très facile : il était donc impossible de retirer un certain produit de l’impôt, en se bornant à imposer les débitants. La fabrication du tabac peut-être entreprise en petit, dans des lieux cachés ; elle peut se faire très clandestinement. On ne pouvait donc espérer un grand revenu en imposant la fabrication. La culture n’offrait pas plus d’avantages au Trésor public. Supposé que toutes les terres delà nation fussent également propres à la culture du tabac, cette culture ne pouvait pas être plus imposée qu’une autre ; supposé que quelques terres, douées d’une propriété particulière, produisissent du tabac d’une qualité supérieure; dans ce cas, à la vérité, elles pouvaient être taxées proportionnellement à leur supériorité, comme les vignes de la Champagne le sont proportionnellement à leur avantage sur d’autres vignobles. Mais comme le tabac de qualité supérieure que peut consommer le royaume, ne doit guère excéder, en feuilles une somme de 3 ou 4 millions, il n’y aurait eu de profit extraordinaire, pour le Trésor public, que l’impôt dont il aurait été possible de charger la partie de ces 3 ou 4 millions, qui aurait excédé le revenu du même territoire cultivé de toute manière. C’aurait donc été un revenu de quelques cents mille livres (1). Ces réflexions ont d’abord conduit à l’idée d’établir deux privilèges exclusifs, celui de la fabrication et du débit, et de taxer le tabac fabriqué au taux nécessaire, pour en tirer un produit considérable. En conséquence, la fabrication et le débit de tabac ont été interdits aux particuliers. Mais on a senti que bientôt l’étranger, profitant du surhaussemeut du prix du tabac, en introduirait en France si l’on n’y mettait obstacle, et détruirait le privilège; qu’ainsi il fallait prohiber le tabac étranger; et le tabac étranger a été prohibé. Bientôt on a reconnu que partout où l’on recueillait du tabac, la fabrication clandestine et le débit frauduleux étaient inévitables, et l’on a prohibé la culture. Il était assez difficile d’assurer l’exécution de lois qui arrachaient à la propriété et à l’industrie agricoles, le droit de continuer une culture établie; à l’industrie manufacturière, le droit de continuer une fabrication florissante; à l’industrie mercantile, un moyen facile de s’exercer, et au peuple le moins industrieux, un moyen de vivre. D’un autre côté, la surtaxe du prix du tabac était le but de tant de prohibitions, donnait un grand intérêt à les enfreindre ; la loi en défendant la culture , la fabrication et le débit il) Encore faudrait-il pour retirer ce revenu, ou que nul autre peuple n’eût de tabac d’égale ou de meilleure qualité, ou qu’il ne pût l’introduire dans le royaume à plus bas prix, car nul ne voudrait entreprendre une culture chargée d’un impôt extraordinaire, s’il n’était sûr d’en tirer un revenu proportionnel. Or, quelle certitude peut-on donner à cet égard au cultivateur, quand des préposés veillent sans intérêt? augmentait l’aftrait de la culture, de la fabrication et au débit ; elle mettait la tentation à côté delà défense; elle créait un délit; et elle poussait à le commettre. Ainsi, pour empêcher la culture, la fabrication et le débit, il a fallu instituer des précautions infinies, telles que les visites sur les personnes, dans les voitures, dans les maisons, etc.; et ces précautions ont été instituées. Les contraventions étaient faciles à déguiser : en conséquence, il a fallu réputer criminels une foule d’actes indifférents en eux-mêmes, mais qui pouvaient conduire à ces contraventions, qui pouvaient les couvrir, qui pouvaient y ressembler; et ainsi la loi a défendu de se trouver avec des contrebandiers, la loi a défendu le port d’armes à tout ce qui n’était pas gentilhomme; la loi a défendu de pulvériser soi-même, avec des moulins, les tabacs que la ferme elle-même avait vendus, etc. Pour garantir les prohibitions principales et accessoires, il a fallu instituer des peines proportionnées, non aux contraventions, mais à la difficulté de les réprimer; et des peines pécuniaires, infamantes, afflictives, ont été établies. Tout contrebandier sera condamné aux galères pour trois ans , et en 500 livres d'amende pour la première fois ; en cas de récidive , en 1,000 livres d'amendes et aux galères à perpétuité. Trois personnes armées qui seront rencontrées ensemble , seront punies de mort. Trois personnes armées , qui seront rencontrées ensemble , seront punies de mort; trois personnnes armées , qui seront arrêtées portant du iabac de contrebande , seront punies de mort. Ceux qui au nombre de cinq et armés, auront escorté une voiture de contrebande, SERONT PUNIS DE MORT, et le crime sera CENSÉ PROUVÉ par la déposition de témoins , quand même les accusés n'auraient pas été porteurs de contrebande. * Ces paroles sont écrites dans le code de l’impôt du tabac. Pour assurer l’exécution de ce code il a fallu créer, organiser une armée de surveillants, il a fallu réunir, dans chacun d’eux, le caractère d’associé à l'intérêt du fisc, d’accusateur pour le fisc, de magistrat de la loi du fisc, de témoin dans les affaires du fisc, de soldat de la loi du fisc. On l’a associé à 1 intérêt du fisc, en lui donnant une partie dans le produit des condamnations pécuniaires; on l’a fait accusateur pour l’intérêt du fisc, en statuant qu’on punirait les contraventions sur ses procès-verbaux; on l’a fait magistrat de la loi du fisc, en l’autorisant à décider qu’un citoyen est dans le cas de l’arrestation; on l’a fait soldat du fisc, en lui conférant le pouvoir d’arrêter lui-même; enfin, dans les mêmes affaires où il est intéressé, où il est accusateur, où il est premier j ge, où il est ministre de son jugement et de son intérêt, on l’a encore constitué témoin, en donnant à son procès-verbal une foi suffisante pour servir de preuve du fait devant le juge établi pour juger définitivement. On a été plus loin encore : une loi porte qu’il ne sera fait aucune poursuite contre les employés des fermes qui auraient tué un contrebandier en résistant : imposons silence en ce cas à tous nos procureurs. Ces paroles, qui nous paraissent être pour les employés des fermes une permission géné-nale d’assassiner, sont dans une loi de Louis XIV, qui est commune à la gabelle et au privilège exclusif du tabac, et qui n’a jamais été révoquée. C’est le sort des lois cruelles de s’affaiblir toujours entre les maius des juges institués pour la justice publique ; c’est le sort des lois cruelles 731 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 septembre 1790.] d’avoir sans cesse besoin d’explications, de précautions, d’aggravations, et de former bientôt un code volumineux et compliqué qui demande une longue et pénible étude: celui de la ferme du tabac forme six volumes in-4\ Il a donc fallu instit er des tribunaux particuliers qui fussent attachés par la cupidité à l’étude et à l’exécution de lois que la cupidité avait dictées et multipliait sans cesse; et l’on a vu paraître ces tribunaux appelés Chambres ardentes , où il y avait moins de déshonneur peut-être à paraître au banc des accusés, qu’à s’asseoir au rang des juges. Enfin, comme il faut que tous les dépositaires d’un pouvoir public soient payés par le Trésor public, il a fallu que l’impôt fut aggravé bien au delà du besoin de la nation, pour qu’il pût acquitter ses propres frais. Il a fallu ainsi que l’impôt même devînt un principe d’impôt et de surcharge. Voilà, Messieurs, où a conduit l’idée d’imposer une forte contribution sur la consommation du tabac. La Franche-Comté, les provinces Belgiques et l’Alsace ont seules été exceptées de ce régime; la culture, la fabrication, le débit du tabac y sont restés libres, et l’entrée du tabac étranger y a été imposée à un droit de 30 sols par livre. DEUXIÈME QUESTION. Quels sont les effets de l’impôt dont il s'agit et de son régime sur la liberté et la propriété ? Il serait difficile de les dissimuler. L’impôt en lui-même offense la propriété : 1» Parce qu’il charge d’une contribution égale le pauvre et le riche qui consomment du tabac; 2° Parce qu’il charge inégalement les citoyens d’égale richesse ou d’égale pauvreté, suivant qu’ils ont placé leur plaisir dans l’usage de cette poudre ou dans d’autres consommations. Le régime de cet impôt offense la propriété : 1° Parce qu’il entraîne des frais excessifs, et que tout mode de perception qui coûte plus qu’il n’est strictement nécessaire pour recouvrer la somme qui doit entrer dans le Trésor public, est, comme toute autre dépense inutile, une atteinte à la propriété; 2° Parce qu’en interdisant certains emplois de la terre et des capitaux, il diminue les profits de tous autres placements; 3° Parce qu’il diminue la valeur de certaines terres qui ne peuvent être plus utilement exploitées qu’en tabac; 4° Parce qu’enfin les visites domiciliaires mettent à découvert des faits que le citoyen peut avoir intérêt de cacher, et donnent aux agents du fisc le moyen de pénétrer des secrets de fabrication ou de commerce, sur lesquels peuvent être fondées d’utiles spéculations. Le régime du tabac offense la liberté : 1° Parce qu’il interdit trois espèces de travaux qui pourraient s’appliquer utilement et légitimement à cette marchandise; travaux agricoles, travaux manufacturiers, travaux mercantiles ; 2* Parce qu’il autorise des visites dans les domiciles; 3° Parce qu’il met le citoyen à la merci de malfaiteurs et de malveillants qui peuvent cacher du tabac dans sa maison ou dans ses dépendances ; 4° Parce qu’il met le citoyen à la merci d’employés intéressés à trouver des coupables, et assurés d’en pouvoir supposer impunément ; 5° Parce qu’il expose le citoyen à des peines disproportionnées avec les délits ; 6* Parce qu’il le traduit devant des tribunaux qui renferment en eux un principe d’iniquité évident; 7° Parce qu’il les place sous des lois dont le code est si volumineux et si compliqué, que peu de gens sont en état de l’acheter, moins encore de l’étudier, et personne de le savoir ; 8° Enfin, parce qu’après avoir préparé des supplices à la fraude, il invite le peuple à la fraude, en y attachant d’énormes profits. Ainsi, Messieurs, le projet d’imposer la consommation du tabac, ce projet qui paraissait ne tendre qu’à augmenter une vaine dépense, a conduit à attaquer une source de revenus. Il paraissait ne demander qu’un partage amiable dans la surabondance des revenus de chaque contribuable, et il a conduit à prendre à la plupart des citoyens jusqu’à leur nécessaire. Il paraissait rendre la contribution facile à l’intérêt privé ; et cependant il a conduit à susciter puissamment l’intérêt privé contre la contribution. Il paraissait ne solliciter un revenu que d’une fantaisie, et il conduit à imposer cent privations de droits sacrés. Il paraissait n’attendre qu’une offrande de la liberté, et il a conduit à imposer mille sujétions, mille souffrances de la servitude. A la vérité, Messieurs, la contribution du tabac a, pour quelques classes de la société, toute la commodité, tous les avantages qu’on s’en était promis ; mais c’est parce que toute sa rigueur est pour les autres. La classe quelle favorise est celle des riches et des puissants ; celle qu’elle opprime est la partie faible et pauvre de la nation : ce n’est pas pour l’homme puissant que sont établies les visites domiciliaires, les embuscades, etc. ; ce n’est pas pour lui qu’il y a de l’attrait à la contrebande, et des lois qui la punissent. Mais c’est sur le citoyen pauvre que pèsent toutes les circonstances de ce régime; il n’a donc pu être réputé léger et commode que par des gens, et dans des temps où la puissance et la richese étaient tout , et la qualité d’homme rien. TROISIÈME QUESTION. Est-il possible de conserver l'ancien régime de la vente exclusive du tabac? L’analyse que nous avons faite des effets qu’il produit, doit avoir préparé dans tous les esprits la solution de cette question. Il est impossible qu’un système d’impôt destructif des droits de l’homme fasse partie du système social. Quelques réflexions sur le seul objet des visites domiciliaires qui sont étroitement liées au régime de l'impôt, parce qu’elles sont absolument nécessaires à la sûreté d’un produit de quelque impor-portance , achèveront de fixer les idées à cet égard . Pour que les visites fiscales remplissent l’objet qu’on en attend, il faut qu’elles puissent se faire en tout temps, à toute heure, sans être attendues, sans autre motif que la défiance, sans autre autorisation que la volonté du fisc ; il faut qu’elles 732 [Assemblée nationale.] puissent se faire par des gens armés et dans les plus secrets réduits des maisons. Or, Messieurs, le citoyen ne peut s’engager avec la société à souffrir de semblables visites. 11 ne peut confier le droit de troubler dans ses maladies les plus graves, dans ses chagrins les plus secrets, dans ses jouissances les plus intimes, dans ses recueillements les plus profonds, dans ses repos les plus nécessaires, dans ses méditations les plus importantes ; en un mot dans l’usage de ses facultés, dans la propriété de ses pensées, de ses affections et de son existence (1). Accorder un pareil droit à la société, ce serait aller contre le but de l’association politique, qui est la conservation de la liberté; ce serait en faire une aliénation absolue, une abnégation totale. La liberté de chaque individu a pour limite ce qui nuit à autrui ; ce qui nuit à tout le monde n’est donc compatible avec la liberté de personne. Il est pour le citoyen un autre intérêt sous le rapport duquel il lui est possible encore de laisser passer en loi la faculté des visites domiciliaires : c’est l’intérêt de la famille, dont la nature et les lois de la société même lui ont commis la garde ; c’est sur les pères, sur les époux que la loi se repose de la conservation des femmes et des enfants, c’est sur la famille entière qu’elle se repose du soin des vieillards malades , des infirmes (2). Gardiens de nos familles il ne nous est pas permis de remettre à la société le droit de leur faire éprouver des tourments auxquels nous ne pouvons nous livrer nous-mêmes. Il est des cas sans doute où le ministre de la loi doit pouvoir pénétrer dans nos maisons; celui où l’intérêt même de la famille l’exige, celui où un intérêt public évident et constaté le demande; celui où des droits privés constatés et reconnus ne peuvent s’exercer autrement. Ainsi quand une femme sera maltraitée par son mari; quand un scélérat, poursuivi par la justice, se sera réfugié dans une maison : quand un débiteur sera en retard d’acquitter une dette légitime, dans tous ces cas des ministres de la loi pourront s’introduire de force dans sa maison. Mais ces cas auront été bien constatés et reconnus par le magistrat, mais la maison où l’on pourra s’introduire aura été désignée par lui; mais le jour et l’heure delà visite auront été fixés par son décret. (1) Le citoyen enfermé chez lui pour remplir ses devoirs envers la société, ne doit pas y être troublé par la société ; le citoyen, enfermé chez lui après avoir rempli son devoir envers la société, n’appartient plus à la société, tant qu’un devoir nouveau ne le réclame pas; il appartient a lui seul; il ne peut être justement troublé dans la pleine jouissance de lui-même. (2) Arrêtez un instant votre attention sur les commotions que doit donner à un vieillard, à des enfants, à une femme, à un malade, l’apparition soudaine et nocturne d’une cohorte d’hommes armés, que le soupçon d’un crime et le désir secret de trouver des coupables amène au milieu d’eux ! Considérez l’exercice de leurs fonctions. A leur voix, il faut que le vieillard, le malade, l’accouchée soient arrachés de leur lit ; il faut que toutes lesportes s’ouvrent, que tous les meubles, témoins muets, mais fidèles, des occupations, des habitudes les plus secrètes, passent sous leurs yeux: il faut que mille objets, que la décence ou la honte voudraient cacher, soient offerts à leur curiosité sacrilège, et il faut encore que le jeune homme, bouillant de colère à ce spectacle, contienne ses mouvements et réprime ses discours, que tant de vexations provoquent, ou qu’il s’attende à subir la peine de la rébellion la plus criminelle. [13 septembre 1790.] Dans tous ces cas, Messieurs, le citoyen est averti par son propre fait de l’ouverture forcée de sa maison, ou plutôt c'est lui-même qui l’a ouverte à la justice. Dans tous ces cas encore, quand la justice à découvert l’objet de sa recherche, la recherche s’arrête et l’inquisition cesse, au lieu que les visites fiscales, décidées par un soupçon et même par un caprice, sont toujours inattendues, et que ces visites, une fois commencées, une apparence fait poursuivre une découverte, une découverte en fait espérer une autre; et Dulle réserve, nul ménagement, nulle exception n’est accordée; on fouille la maison entière pour y trouver un crime, comme on fouille une mine pour y trouver de l’or. C’est le sentiment de tant de vexations qui sans doute a donné au peuple toute l'aversion qu’il a conçue pour la vente exclusive du tabac. Et sans doute, Messieurs, il suffit de vous en avoir retracé une partie pour vous faire penser qu’il est impossible de perpétuer le régime auquel elles appartiennent. Ces considérations, tirées des droits de l’homme, ne sont pas les seules qui doivent vous être présentées sur la question dont il s’agit ; il faut offrir aussi à votre attention les difficultés de fait qu’opposent et l'ancienne liberté dont jouissaient relativement au tabac les départements Belgiques et du Rhin, et l’état présent des esprits dans ces parties du royaume. Nous avons vu que la culture du tabac, la traite du tabac étranger, la fabrication, le débit intérieur sont absolument libres. Nous n’hésitons pas à penser que si le privilège exclusif de la vente de tabac était conservé dans le royaume, il ne dût être étendu aux départements qui composaient les provinces ci-devant appelées étrangères; nous n’hésitons pas à penser que l’Assemblée nationale, après avoir reculé les barrières des traites aux limites de la France, ne voudrait pas laisser subsister, pour l’impôt du tabac, des barrières intérieures qui, en assujettissant, comme du passé, le commerce national aux visites, aux séjours, aux déchargements, aux avaries, sur chaque passage d’un département à un autre, feraient perdre à la nation tout le fruit de la première opération. D’ailleurs, l’unité qu’il importe d’établir dans l’administration du royaume, pour la rendre simple et à portée de tous les concitoyens qui ont tous le droit de la surveiller et de la juger; L’uniformité qui doit régner entre les conditions des diverses parties de l’Empire, pour consacrer les principes d’égalité et effacer les idées de privilège qui vous ont principalement conduits à décréter la nouvelle division du royaume; La nécessité de diminuer enfin le nombre de ces employés, dont la redoutable armée n’a pas moins contribué que nos milices à détruire Ja liberté politique, et la menacera toujours davantage; Tant de considérations, Messieurs, ne permettraient pas, sans doute, de laisser subsister des distinctions entre les Français, relativement au tabac, si vous en conserviez le régime actuel. Eh bien! Messieurs, daignez considérer les circonstances qui contrarieraient vos vues d’uniformité à cet égard. Les départements du Rhin et Belgiques soutiennent qu’on ne peut les priver de la culture du tabac, sans violer les droits sacrés de la propriété. Ce n’est point un privilège, disent-ils, que d’être affranchis d’une injustice générale; ce n’est ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Assemblée nationale. J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. point un privilège de pouvoir faire de nos champs l’usage que nous croyons le plus profitable. Les départements Belgiques invoquent particu-lièremeut l’intérêt des deux cultures accessoires à celle du tabac, et qui ne peuvent se soutenir sans celle-ci : la culture du lin et du colza. Selon eux, ces plantes sont sujettes à des accidents qui les font souvent avorter au commencement de la saison, et le cultivateur ne peut se dédommager qu’en plantant aussitôt du tabac à leur place. On observe enfin qu’en soumettant les départements Belgiques et du Rhin à payer le tabac au prix établi pour le reste du royaume, on leur imposerait une contribution infiniment plus forte qu’aux autres ; parce que Je bas prix du tabac en a rendu l’usage bien plus général, et l’habitude bien plus puissante dans ces premiers départements que partout ailleurs. Nous savons, Messieurs, qu’il est possible d’affaiblir la première de ces objections. On peut observer que les terres des départements Belgiques et du Rhin ne sont nullement propres à produire de bon tabac ; que les département méridionaux ont seuls été favorisés à cet égard par la nature; et qu’ainsi ces premiers ne doivent les profits de leur culture qu’à la loi qui interdit aux autres de l’entreprendre. On peut dire que s’il est injuste d’appeler en général du nom odieux de privilège la simple exemption d’une injuste prohibition, et la simple faculté de cultiver son champ comme on le juge à propos, il ne l’est point d’appeler ainsi tout avantage particulier qu’on retire de la souffrance générale, et tout profit fondé sur la perte commune. Mais, Messieurs, ces observations n’attaquent point les autres objections des départements Belgiques et du Rhin, objections qui nous ont paru sans réplique. Peut-être même ne détruisent-elles pas tout à fait l’objection qu’elles combattent. En effet, on ne peut assurer positivement que la liberté de la culture du tabac dans les départements méridionaux réduirait bientôt ceux du Nord à l’impuissance de soutenir la leur ; on ne peut avoir à cet égard que des conjectures. D’un autre côté, il serait bien plus malheureux pour les départements ci-devant privilégiés de perdre la liberté dont ils jouissent, qu’il ne le serait pour les autres habitants du royaume de ne pas recouvrer une liberté dont ils sont privés depuis longtemps. Partout où la culture du tabac est interdite, d’autres cultures sont établies, et ont des débouchés assurés ; au lieu que dans les pays où elle est restée libre, non seulement on serait incertain du débouché ou de la consommation des produits de nouvelles cultures, mais encore il faudrait en sacrifier d’anciennes qui ne s’accordent qu’avec celle du tabac. Considérez que ce n’est pas aux peuples des villes, que ce n’est pas aux riches des cités q ue vous imposeriez des sacrifices dans les départements dont il s’agit; ce serait aux agriculteurs, ce serait au peuple des campagnes, ce serait à la classe de Français pour laquelle vous avez fait la Révolution et la* Constitution ; ici donc vous agiriez en un sens tout contraire à vos décrets les plus importants. Et après tout, Messieurs, est-il bien facile de se faire entendre quand on exhorte à faire un sacrifice actuel, parce qu’il est possible que ce sacrifice devienne nécessaire à l’avenir ; quand on presse de courir au devant d’un mal éloigné, et de se livrer soudainement à une privation qui ne [13 septembre 1790.] 733 doit être imposée que progressivement et lentement ? Peut-on bien se faire entendre quand on veut faire pardonner à un système d’oppression par certaines conséquences de la liberté, et sur tout quand on veut préconiser une loi dont la rigueur est en oppositiou directe avec la libéralité delà terre et la bienfaisance de la nature? Non, Messieurs, un pareil succès est heureusement impossible; il est au moins douteux ; et ainsi ce serait tenir la conduite la plus inconsidérée, ce serait compromettre l’opération tant attendue du reculement des barrières des traites, ce serait compromettre la tranquillité du royaume, que de toucher aux plus chers intérêts des départements Belgiques et du Rhin. Ne perdez pas de vue, Messieurs, que ces départements sont des frontières du royaume; que les uns confinent à un peuple en insurrection ouverte ; que les autres, soumis aux influences d’étrangers puissants et mécontents, sont privés, par la différence des langues et des langage?, d’une étroite communication de sentiments et de pensées avec le reste du royaume; que tous sont agités, tourmentés par des inquiétudes de superstition religieuse et politique, habilement excitées par des ennemis de la liberté. Si donc il est impossible, d’un côté, de conserver, dans votre nouvelle Constitution, les visites domiciliaires, et que ces visites soient nécessaires au produit ancien de la régie du tabac; si d’un autre coté vous êtes réduits à l’alternative, ou de laisser plusieurs départements jouir de privilèges contraires à la Constitution, et de rendre ainsi illusoire, même funeste, le reculement des barrières des traites, ou de violer chez eux les droits sacrés de la propriété, d’empirer leur condition, tandis que vous améliorez celle de la France, il nous semble évident, Messieurs, qu’il faut regarder comme impossible la conservation de l’ancien régime du tabac en France. QUATRIÈME QUESTION. Quand on parviendrait à rétablir l'ancien régime , pourrait-on en attendre les mêmes profits qu'on en retirait ? Personne n’ignore qu’il est entré une très grande quantité de tabac étranger en France; qu’il s’en est formé des magasins; que nombre des personnes s’en sont approvisionnées; que dans quelques parties du royaume on en a cette année entrepris la culture, malgré la prohibition qui devait en faire craindre l’arrachement ou la confiscation. Il est évident que, dans ces circonstances, la régie nationale ne fournirait, pendant plusieurs années, qu’aux consommateurs auxquels elle a fourni depuis la Révolution; il est évident qu’elle ne vendrait qu’en raison de la supériorité de la marchandise, et que son privilège exclusif lui serait absolument inutile. On ne nous dira pas, sans doute, qu’il serait impossible de faire faire des perquisitions domiciliaires dans tout le royaume, pour saisir chez les particuliers le tabac de contrebande qu ils peuvent avoir acheté, pour les faire poursuivre et punir suivant la rigueur des ordonnances; ce ne serait pas là vouloir seulement rétablir l’ancien régime, ce serait encore vouloir le venger. On ne nous dira pas que, par égard pour la Révolution, on pourrait ordonner qu’avant les visites domiciliaires, les propriétaires des tabacs de contrebande seraient admis à les faire marquer du [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 septembre 1790.] •734 sceau de la régie, et à lui payer, pour chaque livre, un droit égal au profit qu’elle fait sur la vente du sien. Ce serait d’abord exiger la plus effrayante contribution , puisqu’on ferait payer tout d’un coup au peuple une forme d’impôt, que, dans l’ancien état des choses, il n’eût payée que successivement pendant le cours de deux ou trois années, et à mesure de sa consommation. En second lieu, cette contribution serait très inégale et très injuste, puisqu’elle ferait acquitter le même droit, et pour le tabac de première qualité, et pour celui de rebut. Ainsi, quand on rétablirait l’ancien régime, quand on rétablirait les visites domiciliaires de droit, il serait impossible de les rétablir de fait, et sans elle i’impôt serait improductif pendant longtemps. Nous le répéterons donc : de longtemps l’ancien régime de la ferme ne rapporterait le même revenu que par le passé. A la longue, il est vrai, les produits pourraient se relever; mais si, de sa nature, ce régime est injuste et onéreux, ce n’est pas de sa fructification qu’il faut s’occuper pour l’avenir; c’est de sa suppression. CINQUIÈME QUESTION. Les différents moyens qui ont été proposés pour établir un revenu sur la consommation du tabac , offrent-ils un produit égal à celui de l’ancien régime, sans en avoir les inconvénients ? S’il est prouvé que le produit actuel de la vente du tabac ne pourrait se soutenir, même daus le cas où l’on conserverait l’ancien régime, et où on l’étendrait à tout le royaume; s’il est prouvé que ce régime est incompatible avec la liberté et la propriété, le problème à résoudre est d’en trouver un qui soit en même temps plus efficace et moins rigoureux; et si l’on ne peut résoudre ce problème, il faut renoncer à une partie plus ou moins forte du revenu dont il s’agit. Le nombre de plans qui nous ont été proposés est infini. Quoiqu’ils puissent se réduire à quelques combinaisons principales, ce serait abuserde votre temps que de vous les présenter tous. Ceux qui supposent la prohibition de la culture en France, et n’accordent que la liberté de la fabrication et du débit, doivent évidemment être écartés de votre examen, puisqu’ils ne lèveraient pas la difficulté principale qui s’oppose à l’ancien régime : celle d’étendre, aux départements Bel-giques et du Rhin, une prohibition dont ils ont été exempts jusqu’ici, ou de laisser subsister pour eux i’exemptiou d'une charge commune au reste du royaume. On peut réduire à deux tous les projets qui supposent la libre culture du tabac en France. Le premier consiste à établir la liberté générale et indéfinie de cultiver, de fabriquer et de débiter du tabac en gros et en détail; à prohiber seulement l’entrée du tabac étranger, et à asseoir un impôt de 30 millions, partie sur la culture, partie sur la fabrication, partie sur le débit. Ce système, séduisant par ses résultats, n’est pas même spécieux dans ses moyens d’exécution. Voyons d’abord la part que la culture pourrait supporter dans la somme de 30 millions. 11 faut ici s’arrêter à un fait : c’est que la culture du tabacne serait pas une culture ajoutée à la totalité de celles qui existent, mais seulement une culture substituée à une partie de celles-ci; presque toutes les terres qui produiraient du tabac produisent maintenant autre chose; il n’y aurait donc ni une plus grande surface de territoire à exploiter, ni un plus grand nombre de récoltes sur le même territoire; (1) ainsi, pour obtenir de la culture du tabac un plus grand produit que de toute autre, il serait nécessaire que les profits de cette exploitation fussent plus considérables que ceux d’une autre ; voyons donc quelles espérances on peut concevoir à cet égard. Si toutes les terres du royaume étaient propres à donner un tabac d’égale qualité, alors sans doute les profits delà plantation du tabac seraient aussitôt réduits par la concurrence des cultivateurs au taux de la culture du blé. Tout le monde sent qu’une culture nouvelle qui produirait seulement 2 0/0 de la valeur du fonds, au delà du revenu des cultures anciennes, serait bientôt entreprise par tant de personnes, que l’abondance des récoltes ferait baisser les bénéfices au niveau général. Dans cette hypothèse donc, il n’y aurait pas moyen d’imposer une obole de plus sur le royaume à raison de la culture du tabac. Mais s’il y avait des terres dans le royaume qui pussent produire un tabac supérieur à celui de toutes les autres, et qu’elles n’excédassent pas de beaucoup l’espace nécessaire pour fournir à la consommation nationale, il est évident que ces terres privilégiées par la nature, acquérant une nouvelle valeur par la liberté de cultiver le tabac, offriraient une nouvelle matière imposable qui autrement n’aurait pas existé. Sans examiner laquelle de ces hypothèses est applicable au royaume, admettons tout de suite qu’il est dans le cas le plus favorable au système que nous examinons; supposons que sa consommation sera fournie par quelques terres exclusivement privilégiées, et calculons eu cou-séquence. Quarante mille arpents de terre, c’est-à-dire la trois millième partie du sol de la France, cultivée en tabac, fournirait largement à la consommation du royaume. Cette première vérité resserre tout à coup l’idée des ressources que Je Trésor public peut retirer de la libre culture ; mais allons plus loin. La valeur du tabac en feuilles, nécessaire à la consommation du royaume, ne passe pas 6 millions : qu’on l’a porté à 9 ; qu’on porte, si l’on veut, au tiers de cette somme la part qui forme le revenu du propriétaire du sol, ce qui est exagéré ; le propriétaire aura donc 3 millions de revenu en tabac ; qu’oo admette que ce revenu est plus fort du tiers, de moitié, qu’il n’etait pendant qu’il était exploité autrement; le bénéfice imposable sera donc de 1 mi. lion ou 1,500,000 livres : et l’imposition étant supposée du cinquième, ou, si l’on veut, du quart du revenu net, le reveûu du fisc sera de quelques cents mille livres : tel sera le résultat des circonstances les plus favorables à l’impôt. La contribution imposée sur la libre fabrication du tabac, et sur son libre débit, suppléera-t-elle à la stérilité de l’impôt établi sur sa culture? Il n’est pas possible de s’arrêter à cette idée. Si la culture étant libre, la fabrication l’était aussi sans restriction, sans autre condition que de payer l’impôt de fabrication sur une simple dé-(l) On fonde de grandes espérances sur les landes de Bordeaux; mais si on les défriche, elles seront exemptes longtemps de l’impôt, en vertu de nos lois agraires. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 septembre 1790.] 735 claration, un grand nombre de particuliers fabriqueraient secrètement dans leur maison pour leur besoin, et quelques-uns fabriqueraient secrètement pour les autres. Il n’en est pas de la préparation du tabac comme de plusieurs arts et métiers tels que les forges, les papeteries, les tanneries, qui ne peuvent s'exercer que dans de vastes ateliers, par des moyens apparents, ou avec un bruit qui les annonce au loin ; la fabrication du tabac peut se faire par petites parties, dans de petits espaces, par toutes sortes de personnes ; elle peut se rendre partout invisible, et partout échapper à la perception. Le système de percevoir un impôt sur la consommation du tabac, en en laissant la culture, la fabrication et le débit libres, est donc une chimère qui n’a mérité de vous occuper un moment, qu’à cause de la pureté des motifs que l’on fait imaginer, et le font sans cesse reproduire. On a essayé de modifier la seconde partie de ce projet. On a proposé de soumettre la fabrication et le débit du tabac à la nécessité d’acheter chaque année une permission ou licence du gouvernement. S’il ne s’agissait de retirer qu’un ou deux millions d’une pareille méthode, on pourrait croire qu’elle ne serait pas tout à fait sans succès. Il est très certain que si la fabrication et le débit du tabac étaient défendus à tous ceux qui ne seraient pas munis d’une permission peu coûteuse, il n’est guère de fabricant ou de débitant qui n’achetât une telle permission, parce qu’il n’est personne qui ne préférât le payement d’une légère rétribution, pour la commodité d’un débit ou d’une fabrication libre, à la gêne de la clandestinité. Il importe surtout au débitant de pouvoir s’annoncer par une enseigne, s’établir dans un lieu fréquenté, frapper les yeux des consommateurs. Aussi, Messieurs, lorsque nous vous parlerons des droits d’aides, nous vous proposerons de soumettre à un droit léger les permissions de fabriquer et vendre du tabac, comme plusieurs autres marchandises. Mais, si l’on espérait obtenir par ce moyen un produit aussi considérable que deux tiers du revenu actuel du tabac, et même une bien moindre, on se ferait illusion. 1° La préparation du tabac, comme nous l’avons dit, peut échapper aux visites les plus inquisi-tives et les plus multipliées, et elle y échapperait, dés que l’énormité du droit donnerait un grand intérêt à s’y soustraire; 2° Le pauvre qui trouverait à vil prix et tout autour de lui du tabac en feuilles, s’habituerait bientôt à le prendre sans préparation. Dans plusieurs parties de la France, le peuple se contente de pulvériser la feuille avant de s’en servir ; 3° Enfin le tabac à fumer n’exige aucune fabrication. Ainsi les lois et les percepteurs seraient absolument déjoués, relativement à la fabrication. A l’égard du débit, il n’est pas moins évident que tout privilège exclusif serait absolument illusoire, et par conséquent le produit des licences nul. Il faut bien observer que le tabac est d’une grande valeur sous un petit volume, qu’il serait cbargé d’un droit considérable, que le tranport en est facile, qu’ainsi il présenterait un grand attrait et une médiocre difficulté au commerce frauduleux. On objectera peut-être que, dans le régime ancien de la ferme, le débit exclusif du tabac est assez exactement garanti, et qu’ainsi l’on pourrait espérer le même succès pour le projet proposé. Mais il est aisé de répondre à cette objection. Et en effet, Messieurs, ce n’est pas par une police particulière au débit, que la contrebande était empêchée; elle l’était par le concours de toutes les prohibitions qui faisaieut partie de ce régime ancien, par la prohibition de toute culture en France, par celle de toute fabrication, et surtout par les visites domiciliaires. Le second projet que je vous ai annoncé, Messieurs, n’est pas aussi chimérique que ceux dont nous venons de parler : Frédéric le Grand l’a mis en exécution en Prusse ; c’est vous dire que les moyens qu'il présente sont efficaces pour la perception : vous allez juger s’ils sont mesurés sur les intérêts de la liberté. Suivant ce plan, la culture du tabac serait permise, mais elle serait limitée. On bornerait à quarante mille arpents le terrain qui pourrait y être employé. Toutes les municipalités du royaume seraient admises à employer une portion proportionnelle de leur territoire à cette culture, de manière à ne point excéder 40,000 arpents, et chaque particulier aurait, dans la culture accordée à sa paroisse, une part proportionnelle avec le territoire qu’il y posséderait. Des brigades d’employés veilleraient à ce que personne n’excédât la mesure qui lui aurait été déterminée. Les récoltes seraient forcément vendues aux préposés du lise, qui en payeraient un prix réglé par la loi ; la fabrication et le débit seraient interdits aux particuliers ; l’entrée du tabac étranger serait prohibée, 'et les préposés du fisc, seuls acheteurs de tabac, en seraient aussi seuls fabricants, seuls marchands, au profil du Trésor public. Pour assurer l’exercice de cet exclusif, on prendrait les précautions suivantes : Vers le temps de la maturité du tabac, des employés en compteraient les pieds et en dresseraient des’inventaires. Après la récolte, ces mêmes employés iraient faire dans les maisons des cultivateurs un revêtement de leur inventaire et une visite domiciliaire, pour reconnaître s’il n’a rien été soustrait par le propriétaire. Ils s’empareraient de ce qu’ils trouveraient en payant le prix de la loi, et pourraient commencer des poursuites judiciaires, s’il y avait quelque déficit dans ce qu’on leur aurait délivré, ou quelque recelé de découvert. Voilà, Messieurs, les détails principaux de ce système. Ii est évident que ce régime, beaucoup moins compatible que le nôtre avec la liberté et la propriété, quisqu’ilne faitqu’en réveiller le sentiment pour l’irriter et le tourmenter sans rélâche, ne lèverait pas la dificultéque nous avons à vaincre du côté des départements du Rhin et Belgiques. Si les habitants de ces provinces étaient réduits à opter entre un pareil plan et le système ancien, ils diraient sans doute r Nous aimons encore mieux mettre notre liberté, s'il se peut, en oubli, que de la mettre à la torture. D’un autre côté, Messieurs, en réduisant tous les départements à une culture proportionnelle dans une culture totale de quarante mille arpents de terre, on réduirait à moins du tiers la culture actueüe des départements Belgiques et du Rhin, l’on priverait un grand nombre de paroisses de presque toute leur exploitation. D’aprèB cette analyse des plans qui ncus sont ; proposés comme les plus propres à concilier l’es- 736 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 septembre 1790.] poir d’un grand revenu du fisc avec la liberté, il est évident que jusqu’à la découverte de quelque idée nouvelle sur ce sujet, on peut regarder ces avantages comme incompatibles. SIXIÈME QUESTION. Quels sont les moyens les plus convenables de conserver un revenu au Trésor public, sur la consommation du tabac ? Ce qui précède se réduit à ce raisonnement : L’impôt du tabac est injuste de sa nature. Le régime actuel de l’impôt est oppressif ; ce régime ne pourrait être établi en France sans être étendu à des départements qui n’y étaient pas soumis, et cette extension paraît improposable. Ce régime, quand il serait rétabli, ne pourrait produire de longtemps le même revenu. Dans les combinaisons nouvelles qui ont été proposées à votre comité, il ne s’en présente aucune qui, lempéranlce régime et le rendant convenable aux circonstances où se trouve la France, relativement à plusieurs de ses départements, promette en même temps un revenu quelque peu considérable. Il faut donc se résignera une forte diminution du revenu établi sur la vente du tabac. Voilà ce qui résulte des faits et des observations qui précèdent. C’est en nous plaçant à ce point, que nous avons conçu le projet suivant : Nous vous proposons d’abord de rendre absolument libre la culture du tabac dans toute l’étendue du royaume; 2° d’y rendre absolument libres la fabrication et le débit du tabac provenant de la culture nationale ; 3° de réserver exclusivement à une régie préposée par la nation et pour le profit du Trésor public, l’importation, la fabrication, le débit du tabac étranger; de laisser à la prochaine législature le soin de déterminer les diverses espèces et qualités de tabac qu’il sera possible d’établir, ainsi que les prix auxquels on pourra les vendre. Il nous est impossible, Messieurs, d’estimer avec quelque précision le produit de ce nouveau mode de contribution. Nous allons mettre sous vos yeux les éléments que nous avous rassemblés pour essayer le calcul. Vous jugerez vous-mêmes s’ils sont suffisants, et en même temps s’il est possible, quanta présent, d’espérer plus de lumières sur ce sujet. Vous n’oublierez pas, en voyant notre incertitude, que ce n’est pas par un librechoixque nous avons adopté le système dont nous vous entretenons, mais par l’impossibilité de maintenir l’ancien. Réduits à vous proposer un essai à la place d’une institution proscrite, nous ne pouvons mériter de reproche pour n’avoir pas à présenter de ces faits concluants et précis, qu’on est en droit d’exiger de ceux qui demandent la préférence pour un sysième nouveau, sur une institution consacrée. Voici les éléments de calculs que nous avons rassemblés : Le royaume consommera au moins 24 millions de iivres de tabac par année. Une partie des consommateurs est indifférente à la qualité et ne s’attache qu’au prix. Une autre est indifférente au prix, et ne s’attache qu’à la qualité. 11 y a plusieurs classes intermédiaires qui règlent leur préférence sur diverses combinaisons des prix avec les qualités Le commerce libre ne pourra fabriquer que du tabac très médiocre et d’une seule qualité; parce qu’il ne pourra plus importer de tabac étranger pour le mêler avec le tabac indigène, et que de plusieurs années les provinces de France, où l’on espère recueillir de bon tabac, n’en produiront pas suffisamment pour l’usage des fabriques. La régie nationale, au contraire, seule pourvue de tabacs étrangers et libre d’en acheter d’indigènes, pourra fabriquer dans toutes les qualités propres à satisfaire les goûts, et même à exciter les fantaisies des consommateurs. La régie nationale donc réunira à l’avantage de pouvoir vendre en concurrence avec le commerce libre, la faculté exclusive de varier et combiner ses prix de manière à mettre à contribution la diversité de ces goûts et de ces fantaisies qui ne seront d’aucun profit au commerce libre. L’avantage de la régie nationale sur le commerce libre ne sera pas borné à la diversité des matières premières; il consistera aussi dans la supériorité et dans le bon marché de la fabrication. Les manufactures établies par la ferme générale seront longtemps encore les plus perfectionnées ’du royaume. La naissance des fabriques est toujours difficile, leur enfance toujours longue. Or, dans toute manufacture où les pratiques de l’art sont anciennes et habituelles; où la division du travail est faite exactement ; où les ateliers sont disposés d’après une multitude d’observations locales, de la manière la plus commode ; où il n’y a que des ouvriers d’élites, employés selon leurs talents par des chefs intelligents; où les ouvriers, habitués à travailler ensemble, s’entendent à demi-mot et se rencontrent à point nommé; où une police exacte fait faire d’un signe chaque chose en. son temps, et remet d’un mot chaque homme à sa place ; dans toute manufacture pareille, il est évident que l’expédition du travail est plus prompte et plus économique, les procédés de l’art plus sûrs et plus exactement observés que dans une manufacture naissante ou mal organisée. Les premières peuvent donc donner à meilleur marché des marchandises de meilleure qualité que les secondes, même en les fabriquant avec des matières premières d’égale valeur. Le tabac de Dunkerque se vend communément vingt sols la livre en carotte, et vingt-quatre sols râpé. Dans la Flandre, dans l’Alsace, le tabac d’Hollande ou façon d’Hollande se vend trois livres. On pourrait donc regarder ces deux prix comme le minimun et le maximun de ceux qu’il conviendrait à la régie d’établir. Nous pouvons raisonnablement présumer, d’après la vente en gros que la ferme générale fait aux particuliers aisés, que la régie vendrait au moins 1,500,000 livres pesantde tabac à31ivres. Nous pouvonsraisonnablement supposer encore que moitié du tabac de moindre qualité sera aussi vendue par elleau moins pendant plusieurs années et jusqu’à ce que les fabriques particulières se soient multipliées en proportion du besoin. Nous savons d’ailleurs que le meilleur tabac de la ferme ne lui revient qu’à 13 sols en carotte et à 15 sols râpé. Voilà les faits qui nous sont connus, ou qui sont d’une très grande probabilité; mais plus loin la lumière nous manque. Il ne nous est possible d’asseoir des conjectures vraisemblables ni sur les proportions des ventes de la première et de la dernière qualité, ni sur le nombre des qualités in- 737 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES» [13 septembre 1790.J termédiaires qui pourront être établies, ni sur les proportions de leurs ventes entre elles et avec les autres. La France n’a jamais fait d’expérience à cet égard, et jamais on n’a pu constater celle d’aucun peuple où le commerce du tabac a été libre. La ferme générale seule, en recueillant, en rapprochant une multitude de faits fugitifs qui ne sont retenus que dans la pensée de quelques-uns de ses membres, pourrait nous donner des approximations vraisemblables; mais on ne doit attendre la révélation de leurs connaissances et la confidence de leurs opinions, que quand le décret portant suppression de l’exclusif leur aura appris qu’il n’y a plus d’intérêt pour eux à les tenir secrètes. Nous devons cependant vous dire que, suivant l’opinion de plusieurs personnes très versées dans les détails de la vente exclusive du tabac, on peut attendre, du système que nous proposons, un revenu net d’environ 12 millions : leurs espérances à cet égard se fortifient, relativement à l’année 1791, sur des circonstances accidentelles qui sont particulières à cette année. Ils considèrent que jusqu’en 1782 il ne pourra être fabriqué du tabac indigène dans le royaume, parce que la première récolte ne se fera qu’à la fin de 1791; qu’ainsi, jusque-là, la régie n’aura à combattre que la concurrence du tabac étranger introduit en fraude depuis la Révolution; que ce tabac est, en général, très mauvais, ou du moins très suspect; qu’il a d’ailleurs été acheté à un prix fort haut, parce que les fraudeurs, impatients dans leurs spéculations, se sont tous pourvus au même moment, et se sont fiés au prix de l’exclusif; que Strasbourg et Dunkerque, qui n’auront ni recueilli ni fabriqué davantage cette année que du passé, profiteront eux-mêmes de ces circonstances pour élever leurs prix ; et que, par ces raisons, rien n’empêchera la régie de surhausser de même le prix de son tabac de moindre qualité, fort au-dessus du taux où le réduira sans doute, à la suite, la concurrence du commerce libre, et où nous 1 avons supposé d’après les prix actuels de Dunkerque et Strasbourg. Voilà, Messieurs, tout ce qu’il nous est possible de vous dire quant aux produits. Nous allons vous présenter notre projet sous ses autres rapports. D’abord il lèverait toute difficulté, tant du côté des départements intérieurs qui ont violemment secoué le joug de l’ancien régime, que du côté de nos frontières pour l’établissement des barrières des traites. La restauration de la liberté commune, relativement au tabac, deviendrait une immuable garantie de celle des provinces qui n’avaient pas perdu la leur. En second lieu, ce projet nous a paru propre à préserver la naissante culture du tabac du principal danger qui puisse la menacer : celui d’une importation démesurée de tabac étranger. Nous avons pensé que l’enfance d’une exploitation agricole devait être soutenue de la protection, ou au moins de l’indulgence publique. Nous avons craint que le négoce, s’il obtenait tout à coup la libre traite du tabac étranger, ne fût emporté au delà de toute mesure dans des spéculations . nouvelles pour lui, et que privé, dans les premiers moments, du grand régulateur de tout commerce, l’expérience des effets de la libre concurrence, bientôt il ne couvrît la France des récoltes américaines, et n’étouffât ainsi nos plantations, avant même que les germes en fussent développés. Notre projet a aussi l’avantage de conserver en 1" SERIE. T. XVIII. activité les manufactures de la ferme générale, manufactures qui sont l’existence de plusieurs villes du royaume, et que le commerce n’y garderait pas. Ge n’est pas le moment de délaisser de vastes ateliers, et de les mettre en vente, quand un nombre immense d’édifices et maisons ecclésiastiques vont être livrés à l’industrie ; ce n’est pas le moment d’imposer des sacrifices à des cités entières, pour des avantages généraux, il est vrai, mais peu sensibles; ce n’est pas le moment de compromettre l’existence d’un grand nombre d’ouvriers, de disperser des hommes qui sont unis, de diviser en des milliers de familles des citoyens qui n’en faisaient qu’une. Nous avons cru encore, Messieurs, qu’il serait utile aux progrès de la fabrication du tabac de laisser subsister au sein du royaume des manufactures qui peuvent longtemps y servir de modèles. Enfin, Messieurs, forcés de prévoir les événements possibles, quoiqueimprobables, nousavons considéré que si l’expérience détournait dans quelques années la France de la culture du tabac et que les besoins du Trésor public sollicitassent le rétablissement du privilège exclusif, il serait bon que la principale pièce de la machine nécessaire à son existence se retrouvât tout entière. Nous savons cependant, Messieurs, que notre projet, qui est bien moins un projet de finance qu’une spéculation de commerce réservée au Trésor public, n’est pas, sous le point de vue politique, au-dessus de toute censure. On peut nous dire qu’une nation n’a pas le droit de priver ses membres, sans leur consentement unanime, du droit d’exercer leur industrie sur une matière première venant de l’étranger, plus que sur une matière première indigène. On peut nous objecter aussi qu’il sied mal à un grand Etat de tenir une fabrique sous sa direction, et des boutiques ouvertes sous sou nom; on peut ajouter que difficilement il y trouve un avantage réel; que si de petites républiques, comme Hambourg, peuvent bien fonder leur revenu sur une cave à vin ou sur une boutique de pharmacie, c’est parce que les administrateurs y sont contenus par les mœurs publiques et par une surveillance rigoureuse; mais que dans les grands Etats les agents de semblables établissements, assurés d’échapper toujours aux regards trop occupés des dépositaires du pouvoir public, conduisent les affaires avec cette profusion négligente et paresseuse, qui peut-être est naturelle aux habitants des monarchies. Nous répondrons, Messieurs, à ceux qui invoquent la rigueur des principes de la liberté, que notre projet rend à la nation au delà de celle dont elle peut user en ce moment, puisqu’il appelle l’industrie à entreprendre une culture nouvelle, une fabrication nouvelle, et que de longtemps les ouvriers instruits dans ces parties ne pourront y suffire. Nous répondrons à ceux qui invoquent la dignité nationale, que les nations ne peuvent pas plus que les particuliers ne faire que de grandes choses, et ne dérogent pas plus que les particuliers à en faire d’utiles ; qu’au reste, le revenu provenant de la vente du tabac est non seulement utile, mais nécessaire au Trésor public. Nous répondrons à ceux qui invoquent les vérités générales sur les mauvaises administrations des entreprises particulières dans un grand empire, que, par un heureux hasard, la régie du tabac en France nous offre une exception constante et notoire; nous répondrons enfin que ces 47 738 [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 septembre 1790.] vérités générales ne peuvent s’entendre que des gouvernements despotiques, où toute administration est arbitraire, où tout administrateur est plus puissant que les lois, où des représentants du peuple ne mettent pas toute leur gloire à la prospérité de la chose publique, et où enfin l’existence de tous les subalternes ne dépend pas de leur zèle à y concourir. Voici le projet de décret que nous vous proposons de mettre en délibération. Au comité de l’imposition, le 12 septembre 1790. Signé : Roederer, Là Rochefoucauld, d’Allarde, Dauchy, Defermon, Jarry, l’Ev. d’Autun. PROJET DE DÉCRET proposé par le comité de l'imposition , et concerté avec le comité d'agriculture et de commerce. Art. 1er. A l’avenir, il sera libre à toute personne de cultiver le tabac dans le royaume. Art. 2. A compter du 1er janvier prochain, il sera permis d’y fabriquer et débiter, tant en gros qu’en détail, le tabac qui y aura été recueilli. Art. 3. Jusqu’au 1er janvier prochain, les départements, qui composaient ci-devant les provinces privilégiées, pourront seuls fabriquer et débiter leur tabac. Art. 4. L’importation du tabac étranger fabriqué sera absolument prohibée dans toute l’étendue du royaume. Art. 5. L’importation du tabac étranger en feuilles, sa fabrication, son débit, seront interdits aux particuliers et auront lieu au profit du Trésor public exclusivement, sous la direction d’une régie. Art. 6. L’introduction du tabac étranger en feuilles continuera néanmoins à avoir lieu dans les ports ouverts au commerce des colonies françaises; il y sera mis en entrepôt sous la clef de la régie; et, dans le cas où il ne pourrait lui être vendu, il sera réexporté à l’étranger. Art. 7 La législature déterminera, suivant les circonstances, les différentes espèces de tabac que la régie nationale fabriquera et débitera, et elle en fixera le prix. M. le Président. L’Assemblée va se retirer dans ses bureaux pour procéder à la nomination du comité des monnaies. (La séance est levée à deux heures.) PREMIÈRE ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 13 SEPTEMBRE 1790. Opinion de M. Schwendt, député de Strasbourg, sur la question de l'impôt du tabac. Le but d’une législation sage et éclairée doit être d’enrichir le sol de toutes les productions dont il est susceptible, de faire fleurir les fabriques et manufactures nationales, de favoriser l’industrie, non seulement pour ne pas recourir à celle de nos voisins, mais encore pour étendre les effets de la nôtre jusque chez eux. La Constitution nouvelle de cet empire a pour base la liberté des personnes et des propriétés ; et c’est par suite de ces principes que votre comité et tout le commerce de France vous ont proposé de déclarer libre la culture et la fabrication du tabac. S’il pouvait rester des doutes sur la sagesse et l’utilité de cette mesure, je dirais qu’a-près la gabelle il n’y a pas d’impôt plus immoral et plus vexatoire que le régime prohibitif qui a eu lieu jusqu’à présent. Il entraîne à sa suite des inquisitions fiscales, prive le cultivateur de la liberté de son industrie, le sol d’un objet important de fertilité, et transporte annuellement chez l’étranger un numéraire que tous les motifs d’intérêt, de politique et de prudence devraient concentrer dans le royaume. Le reculement des barrières doit amener la liberté delà culture du tabac. En effet, cette mesure doit dégager l’intérieur de cette armée de gardes et d’employés, pour la porter aux frontières; dès lors, quel moyen restera-t-il pour la surveiller et l’empêcher? Une fois rétablie ou envahie, il sera impossible de la détruire, et l’on aura perdu gratuitement le produit de cet impôt, faute de l’avoir remplacé. Vainement dira-t-on que n’étant établi que sur la consommation, il n’est pas juste d'en répartir la contribution sur ceux qui ne consomment point. Ce ne sont point les besoins qui doivent être imposés; la suppression de la gabelle l’a ainsi décidé ; tout comme elle a jugé que les charges publiques doivent être supportées par tous les citoyens en proportion de leurs facultés et industrie. Ce principe, le seul juste, le seül raisonnable en matière d’impôt, est celui que vous avez suivi jusqu’à présent. Il serait contradictoire, avec l’esprit de la Constitution, de vouloir aujourd’hui maintenir le régime prohibitif du tabac, parce qu’il serait contradictoire, avec la liberté, assurée aux personnes et aux propriétés, d’empêcher le cultivateur de tirer de son sol tout le parti qu’il peut s’en promettre. Cette liberté est assurée par le principe de toutes vos lois, qu’on retrouve encore dans la nature, la justice et la raison. Il faut donc, Messieurs, briser les derniers fers dont est chargé la nation, et faire participer l’intérieur de cet empire à la liberté que les ci-devant provinces-frontières ont su se conserver. La culture et la fabrication du tabac dans les départements du Rhin sont pour eux d’un intérêt tellement majeur, que rien ne peut y suppléer ; il n’est pas moindre pour la chose publique, parce qu’il transporterait chez nos voisins un commerce dont le produit annuel est au moins de deux millions cinq cent mille livres. En effet, la récolte peut être évaluée, année commune, à plus de douze cent mille livres, et la revente, après la fabrication, assure au moins un pareil bénéfice que paye en entier l’étranger, chez qui seul ce commerce a eu, jusqu’à présent, un débouché, puisqu’il était prohibé avec l’intérieur. Si, par une mesure fausse et injuste, cette culture devait être prohibée dans ces deux départements, leurs voisins étrangers s’en empareraient aussitôt, et le Palatinat s’enrichirait non seulement de ce bénéfice, mais des établissements de nos fabricants. Des méprises de ce genre sont funestes et irréparables. Quand nous réclamons, Messieurs, pour être maintenus dans notre liberté, et non, comme on le dit, dans un privilège, car il ne nous a jamais été concédé, nous avons quelques droits à le demander ; nous ne comptons pas les sacrifices que nous faisons à la chose publique, quoiqu’ils