ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 août 1789.] 407 [Assemblée nationale.] sentir pour elle à des représentants librement élus, nommés et délégués par elle. La nation peut seule établir la manière d’élire, de nommer, de déléguer ses représentants et d’organiser sa représentation. Le pouvoir suprême réside toujours dans la nation entière, et ne peut être transféré à un ou à plusieurs, ou à, la totalité de ses représentants. La nation a le droit de ratifier ou de rejeter ce que ses représentants ont consenti; elle peut suspendre l’exercice de ce droit; elle ne peut pas l’aliéner. Du gouvernement. Art. 4. Il ne suffit pas d’avoir des lois ; il faut encore veiller à leur exécution et au maintien de l’ordre qui en est une suite : il faut donc un mode de gouvernement. La nation entière et réunie ne pouvant veiller à l’exécution des lois, elle est obligée de confier le pouvoir exécutif qu’elle ne peut exercer; mais il lui appartient souverainement. Le pouvoir souverain appartient à la nation; tous les pouvoirs qu’elle confie ou délègue émanent d’elle, et sont comptables à elle. Elle ne peut confier le pouvoir de faire des lois ; car elle cesserait d’êlre le souverain : elle a toujours le droit de reprendre ce pouvoir quand elle l’a perdu et de changer ses lois selon qu’il ui convient. Elle peut confier ce pouvoir exécutif à un homme ou à plusieurs. Si elle confie ce pouvoir à un homme, à un roi, ce roi doit exercer son pouvoir selon les lois. La personne du Roi est inviolable et sacrée comme la loi, et parce qu’il est l’organe de la loi. Si le Roi distribue en diverses mains le pouvoir exécutif, tous ceux auxquels il est distribué sont comptables et responsables envers la nation, parce que la nation est le souverain. De$ pouvoirs distribués. Art. 5. Les pouvoirs ne sont délégués que pour le bon ordre et la sûreté de la nation, soit au dedaus, soit au dehors. La nation fait veiller au bon ordre et à la sûreté du dedaus, par des hommes chargés des fonctions judiciaires ; ils sont tous responsables envers la loi. Elle fuit veiller à la sûreté du dehors par des hommes chargés de défendre l’Etat et de protéger les propriétés, la liberté commune; ils sont punissables s’ils y portent atteinte. La nation consent librement des contributions et des subsides pour sa défense, pour sa sûreté et pour le maintien des lois ; les administrateurs de ces deniers sont responsables envers elle. Les différents pouvoirs doivent être confiés à différentes personnes. Tels sont les principes d’après lesquels toute constitution a été formée et doit être maintenue : c’est ainsi que se formeraient des hommes qui n’auraient pas encore éprouvé les abus de la civilisation dégradée. Mais le malheur des temps nous ayant appris â connaître les affreux secrets du despotisme et ses ressources variées et infinies pour opprimer les hommes, il faut associer les principes de la Constitution à une déclaration plus rigoureuse, qui prévoie sûrement tous les cas, et qui fasse disparaître, s’il est possible, de dessus le globe, les moyens employés par toutes sortes de tyrannies. Aussi, après un mûr examen, j’adopte avec de légères modifications, la déclaration des droits de M.. l’abbé Sieyès, J’ai cru devoir proposer mon plan de principes de toute constitution dans un ordre naturel, parce que je crois qu’ils doivent servir de base à la nôtre. J’ai essayé de poser les fondements de l’édifice : M. l’abbé Sieyès en a tracé les remparts. Considérations sur les gouvernements et PRINCIPALEMENT SUR CELUI QUI CONVIENT A LA FRANCE, SOUMISES A L’ASSEMBLEE NATIONALE Par M. Mounler, membre du comité chargé du travail relatif à la Constitution (1 ). INTRODUCTION. Il est peut-être des circonstances où l’on est excusable de parler de soi. Je sais que plusieurs personnes m’accusent d’avoir des principes faibles. On conviendra du moins que, dans le momeni présent, on n’a nul besoin de courage pour montrer de l’énergie dans des prétentions et de la philosophie dans les moyens; mais que pour avouer des principes faibles, il faut avoir un peu de fermeté. Ceux qu’on me reproche sont cependant les mêmes qu’on a souvent jugés exagérés dans le cours de l’année précédente ; c’est que mes opinions n’ont point changé avec les événements : je ne crois pas qu’elles aient été jusqu’à ce jour favorables au despotisme. Je ne crois pas que j’aie pu nuire à ma patrie en prouvant les dangers des privilèges des provinces dans rassemblée tenue à Visille le 21 juillet 1788, où l’on déclara que les Etats de Dauphiné ne reconnaîtraient jamais d’autres subsides que ceux qui seraient accordés par les Etats généraux; — en publiant sans relâche qu’il fallait oublier tous les préjugés de lieux, de corps et de profession, adopter pour patrie la France entière, et mettre la liberté publique sous la garde de tous; — en contribuant à la constitution des Etats de Dauphiné, à laquelle les circonstances ont donné de grands défauts, mais qui a porté les autres provinces à réfléchir sur les droits des peuples; — en dénonçant dans l’assemblée tenue à Romans pendant le cours du mois de novembre les inconvénients de la séparation des ordres; et en y soutenant la nécessité de faire délibérer les trois ordres constamment réunis et de compter les suffrages par tête dans les Etats généraux de 1789, pour faciliter l’établissement de la Constitution : vérités qui furent consacrées dans une lettre écrite au Roi, au nom du Dauphiné; en combattant dans les Etats de la même province les systèmes présentés par la majorité des notables; — en distinguant dans mes observations sur les Etats généraux les moyens propres à établir la Constitution, de ceux qui doivent la maintenir. Il pourrait m’être permis de dire que, dans un temps où il était dangereux de résister aux ministres, j’ai donné quelques preuves de zèle et de fermeté ; mais je dois avouer que je n’aime point à créer les obstacles pour le plaisir de les (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur. 408 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 août 1789.] combattre; que je ne suis l’ennemi de l’autorité que lorsqu’elle veut opprimer le peuple; que vabhorre l’abus de la force, la tyrannie ou la licence de la multitude, autant que le pouvoir arbitraire d’un seul; que dans tout ce que j’ai fait, dans tout ce que j’ai écrit pour la révolution présente, j’ai tâché d’exprimer l’amour de la justice et de la modération; que j’ai hautement professé mon attachement extrême au gouvernement monarchique; que je n’ai jamais séparé la liberté du peuple, de la puissance légitime' du monarque; que ma province m’en a donné l’exemple et prescrit le devoir. C’est encore d’après les mêmes principes que je hasarde de publier quelques réflexions, rédigées à la hâte, sur la Constitution qui convient à la France. De la liberté. Le peuple français veut la liberté ; ce nom sacré comprend lui seul tous les-droits dont l’homme doit jouir dans l’ordre social. 11 n’exprime pas la faculté de faire sa volonté sans aucune réserve; car, si chaque individu possédait cette faculté, il aurait le droit de nuire à ses semblables ; le plus fort, le plus adroit parviendrait à subjuger les autres: la liberté deviendrait l’apanage d’un petit nombre ; ou si la servitude générale n’était pas établie, tout se déciderait par la violence, et les citoyens seraient dans un état de guerre perpétuelle. La liberté appartient à tous les hommes ; mais, pour qu’ils puissent tous en jouir, il faut que nul n’attaque impunément celle des autres. La liberté consiste donc à pouvoir faire tout ce qui n’est pas nuisible à autrui. Pour empêcher un citoyen d’attenter à la liberté d’un autre, il faut déterminer les droits et les devoirs de tous ; il faut défendre les actions nuisibles, et établir des peines contre ceux qui s’en rendent coupables. Pour déterminer les droits et les devoirs, il faut établir des règles que les citoyens puissent connaître, et auxquelles ils puissent se conformer. Ces règles sont appelées des lois, parce qu’elles lient et qu’elles obligent tous les membres de la société. C’est donc l’autorité de la loi qui assure la liberté générale; c’est la loi qui détruit l’empire de la force ; c’est elle qui protège tous les droits; sans elle, il ne peut point exister de liberté. Mais remarquons bien les caractères des lois. On ne peut donner ce nom qu’à des règles précises qui apprennent aux citoyens ce qu’ils doivent faire et ce qu’ils doivent éviter, qui n’aient pas un effet rétroactif ou une exécution relative à des faits antérieurs, qui soient le résultat d’une volonté calme et réfléchie, et qui ne soient jamais dirigées par la prévention ou la haine contre un individu, ou par le désir de -lui être favorable. Ainsi les lois ont cet avantage, que n’étant rendues que pour la société en général, elles imposent à tous les citoyens des obligations communes; que, lorsqu’il faut décider les cas particuliers, elles préviennent la partialité des jugements, elles éclairent ou contraignent la volonté des magistrats; qu’elles avertissent sans cesse chaque individu de ses devoirs; qu’elles offrent un secours constant à la faiblesse: et enfin qu’elles instruisent le peuple des bons et des mauvais desseins de ses chefs, en lui donnant une mesure certaine pour juger leur conduite dans l’exercice de leurs fonctions. Du pouvoir arbitraire et de l'anarchie. Une nation qui n’a point de lois ne peut se régir que par les décisions d’une volonté passagère, qui change suivant les temps, les circonstances, les personnes, et qui n’étant éclairée par aucune règle cède à la prévention, à la haine, à la pitié, à toutes les liassions. Le pouvoir ainsi exercé sans règles, sans principes constants, est celui que nous appelons pouvoir arbitraitre. En quelques mains qu’il soit placé, les citoyens ne sont pas libres ; ils ne peuvent jouir en 'sûreté d’aucun de leurs droits; leur vie même est toujours en danger ; l’innocence peut être facilement confondue avec le crime ; et les actions les plus indifférentes peuvent être qualifiées de délits. Que le pouvoir arbitraire soit confié à un seul ou à plusieurs ou à la multitude, il a toujours les mêmes effets , et je n’y mets d’autre différence, si ce n’est que, plus le nombre de ceux qui l'exercent est considérable, plus la liberté personnelle est en péril. Le despotisme d’un seul est ordinairement tempéré par le sentiment de sa faiblesse, et par la crainte de trop irriter ses sujets ; mais quelle digue opposer au pouvoir arbitraire de la multitude ? C’est sans doute un superbe spectacle pour un ami des hommes de voir un peuple sentir qu’il n’est pas né pour servir les caprices de ceux qui le gouvernent, et pour être possédé comme un vil troupeau, se réveiller d’une longue léthargie, s’indigner du poids de ses fers, et braver la mort pour briser le joug de l’esclavage. Sans doute un peuple qui possède ce noble courage est digne d’être libre ; mais combien il importe à son bonheur qu’aprôs s’êire affranchi de la servitude, il se soumette à l’empire de la loi ; car il exerce lui-même la souveraineté, entraîné par le sentiment de sa force, la moindre résistance lui paraît un crime digne de mort : c’est dans le feu des passions qu’il prononce ses volontés. S’il n’était pas passionné, il ne gouvernerait pas ; l’obstacle qu’apporte nécessairement le grand nombre aux délibérations les rendrait impossibles; si Fon voulait s'obstiner à les prendre dans le calme, il faudrait renoncer à délibérer. On ne peut y parvenir qu’en captivant l’attention, en dominant le tumulte par la force de l’éloquence, en réveillant les passions des auditeurs, en excitant leur entousiasme. Les partis violents sont les seuls qui peuvent être entendus ; la modération et la prudence paraissent des actes de faiblesse. Cédant aux premières impressions, un pareil peuple ne prendra jamais le temps nécessaire pour consulter les avis du savoir et de l’expérience. Il se laissera séduire par de faux bruits, parce qu’il est essentiellement crédule ; et, dans ses moments de fureur, il exercera l’ostracisme envers un grand homme. Il voudra la mort de Socrate, le pleurera le lendemain, et quelques jours après lui dressera des autels. - Dans cet état d’anarchie, l’observateur est d’abord séduit par l’image flatteuse de l’indépendance ; mais il est bientôt convaincu qu’au milieu de cette multitude en agitation, aucun homme ne jouit de la liberté et de la sûreté. Une calomnie, un simple soupçon suffisent pour le mettre en danger : la faveur du peuple ne saurait même l’en garantir ; et comme les sentiments extrêmes sont les seuls qui animent les assemblées tumul- ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 août 1789.] 409 [Assemblée nationale.] tueuses, il n’est point d’intervalle entre l’amour et la haine ; et rjen n’est plus commun dans les fastes de la puissance populaire, que de voir la multitude briser de ses mains l’idole qu’elle avait encensée le jour précédent. Ce qui sur tout est de la plus terrible conséquence dans le despotisme de la multitude, c’est que ceux qui ne savent pas réfléchir, (et c’est toujours le plus grand nombre) soutiennent cette autorité jusqu’au moment où ils en deviennent les victimes ; qu’ils la soutiennent parce qu’ils la partagent; c’est que peu d’hommes ont le courage de lui résister. Rien n’est plus fréquent que de rencontrer des gens d’honneurqui s’empressent de lutter contre l'autorité arbitraire d’un seul ; mais devant la force de la multitude, tout cède à l’instant, on obéit sans rougir ; et comme elle distribue elle même la gloire, puisqu’elle forme l’opinion publique, il faut avoir le plus sublime courage pour ne pas flatter toutes ses passions ; il faut savoir dédaigner la gloire, et même braver la honte. Pour achever de caractériser le despotisme populaire, en doit ajouter qu’il se termine le plus souvent par le pouvoir arbitraire d’un seul. Quand la multitude est venue au point de redouter ses propres excès, elle se choisit un chef, et finit par obéir à tous ses caprices. Je le répète donc ; la véritable liberté n’est que la sûreté des biens et des personnes ; cette sû-re'é n’a point d’autres fondements que le respect des lois. La licence ou l’anarchie est donc la plus cruelle ennemie de la liberté. La licence n est autre chose que le pouvoir arbitraire, c’est la faculté de pouvoir nuire impunément ; et dans ce sens, le despotisme d’un monarque absolu, n’est que la licence d’un seul, comme l’anarchie est la licence delà multitude. De la division des pouvoirs. Pour que les lois puissent maintenir la liberté, il faut assurer leur exécution : c’est la nécessité d’établir des lois et de les exécuter qui exige les institutions que nous appelons gouvernement. Pour empêcher la tyrannie, il est absolument indispensable de ne pas confondre avec le pouvoir défaire les lois celui qui doit les faire exécuter; si leur exécution était confiée à ceux qui les établissent, ils ne se considéreraient jamais comme engagés par des lois antérieures. L’exécution des lois est fréquemment arretée par le choc des passions qu’elles combattent. Les passions de ceux qui sont chargés de les faire observer sont aussi mises en mouvement par une sorte de réaction. S’il leur est permis d’écouter leurs volontés particulières, la loi n’est plus impartiale, ou plutôt on abuse de son nom pour déguiser un régime oppresseur. Quant au pouvoir judiciaire, il n’est qu’une émanation du pouvoir exécutif, qui doit le mettre en activité et le surveiller constamment ; mais, afin que le pouvoir exécutif n’introduise par l’arbitraire dans les tribunaux, ne domine pas la conscience des juges, les lois doivent garantir leur liberté dans l’exercice de leurs fonctions, etne pas permettrequ’ils soient dépossédés de leur emploi pendant le temps qu’elles auront déterminé, si ce n’est pour une prévarication, et en vertu d’un jugement légal. C’est une vérité incontestable que la réunion des pouvoirs détruit entièrement l’autorité des lois et forme le despotisme. Dans les républiques anciennes, on n’avait point assez connu l’importance de la division des pouvoirs législatif et exécutif. On avait établi des corps, des magistrats à qui l’on avait confié divers degrés de puissance ; mais le pouvoir arbitraire était sans cesse à côté de la loi. Aussi de violentes convulsions troublaient souvent la paix publique. La liberté, la licence, et là servitude, se succédaient rapidement. A Rome, par exemple, le droit de faire des lois appartenait au peuple, au sénat, au préteur; ils avaient aussi le droit de les faire exécuter, etmêmecelui de juger. On ne doit pas être surpris qu’avec un pareil gouvernement, le peuple romain n’ait pu conserver sa liberté. Il n’aurait pas tant tardé de déchirer lui-même le sein de sa patrie pour la précipiter ensuite dans î’esclavage, si ses chefs n’eussent eu le soin de le conduire souvent à l’ennemi, et de diriger son ardeur vers la conquête du monde. Mais comment doivent être exercés les pouvoirs législatif et exécutif? 11 faut prendre ici pour seul guide le plus grand avantage de la société, et se rappeler que le meilleur gouvernement est celui qui porte au plus haut degré le bonheur et la sûreté du peuple. Pour qu’un peuple puisse, sans de très-grands inconvénients, se réserver le pouvoir de faire des lois, il faudrait qu’il fût très-peu nombreux, qu’il eût des mœurs simples, que ses intérêts fussent faciles à régler, et que les fortunes fussent à peu près égales ; c’est-à-dire, qu’il n’existe pas sur la terre de peuple connu à qui la démocratie, dans le sens qu’on attache pour l’ordinaire à cette expression, puisse véritablement convenir. Si le nombre des personnes qui délibèrent est trop considérable, les résolutions sont prises au milieu du tumulte, on ne s’éclaire point par la discussion, on ne réfléchit pas sur les conséquences. Tous les individus sont entraînés par l’imitation, ou par la crainte d’encourir l’indignation publique en combattant les opinions qui plaisent à la multitude. Si les fortunes sont inégales, les pauvres seront forcés d’abandonner le soin des affaires publiques; et, sans leur conserver aucune influence, les riches s’empareront du gouvernement. Je suis même si frappé des inconvénients inséparables de la démocratie pure, qu’en supposant qu’il existât une nation digne de la posséder, je ne pourrais lui en conseiller l’usage. En effet, uti peuple dont le nombre n’excéderait pas douze ou quinze cents hommes éclairés, égaux en richesses, pleins de zèle pour leur patrie, serait certainement, par sa situation, le plus propre à exercer en corps le pouvoir législatif. Cependant, n’agirait-il pas prudemment, s’il considérait que hs circonstances qui lui facilitent l’exercice de ce pouvoir, doivent bientôt cesser, que la population s’augmentera, que les richesses seront bientôt inégales, qu’il deviendra impossible à tous les citoyens de passer leur temps à délibérer sur l’intérêt général, que les magistrats chargés de l’exécution des lois, usurperont le droit exclusif de les proposer, tromperont la multitude, ne lui laisseront qu’une influence apparente, ou que, dans un moment d’effervescence, elle se choisira un chef, et lui donnera tous les genres d’autorité? D’ailleurs, quand un peuple se réunit en corps pour faire les luis, peut-il exister une puissance capable de balancer la sienne? Est-il facile de le convaincre du danger de la réunion des pouvoirs? Si les magistrats chargés de l’exécution des lois ne parviennent pas à le tromper ou à 410 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. le séduire, à multiplier leurs prérogatives, à se rendre maîtres du temps et des sujets de délibé-tion, auront-ils quelques moyens de prévenir des changements continuels dans les lois? Pourront-ils empêcher le peuple d’ordonner, d’exécuter, de juger arbitrairement? Qu’on ne me cite pas les exemples des anciennes républiques; elles pourraient fournir beaucoup de preuves en faveur de ces réflexions ; d’ailleurs, les anciennes républiques étaient toutes de véritables aristocraties, puisque la plus grande partie de leurs habitants étaient esclaves, et que les' citoyens pauvres vendaient leur liberté pour se procurer leur subsistance. Ainsi, par cette affreuse politique , ils excluaient du gouvernement la classe la plus nombreuse, et rendaient les délibérations moins difficiles. On doit aussi remarquer que, malgré la confusion des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, plusieurs corps différents en partageaient l’exercice avec le peuple ; et ce partage, en suscitant des rivalités .et des agitations continuelles, tempérait le pouvoir arbitraire, et empêchait les divers partis de s’y livrer avec sécurité. Il est inutile de démontrer combien il serait absurde, pour éviter les inconvénients de la démocratie, de rendre un seul homme le maître absolu de tout un peuple, ou de réserver le droit de faire des lois, à un périt nombre de personnes à qui il appartiendrait héréditairement, ou qui choisiraient elles-mêmes pour remplir les places vacantes. L’aristocratie est le pire des gouverne-* ments, lors même qu’elle use avec modération de son autorité ; elle avilit le caractère public ; elle voue le plus grand nombre des citoyens au mépris de quelques familles. S’il est dangereux de laisser la législation au peuple en corps, il serait bien plus dangereux encore de lui laisser les pouvoirs exécutif et judiciaire; ils acquerraient dans ses mains une force supérieure à celle des lois. Ils ne seraient plus destinés à faire respecter les résolutions du Corps législatif, mais les décisions arbitraires de la multitude. Tous les peuples doivent donc confier ou déléguer l’exercice des pouvoirs ; mais ils doivent aussi tellement les diviser et en assigner les limites, que ce qu’ils ont établi pour l’utilité commune ne puisse jamais être employé contre le but de son institution. Us doivent s’interdire tous les moyens de résistance contre les lois, et ne s’en doivent réserver que contre la tyrannie. On ne me soupçonnera pas, sans doute, de vouloir nier que toute autorité émane de la nation ; mais la seule conséquence qu’il faut tirer de ce principe, c’est qu’aucun gouvernement n’existe pour l’intérêt de ceux qui gouvernent ; car, si tous les pouvoirs émanent du peuple, il importe à sa félicité qu’il n’en ait pas l’exercice, et qu’il ne conserve que l’influence nécessaire pour empêcher les dépositaires de ses pouvoirs d’en faire un usage contraire à ses intérêts. De toutes les républiques anciennes et moder-cines, celles qui se sont le plus rapprochées des vrais principes sont certainement les Etats-Unis de l’Amérique; ils ont confié le pouvoir législatif à des représentants du peuple, et le pouvoir exécutif à un magistrat. La représentation du peuple était inconnue aux anciens ; et quand on réfléchit à tous ses avantages , on est tenté de pardonner au gouvernement féodal, dont elle tire son origine, tous les maux qu’il a faits à l’Europe. La représentais août 1789.] tion du peuple, malgré tous les sophismes des admirateurs outrés des Grecs et des Romains, est véritablement la plus belle, la plus heureuse de toutes les institutions politiques. Le peuple a toujours assez de lumières pour sentir le prix de la vertu. Les hommes qu’il choisit sont ordinairement dignes de sa confiance. Il exerce, par la nomination de ses représentants, la véritable autorité qu’il importe de lui réserver, pour la conservation de la liberté publique, et qui, bien loin d’avoir des inconvénients, est la source des plus grands avantages. Le pouvoir législatif ne doit pas être confié à des hommes sans fortune, qui n’auraient ni assez de loisir, ni assez de lumières pour s’occuper avec succès du bien général; mais, par la représentation, il s’établit des liens de fraternité entre les riches et ceux qui sont forcés de travailler pour leur subsistance. Les premiers ont intérêt à mériter les suffrages des autres ; ils cherchent à se concilier l’opinion publique. Dans tous les pays où les représentants du peuple sont librement élus, le rang et l’opulence inspirent moins d’orgueil, les mœurs sont moins corrompues, et le luxe moins effréné. Du pouvoir exécutif, confié à temps et par élection. Dans les républiques américaines, tous les genres de pouvoirs sont confiés pour un temps déterminé et par élection. Il est facile de voir qu’un pareil gouvernement ne peut convenir qu’à une population peu considérable. Le pouvoir exécutif est, pour la' félicité publique, d’une importance absolument égale au pouvoir législatif ; ou plutôt ils ne peuvent pas exister l’un sans l’autre. A quoi servirait une loi, si la force publique ne la faisait pas observer ? Ainsi, le pouvoir exécutif et l’autorité de la loi sont absolument inséparables. L’exécution de la loi éprouve plus d’obstacles en proportion du nombre des citoyens. Dans un petit Etat, il y a moins de crimes à punir ; les abus sont facilement aperçus et réformés. Au contraire, dans un Etat d’une grande étendue et et d’une immense population, il faut une surveillance continuelle pour maintenir la tranquillité publique. Les infractions envers les lois sont plus multipliées, plus difficiles à découvrir, et les troubles beaucoup plus dangereux. Il y a donc nécessité de confier plus de force au pouvoir exécutif dans un grand Etat que dans une petite république. On ne dirige pas une armée comme une légion, et une légion comme une compagnie de soldats : il faut toujours proportionner le levier à la pesanteur du corps qu’on veut mettre en mouvement. Rien ne prouve mieux la nécessité de donner au pouvoir exécutif une grande force que les précautions prises par les anciens pour suppléer à la faiblesse des moyens employés ordinairement à l’exécution des" lois. Delolme a fait lui-même cette réflexion, et, rappelé les imprudentes ressources de l’ostracisme et de la dictature auxquelles les Athéniens et les Romains avaient recours dans certaines circonstances. Il est difficile de concevoir une constitution plus vicieuse que celle qui obligeait un peuple à bannir tous les hommes qui obtenaient un grau I crédit par leurs talents ou leurs vertus, ou celle qui forçait un autre peuple à donner à un seul le droit de vie ou de mort sur tous les citoyens. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 août 1789.] 411 Le pouvoir exécutif est nécessairement faible, s’il est confié à te nps et par élection. Le magistrat qui en est revêtu est alors dans une certaine dépendance de ceux qui l’ont choisi. Il est lié par la reconnaissance envers les personnes qui lui ont procuré des suffrages ; il peut être surtout retenu par la crainte de susciter, pendant l’exercice de ses fonctions, des ennemis qui puissent répandre l’amertume sur le reste de ses jours. Les intrigues, les sollicitations, les menaces ralentiront sans cesse son courage; les ordres qu’il fera transmettre aux agents qui lui sont subordonnés, ne seront pas fidèlement remplis ; ils auront souvent intérêt à lui désobéir, et rarement à lui témoigner de la soumission et de la fidélité; ils ne pourront penser à sa puissance sans entrevoir le jour déterminé où elle finira. 11 doit même exister un intervalle, dans tous les Etats-Unis, où le pouvoir exécutif est presque sans force, c’est celui où le dépositaire est près du terme de ses fonctions. Aussi plusieurs observateurs, en approuvant toutes les résolutions de la plupart des législatures américaines, ont cru apercevoir que jusqu’à ce jour le pouvoir exécutif n’avait pas eu une assez grande autorité, que les subsides ne sont pas payés, les tribunaux peu respectés et les délits impunis ; mais que l’inobservation des lois n'y entraîne pas de grands désordres, parce que les moeurs y sont douces, les besoins faciles -à satisfaire, et que les hommes n’y sont pas entassés comme en Europe: quoi qu’il en soit, il est du moins certain que si le pouvoir exécutif des gouverneurs américains est suffisant pour les Etats-Unis, il ne le serait pas pour une grande nation. Du gouvernement fédératif. Il est vrai qu’un peuple nombreux pourrait se diviser et former plusieurs souverainetés qui se ligueraient entre elles, comme les cantons suisses, les provinces unies et les Etats-Unis de l’Amérique: voici, je crois, les suites nécessaires de l’union fédérative. Elle pourra subsister sans trouble, si les diverses parties de l’union n’ont d’autre intérêt commun que celui de la paix et delà guerre; c’est-à-dire si elles se bornent à contracter une alliance, si elles se forment par une assemblée permanente de leurs envoyés respectifs, si ces envoyés ne s’occupent que du soin de veiller à la défense générale du pays, qu’ils n’aient aucune armée à leurs ordres, qu’ils ne puissent faire aucune loi, imposer aucun subside, et enfin, si chaque province dispose à son gré de ses forces particulières, sauf à fournir les secours stipulés parles traités d’association ; mais surtout il faut que ce peuple soit purement agricole, qu’il soit à l’abri des invasions, par sa position naturelle, que les diverses provinces aient à peu près les mêmes produits, les mêmes moyens d’industrie, qu’elles ne puissent jamais se trouver en concurrence pour leur commerce , qu’elles n’exigent pas différents genres de protection. Il faut que ce peuple reste pauvre, indifférent aux querelles de ses voisins, et que s’il y prend quelque part, ce soit comme auxiliaire stipendié. Si un peuple veut être commerçant, s’il veut avoir quelque influence sur les intérêts des nations, protéger les moyens de maintenir la paix générale; si les provinces ont divers genres de richesses; s’il faut, pour l’intérél des unes, des forces maritimes, pour celui des autres, de grandes forces de terre ; si plusieurs, entourées de voisins puissants, sont obligées d’assurer leurs frontières par des troupes nombreuses: il est évident qu’une simple alliance ne suffirait pas pour les mettre en sûreté contre les invasions de leurs ennemis, que les provinces maritimes ne sauraient supporter seules les frais de l’entretien d’une flotte, les provinces frontières, les frais d’une forte armée. 11 faudrait donc alors resserrer les liens et confondre les intérêts, assujettir toutes les parties de l’union aux mêmes charges, aux mêmes avantages, créer un corps législatif et une puissance exécutrice pour régler tout ce qui intéresse l’association en général, leur confier des armées, les autoriser à établir des impôts. Mais bientôt la jalousie éclatera entre les provinces. La différence de leurs intérêts les mettra souvent en opposition ; chacune d’elles ayant ses lois, son gouvernement, aura des préjugés particuliers; chacune d’elles voudra retirer les plus grands avantages de l’association; il n’y aura point d’esprit public. On supportera avec peine les sacrifices qu’exige le maintien de l’union. Pour faire respecter les décrets du corps fédératif, il faudra sans cesse augmenter ses prérogatives ; la place du chef de ce corps deviendra bientôt, par son importance, un sujet de brigues et de querelles. Pour les prévenir, un stathoudérat héréditaire sera établi; et enfin le stathouder, en profitant des rivalités des provinces, parviendra bientôt à les assujettir, les unes par les autres, à son autorité absolue (1). Mais qu’importe, au reste, la question de savoir si un gouvernement fédératif peut être durable? Gomment regretterait-on de n’être pas né sous un pareil gouvernement, puisqu’il est vrai que le pouvoir exécutif y obtient rarement assez d’autorilé pour faire observer les lois, puisqu’il est vrai que toute société, pour peu qu’elle soit nombreuse, n’a pas de parti plus prudent à suivre, que de confier le pouvoir exécutif héréditairement à un seul magistrat, soit qu’on l’appelle roi, duc, comte et marquis, suivant l’étendue du territoire; et personne n’ignore que, dans la situation actuelle de l’Europe, qui probablement sera à peu près la même dans bien des siècles, on doit s’estimer très-heureux d’appartenir à un grand Etat, afin de n’être pas traité avec injustice ou considéré comme tributaire par une puissance voisine. Du gouvernement monarchique. Quel gouverne nent convient donc le plus à une grande nation? Il est impossible d’hésiter dans la réponse; c’est le gouvernement monarchique. Je ne comprends pas, sous le nom de monarchie, tous les gouvernements auxquels on est en usage de le prodiguer : partout où la volonté du prince est une loi, je ne puis apercevoir que le despotisme. Mais j’entends par monarchie le gou-(1) Le congrès américain aura, par la nouvelle constitution fédérative, le droit de législation exclusive sur un district non excédant dix milles carrés, ainsi que clans tous les lieux où seront construit des forts, magasins, arsenaux, chantiers et autres édifices essentiels. Ceux qui s’intéressent aux Anglo-Américains ont vu avec quelque peine placer ainsi le germe de la servitude dans le pays de la liberté ; car les membres du congrès auront des sujets auxquels ils donneront des lois. 412 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 112 août 1789.] vernement où un seul régit suivant la loi, où un seul est chargé de la faire exécuter; et personne n’ignore que lorsque le pouvoir exécutif est dans les mains d’un seul, il a plus de force et de célérité que lorsqu’il est confié à un corps qui perd à délibérer le temps où il est nécessaire a’agir. Ainsi la véritable monarchie est le gouvernement de la loi ; et certainement on ne peut pas en faire un plus bel éloge; car il n’est point de citoyen qui ne soit libre lorsque Ja loi est supérieure à toute autorité. La dissertation précédente sur les autres gouvernements peut faire naître quelques réflexions sur l’excellence de la monarchie; elle paraîtra peut-être inutile , car en général les Français aiment la monarchie. Mais il est bon de rappeler tous ses avantages ; ceux qui les connaîtront désireront bien plus encore de voir établir, dans la constitution du royaume, toutes les parties nécessaires à la perfection de cette forme de gouvernement. Je crois non-seulement que le gouvernement monarchique est le seul qui convienne à un grand peuple, mais encore que c’est celui qui convient le plus à tout peuple dont le nombre excède deux ou trois cents mille hommes. Il a surtout l’avantage de pouvoir se concilier avec la liberté générale de tous les membres de la société, tandis que, sous le nom de république, sous Je nom même de démocratie, existent tant d’aristocraties réelles. On peut même dire que, chez les anciens, aucun peuple n’était libre, puisque la multitude était esclave dans tous les pays ; et c’est la raison pour laquelle leurs institutions peuvent si rarement convenir aux peuples modernes. En fixant la constitution de la France, il faut bien considérer l’immense population de ce royaume. Une association aussi nombreuse est si loin de la nature qu’il ne faut pas prétendre la gouverner avec des moyens simples, tels que ceux qui pourraient suffire pour régir une ville ou une petite province. Quand on réfléchit sur ce sujet important, on est surpris de voir que le moyen qui séduit le dus l’imagination est souvent celui qui s’oppose eplus au bonheur public, et qu’on est forcé d’en préférer un autre qui, au premier aperçu, semblait contredire les lumières de la raison. On doit surtout ne pas suivre aveuglément toutes les leçons des philosophes: leur juste prévention contre les préjugés vulgaires les a presque toujours entraînés au delà des bornes. Ils ont souvent qualifié d’erreurs méprisables des maximes ou des opinions nécessaires à la félicité des citoyens ; ils n’ont pas assez considéré que les institutions politiques, malgré leurs vices apparents, -doivent quelquefois leur origine à l’expérience. En matière de gouvernement, beaucoup de philosophes ont imité l’exemple de Platon, et créé des républiques qui ne pourront jamais exister que dans leurs livres. On doit encore observer que ceux qui proposent 'pour bases du gouvernement des principes puisés dans les écrits des moralistes et des philosophes ont un grand avantage sur ceux qui veulent diriger les institutions d’après la faiblesse et les passions des hommes. II est plus facile aux premiers de se faire entendre et d’exalter l’imagination de la multitude, qui confond si fréquemment la licence avec la liberté ; mais ceux qui donnent à cette dernière expression le véritable sens qu’elle doit avoir ont de grandes difficultés à vaincre. Les précautions qu’ils désirent, pour rendre la liberté durable, exigent, pour être approuvées, bien plus de sang-froid et de réflexion. Sans doute il ne peut exister aucun gouvernement parfait. Les défauts s’augmentent avec la complication des moyens nécessaires pour maintenir l’ordre public dans un vaste royaume; mais il faut examiner ces moyens avec l’attention la plus sévère, et adopter ceux qui offrent le moins d’inconvénients et le plus d’avantages. L’organisation d’un gouvernemen t monarchique doit être telle que le monarque jouisse de toute l’autorité nécessaire pour faire exécuter les lois, pour maintenir la sûreié et la tranquillité dans l’intérieur, et garantir l’Etat des entreprises de ses ennemi.-'. Si la dignité royale était élective, elle exciterait tellement l’ambition, que chaque vacance du trône susciterait des brigues, des complots, entraînerait des querelles sanglantes, ainsi que le prouvent les exemples de plusieurs peuples anciens et modernes. D’ailleurs, pendant le temps consacré aux élections, il n’y aurait point, dans le royaume, de pouvoir exécutif assez respecté pour faire observer les lois ; c’est-à-dire que la mort d’un roi serait toujours le signal du trouble et de l’anarchie. La couronne doit donc être indivisible et héréditaire; et la loi de l’hérédité doit toujours être inviolable, afin que les citoyens ne s’égorgent pas sur les marches du trône pour se donner des rois. L’autorité du Roi n’étant que l’exécution de la loi, il n’est aucune partie du gouvernement et de l’administration à laquelle cette autorité puisse être étrangère. Mais je ne veux point ici faire le détail des prérogatives qui doivent lui être réservées. En examinant les principes qui doivent régler l’organisation du gouvernement français, doublions jamais que, pour prévenir le despotisme, il faut rendre impossible la réunion de tous les pouvoirs, dans quelques mains qu’elle dût être placée. Quels moyens doivent être destinés à empêcher le Roi d’abuser de la force publique, pour faire exécuter ses volontés particulières, et pour s’emparer exclusivement de la puissance législative? Ces moyens sont très-simples et très-connus: la permanence ou le retour annuel des Assemblées nationales, — la nullité de tous les suhsidi s qui ne seraient pas accordés par ces Assemblées, — la liberté de la presse, — l’armée constituée de manière à ne pouvoir jamais être employée contre la liberté publique, — des administrations provinciales, — des municipalités, — tous les citoyens plus directement intéressés aux affaires publiques, — la responsabilité des ministres, de tous les autres agents de l’autorité, et la destruction des ordres arbitraires. 11 faudrait trop de temps pour analyser ces diverses parties de la Constitution ; mon objet n’a pas été d’expliquer tous les principes de la monarchie, mais seulement de proposer quelques réflexions sur des points importants que j’ai cru n’être pas assez médités. L’autorité du monarque devant être tellement réglée qu’elle puisse faire le bonheur du peuple, mais qu’elle ne puisse jamais lui imposer le joug d’une honteuse servitude, il est absolument nécessaire que cette autorité soit rendue ferme et stable dans ses mains, afin qu’il, soit impossible à tout corps, à tout particulier de la lui ravir; car une autorité usurpée n’est plus réglée par la loi : en lui ôtant la place que la Constitution lui avait assignée, on la met hors des limites ; elle [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 août 1789.] 443 n’a plus aucun frein, et rien ne peut l’empêcher de nuire. Pour maintenir les droits de la couronne, il faut que la personne du Roi soit inviolable et sacrée ; car, s’il n’était pas hors de l’atteinte des tribunaux ou de toute autorité, il existerait un pouvoir exécutif supérieur au sien, il ne serait plus monarque. Il doit être considéré comme le chef de la nation et le représentant de la majesté du peuple français : il doit être le distributeur des honneurs et des grâces : un grand éclat doit annoncer son éminente dignité. La Constitution doit, en organisant le pouvoir législatif, l’environner de tous les obstacles nécessaires, pour qu’il ne porte jamais atteinte au pouvoir exécutif ou qu’il ne puisse pas s’en emparer. On dira peut-être, quand on aura lu mes réflexions sur ce sujet, que je parle avec prolixité des précautions à prendre pour garantir l’autorité du Roi des entreprises du Corps législatif, tandis ue je ne donue aucun développement aux moyens ’arrêter les entreprises de l’autorité royale ; mais la raison de cette différence est facile à comprendre. Dès qu’un peuple est éclairé sur ses droits, dès qu’il a recouvré sa liberté, il ne saurait la perdre que par le mauvais usage qu’il peut en faire ; mais quand il importe à la conservation de cette même liberté, de placer une grande puissance dans les mains d’un seul homme, il faut bien plus de combinaisons pour . la défendre de toute usurpation, et pour l’investir d’une force réelle, qu’il n’en faut pour l’empêcher d’asservir le peuple. Nul n’est plus pénétré que moi de la nécessité de retenir l’autorité royale dans de justes limites; mais les moyens me paraissent trouvés, ils sont dans la bouche de tout le monde. Du Corps législatif. Nous avons vu précédemment que la loi, pour être toujours dirigée vers l’intérêt public, ne doit pas être faite sans l’intervention des représentants librement élus par le peuple : ils ne peuvent être nommés que pour un temps court, afin que, devant rentrer bientôt dans la condition de simples citoyens , ils n’oublient ou ne trahissent jamais les droits attachés à ce titre. On doit faire participer au choix des représentants le plus grand nombre de citoyens possible, en prenant seulement quelques précautions pour ne pas admettre des hommes sans domicile ou d’une extrême, indigence. On doit exiger qu’on n'élise pour représentants que des personnes ayant une propriété en immeubles, sans qu’il soit nécessaire qu’elle ait une valeur considérable. Je croirais qu’elle devrait suffire si elle valait 12,000 livres en capital. On dira que c’est mettre obstacle à la confiance; mais les électeurs ne choisissent pas un représentant pour leur seul intérêt ; c’est pour celui de la nation entière : il est bon d’éclairer leur choix par des règles précises. Il faut qu’un membre du Corps législatif soit au-dessus du besoin, qu’il soit intéressé à tous les genres de lois~et de subsides, qu’il soit intéressé au maintien de l’ordre public, aux progrès de l’agriculture, à la prospérité de sa patrie ; il est donc utile qu’il ait une propriété. Les* Anglais, les treize Etats unis de l’Amérique ont exigé un revenu considérable pour qu’un citoyen puisse prétendre à la qualité d’éligible. 11 faudrait avoir une philosophie bien hardie pour vouloir être plus exempt de préjugés que les Américains. Je ne pense pas que le monarque doive jamais former lui-même des lois : il peut seulement recommander de prendre un objet en considération ; et cette recommandation ne peut produire quelque effet qu’autant qu’elle donnerait lieu à un des membres de proposer une loi nouvelle, suivant les formes déterminées ; mais si le Roi envoyait aux représentants de la nation des édits dont tous les articles seraient préparés, la Couronne pourrait se hâter de prévenir leurs desseins toutes les fois qu’elle en serait instruite, leur faire perdre ainsi l’usage de former eux-mêmes les lois, et se l’attribuer exclusivement : la liberté serait moins assurée ; car un monarque qui a le droit exclusif de proposer les lois saisit l’instant favorable pour accroître sa puissance par un acte de la législation, ou bien il laisse les abus se multiplier, et au lieu de les combattre par les les lois, il les protège et les tourne à son avantage. Je crois donc, comme Delolme, que F initiative en matière de législation ne doit jamais appartenir au monarque, et qu’en cela le gouvernement monarchique offre une perfection qu’il est impossible de rencontrer dans la plupart des républiques, où, pour empêcher les corps législatifs de se livrer aux changements avec trop de précipitation, les magistrats jouissent du droit exclusif de proposer les lois. Au surplus, l’ initiative exercée par le sénat ou les représentants est plutôt favorable qu’elle n’est nuisible à la majesté du trône. Il n’est plus exposé au danger de proposer des lois qui pourraient être rejetées. Il refuse ou il approuve, sans en expliquer les motifs. De la sanction royale. * Les représentants ne doivent pas faire des lois sans le concours du monarque, dont la sanction est absolument nécessaire. Cette question est déjà décidée par les cahiers ; car, dans le plus grand nombre, il est dit expressément que toutes les lois seront concertées avec le Roi. On ne pourrait donc déclarer cette sanction inutile, sans contredire le vœu de la nation. Mais, quand ce principe ne serait pas exprimé dans les pouvoirs donnés par les commettants, il suffirait qu’ils n’eussent pas indiqué clairement une volonté contraire, pour qu’il dût être respecté. Tout corps, de quelque manière qu’on le compose, cherche à augmenter ses prérogatives : toute autorité veut s’accroître, si l’on n’oppose une digue à son ambition. Les représentants du peuple pourraient devenir les maîtres absolus du royaume , si leurs résolutions ne rencontraient aucun obstacle. Il est certainement impossible d’espérer que les représentants de la nation aient toujours les mêmes opinions et les mêmes desseins que le prince et ses ministres : dans beaucoup de circonstances, ces diverses autorités auront à se combattre. La prudence et la sagesse exigent qu’on ne laisse à aucun des deux partis des armes assez dangereuses pour qu’il soit facile à l’un d’opprimer l’autre et d’usurper ses droits. Donner aux représentants de la nation la faculté défaire seuls toutes les lois, serait soumettre à leur volonté les prérogatives de la couronne. L’élection libre des représentants permet sans doute d’espérer que la plupart seront toujours des hommes vertueux ; mais partout où seront ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 414 [Assemblée nationale.) les hommes, il faut prévoir les effets de leurs passions. Ne serait-il pas à craindre qu’à l’avenir une assemblée nombreuse de représentants, si ses résolutions n’éprouvaient jamais la moindre résistance, se laissât facilement entraîner par des orateurs adroits ou enthousiastes? et le désir même du bien ne pourrait-il'pas être un moyen certain de l’égarer? On lui persuaderait que tout ce qui serait fait par elle le serait plus justement, plus exactement que par une autre autorité. Par exemple, on se plaindrait d’une injustice dans la distribution des emplois, elle voudrait se la réserver; on blâmerait la discipline de l’armée, elle voudrait en régler les détails; elle finirait bientôt par oublier qu’il existe un monarque: n’étant retenue par aucun frein, elle prendrait sa volonté pour unique règle , et alors elle établirait des lois pour les personnes, pour les circonstances, pour des actions antérieures. Quand l’Assemblée des représentants disputerait au trône une portion d’autorité, elle aurait pour ses prétentions l’appui de la multitude flattée de l’accroissement du pouvoir dans les mains de ceux qu’elle aurait choisis ; et la couronne n’aurait aucun moyen de défense, s’il ne lui était assuré par la Constitution. Qu’on ne pense pas qu’il soit facile de suppléer la sanction royale, et qu’en traçant dans la Constitution les limites de l’autorité des représentants, il leur soit impossible de les franchir; certainement toutes les règles seront inutiles , lorsqu’on s’en rapportera à ceux qu’elles intéressent, pour le soin de les interpréter. Certainement on ne saurait commettre une plus grande imprudence, que de confier à un corps, ou à un individu, l’exécution de la loi qui doit enchaîner sa volonté. La loi n’est qu’un vain mot, quand il n’existe aucun moyen pour la faire respecter. D’après ce principe incontestable, comment pourrait-on lier les représentants et prévenir l’accroissement de leur puissance, si l’on se bornait à écrire leurs devoirs, et si la combinaison des ressorts du gouvernement ne défendait pas l’autorité royale ? Espérer que la nation pourrait empêcher le Corps législatif de s’emparer du pouvoir exécutif serait admettre qu’elle est en état de se gouverner elle-même, sans chef et sans lois. Il faudrait donc laisser à tous les districts la faculté de censurer le Corps législatif, exposer les représentants à perdre la confiance publique sur les moindres soupçons, sur la moindre calomnie, et permettre à chaque individu de condamner la loi. Ainsi vouloir établir par la Constitution, comme quelques-uns le proposent, un droit de veto en faveur des commettants, serait introduire dans le gouvernement français la source des troubles les plus affreux, livrer les lois au mépris, et tout subordonner à la violence. D’ailleurs, dans les districts, apercevrait-on les changements insensibles ? Et si ces changements étaient trop favorables à la démocratie, la multitude voudrait-elle s’en plaindre ? Toutes les fois que la nation voudra juger entre ses représentants et le Roi, elle ne pourra le faire sans se placer au-dessus d’eux, sans anéantir leurs pouvoirs ; elle ne pourra donc intervenir que par le désordre, l’insurrection ou l’anarchie. Cette triste intervention ne peut jamais être désirée par les bons citoyens, à moins que la tyrannie ne soit au comble ; mais il ne faut jamais la provoquer, et surtout ne jamais calculer l’organisation d’un gouvernement, sur les moyens propres à le détruire. [12 août 1789.] Et que peut-on redouter de la sanction royale, lorsque la fiscalité qui corrompait précédemment toutes les lois n’èxistera plus? Gomment le Roi pourrait-il avoir intérêt à rejeter celles qui seraient utiles au peuple? Certainement les plus belles fonctions de la souveraineté sont celles du Corps législatif; si le monarque n’en était pas une portion intégrante, s’il n’avait aucune influence sur Rétablissement des lois, il ne serait absolument qu’un magistrat à ses ordres ou un simple général d’armée; le gouvernement ne serait plus monarchique, mais républicain : l’autorité royale n’obtiendrait plus le respect du peuple, puisqu’elle ne contribuerait plus à lui procurer de bonnes lois. Remarquons ici qu’il est infiniment important pour le bien public, de conserver au trône une grande majesté ; que comme chef de la nation, le Roi doit toujours être traité avec respect, et que si la nation elle-même était assemblée, elle aurait besoin d’un chef, et devrait avoir pour lui les plus grands égards. Mais ceux qui s’opposent à la sanction royale disent -que le: Roi n’est qu’un délégué de la nation, et qu’il nepeut pas avoir le droit de s’opposer à sa volonté; c’est ainsi que, par Rabusdes expressions, on obscurcit les vérités les plus simples. 11 est très-vrai que le Roi est le délégué de la nation ; il doit s’honorer de ce titre ; mais les députés choisis dans chaque district ne sont pas la nation ; ils ne sont aussi que des délégués : ils n’ont d’autre pouvoir, d’autre autorité que celle qu’ils ont reçue par leurs mandats, et à l’avenir ils n’en auront d’autre que celle qu’établira la Constitution. Cette autorité se bornera toujours à concerter les lois avec le monarque, tandis que celui ci est délégué tout à la fois pour être chef suprême de la nation, portion intégrante du Corps législatif, dépositaire des forces publiques, et chargé de faire exécuter la loi. La nation n’exerçant pas elle-même sa puissance, et ne devant pas l’exercer, ne peut avoir d’autre volonté que celle des personnes qu’elle en a rendues dépositaires, à moins qu’elles n’en abusent pour la retenir dans l’oppression. Ainsi la volonté de la nation française se formera par le concours des volontés de son Roi et de ses représentants. Et qu’on réfléchisse combien il serait injuste d’ôter au prince le droit de sanctionner les lois, tandis que la couronne a exercé pendant plusieurs siècles toute la plénitude du pouvoir législatif. Les députés qu’il a convoqués, qu’il a invités à la réforme des abus, à la régénération du royaume, les députés qui l’ontnommé le Restaurateur de la liberté française, pourraient-ils vouloir jusqu’à ce peint affaiblir l’autorité royale, et ne lui laisser, pour ainsi dire, que le vain titre de roi ? Je sais que la reconnaissance ne doit jamais faire sacrifier les droits d’un peuple ; mais lorsqu’un monarque s’est rendu digne de l’amour de ses sujets, c’est au moins un motif de plus pour ne détruire aucune de ses prérogatives, sans la plus évidente nécessité. Qu’on ne dise pas qu’en laisssant au monarque le droit d’approuver ou de rejeter une loi nouvelle, ou réunit les pouvoirs législatif et exécutif dans les mêmes mains : un pareil droit n’estjpas le pouvoir législatif, mais seulement une portion de ce pouvoir, puisque le Roi n’aura pas la faculté de donner force de loi à ses volontés particulières. Ainsi ce droit ne réunit pas tous les pouvoirsdans les mains du Roi, et il prévient cette réunion dans celles des représentants. Delolme a très-judicieu- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 août 1789.] A{ 5 sement observé que le partage du pouvoir exécutif l’énerve entièrement, et qu’il est un malheur pour l’Etat, tandis que le partage du pouvoir législatif produit au contraire les plus grands avantages, en ce qu’il ralentit la marche de la législation, et la rend sage et réfléchie. 11 faut en effet beaucoup de lenteur et de prudence pour l’établissement des lois, et beaucoup de promptitude et d’activité dans leur exécution. C’est donc un des principes les plus sacrés de la monarchie, que le Roi est portion intégrante du corps législatif, et que, pour conserver l’indépendance de la couronne, pour garantir la liberté du peuple des entreprises qui pourraient être faites dans la suite par ses représentants, pour la dignité du trône, pour le bonheur public, il a le droit de rejeter une loi par un veto, ou de l’approuver par sa sanction, sans être forcé de donner les motifs de son refus; car, s’il était obligé de les faire connaître aux représentants, ceux-ci pourraient se croire en droit de les juger, et conséquemment de ne point y avoir égard. Les constitutions américaines ne laissent au gouverneur, en matière de législation, qu’un pouvoir suspensif dont le temps est déterminé; mais cet exemple ne peut être appliqué à une monarchie. Les gouverneurs de l’Amérique ont une très-faible autorité ; elle ne saurait prévenir les abus de pouvoir des sénateurs et des représentants, et j’ignore si elle peut suffire à la population de leurs Etats ; mais la puissance de ces gouverneurs est trop peu considérable, pour que les Chambres législatives en soient envieuses, et cherchent à la diminuer, pour augmenter la leur. D’ailleurs, les prérogatives des gouverneurs ou présidents américains sont sous la sauvegarde de tous ceux qui peuvent espérer leur succéder. Comme ils ne possèdent leur place que pour un élit nombre d’années, il est peu de membres du orps législatif qui ne conçoivent l’espérance d'y parvenir un jour. L’autorité du Roi de France doit être au contraire très-grande pour le bonheur de ses sujets, elle doit être héréditaire. Tous les efforts peuvent être dirigés contre elle, il faut que la Constitution lui assure les moyens de s’en garantir. Plusieurs de ceux qui reconnaissent la nécessité de la sanction du monarque pour toutes les lois prétendent qu’on ne doit pas la demander pour la Constitution : ils se fondent sur une sup-osition métaphysique ; ils disent que l’Assem-lée actuelle étant une convention nationale pour fixer la Constitution exerce tous les droits du peuple français, et qu’elle doit régler tous les pouvoirs, sans que le consentement du prince soit nécessaire. Voici mes réflexions sur ce sujet ; j’ignore pourquoi on se plaît à considérer une nation comme une société sans gouvernement, sans lois, sans magistrats, et enfin comme un corps désorganisé ; j’ignore pourquoi on cite des hypothèses chimériques ; car 24 millions d’hommes ne peuvent être réunis dans une seule assemblée, et s’il était possible qu’ils fussent réunis, je demande si la puissance royale, une fois établie, cesserait d’exister. Un peuple en corps qui ne reconnaîtrait aucun chef serait dans les convulsions de la plus l\QrribIe anarchie. Ainsiif supposer que l’Assemblée nationale représente une nation sans monarque, une société naissante, est vraiment une supposition absurde. Si l’Assemblée nationale est ce qu’on nomme chez les Anglais une convention, il faut au moins reconnaître qu’elle a été formée pour agir de concert avec le Roi, et que la puissance du monarque qui l’a convoquée existait avant elle. On ne peut sans doute comparer cette convention à celle qu’établirent les Anglo-Américains, lors de leur insurrection contre l’Angleterre. Ce peuple avait brisé tous les liens qui l’attachaient à la Grande-Bretagne ; il était rentré dans son indépendance naturelle; il n’avait aucun pouvoir à maintenir ; il avait, pour ainsi dire, tout à créer. ainsi, la convention de chaque Etat ne devait consulter que la pluralité des suffrages de ses membres. L’Assemblée de France, au contraire, a été convoquée par le Roi. La nation n’a jamais eu le dessein de porter atteinte aux véritables principes de la monarchie ; elle a voulu seulement qu’on déterminât des limites pour qu’elle ne dégénérât plus à l’avenir en puissance arbitraire. Tous les députés trouvent à cet égard leurs devoirs écrits dans les mandats. Il leur est recommandé de joindre leurs efforts à ceux du prince, pour rétablir sur des bases solides la félicité générale. S’il est vrai que jusqu’à ce jour on ait pu dire que le peuple français n’avait point de constitution, on ne doit pas cependant le considérer comme dépourvu de tout gouvernement. L’Assemblée nationale est chargée par ses commettants de faire respecter l’autorité du Roi. Si elle avait le droit de fixer la Constitution sans qu’il y prît aucune part, il faudrait en conclure qu’elle a le droit de disposer à son gré de toutes les prérogatives de la couronne. Je suis loin de comparer l’influence qui peut appartenir au Roi sur la constituiion, avec celle qui doit lui être réservée sur les lois. Il peut refuser des lois sans en expliquer les motifs, tandis qu’il n’aurait pas le droit de déclarer qu’il s’oppose à l’établis.-ement d’une constitution; car, après avoir appelé ses sujets à la liberté, il ne peut pas dire: je ne veux pas qu’ils soient libres. Je soutiens seulement qu’étant intéressé à la Constitution, étant chargé de la faire observer, ayant un pouvoir antérieur qu’elle doit régler et non pas détruire, il est nécessaire qu’il la signe et la ratifie. S’il trouvait, dans quelques articles, de grands inconvénients, il pourrait demander qu’ils fussent changés ; et les représentants verraient à leur tour si les changements exigés ne compromettraient point la liberté publique. Suite des observations sur la composition du Corps législatif. Je crois avoir démontré, par les réflexions précédentes, combien il importe à la liberté publique d’empêcher, par la Constitution, la réunion de tous les pouvoirs dans les mains des représentants, et de maintenir l’indépendance de l’autorité du Roi. J’ajoute maintenant que, pour remplir ce but important, il ne suffirait pas de déclarer nécessaire la sanction royale. La sanction royale peut être, dans quelques occasions importantes, de la plus grande utilité : mais il est impossible de se dissimuler que ce moyen serait faible et presque inutile, s’il n’était secondé par d’autres ressorts. Les représentants auraient, pour enchaîner le veto du Roi, unearme à laquelle un monarque peut rarement résister ; c’est le refus de l’impôt. J’avoue que cette arme est si dangereuse qu’elle peut blesser ceux mêmes qui Remploient, s’ils ne s’en servent pas avec les plus grandes précautions. Il est certain qu’en refusant avec obstination les 416 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 août 1789.] subsides, on brise à la fois tous les liens du gouvernement; mais, daus la chute de l’édifice, la puissance royale serait la première écrasée : c’est elle qui en soutient toutes les parties, elle courrait le premier danger ; et dans l’instant où tout payement lui deviendrait impossible, elle cesserait d’être une puissance. Il est sans doute bien inutile de présenter ici toutes les conséquences qui résultent de la nécessité du consentement des représentants de la nation, pour la perception des subsides. Il est facile déjuger, par la cruelle situation où se trouve un gouvernement lorsque le désordre est dans ses finances, quelle arme terrible ont ceux qui peuvent à leur gré empêcher ou faire naître ce désordre. Quelques personnes ont tort de prétendre que la ressource de l’impôt soit illusoire. Je la trouve d’une si grande force, si propre à gêner tous les mouvements de l’autorité, que je n’hésite pas de croire que la Constitution de France imitera l’exemple de celle d’Angleterre, et défendra expressément aux représentants de la nation de joindre aux lois de subsides d’autres lois pour forcer le Roi à les sanctionner sans distinction. En prenant même la précaution de séparer les subsides des autres lois, l’impôt n’est pas moins un ressort efficace pour affaiblir, pour annuler pour ainsi dire, le moyen de résistance qu’on laisse au monarque, par la faculté de sanctionner ou de refuser une loi nouvelle. Comme l’impôt est la base de sa puissance, le terme constant des efforts de ses ministres, il faut sans cesse observer les plus grands ménagements envers le corps qui en dispose. Il faut craindre de l’irriter ; et la nécessité d’opposer le veto royal à une de ses résolutions est une extrémité trèsrfâcheuse, qui peut avoir les plus funestes conséquences. Si les représentants attaquaient avec passion une partie des prérogatives du prince, et qu’ils eussent surtout en leur faveur l’opinion de la multitude, le veto pourrait compromettre l’autorité de la couronne. Le veto du Roi offre donc, pour la Constitution, une protection bien insuffisante ; il ne pourrait certainement mettre la liberté publique et son autorité à l’abri des erreurs ou des entreprises d’une seule Assemblée. Personne n’a été plus convaincu que moi de la nécessité de délibérer par tête, et en un seul corps, dans les Etats généraux de 1789. Pour donner une constitution à un peuple, il faut nécessairement adopter des moyens qui triomphent de tous les obstacles et qui facilitent la destruction des abus ; mais j’ai pensé, et je pense encore, que les mêmes moyens, mis en usage après la Constitution, la rendraient incertaine, favoriseraient les changements, ne permettraient jamais une bonne législation, et auraient une force irrésistible, qui pourrait entraîner la France dans les plus grands malheurs. Je sens que la constitution d’un peuple ne peut pas être éternelle ; mais on sera du moins forcé d’avouer qu’il ne faut rien négliger pour la rendre durable ; que le moindre dérangement dans l’organisation des pouvoirs peut exciter des troubles, occasionner la réunion des pouvoirs dans les mêmes mains, c’est-à-dire le despotisme. Il faut donc que la Constitution une fois établie soit respectée, et qu’elle ne puisse subir aucun changement qui n’ait été préparé par de longues réflexions et par la nécessité la plus évidente. Malgré le veto du Roi, 'malgré toutes les défenses, toutes les précautions qui pourraient faire partie de la Constitution elle-même,, elle ne reposera jamais sur des bases solides ; les incon-r vénients retracés précédemment pour démontrer la nécessité de la sanction royale, subsisteront dans toute leur force, et rien ne pourra retenir l’autorité des représentants dans de justes limites, si le corps qui prépare les lois n’est formé que par une seule Assemblée. Lorsqu’elle serait entraînée par l’enthousiasme ou la prévention, je demande si elle obéirait facilement à un principe constitutionnel. Ne pourrait-il pas arriver des circonstances où des projets chimériques de perfection auraient séduit un instant l’opinion publique? et les représentants assurés. d’un pareil appui ne se se hâteraient-ils pas d’exécuter ces projets? Voudraient-ils se soumettre aux formes qui leur auraient été tracées? et leur impatience ne les jugerait-elle pas inutiles? Ne tâcheraient-ils pas de vaincre la résistance du monarque, par tous les moyens qui seraient en leur pouvoir ? Et n’est-il pas évident que, dans cette lutte dangereuse entre le trône et les représentants, il n’existerait alors aucun conciliateur, aucun moyen de tempérer la violence des efforts respectifs, qu’aucun principe ne serait respecté, et que la querelle ne se terminerait que lorsque l’une des deux autorités aurait subjugué l’autre, et conséquemment détruit la liberté publique? D’ailleurs, toutes les fois qu’on agit avec passion, on se fait aisément illusion à soi-même ; on ferme volontairement les yeux sur les infractions des lois, on les interprète, on les élude au gré de ses désirs. La passion même du bien public produit les mêmes effets. Une seule Assemblée qui croira qu’un changement importe au bonheur de l’Etat, brisera l’obstacle que lui opposerait la Constitution ; et en supposant qu’on n’osât point la mépriser trop évidemment, on lui porterait des atteintes indirectes, qui ne seraient pas facilement aperçues, ou qui ne paraîtraient pas importantes. Personne n’ignore comment toutes les institutions s’éloignent , avec le temps, du but qui les a formées, comment tous les corps altèrent, d’une manière insensible , le régime qui leur était prescrit, et comment surtout ils savent invoquer l’éternelle excuse des circonstances. Dans la première session d’un corps délibérant qui avait une constitution à observer, et qui ne pouvait y faire aucun changement, sans la participation des constituants, j’ai compté trois infractions pendant l’espace d’un mois. La plupart des Etats unis de l'Amérique ont formé leur corps législatif de deux Chambres et d’un gouvernerneur. La Pensilvanie n’a établi qu’une seule Chambre ; mais les Pensilvaniens reconnaissent aujourd’hui que leur constitution a étédirigée par des idées trop abstraites et tropmé-taphysiques, et qu’on n’avait pas assez examiné quel frein exigent les passions des hommes, et quellesiüslitulions contribuentle plus à leur bonheur. Les bons citoyens de cet Etat demandent deux Ghambres, et sont au moment de les obtenir. Non-seulement une seule Assemblée pourrait rendre la Constitution incertaine; mais elle bouleverserait fréquemmeut toutes les loisj chaque jour une proposition nouvelle concnnrait à une délibération précipitée ; ou si on observait des formes, des délais, si l’on faisait plusieurs lectures d’une proposition, lorsqu’elle aurait séduit le plus grand nombre, il n’y aurait aucun moyen de mettre à protit le temps fixé par les ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Assemblée nationale.] règlements ; les discussions seraient troublées, et les discours qui combattraient un système favorisé ne seraient pas entendus. L’instabilité de la législation la ferait mépriser par le peuple. Les juges, dans l’impossibilité de retenir toutes les lois, de calculer les époques de leur établissement et celles de leur abrogation, finiraient par se décider arbitrairement; le calme serait sans cesse interrompu dans le royaume par des innovations ; la monarchie française serait un édifice dont les bases n’auraient aucune solidité ; le goût des changements et le dessein même de l’embellir l’ébranlerait sans cesse, et bientôt occasionnerait sa chute. Je suis même convaincu qu’aucune assemblée ne peut observer un règlement avec exactitude ; mais qu’importent quelques inobservations d’un règlement pour la police intérieure, lorsque la loi n’est pas à la disposition d’une seule assemblée? Je cite cet exemple, pour prouver qu’il est impossible de limiter les observations d’un corps délibérant, s’il a lui seul la garde des limites, et s’il n’est pas arrêté par des obstacles qui puissent l’empêcher de les détruire ou de les franchir. Gonlier à l’avenir la législation à une assemblée pourrait être également favorable à une aristocratie de représentants, en leur procurant la réunion des pouvoirs, et à la tyrannie démocratique, en exaltant les idées de la multitude , enfin cette forme de gouvernement pourrait être favorable au despotisme d’un seul, et conséquemment elle serait toujours funeste à la liberté de la nation. Combien de fois l’Assemblée n’apercevrait pas les pièges que lui tendraient des orateurs animés par la plus funeste des passions, celle de la célébrité, ou des orateurs vendus à un parti factieux, qui chercheraient à s’élever sur les ruines de l’autorité royale, ou enfin ceux dont les ministres ambitieux dirigeraient les discours ! Ces réflexions prouveraient l’utilité d’un corps placé entre le Roi et les représentants. Ce corps devrait être constitué de manière qu’il ne pût jamais nuire à la liberté publique, qu’il fût intéressé à maintenir la Constitution, à empêcher les représentants de détruire ou d’usurper l’autorité royale, à empêcher le Roi d’empiéter sur les droits des représentants. Ce que je conçois de plus parfait en ce genre est la pairie d’Angleterre. Les membres de la Chambre des pairs n’ont aucun rapport avec ce que nous appelons un ordre de noblesse : leur famille ne forme pas une classe distincte et séparée des autres citoyens : leurs fils aînés seuls peuvent prétendre à l’espoir de parvenir à la Chambre haute ; mais les cadets et tous ceux qui leur succèdent ne peuvent entrer que dans la Chambre des communes. Les lords n’ont aucun intérêt à délibérer contre la félicité générale, puisque leurs frères et leurs enfants n’échapperaient pas à l’avilissement et à l’infortune des autres citoyens; mais ils ont les plus puissants motifs pour conserver, l’autorité de la couronne contre les entreprises des représentants du peuple, et à défendre la liberté dupeuple contre les entreprises de la couronne. Que deviendrait le pouvoir et la dignité des pairs d’Angleterre si le Roi acquérait le despotisme absolu, ou si les représentants du peuple s’emparaient du pouvoir exécutif. Dans le premier cas, ils subiraient, ; comme les autres citoyens, le joug de l’esclavage : dans le second, ils seraient subordonnés à la Chambre des communes. lre Série, T. VIII. [ta août 1789 ] 447 Les pairs britanniques doivent donc être considérés comme des magistrats héréditaires, établis pour le maintien de la Constitution. Cette hérédité choque d’abord les notions philosophiques. Il est absurde, dit-on, qu’un homme naisse magistrat. Mais encore une fois, rien n’est plus dangereux en politique, que de s’arrêter au premier aperçu. Ce qui paraît un inconvénient, est un grand bien dans certaines circonstances, parce qu’il prévient des inconvénients plus funestes. La magistrature des pairs est héréditaire en Angleterre, comme celle du Roi, parce que cette hérédité présente des avantages inappréciables : elle rend les pairs indépendants des princes et du peuple, et les attache au maintien des droits de la Chambre haute. Je connais les vices de la constitution britannique, et surtout l’irrégularité de la représentation dans la Chambre des Communes; mais je suis toujours convaincu qu’on ne peut organiser avec quelque perfection un gouvernement monarchique, sans se rapprocher des principes de celui des Anglais. On ne prétendrait pas pouvoir faire mieux que cette nation, si l’on se rappelait qu’elle a profité des leçons de l’expérience, et qu’elle a employé des siècles à concilier la liberté publique avec l’autorité du Roi. Les opinions en France sont très-souvent des opinions de mode, qui changent et se répandent aussi subitement que les variétés dans les costumes. Il y a peu de temps que, sur la foi de quelques écrivains, on professait l’admiration la plus outrée pour la constitution d’Angleterre. Aujourd’hui on affecte de la mépriser, d’après un auteur américain rempli de contradictions. On ne voit pas qu’il est plus facile de censurer cette constitution, que de bien saisir la liaison de toutes les parties. On ne voit pas que presque tous les Etats unis de l’Amérique ont calqué leur gouvernement sur celui d’Angleterre, avec des changements que la faiblesse de leur population a pu autoriser. Les reproches si souvent répétés de vénalité et de corruption, sont infiniment exagérés. Ce qu’ils ont de réel est étranger à la constitution, et se rencontre partout où ceux qui gouvernent ont des grâces à distribuer, c’est-à-dire dans tous les pays connus. Les résolutions du Parlement, lors de la dernière maladie du Roi, prouvent, il est vrai, l’influence extrême de M. Pitt ; mais cette influence même démontre qu’il n’existait pas de corruption. La corruption aurait dû faire pencher la balance en faveur du prince de Galles, qui était au moment d’acquérir la dignité suprême, et qui tôt ou tard, en supposant môme la guérison du Roi, devait avoir la possibilité de récompenser : on devait abandonner un ministre contre lequel tous les amis du prince héréditaire formaient une opposition déclarée, et de qui on ne pouvait rien espérer ; car naturellement on devait croire la maladie du Roi incurable. Ainsi l’influence de M. Pitt a été celle de la vertu. Mais il faudrait trop prolonger cet écrit, si je voulais défendre la constitution britannique contre toutes les attaques de ses adversaires, et démontrer ce que je regarde comme certain, (malgré l’infâme presse des matelots, et d’autres abus qui ternissent ce gouvernement,) que l’Angleterre est actuellement le pays de l’Europe où l’on jouit de la plus grande liberté. Il serait au pouvoir des Français de former une institution à peu près semblable à la pairie d’Angleterre ; mais les idées actuellement reçues s’y opposent tellement, qu’il est inutile de s’en occuper davantage, et je n’en ai parlé que pour la 27 m [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES [12 août 1789.] satisfaction d’avoir indiqué la forme que je croyais la plus parfaite, pour un corps législatif dans une monarchie. D’autres feront peut-être plus d’efforts pour détruire les préjugés actuellement répandus sur ce sujet, et cette noble entreprise serait digne de l’éloquence de M. Bergasse, qui, dans un de ses ouvrages, a déjà fait connaître combien il désirerait en France l’établissement d’une Chambre des pairs. Dans mes observations sur les Etats généraux, j’avais présenté l’esquisse d’un projet de deux Chambres, dont je n’avais pu combiner tous les détails avec assez de réflexion ; mais du moins j’avais été dirigé par le désir de confier le maintien de la dignité et de la puissance du trône, à des personnes qui par leur distinction étaient intéressées à les maintenir, en évitant néanmoins de faire renaître la séparation des ordres, et en ne leur donnant même aucune . représentation particulière. Plusieurs personnes voudraient établir en France dans le corps législatif, au lieu d’une magistrature héréditaire, un sénat, dont tous les membres seraient élus pour rester en place pendant leur vie. Je ne pense pas qu’on puisse adopter ce projet, qui n’aurait point l’avantage de la pairie héréditaire. Un pair britannique s’intéresse à la conservation de sa dignité, qui doit passer à l’un de ses enfants. 11 consentirait difficilement à la sacrifier pour son intérêt personnel, et il refuserait son suffrage à des lois qui, en donnant trop d’extension aux prérogatives de la couronne, anéantiraient l’autorité de la pairie. Un sénateur à vie ne pourrait s’affectionner autant à son emploi. 11 serait à craindre qu’il ne s’en fît un moyen de fortune pour sa famille, surtout sur la fin de sa carrière, lorsque le désir du repos le rendrait indifférent au maintien de sa place. 11 serait à craindre que le Sénat ne fût trop dirigé par l'influence ministérielle : au surplus, si l’on démontrait que ces craintes sont chimériques, je cesserais de combattre ce projet. D’autres proposent aussi de diviser les représentants de la nation en deux Chambres, qui ne présenteraient aucune différence ni dans l’élection de leurs membres, ni dans la durée de leurs fonctions. On doit préférer sans doute une division quelconque de Chambres à une seule Assemblée ; mais il faut réfléchir que deux Chambres absolument semblables n’offrent qu’une séparation en deux bureaux, que ceux qui les composeraient seraient susceptibles de se laisser entraîner par les mêmes moyens, et qu’un enthousiaste ou un homme corrompu pourrait, pour préparer le succès de ses vues, rassembler la majorité d’une Chambre, et la disposer en faveur de l’opinion qu’il devrait fournir dans l’autre Chambre. Si l'on veut ralentir les délibérations, et donner une sorte de révision à deux Chambres sur leurs résolutions respectives, il faut non pas qu’elles aient des intérêts opposés, mais une position différente qui les empêche de s’animer des mêmes passions, et qui permette d’espérer que les mêmes circonstances ne pourront les égarer toutes les deux en même temps ; il faut conséquemment établir des règles différentes pour le choix et les qualités des membres qui les composent. Nous devons au moins espérer qu’on établira un sénat formé comme la plupart des premières Chambres américaines, et une Chambre de représentants. Celle-ci pourrait être composée d’environ six cent personnes élues par les citoyens de tous rangs dans chaque district, et nommées pour le terme de trois ans. C’est dans la Chambre des représentants que toutes les lois de l’impôt prendraient naissance, ainsi que dans celle d’Angleterre, sans que le Sénat pût jamais y faire le moindre changement. Le Sénat serait formé par trois cents représentants élus par les administrations provinciales, pour le terme de six ans. Pour que cette nomination ne pût pas donner aux administrations provinciales une trop grande prépondérance, et qu’elle ne devinssent pas un centre de cabales et d’intrigues, il faudrait ordonner que lors de l’élection de sénateurs, on joindrait aux administrations provinciales, un nombre égal de députés particuliers, choisis d’après les mêmes règles que les membres des administrations. Les sénateurs devraient être âgés de trente cinq ans accomplis, et posséder en immeubles dix mille livres de revenu. On trouvera peut être que c’est accorder la préférence aux richesses, et accroître la cupidité ; mais puisque le bien public exige une différence de position entre les deux Chambres, et qu’on ne veut pas adopter une magistrature héréditaire, if faut nécessairement profiler de la distinction des fortunes. Le nombre des propriétaires qui ont dix mille livres de revenus en immeubles est très-considérable. L’opulence procure tant d’avantages, qu’il est imposible de rien ajouter aux efforts multipliés de tous les citoyens pour y parvenir. Ces efforts sont même très-utiles au bien public, quand ils ne sont pas contraires aux lois, puisqu’ils nécessitent l’amour du travail et l’emploi de tous les talents, et qu’ils diminuent les inconvients de la trop grande inégalité des fortunes. Un riche propriétaire a plus d’intérêts au maintien de la tranquillité publique, il a plus de motifs pour redouter les innovations. Par la composition d’un sénat telle qu’on vient de l’indiquer, on joindrait à la différence des richesses la prudence que donne l’âge le plus avancé. Ce sénat serait chargé de l’honorable soin de maintenir la Constitution, de ne pas souffrir qu’il y fût fait le moindre changement, si ce n’est par les formes qu’elle aurait déterminées, et de défendre les prérogatives de la couronne. Les sénateurs restant plus de temps en place que les représentants, et ne pouvant jamais être renouvelés à la fois, mais seulement par proportion, apprendraient mieux à connaître combien il est important de ne jamais changer une loi sans nécessité, et suivraient avec plus de constance les mêmes principes. Je pense que le Sénat devrait avoir le droit de refuser une loi par un veto. S’il n’avait qu’un droit suspensif, une mauvaise loi triompherait de ses efforts; l’amour-propre irrité de ceux qui en auraient été les auteurs dans la Chambre des représentants la ferait reparaître subitement après les termes fixés. L’obstacle passager, causé par le Sénat, ne serait propre souvent qu’à redoubler leur impatience ; et alors Je veto royal ne serait plus assez fort pour l’arrêter. indépendamment de cette considération, je vais en proposer une autre que je crois sans réplique. Pour que le Sénat puisse être utile au maintien de la liberté et de l’autorité royale, il est évident qu’il doit être respecté, il doit être une sorte de magistrature créée par la nation, avdfr la préséance sur la Chambre des représentants, frapper les regards par quelque appareil, quelques marques de dignité ; mais il est facile de voir que s’il n’avait que le pouvoir suspensif, les riches propriétaires, les hommes éclairés préféreraient d’être [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 août 1789.] Aid élus représentants ; et le Sénat ne serait formé que par ceux qui n’auraient pu réussir à se faire nommer dans l’autre Chambre ; il serait bientôt ridiculisé par son impuissance, et par le peu d’importance de ses fonctions. 11 faudrait donner au Sénat le droit de proposer des lois comme à la Chambre des représentants. Les hommes aiment à faire usage de leur puissance. Si le Sénat ne pouvait montrer la sienne qu’en exerçant le droit de uefo,il serait à craindre qu’il n’en fit trop souvent usage ; car il pourrait s’en servir avec moins d’inconvénients pour lui-même que l’autorité royale ne pourrait se servir du sien. En laissant •au'Sénatla faculté de proposer une loi, on le rend moins empressé d’exercer, sans une grande nécessité, le droit de veto. Cette composition du Sénat doit plaire même aux plus démocrates. Je n’imagine pas que l’orgueil puisse s’irriter de voir accorder la préséance à un Sénat formé par des hommes plus favorisés de la fortune ; car c’est toujours le même intérêt. D’ailleurs les personnes riches ne se destineraient pas toutes au Sénat, un très-grand nombre s’empresserait d’entrer dans la Chambre des représentants. 11 ne sera jamais humiliant d’avouer qu’on n’a pas en immeubles un revenu de dix. mille livres. En Angleterre, les chevaliers qui représentent les comtés doivent être plus riches que les représentants des bourgs et des cités, et les pairs doivent l’être plus encore. Chez les Américains, les membres des sénats ou des conseils doivent avoir un revenu plus considérable que ceux de la Chambre des représentants. Je pourrais trouver des exemples à peu près semblables dans un grand nombre de républiques. On sait que les Romains ont été longtemps classés par leurs revenus dans les assemblées générales. Ceux qui ont profondément réfléchi sur le gouvernement monarchique trouveront peut-être la formation de ce sénat suffisante pour remplir le but auquel il serait destiné. Je déclare que j’appréhende aussi qu’il ne le soit, et que je ne le trouve pas assez intéressé à soutenir les prérogatives royales ; mais enfin cette composition des deux Chambres est au moins ce qu’il faut obtenir pour Je salut de la France. Si elles sont formées avec moins de différence encore, ou si l’on n’en établit qu’une seule, on peut s’attendre à l’incertitude ou à la versatilité dans la législation, à la faiblesse du pouvoir exécutif, à l’anarchie, à tous les maux qu’elle peut produire. Qu’on ne dise pas que les veto du Roi et des deux Chambres pourraient retenir le Corps législatif dans l’inaction. Le Roi et les sénateurs auraient intérêt à passer une loi pour augmenter leur puissance; et, dans ce cas, ce serait leur consentement, et non pas leur ueto, qui serait funeste. Ils s’opposeraient probablement aux innovations qui tendraient à diminuer leurs prérogatives ; et alors ils ne feraient que maintenir la Constitution ; mais toutes les lois qui ne seront relatives qu’à la liberté personnelle, à la police, à l’administration, aux propriétés, quel motif auraient-ils de les rejeter, si elles leur paraissent avantageuses à l’Etat? Il faudra donc, pour qu’ils les combattent, qu’elles leur paraissent contraires à la Constitution, ou nuisibles au bien public. Ainsi les veto du Roi et du Sénat ne seraient pas un obstacle à l’établissement des bonnes lois. Il est impossible que le Roi, le sénat et les représentants s’acccordent à repousser toutes les lois nécessaires, et à détruire le gouvernement; et, comme je l’ai déjà observé dans un de mes précédents ouvrages, l’inconvénient de manquer une loi utile est bien - moindre que celui d’en faire trop facilement de mauvaises. Jamais aucun peuple n’a jusqu’à ce jour fait consister la liberté publique dans la faculté illimitée de multiplier les lois sous les formes les plus démocratiques; on a décidé qu’on ne pouvait être forcé d’obéir à ce qui était contraire à la volonté générale; mais on n’a jamais pensé qu’il fallût mettre cette volonté générale toujours en activité. On a assigné aux magistrats, presque dans toutes les républiques, le droit exclusif de proposer les lois ; le peuple n’y peut donc pas faire autant de lois qu’il en désire. On pourrait citer une foule de précautions auxquelles les anciens avaient recours pour éviter les changements inconsidérés dans la législation. Il est plus avantageux sans doute de ne pas réserver à des magistrats le droit de proposer des lois ; mais créons au moins des obstacles pour en prévenir la multiplicité et pour assurer leur sagesse. Deux Chambres paraissent encore plus indispensables quand on réfléchit aux moyens simples et naturels qu’elles procurent pour le jugement des crimes, dans les fonctions publiques, par les ministres ou d’autres personnes constituées dans les hautes dignités. Le pouvoir exécutif serait sans force si les ministres du Roi étaient exposés à la vengeance des mécontents, dont ils ne peuvent éviter d’accroître chaque jour le nombre. Il importe autant à la sûreté publique de garantir les ministres des vexations suscitées par des animosités particulières, que d’assurer leur punition quand ils sont coupables. Autoriser contre eux des poursuites criminelles, sur les plaintes d’un seul dénonciateur, serait empêcher le prince de pouvoir former son conseil. Un ministre, relativement à ses fonctions, ne doit être accusé que par les représentants du peuple : c’est à eux seuls à décider s’il est criminel envers la nation, et à demander qu’il soit puni, lorsque les preuves de ses fautes leur auront paru évidentes. Si les représentants poursuivaient un ministre devant un tribunal ordinaire, ils donneraient à ce tribunal une autorité dangereuse ; s’ils le poursuivaient devant des jurés, les ministres ont tant d’ennemis, que souvent la récusation ne suffirait pas pour exclure tous ceux qui devraient leur être suspects ; d’ailleurs un petit nombre de particuliers serait facilement entraîné par le cri public et par l’influence des représentants. Mais, en formant deux Chambres, les représentants poursuivraient les coupables devant le Sénat; et l’on ne pourrait avoir aucun doute sur les crimes d’un ministre ou d’un agent de l'autorité, jugé coupable par les représentants et ensuite par les sénateurs La faculté de juger les accusations connues en Angleterre sous le nom d’tm-peachement ne pourrait pas être considérée comme une réunion de pouvoirs ; car le Sénat n’aurait pas le droit de faire des lois, mais seulement celui d’y concourir ; et conséquemment, en exerçant pour ce genre de délit le pouvoir judiciaire, *il serait dirigé par des règles antérieures qu’il ne pourrait pas abroger à sou gré. Ainsi, il n’y aurait point de réunion de pouvoirs ou d’autorité arbitraire. Un ne fait point encore assez pour la sûreté et l’indépendance du trône, si le lioi n’a pas le droit de dissoudre la Chambre des représentants, et de former par ce moyen une sorte d’appel au peuple, de leurs résolutions. 11 peut arriver des circonstances malheureuses où l’une, des deux Chambres et même toutes les deux, irritées contre 420 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. l’autorité royale, ou contre ses agents, adopteraient des mesures alarmantes qui, malgré le veto royal, seraient propres à bouleverser la Constitution, et à mettre le trône en danger. Je ne citerai pas ici un exemple connu de tous mes lecteurs. Cet exemple n’eût jamais existé, si le droit de dissoudre n’eût pas été abandonné par l’infortuné qui fut la victime de sa faiblesse. Ce droit essentiel pour la conservation du gouvernement monarchique ne sera nullement contraire à la liberté, s’il est décidé par la Constitution que, dans l’acte même qui dissout une des Chambres, une nouvelle convocation sera indiquée, afin qu’une autre Assemblée soit formée dans le plus court délai. Des pouvoirs qui doivent à l'avenir être confiés aux représentants. Si l’on désire d’assurer à la nation française une jouissance longue et paisible du bonheur qu’on lui prépare, il faut que la Constitution trace précisément les fonctions des représentants, que celles des électeurs soient bornées à les choisir, qu’ils puissent leur donner des instructions, et non leur dicter des ordres absolus ni gêner leur conscience. Si la Constitution elle-même n’investit pas de plein droit à l'avenir les représentants d’une sorte de magistrature, d’une fonction publique et légale, si chacun d’eux n’est que le porteur de la volonté de son district, il sera au pouvoir d’un seul homme, dans le plus petit village, de bouleverser le gouvernement. 11 n’aura qu’à faire dans l’assemblée de la commune une proposition bien exagéré, bien propre à séduire la multitude. Elle deviendra un ordie pour le député; elle sera publiée, imitée dans toutes les assemblées du même genre ; les représentants seront envoyés pour en faire une loi. La Constitution sera détruite ou changée, et le royaume livré à des troubles funestes. D’ailleurs les lois seraient souvent impossibles ; car, dans une foule de circonstances, les mandats seraient impératifs en sens contraire ; il n'y aurait par ce moyen aucune majorité de suffrages. Actuellement les représentants ne peuvent agir qu’en vertu des pouvoirs qu’ils ont reçus, parce qu’aucune loi n’a réglé leurs fonctions; mais, après rétablissement de la Constitution, il serait certainement contraire à tous les principes qu’une ville, un district ou une province pût faire la loi à tout le royaume, et menacer de se séparer de l’association, ou de désobéir aux décisions du corps législatif. Certainement une petite partie de la nation ne peut pas exercer un droit qui n’appartiendrait qu’à la nation entière, s’il était possible qu’elle s’assemblât dans une vaste plaine, et qu’elle y délibérât à la pluralité des voix. On objectera peut-être que la pluralité des mandats formerait alors la pluralité des suffrages de la nation; mais comment concilier les vœux contraires, pour former une majorité de voix entre des personnes qui ont délibéré sur des questions différentes, à un grand éloignement les unes des autres, et sans s’être communiqué leurs avis? Au surplus, je crois avoir démontré qu’il n’est jamais convenable à un peuple, et surtout à un peuple nombreux, de se réserver le pouvoir législatif. J’ajouterai qu’il lui serait bien plus funeste encore de l’exercer partiellement, et de transporter la souveraineté dans chaque division du territoire. Il désunirait alors le corps social, qui serait bientôt détruit. Pour que le gouvernement français ait quelque [12 août 1789.1 stabilité, le corps législatif quelque puissance, et le corps social une force d’ensemble, il faut donc que l’Assemblée nationale chargée par ses commettants d’établir une constitution, et conséquemment d’organiser tous les pouvoirs, détermine précisément; en vertu de l’autorité qui lui a été confiée, les fonctions des membres du corps législatif, et qu’il soit défendu aux électeurs d’imposer des lois à leurs députés, et d’exiger d’eux des engagements de se conformer à leurs volontés, à peine de nullité de l’élection. La Constitution doit être promulguée comme définitive. Je voudrais faire apercevoir les dangers d’un système excessivement répandu sur la manière de promulguer la Constitution. Un grand nombre de personnes paraissent croire qu’on ne peut la présenter comme définitive, et qu’il faut en soumettre le projet aux provinces, ou à une nouvelle Assemblée. On se fonde sur les prétendus vices de la représentation actuelle; mais, quand il serait vrai que la représentation aurait été défectueuse en quelques points, n’est-elle pas devenue légitime par le consentement du peuple français? Le premier caractère que doit avoir une représentation, est certainement la confiance de ceux qui l’ont formée. Il est vrai que, dans plusieurs parties du royaume, on s’est plaint de quelques articles du règlement provisoire, et qu’on a témoigné le désir de voir adopter, pour les assemblées futures, une organisation plus régulière; mais existe-t-ilun seul district, dans leroyaume, où le corps des habitants ait refusé, où il ait désavoué la représentation? Les mandats donnés aux membres de l’Assemblée renferment tous les pouvoirs suffisants pour reconnaître, déclarer ou établir les lois fondamentales de la Constitution de la France ; et je ne pense pas qu’aucun député eût accepté ses pouvoirs, s’il eût pu croire qu’ils étaient rendus nuis par la nature de la représentation. J’observe encore que si la représentation actuelle était assez irrégulière pour annuler les pouvoirs relatifs à la Constitution, elle annulerait également ceux qui seraient relatifs à toute autre matière, et alors toutes les résolutions prises par l’Assemblée ne seraient que de simples projets. La France est actuellement en proie à l’anarchie la plus alarmante. Tous les liens de la subordination sont brisés : si l’on ne se hâte de les renouer, bienlôt il ne sera plus temps. L’habitude de la force et de la violence sé sera tellement enracinée que les lois ne pourront plus obtenir les respectsdelamultitude.llfautdoncdonner le plus tôt possible au royaume une constitution. Tous les bons citoyens la désirent comme un port dans la tempête; "ils s’empresseront de s’y mettre à l’abri. Elle sera un signal de ralliement pour les amis de l’ordre et de la liberté ; mais oser entreprendre de soumettre la Constitution au jugement des provinces ou d’une nouvelle assemblée serait vouloir sacrifier la France pour des subtilités métaphysiques, l’exposer à tous les fléaux réunis, et ruiner pour jamais la plus belle contrée de l’univers. Toutes les provinces n’ont-elles pas récemment adressé à l’Assemblée nationale des témoignages de confiance ? et si l’on croit qu’elles doivent ratifier les résolutions de leurs représentants, il est évident qu’elles pourront chercher vainement une constitution pendant des siècles. Les différences d’avis dans les districts exigeraient des délibérations nouvelles, ensuite une autre ratification; (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 112 août 1789.] 421 et il n’y a point de motifs pour croire qu’on pourrait enfin parvenir à un résultat. Une constitution provisoire, bien loin d’être un remède aux maux actuels, un moyen de rétablir la tranquillité, ne serait certainement qu’un sujet fécond de troubles etde malheurs. En la renvoyant à la décision des provinces, il serait impossible d’espérer qu’elles parvinssent à adopter les mêmes opinions. En attendant la volonté d’une autre assemblée, on maintiendrait l’anarchie, on lui donnerait de nouvelles forces. Il serait impossible d’espérer qu’elle pensât, sur tous les points, comme la première. Le résultat commun de ces deux partis serait donc de nouveaux débats, de nouvelles haines, la ruine du royaume, et la perte de liberté sans retour. Des moyens de corriger les vices de la Constitution. Je trouve aussi les plus grands dangers dans le système de ceux qui voudraient annoncer des époques fixes et des convocations extraordinaires pourcorriger la Constitution; c’est comme si l’on voulait, à des temps marqués, rendre les lois sans force, rompre tous les ressorts du gouvernement, et livrer la France à toutes les fureurs de la discorde. Certainement on ne pourrait pas désigner un terme pour des changements indéterminés dans le gouvernement, sans que chaque individu ne prît soin de les prévoir, et de les calculer au gré de ses désirs. On méprise une autorité dont on espère l’anéaniissement prochain, et l’empire de la violence serait bientôt le seul en vigueur. Le bonheur public étant inséparable de la force des lois, il faut que le gouvernement soit stable, et qu’on inspire aux Français, dès leur enfance, le plus profond respect pour la Constitution. Il n’est pas à craindre que ce respect soit un moyen d’oppression , car la Constitution ne peut être chérie du peuple que lorsqu’elle lui procure des avantages sensibles. Les hommes ont plus de penchant à maudire leur sort qu’à le bénir. Il faut calmer les inquiétudes de leur imagination, pour leur apprendre à sentir le prix des biens dont ils jouissent; mais si ces biens ne sont pas réels, il est difficile de leur en faire supposer l’existence. J’admire le respect religieux des Anglais pour les défauts mêmes de leur constitution ; c’est qu’ils savent que le bien et le mal sont quelquefois si intimement liés, qu’en voulant ôter celui-ci on arrache l’autre, et que le bien étant plus difficile à rétablir, le mal seul est ensuite replacé. Je ne veux pas dire qu’une constitution puisse être éternelle : mais il me semble que les changements ne devraient jamais être précipités, que surtout il faudrait employer les moyens qui n’excitent ni trouble ni convulsion, qu’il est inutile, ou plutôt qu’il est funeste d’indiquer des époques fixes pour en renouveler l’examen. Ceux qui connaissent les hommes savent que mille ou douze cents personnes ne s’assembleraient pas extraordinairement pour déclarer que tout est bien et digne d’être conservé. Quelque excellente que pût être la Constitution, elle aurait sûrement des inconvénients; et souvent, sans réfléchir qu’ils tiennent à de plus grands avantages, dans le dessein de la perfectionner, on la détruirait, ou on la rendrait plus vicieuse encore. Je désirerais donc qu’il n’y eût jamais d’assemblée extraordinaire, soit pour maintenir, soit pour corriger la Constitution, que sa solidité résultât de l’organisation des pouvoirs, que les moyens de corriger ses défauts fussent placés dans cette même organisation, et que les corrections fussent lentes et difficiles. Pour changer un seul article de la Constitution, le consentement du Roi et des deux Chambres serait nécessaire. Le consentement étant donné, le changement serait annoncé dans le royaume, comme un simple projet, afin de profiter de toutes les lumières. Le projet ne deviendrait une loidéfinitive que lorsqu’il aurait obtenu un second consentement du corps législatif, après un terme où il y aurait eu une nouvelle élection de représentants. � Il me semble qu’on parviendrait à concilier ainsi les motifs qui proscrivent la trop grande facilité des changements, et ceux qui ne permettent pas qu’on les rende impossibles. Je crois surtout qu’il ne pourrait être proposé, de cette manière, que des changements utiles , et qu’ils n’exciteraient aucune commotion. Les partisans d’une convocation extraordinaire ne manqueront pas de dire que cette forme attenterait aux droits du peuple ; mais je répondrai que le peuple n’a point de droits contraires à son bonheur, et que l’on confond trop souvent sa force et sa puissance avec ses droits. Dès qu’il est prouvé que la nation ne peut, sans nuire à son bonheur, exercer par elle-même la souveraineté, il ne faut donc pas l’exciter à la reprendre, sous le prétexte de corriger la Constitution, puisqu’on provoquerait la plus affreuse anarchie. Il n’est nullement contraire aux droits du peuple français de confier, en son nom, au corps législatif, le droit de faire des changements dans la Constitution, avec les précautions qu’on vient d’indiquer, ou d’autres du même genre. Une convocation extraordinaire, qui ne serait pas combinée de manière à prévenir la réunion des pouvoirs, pourrait opérer la tyrannie démocratique, ou la dissolution de la société. Je ne crois pas qu’il soit prudent, qu’il soit même juste d’inviter lé peuple à désorganiser le corps politique. S’il est utile à la félicité générale de garantir le monarque et les représentants de toute entreprise sur leur autorité respective, cette utilité ne doit-elle pas être constamment protégée? Après avoir ôté à la couronne tous les moyens de nuire et ne lui avoir laissé que ce qu’exige le bonheur public, voudrait-on encore ne pas lui assurer la jouissance paisible de ses prérogatives? Faut-il fixer un terme où ces limites seront arrachées, et où l’une de ces autorités pourra devenir arbitraire? Mais je prévois une autre objection : c’est qu’on priverait le peuple de tous les moyens de secouer le joug, si tous les pouvoirs s’accordaient pour le lui rendre insupportable. Premièrement, cefe, accord est impossible; et s’il ne l’était pas, il existe un remède terrible, il est vrai, celui de l’insurrection; mais, dira-t-on, ne vaudrait-il pas mieux éviter ce cruel moyen, et en indiquer d’autres? — une bonne constitution n’impose jamais au peuple la nécessité de l’insurrection, et la rend impossible, tant qu’elle n’est pas nécessaire; si elle l’est une fois, il n’est point de pouvoir sur la terre capable de l’empêcher ; mais les moyens que vous présentez pour éviter 1 insurrection ne sont précisément autre chose que les maux de l’insurrection elle-même, rendus fréquents et inévitables. Ceux que je propose ne laissent cette ressource que lorsqu’elle est absolument indispensable. Et vous, vous voudriez la transformer en fléau périodique! Puisse une heureuse constitution être bientôt le fruit des travaux de l’Assemblée nationale ! 422 [Assemblée nationale. J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 août 1789.] Jamais il ne fut plus dangereux de perdre un seul moment. Puisse-t-on sentir que si l’on voulait trop entreprendre, on s’exposerait à manquer tous les succès ; que le plus important devoir est d’assurer la liberté publique, et que pour l’assurer, il suffit d’organiser le corps législatif, et de placer les limites nécessaires pour que les différents pouvoirs ne s’entre-détruisent pas, et ne se réunissent jamais entièrement dans les mêmes mains ! Sans doute les bases des réformes essentielles doivent être posées, et aucun abus ne peut être consacré ; mais que tous les abus ne soient pas détruits à la fois ; car leur destruction doit etre faite avec justice et lenteur ; et quand on s’occupe du bonheur général, il ne faut pas tellement oublier celui des individus, qu’on les prive de tous les moyens de se procurer leur subsistance. Quel citoyen ne doit pas frémir d’impatience, dans l’attente d’une constitution qui doit faire cesser l’anarchie, nous permettre de remplir une de nos obligations les plus sacrées, celle d’acquitter les dettes de l’Etat, de rétablir l’ordre et l’économie dans les finances, de rendre l’activité à la perception des subsides, et de mettre l’égalité entre la recette et la dépense ? Si l’on ne place dans la Constitution que ce qui est nécessaire pour le maintien de la liberté, elle sera courte, simple et claire. Ah ! puisqu’une destinée fatale a voulu que la liberté fût toujours achetée par de grands sacrifices, puisque la témérité des ennemis du bien public avait inspiré de fausses mesures qui, en provoquant l’emploi des forces individuelles, ont préparé la plus funeste anarchie, puisque cette anarchie n’a pas encore cédé aux preuves de justice et de bonté données par le Roi, à son dévouement généreux; c’est de la vertu, c’est du courage des bons citoyens, qu’il faut espérer le salut de la patrie. Us sentiront la nécessité de n’établir dans aucune partie du royaume un pouvoir indépendant du corps législatif. Dans ma province, on a juré de défendre la liberté publique, et de maintenir dans toute son intégrité l’autorité royale, sans laquelle la liberté ne peut pas exister en France. C’était jurer de combattre l’anarchie, et ce serment doit être écrit dans le cœur de tous les bons Français. DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME EN SOCIÉTÉ, Présentée à l'Assemblée nationale, par M. l’abbé Sieyès (1). Les représentants de la nation française, réunis en Assemblée nationale, reconnaissent qu’ils ont, par leurs mandats, la charge spéciale de régénérer la Constitution de l’Etat, et que la nécessité des circonstances leur impose le devoir d’achever promptement ce grand ouvrage. En conséquence, ils vont exercer le pouvoir constituant; Et pourtant, comme la représentation nationale actuelle n’a pas été formée par la généralité des citoyens, avec cette égalité et cotte parfaite liberté qu’exige une telle nature de pouvoir, l’Assemblée nationale déclare que la Constitution qu’elle va donner à la France sera incessamment revue par (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur. un nouveau pouvoir constituant (2), délégué pou cet unique objet, d’une manière plus conforme à la rigueur des vrais principes de toute société. Les représentants de la nation française exerçant les fonctions du pouvoir constituant considérant d’abord que toute union social et par conséquent toute constitution politique ne peut avoir pour objet que de protéger et de servir les droits de l’homme vivant en société. ils jugent donc qu’ils doivent commencer par reconnaître ces droits; ils jugent qu’il sera utile de faire précéder le plan de constitution par l’exposition motivée de ces droits ; et par cette marche régulière, iis veulent se présenter à eux-mêmes comme l’objet ou le but qu’ils doivent constamment se proposer et s’efforcer d’atteindre. En conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et consacre, par une promulgation positive et solennelle, les droits de l’homme et du citoyen , ainsi qu’il suit : Art. 1er. L’homme reçoit de la nature des besoins impérieux, avec des moyens suffisants pour y satisfaire. Art. 2. Il éprouve dans tous les instants, le désir du bien-être. Les secours qu’il a reçus de ses parents, ceux qu’il reçoit ou qu’il espère de ses semblables, lui font "sentir que de tous les moyens de bien-être l’état de société est le plus puissant. Art. 3. L’objet d’une association politique ne peut être que le plus grand bien de tous. Art. 4. Toute société ne peut être que l’ouvrage libre d’une convention entre tous les associés. Art. 5. Tout homme est seul propriétaire de sa personne.il peut engager ses serveies, son temps, mais il ne peut pas se vendre lui-même. Celte première propriété est inaliénable. Art. 6. Tout homme doit être libre dans l’exercice de ses facultés personnelles, pourvu qu’il s’abstienne de nuire aux droits d’autrui. Art. 7. Ainsi, personne n’est responsable de sa pensée, ni de ses sentiments; tout homme à le droit de parler ou de se taire; nulle manière de publier ses pensées et ses sentiments ne doit être interdite à personne; et en particulier chacun est libre d’écrire, d’imprimer ou de faire imprimer ce que bon lui semble, toujours à la seule condition de ne pas donner atteinte aux droits d’autrui. Enfin tout écrivain peut débiter ou faire débiter ses productions, et il peut les faire circu-(2) On aurait tort d’opposer à ce principe, dont on reconnaît d’ailleurs la vérité, la loi impérieuse des circonstances, comme s’il y avait du danger, en ce moment, à laisser aux peuples l’espoir d’une nouvelle convention nationale. Si votre constitution est bonne, elle sera applaudie, et elle en deviendra meilleure. Si elle est mauvaise, pourquoi ne pas arrêter les effets de mécontentement, par un motif raisonnable de patience ? Y aurait-il moins de danger dans ce moment que dans un autre, à diviser la nation en deux partis, les contents et les mécontents, à qui vous auriez ôté tout moyen de justice autre que l’emploi de la force ? Songez que la constitution que vous allez nous donner doit offrir un moyen simple et uniforme de faire connaître la véritable volonté nationale et que si vous taisiez ce moyen, vous n’empêcheriez pas pour cela que ceux qui vous ont donné un mandat spécial ne pussent le renouveler pour vos succeseurs. Les troubles, les désordres que vous craignez, ne peuvent pas être la suite d’un droit, mais plutôt la suite de l’empêchement qu’on voudrait mettre à son exercice. Je regarde la nouvelle députation comme impérieusement ordonnée par la circonstance même qui vous effraye ; car c’est précisément lorsque les peuples vous paraissent capables de prendre des moyens violents pour se faire justice, qu’il faut leur présenter le moyen simple 1 et légal de redresser les torts dont ils ont à se plaindre.