88 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 juillet 1791.] Sans doute, la loi proposée par le comité de Constitution ne pouvait obtenir l’honneur de la discussion dans une assemblée de législateurs (1), mais il pouvait, ce me semble, lui en être substituée une autre, et j’ose le tenter. En effet, en ne faisant porter le doublement de l’impôt que sur les fonds réels ou les fonds présumés tels, en raison de l’habitation et de l’habitation même louée, le négociant lui-même, forcé de sortir du royaume pour ses affaires, n’a pas le droit de se plaindre de ce surcroît de charge, au moins il ne le peut avec justice; car, enfin, s’il s’absente pour les affaires rie son commerce, cette absence porte pour lui intérêt, et les propriétés qu’il laisse dans le royaume, son habitation, ses fonds n’en portent pas un moins grand : il doit payer pour leur conservation qui lui est garantie par la société dans les instants de crise; il doit donc payer sans regret le doublement de son imposition, puisque, ne fournissant pas sa personne pour cette garantie, il doit l’acquitter par une partie de leur produit. Je n’avais jamais réfléchi sur cette question avant qu’elle eût été agitée dans l’Assemblée nationale; mais, en vérité, il me semble que si je l’avais discutée, ainsi que le comité de Constitution pendant deux jours entiers, j’aurais proposé une autre loi que celle qui a été le résultat de ses sueurs et de ses veilles; j’aurais proposé à l’Assemblée d’envoyer à son comité d’imposition la portion de cette loi qui devait prononcer sur la répartition de l’impôt : peut-être même la loi que j’aurais présentée eût-elle porté un caractère plus propre à la faire admettre que celle de M. de Mirabeau, qui, cependant, est le résultat d’une opinion que, selon ses propres paroles, il mettait, il y a 5 ans, sous les yeux d’un despote (2). Alors il avait le loisir de la réfléchir, car il a bien voulu m’apprendre, et à toute l’Europe, par la voie des papiers publics, que la correspondance d’un voyageur à Berlin n’était pas de lui, et que, par conséquent, le travail qu’elle a exigé ne l’occupait point alors. PROJET DE décret pour fixer les règles de la liberté qu'a tout citoyen d'entrer et de sortir du royaume. Art. 1er. Tout citoyen a le droit de sortir et d’entrer dans le royaume, sans être assujetti à d’autres règles ou formes que celles des visites nécessaires à l’entrée ou à la sortie de France pour justifier l’obéissance aux règlements établis pour la perception des droits du tarif. Art. 2. Dans le cas de danger imminent ou d’une crise publique, l’Assemblée nationale, lorsqu’elle le jugera indispensable, rendra un décret mettre, et qu’il n’appartient qu’à la puissance céleste de maîtriser. (1) J’avais cherché longtemps à m’expliquer les principes qui avaient pu déterminer le comité de Constitution à proposer à l’Assemblée nationale quelques articles de son projet do loi sur la résidence des fonctionnaires publics, sans avoir pu en deviner les bases ; mais son projet de loi sur les émigrants m’a expliqué son motif; sans doute, il voulait les faire rejeter. En conséquence, j’essayerai de développer au public, et je mettrai sous ses yeux les motifs de quelques amendements que je me propose d’y faire, et qui, probablement, la feront adopter. (2) Le roi Frédéric-Guillaume qui règne sur la Prusse, ainsi que ses sujets, doivent tenir un grand compte, et savoir un grand gré à M. de Mirabeau, de l’épithète heureuse dont il a bien voulu les qualifier. qui deviendra obligatoire pour tout citoyen français de rentrer dans le royaume au terme et dans le délai prescrits par le décret. Art. 3. Tout citoyen qui sera absent ou voudra s’absenter pour quelque cause que ce puisse être, pendant que ce décret sera en vigueur, payera, en imposition mobilière et foncière, le double de celle qu’il payait avant sa sortie du royaume, ou qu’il payerait s’il y était en résidence. Sont exceptés de la présente disposition pour les deux premiers mois de leur sortie, les citoyens payant un droit de patente; mais, après 60 jours révolus, ils seront assujettis comme tous autres citoyens. Art. 4. La municipalité du lieu où l’émigré fait sa dernière résidence sera tenue de prévenir de son absence le directoire du département et le Corps législatif. Art. 5. Le quart de la double imposition que payera le citoyen absent, dans la municipalité où il formait sa dernière résidence, sera attribué en diminution d’imposition sur tous les coutribua-bles de cotte municipalité, qui ne payent que 12 livres et au-dessous. Cette diminution sera faite au marc la livre de la contribution de ces citoyens. Art. 6. En cas de négligence de la municipalité dans laquelle le citoyen absent a formé la dernière résidence, la municipalité sera condamnée solidairement à une amende de mille écus applicable en diminution des contributions des citoyens, payant 12 livres et au-dessous, de la municipalité qui aura dénoncé l’absent, et alors nulle diminution ne sera faite à la cote de l’imposition des citoyens de la municipalité qui aurait dû faire la déclaration et l’aura négligée. Art. 7. Les fonctionnaires publics, qui se trouveraient absents du royaume à l’époque de la publication du décret du Corps législatif, seraient tenus d’y rentrer dans le même délai que les autres citoyens ; et, faute de s’y coutormer, ils encourraient, en outre de la double imposition, les peines portées contre les fonctionnaires publics absents de leurs fonctions, aux termes des articles de la loi du, etc. Art. 8. Ne peuvent être exceptés des obligations prescrites par les articles de la présente loi, que les citoyens employés, hors du royaume, pour le service de l’Etat, et ayant mission expresse et avouée du pouvoir exécutif. PROJET DE DÉCRET pour le comité d'imposition résultant de la loi, pour fixer les droits de tout citoyen d'entrer et de sortir du royaume. Art. 1er. Tout citoyen absent du royaume, ou qui viendrait à s’en absenter lors de la publication, faite par le Corps législatif, de la foi qui appellerait tous les citoyens dans le royaume, payera la double contribution mobilière à laquelle il serait assujetti par fa loi, dans la ville où serait son principal manoir, et la quittance qu’il présenterait de cette imposition mobilière lui serait attribuée en déduction de la double contribution foncière à laquelle il pourrait être assujetti par la même loi. Art. 2. Dans le cas prévu par le précédent article, où le propriétaire serait tenu, outre la contribution mobilière, d’une contribution foncière, la quittance de la contribution mobilière présentée dans chaque municipalité lui servirait de décharge à la contribution foncière à laquelle il serait tenu, jusqu’à la hauteur de la somme à [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 juillet 1791.] 89 laquelle se sera élevée sa contribution mobilière; en conséquence, dans chaque municipalité où cette quittance sera présentée, il sera inscrit au dos, par le collecteur, la somme des contributions dont elle aura tenu lieu. Art. 3. Lorsque le montant de la somme de la contribution mobilière sera absorbé par les contributions foncières, à la déduction desquelles cette quittance aura servi, elle cessera d’être reçue comme équivalente. Art. 4. Cette double contribution sera payée tous les trois mois; et, dès que le quartier sera commencé, il devra être payé comme s’il était révolu. Art. 5. Tout citoyen rentrant dans le royaume à l’époque de la publication de la loi, et pendant qu’elle sera en vigueur, prendra à la première municipalité de la frontière, un certificat de sa rentrée dans le royaume ; et, pour être déchargé de sa double contribution, il sera tenu de la présenter lui-même, dans les trois semaines qui suivront sa rentrée, au maire de la municipalité de sa résidence, ou à celui d’une municipalité de chef-lieu d’un département qui ne soit pas frontière. DEUXIÈME ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU SAMEDI 9 JUILLET 1791. Opinion de M. de Liancourt, député du département de L'Oise, sur la loi contre les émigrants. Une nation peut-elle porter une loi contre l’ émigration 1 Cette loi est-elle nécessaire dans un Etat ? La réponse à ces deux questions prononcera celle à faire à la proposition d’une loi contre les émigrants. Il n’est personne qui, rapprochant les droits de l’homme libre de l’idée d’une loi qui enchaînerait toutes les facultés, qui lui ôterait l’image de cette liberté, le plus précieux des biens, le plus incontestable, le plus inaltérable des droits, ne rejette avec effroi, dans des circonstances ordinaires, jusqu’à la possibilité d’une violation aussi positive du pacte social, d’un emploi aussi tyrannique et aussi désespérant de l’autorité nationale : le droit de la nation, pris collectivement, n’est certainement pas un droit d’empire sur chacun de ses membres, et l’Assemblée nationale a reconnu, dans la déclaration des droits de l’homme, les limites que tout Corps législatif doit respecter. L’autorité du Corps législatif ne peut s’exercer qu’autant qu’elle est nécessaire pour protéger la liberté générale et particulière des citoyens. La convenance, l’utilité même permanente, en apparence, ne peut l’autoriser à toucher aux droits que la nature assure à tous les hommes. Le premier de tous est de chercher à être heureux, où, et comme chacun le juge préférable, sans blesser directement les droits d’autrui. Ainsi, dans ce rapport, personne ne contestera sans doute que le Corps législatif ne peut pas porter le plus léger obstacle à la volonté de ceux qui veulent sortir de l’Empire : ce serait attacher à la glèbe des citoyens malgré eux ; ce serait rendre et déclarer esclaves des hommes libres, qui n’ont accepté le pacte social que pour jouir de la protection de tous, que pour assurer plus de garants à leur bonheur. Ce serait contredire la déclaration des droits, usurper violemment sur la liberté naturelle ; c’est dans ce sens enfin qu’une loi sur les émigrants serait une loi injuste et barbare. Mais cette vérité absolue peut, dans quelques circonstances, recevoir des modifications : il peut être la matière d’un doute raisonnable de prononcer si ces droits inviolables, dans le sens le plus rigoureux, ne peuvent pas être suspendus temporairement, si leur exercice n’admet pas des exceptions que la sûreté publique, que la protection garantie à tous, semblent commander. Ce doute, résolu par le principe du salut commun, l’est encore par l'exemple. Ainsi, quoique l’inviolabilité de la propriété soit une des bases du pacte social, une délibération de la majorité peut entreprendre sur celle d’un citoyen pour l’avanlage commun, même pour sa propre conservation, malgré le vœu du possesseur. Ainsi, le soldat commet un crime en quittant les drapeaux, quoiqu’il n’ait pas aliéné sa personne, et qu’il n’ait pas pu l’aliéner. Ainsi, le citoyen qui, dans le péril imminent de l’Etat, quitte la patrie, lui enlève son conseil, ses forces, ses ressources, est sans doute coupable envers elle, nuit, par l’usage de sa liberté, à l’avantage de tous, et commet un crime devant la société, dont jusqu’alors il a reçu protection et appui. Cet nomme se trouve dans la situation du soldat qui déserte. Car si tous les citoyens n’ont pas pris nominativement un engagement particulier de porter les armes, ils en ont pris, ils en ont dû prendre un général pour le moment où le salut de l’Empire l’exigerait. Ils n’ont pu prétendre, en étant et en demeurant membres d’une société, avoir sur elle des droits gratuits et sans réciprocité; toutefois, s’ils renoncentà faire partie de cette société, elle n’a plus rien à réclamer de leur personne ; ainsi je pense comme une vérité politique qui se montre incontestable à ma réflexion, que la nation et le Corps législatif qui en est l’organe, a le droit, quand l’Etat est en péril imminent, d’appeler tous les citoyens à leurs postes, et de requérir impérieusement de tous leur assistance à la chose publique ; mais je nense que ce droit n’existe que dans les cas infiniment rares, de péril imminent, parce que son exercice est une suspension des droits les plus précieux, les plus incontestables des citoyens; qu’il est encore positivement nuisible à la prospérité nationale ; enfin que c’est la promulgation d’une loi martiale. Je demande que l’on veuille bien faire attention que je ne parle ici que du droit. Mais, si une nation a le droit, dans certaines circonstances, de rappeler à elle tous les citoyens que l'usage de leurs droits naturels éloigne de son sein, lui est-il jamais nécessaire d'en prononcer la loi ? Pour qu’une loi soit nécessaire à prononcer, il faut que son exécution soit utile; il faut que son exécution soit praticable. L’intention d’une loi contre les émigrants, dans les seules circonstances où il semble qu’une nation ait le droit de la prononcer, est évidemment de diminuer la force des ennemis de la chose publique, d’augmenter les moyens de défense et de ressource de la nation, de maintenir la population et le travail dans son niveau, enfin de concourir, par la plus grande réunion de moyens, au retour de l’ordre et de la tranquillité publique. Une loi contre les émigrants peut produire l’effet con-