[Assemblés nationale-] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 décembre 1789. J 591 M. le Président rappelle l’interrupteur à l’ordre. M. le vicomte de Mirabeau réclame la parole et pendant longtemps, refuse de quitter la tribune dont il s’est emparé. M. le Président propose de clore la discussion. — La clôture est prononcée. M. le vicomte de Mirabeau interrompt le président, en termes peu mesurés, et s’obstine à vouloir être entendu, malgré les observations qui lui sont faites de toute part. (L'Assemblée reste longtemps dans un désordre extrême.) M. le Président parvient enfin à ramener le calme. I M. Bouche. Le scandale auquel nous venons d’assister n’a pu être prévu par votre règlement-, je demande que celui qui en est l’auteur soit exclu pendant huit jours de l’Assemblée. M. Barnave. Cette peine excède notre droit. Je propose l’exclusion pour la séance seulement, afin que l’orateur réfléchisse sur ses intempérances de langage et autres. (L’intempérance de M. le vicomte de Mirabeau lui avait mérité le surnom de Mirabeau-Tonneau.) M. Alexandre de Lameth. Comme il est indispensable de conserver quelque décence dans les séances de l’Assemblée, je demande que M. le vicomte de Mirabeau soit rappelé à l’ordre et que son nom soit inscrit au procès-verbal. Je demande ensuite que l’Assemblée ajourne à la séance de samedi soir la question de savoir quelle punition mérite un membre qui s’oublie au point de manquer de respect au président et à l’Assemblée, et si cette punition peut s’étendre jusqu’à l’exclusion de ce membre. L’ajournement à samedi est décrété, ainsi que la reprise de l’ordre du jour. M. le vicomte de Mirabeau réclame la parole avec un grand éclat de voix. (Les termes peu mesurés de l’orateur et ses emportements au delà des bornes prescrites dans une assemblée publique, font renaître le tumulte.) Plusieurs membres demandent que la séance soit levée, en mentionnant la cause de sa discontinuation. M. Lambert de Frondeville cherche à excuser l’orateur en disant que, s’il a tant élevé, la voix, c’est par un excès de sensibilité et d’inquiétude sur l’ajournement prononcé à samedi prochain. Il demande que l’ajournement soit révoqué et qu’on revienne simplement à l’ordre du jour. M. le duc de Liancourt. L’Assemblée a été troublée d’une manière extrêmement pénible pour elle-même et pour le public qui assiste à la séance. Je suis loin de pencher pour les partis rigoureux, mais je ne puis m’empêcher, dans l’intérêt de l’Assemblée, de demander qu’en révoquant l’ajournement, le membre qui a été rappelé à l’ordre par M. le président soit nommé dans le procès-verbal. Cette motion est mise aux voix et l’Assemblée décrète seulement : « Que M. le vicomte de Mirabeau, qui a été mis à l’ordre par M. le président, sera nommé dans le procès-verbal. » M. le baron de Menou. La plus belle grâce qu’on puisse faire à M. le vicomte de Mirabeau, c’est de croire qu’il n’est pas de sang-froid. La discussion est reprise sur l'affaire du parlement de Rennes. M. le vicomte de Mirabeau dit qu’il existe, au comité des rapports, différentes pièces tendant à justifier la chambre des vacations du parlement de Rennes et à démontrer que le président seul a fait au Roi la réponse qui a été mentionnée. Il ajoute que l’adresse qui a été lue a été faite par la municipalité sans que le surplus des citoyens y ait eu aucune part. Ces motifs le déterminent à penser que la chambre n’est pas coupable, et il demande que la discussion soit continuée à demain, deux heures, pour qu’on puisse faire le rapport des pièces. M. Giraud-Duplessis appuie la motion de M. Le Chapelier par la lecture d’une délibération de la ville de Morlaix. M. d’Estourmel dit que l’ancienne constitution de Bretagne a sans doute induit le parlement en erreur ; que les magistrats se sont trouvés embarrassés entre les lois anciennes et les lois modernes; qu’il faut prier le Roi d’écrire au parlement et de remplacer les magistrats de la chambre des vacations. On demande l’ajournement de la question. L’ajournement, mis aux voix, est rejeté. M. Rœderer fait une motion qui est adoptée en ces termes : « L’Assemblée nationale décrète : « Que les magistrats composant la chambre des vacations du parlement de Rennes seront mandés pour comparaître à la barre, dans la quinzaine de la réception du décret, et que le Roi sera supplié de former une autre chambre parmi les autres magistrats du même parlement. » M. le Président lève la séance, après avoir indiqué celle de demain, à neuf heures et demie. PREMIÈRE ANNEXE à la séance de V Assemblée nationale du 15 décembre 1789. Idées et réflexions sur quelques points de la constitution militaire adressées à MM. les députés , membres du comité militaire, par le marquis de Puységur (1) , colonel du régiment de Strasbourg -Artillerie. Une constitution militaire doit, comme celle d’un gouvernement, être appuyée sur des bases si stables, sur des principes si clairs, qu’une fois ces principes établis et sanctionnés par l’unanimité des opinions, aucun être ne puisse s’en écarter sans eD devenir responsable au tribunal de la loi. (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur. 592 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 décembre 1789.] Il ne faut pas se le dissimuler, le despotisme est une hydre qui tend à se reproduire sans cesse sous toutes sortes de formes. Il ne suffit pas en France que le plus honnête et le plus vertueux des Rois se soit mis dans l’impossibilité de l’exercer ; si ses réflexions et ses lumières l’on porté à la persuasion pleine et entière que la souveraineté pouvait exister sans despotisme ; je dis plus, qu’il n’y en a véritablement de réelle et de satisfaisante que celle appuyée sur des lois qui fixent à chacun ses droits comme ses devoirs ; il ne faut pas s’attendre à voir tous les hommes chargés de pouvoirs partiels et secondaires se pénétrer des mêmes vérités. Tousses hommes ont des passions; donc ils peuvent être justes ou injustes, bons ou méchants, humbles ou glorieux, débonnaires ou tyrans; et chacune de ces qualités peut produire également de bons ou de mauvais résultats. Dans l’ordre ordinaire de la société, où les procédés mutuels établissent les liens, aucune règle ne doit en établir les formes; aussi chacun est-il libre d’admettre ou non, tel ou tel individu à son intimité. Mais il n’en est pas de même dans toute association quelconque, et à plus forte raison dans une association militaire. Toute association ne peut se maintenir que par le bonheur que trouve constamment chaque individu à se soumettre aux lois de cette association; or, ce bonheur n’est certainement que dans l’ordre et dans le maintien de cet ordre ; mais qui dit ordre, ditleseuldispotisme auquel l’acception de ce mot puisse être employée désormais; qui dit ordre, dit que l’on ne remplit que son simple devoir en s’y conformant, et que l’on se rend coupable au dernier cbef en s’y soustrayant. Si ce principe est généralement reconnu , pourquoi l’observance de cet ordre n’est-elle pas générale? pourquoi, si des principes de justice ont déterminé que f ordre militaire, ou son synonyme, la discipline militaire, doit être sévère et rigoureusement établie pour le simple soldat, pourquoi, dis-je, n’eu a-t-on pas conclu qu’elle doit être aussi sévère et aussi rigoureusement établie pour l'officier, depuis le maréchal de France jusqu’au sous-lieutenant ? car enfin l’ordre est un chaînon qui lie également tous les individus, et dont un seul anneau ne peut être distrait sans risquer de les voir tous se rompre également. Un principe reconnu généralement parmi tous les militaires, c’est que trop de bonté dégénérant en faiblesse, cette vertu de société devient souvent très-dangereuse dans l’homme chargé d’une autortté ; ce qui sans doute est très-vrai; car une faute pardonnée produit un relâchement dans la discipline, et autorise, par l’exemple, de nouvelles infractions à la règle. Un autre principe également vrai, mais qui n’est pas ( militairement parlant ), aussi généralement reconnu, c’est qu’une sévérité trop outrée, dégénérant ordinairemônt en méchanceté, ce vice devient de même très-dangereux dans l’homme de ce caractère, chargé d’une autorité; cardés lors il arrive que, n’inspirant que de la crainte, il rend malheureux ses subordonnés, ne s’attire que leur haine, et les tenant dans des ressorts trop tendus, les expose à désirer de s’en délivrer. Eh bien, avec l’arbitraire, aujourd’hui toléré dans la discipline militaire, il n’y a pas de doute cependant que les résultats de l’homme méchant ne soient préférables à ceux de l’homme dont le cœur est humain ei bon. L’on dit du premier qu’il sait conduire les hommes; de l’autre qu’il en est incapable: du premier, n’eût-il ni esprit ni vertu, qu’il est bon militaire, du second, eût-il le plus grand mérite, qu’il n’est point fait pour commander. Ces solutions, si généralement et si faussement adoptées, résultent cependant de l’inobservance de l’ordre. Que les règles de la discipline soient clairement exposées; que l’observance de ces règles soit si impérieusement recommandée, qu’aucun chef ne puisse s’en écarter sans être puni par la loi; et l’on verra l’homme bon forcé d’être sévère, le méchant d’être modéré ; et tous deux, n’étant que justes d’après la loi, produiront des résultats également satisfaisants. Un bas officier, un sergent n’est bon, dit-on, que lorsqu’il sait se faire respecter de ses subordonnés, et qu’il sait punir à propos. S’il est faible, s’il se laisse maîtriser, ou manquer par un soldat de son escouade ou de son poste, il doit lui-même être puni. Pourquoi, si telle loi est établie avec raison pour le sergent, ne l’est-elle pas de même pour le capitaine, le colonel, et généralement pour tous les individus chargés d’une autorité militaire ? Il n’y aura jamais d’ordre ou de discipline militaire, je le répète, tant qu’un chef qui aura fait une grâce contraire à la loi à son ami, n’en sera pas puni de la même manière que celui qui injustement aurait puni son ennemi. L’ordre, encore une fois, doit enchaîner toutes les passions, et parmi les militaires être la règle de leur conduite, Il est temps de dire hautement des vérités que la conscience de tous les hommes avoue, et que l’intérêt personnel seul obscurcit. Inégaux parleurs facultés, par leurs richesses, tous les hommes sont égaux en droits, et la justice seule, dépendant d’un ordre rigoureusement établi, est ce qui peut seul en faire jouir. Il est temps que les hommes se persuadent qu’ils n’ont d’avantage réel sur leurs semblables que par ce qu’ils valent, et non par ce qu’ils peuvent valoir. Que l’on ne conclue pas cependant de ce que je viens de dire, que je regarde la distinction établie chez tous les peuples, et connue sous le nom de noblesse, comme une chimère. Non, tous les hommes seraient égaux demain, que, le jour suivant , celui que des facultés personnelles ou des perfections feraient distinguer d’entre ses semblables, fondrait ses premiers titres de noblesse dans l’estime universelle, et dès lors aucune puissance humaine ne pourrait empêcher que tous ses descendants ne proviennent d’une telle souche. Qui pourrait, dans ce moment-ci même, où tant d’effervescence dans les esprits obscurcit les idées les plus saines; qui pourrait, dis-je, refuser sa bienveillance, son intérêt, sa disposition même, à de jeunes enfants qui paraîtraient au milieu de nous sous les noms de Montesquieu, du Guesclin, Duguay-Trouin, ou Turenne? Qu’il est beau de descendre d’aïeux dont la noblesse ne s’est acquise que par leurs vertus ou les services éminents qu’ils ont rendus à leur patrie ! Quand on nomme un beau nom, il me semble toujours entendre dire, un tel, fils d'un tel. Cette désignation, la plus naturelle, et sans doute adoptée par les premiers nobles, est en-cure en usage chez les peuples du Nord. En Russie, où les traces des institutions premières ne sont pas perdues, les nobles ne se désignent pas autrement ; et certes ces qualifications valent bien, je pense, celles de duc, de comte et de marquis, dont nous sommes inondés, et qu’un pouvoir arbitraire, ou un relâchement de tout principe peut appliquer ou laisser prendre à quiconque est assez riche eu assez intrigant pour l’usurper. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 décembre 1789.] Je voudrais que la noblesse se pût suspendre sur la tête de ceux qui ne marchent pas sur les traces de leurs aïeux. Que Chabert , par exemple, eût laissé un fils, j’aurais voulu qu’en naissant on l’eût appelé simplement Pierre, fils de Chabert , et qu’on l’eût ainsi désigné jusqu’à ce que ses vertus ou ses services à la patrie l’eussent rendu digne de supporter seul le poids de son nom. Qu’une si belle institution rendrait alors la noblesse chère à tous les Français! et que ceux qui mériteraient par la suite une si belle distinction, auraient de titres pour la conserver 1 Mais je m’éloigne de mon sujet; je ne voulais traiter que de quelques points de la constitution militaire, et j’y reviens. Je disais donc que la loi doit enchaîner tous les grades et toutes les autorités. La première difficulté qui se présente, est : comment cette loi s’exécutera-t-elle? et qui pourra empêcher qu’elle ne s’élude? La seule manière est la responsabilité au tribunal de la loi, et par conséquent la permission, je dis plus , le commandement exprès à tous les individus d’y citer quiconque y manquerait. Quel désordre aujourd’hui ! et quelle impunité n’existe-t-il pas pour ceux qui le produisent! Un colonel refuse un congé dans son régiment, parce que la loi actuelle, l’ordonnance le lui défend; son autorité n’a pas d’autre règle; eh bien, on le sollicite par d’autres voies; et sans sa participation, sans même l’en, prévenir, on accorde ce congé : acte dérisoire, et attentat réel contre tout ce qui est de règle et de principe. Si l’on n’est pas autorisé à citer une telle infraction au tribunal de la loi ; si tous les êtres en places quelconques peuvent éluder la responsabilité à cette loi, comment remédier à un pareil abus, dont j’ai choisi l’exemple au milieu de mille autres dont nous sommes les victimes? La responsabilité des ministres, dit-on, leur ôtera de leur puissance, diminuera leur existence. Eh ! comment, avec des idées saines, peut-on former une telle conclusion? Quoi! parce que je n’aurais pas la puissance de mal faire, je u’aurais plus de puissance?! parce que je ne serais plus que l’appréciateur des véritables talents, des services réels, et que ce ne serait plus qu’au mérite ou à l’indigence que je serais forcé d’accorder des faveurs; je n’aurais plus d’existence? Eh mais, s’il est au contraire un moyen de rappeler l'homme à l’ordre de sa conscience, s’il est un moyen de rapprocher ses actions de la pureté de principes qui déterminent sa moralité ; ce n’est que par la responsabilité, et je ne parle pas seulement de celle des ministres, mais de celle de tout individu chargé d’autorité ou de comptabilité quelconque. La responsabilité est, dans le jeu des affaires, ce que sont les règles au jeu de société. Les fripons les ont fait établir ; les honnêtes gens s’y soumettent impérieusement : il en est de même de la responsabilité. Des déprédateurs ou des despotes nous forcent de l’établir, les hommes justes et économes doivent s’y conformer. Qu’importe à un honnête homme d’être menacé d’être pendu s’il fait tort à quelqu’un, être deshonoré s’il vole au jeu, d’être dégradé si par méchanceté, il fait des injustices? Toutes ces menaces, loin de blesser sa délicatesse, la rassurent à chaque pas qu’il fait, établissent sa confiance dans tous les êtres qui l’environnent, et permettent à ses facultés tout l’essor et toute l’énergie dont elles sont capables. Quoi de plus beau que d’être toujours non-seu-Jre Série, T. X. ob3 lement en paix avec sa conscience, mais encore certain de la confiance et de l’estime générale? Eh bien, je défie, sans la responsabilité, que l’on puisse jouir de ce double bonheur. Un honnête nomme succède à un coquin ; ses intentions auront beau être bonnes, ses œuvres n’auront pas toujours la force de le manifester; et la méfiance établie par son prédécesseur continuera de l’inculper. Mais rendez-le responsable de son administration, qu’il soit forcé d’en rendre compte à des époques fixes; alors il jouira de tous les succès dus à ses travaux, et le bonheur et la confiance universelle en seront la récompense. Je crois qu’il est nécessaire dans toutes les manutentions militaires d'établir cette responsabilité : dès lors plus de masses, dont l’existence, l’accroissement et la dépense sont si soigneusement cachés aux inspecteurs. Si la manière dont ces masses s’accroissent est juste, si l’usage que l’on en fait est bon et utile; pourquoi n’en pas justifier l’emploi devant toute la terre? Le désir que le Roi a manifesté d’augmenter le bien-être du soldat, ce désir, auquel la nation s’empresse de répondre, ne peut, lorsqu’il sera effectué, que produire un effet avantageux ; mais je voudrais que l’on augmentât de même les appointements des officiers. Chaque homme doit trbuver dans tous les emplois militaires nécessaires à remplir un lien d’intérêt qui le dédommage des douceurs de la vie privée, auxquelles il faut qu’il renonce en partie ; mais en augmentant les traitements militaires, il faut que la loi soit d’une sévérité extrême sur les absences et sur les congés. Les semestres, après seize mois de présence au corps, doivent être maintenus; il est juste au bout de ce temps de laisser un militaire vaquer à ses affaires, et goûter dans le sein de sa famille Ips douceurs du repos et de l’amitié; ses appointements alors doivent lui être payés en entier comme s’il était présent : mais cette règle établie pour l’officier, j’entends qu’elle le soit de même pour le soldat; car, je ne saurais trop le répéter, les hommes sont égaux quant à leurs droits, et tout citoyen a des affaires et des parents. Il ne doit pas en être de même (quant aux officiers) pour tous les congés particuliers, soit d'affaires, de voyage ou autrement ; dans tous les cas d’absence quelconque, hors les semestres, les appointements doivent être retenus. Quelle sévérité 1 s’écriera-t-on; l’étal militaire deviendra donc un esclavage? A cela je réponds, qu’il n’existe aucun esclavage dans un état que l’on est libre d’embrasser et de quitter au moment où l’on n’y trouve plus aucun avantage. Les cas de santé seuls méritent une exception; mais que d’entraves il faut y mettre pour n’être pas trompé par tous les certificats qu’on sollicite et qu’on obtient si facilement des médecins! En réglant que dans les cas de maladie, les officiers absents jouiront, quoique absents, de leurs appointements, il faudrait ajouter que tous médecins ou chirurgiens qui seraient reconnus avoir donné un certificat contre la vérité, seraient réputés faussaires, jugés et punis comme tels, et que tout officier qui l’aurait sollicité serait destitué de son emploi. Encore une fois, les règles sont pour les fripons, et l’ou ne doit jamais établir une loi, sans mettre à côté la menace d’une punition, pour quiconque serait assez condamnable pour l’enfreindre. La règle que je viens de proposer doit s’étendre également sur les colonels et sur tous chefs des corps indistinctement. N’est-ce pas un abus manifeste, par exemple, et fait pour révol ter sans cesse 38 394 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [15 décembre 1789.] les officiers particuliers, que les colonels seuls soient autorisés, par les ordonnances militaires, à ne passer que quatre mois par an à leurs régi ments ! Quoi! celui qui par état et par devoir est le plus intéressé au maintien du bon ordre, de la discipline, et à l’instruction de son corps ; celui qui reçoit de la patrie le plus de distinctions honorables et pécuniaires; c’est celui-là justement que la loi autorise à remplir le moins ses obligations ! quelle négation totale de principes 1 Mais la haute noblesse, les grands seigneurs, dira-t-on ne serviront plus, si les lois militaires deviennent si gênantes. A cela on peut répondre que les abus une fois introduits dans le gouvernement, chacun a dû chercher à en profiter, et les plus puissants obtenir des préférences ; mais qu’une fois l’ordre soit établi, qu’il n’y ait d’exception pour qui que ce soit, bientôt on verra tout le monde s’y soumettre également. Qu’importe, au reste, en faisant une loi, qu’elle contrarie tel ou tel individu? ce qui seul doit importer, c’est que cette loi soit juste et qu’elle s’étende également sur toutes les classes de la société. Avant donc de s’occuper des détails qui doivent composer le code militaire, je crois qu’il est nécessaire de statuer d’abord sur le fait des lois militaires, et sur l’obligation générale de s’y conformer; sans cela on risquerait de retomber dans l’incertitude et l’arbitraire où tant d’ordonnances, détruites aussitôt que formées, nous ont plongés pendant si longtemps. Ce préliminaire une fois rempli, on pourra s’occuper avec efficacité de toutes les parties de la constitution militaire. De tous les corps, celui dont l’ensemble est le mieux constitué, pour le but auquel il doit tendre, c’est sans contredit le corps de l’artillerie; néanmoins, il y a des économies et des changements avantageux à y faire, et beaucoup d’objets de détail à perfectionner; mais il serait utile de s’en occuper avant l’établissement des lois générales de discipline qui, pour ce corps ainsi que pour l’ensemble de l’armée, ont premièrement besoin d’être renouvelées. Lorsqu’il sera question du travail particulier, relatif à l’artillerie, je crois que l’on examinera d’abord s’il est inutile ou non d’y réunir le corps du génie. Ce dernier corps formé d’officiers remplis de mérite, d’instruction et de talents, n’a pas, en temps de paix, l’activité qui lui convient. A la guerre on pourrait s’en passer, puisque les officiers d’artillerie possédant en grande partie les mêmes connaissances que ceux du génie, peuvent les suppléer au besoin; mais si cette réunion avait lieu, il faudrait qu’elle fût si stable, qu’aucun intérêt de corps, ou particulier, n’y puisse porter atteinte (1). L’ordre du tableau pour l’avancement est encore un point essentiel à examiner. Si les lois militaires pouvaient être tracées de manière qu’il n’y eût jamais qu’à les consulter pour régler sa conduite, il n’y a pas de doute qu’alors l’ancienneté seule de service devrait déterminer les grades : mais combien y a-t-il de cas où l’intelligence, la science et l’activité sont nécessaires! Combien, à la guerre surtout, il est de circonstances où l’on (1) Je suis loin de décider sur la réunion de ces deux corps ; mon opinion, que je donne sans partialité, sera toujours soumise à celle des inspecteurs généraux d’artillerie, qui sans doute seront consultés. Placé aujourd’hui au 30e rang dans l'artillerie, je ne serais plus, il est vrai, qu’au 60e, par la réunion avec le génie ; mais que fait à l’Elat mon intérêt particulier, s’il trouve dans cette réunion avantage et économie ? doit chercher ses ressources en soi-méme! Si l’ancienneté seule réglait l’avancement, n’arriverait-il pas souvent qu’on aurait le chagrin de se voir commandé par celui qu’on reconnaîtrait en être le plus incapable? car enfin ce n’est pas un mérite que d’être venu au monde quelques années avant les autres. D’un autre côté, si l’avancement se détermine par le choix, n’êst-il pas dangereux de voir bientôt la faveur seule s’en emparer? qu’il est mortifiant, pour d’anciens militaires de se voir commander par des jeunes gens qui souvent n’ont d’autre mérite que celui d’être fils de pères qu’ils ne pourront peut-être jamais imiter, ou celui d’être parents ou alliés d’hommes puissants, qui mettent leur vanité dans l’élévation de tous les êtres qui les entourent! dans l’avancement par choix, il est bien rare, il est vrai, qu’un homme d’un grand talent reste caché dans la foule, et qu’il ne soit pas distingué par la faveur même à laquelle il en impose. Mais enfin, pour un que l’on voit justifier l’avancement dû au choix, combien en est-il qui font désirer de l’exclure ! Ces considérations seront sans doute mûrement pesées par le comité militaire, qui prendra sur cet objet le parti qu’il croira le meilleur. Toute institution humaine a ses imperfections, et l’on n’en établirait jamais si l’on ne prenait pas le parti de se. décider pour celle qui en présente le moins. Le point essentiel est qu’une fois la loi sanctionnée par l’autorité, tout individu quelconque soit également contraint de s’y soumettre et de s’y conformer. Dans tous les codes militaires qui ont paru jusqu’ici, il a toujours manqué, ce me semble, un article bien essentiel: c’est celui des encouragements militaires. Pourquoi, à la suite des ordonnances traitant des délits et des peines, n’en aurions-nous pas une qui traiterait des vertus militaires et de leurs récompenses? car enfin les hommes ne sont pas faits pour être gouvernés seulement par la crainte; et ne les guider que par ce sentiment, c’est montrer qu’on ne connaît guère leur moralité. Outre l’ambition et l’intérêt, des sentiments aussi innés chez tous les hommes sont l’honneur, l’orgueil et l’espérauce; et on n’a jamais, je crois, tiré assez de parti de ces sentiments dans les associations civiles et militaires ; Dire qu’il n’existe aucun mérite à faire son devoir, est un axiome vrai, j’en conviens, mais c’est pour ceux qui réfléchissent assez pour se convaincre de cette vérité : aussi, pour eux, serait-il inutile d’établir des peines. Mais si, pour tous les hommes en général, ces dernières sont nécessaires, je disque les encouragements et les récompenses le sont de même. L’exactitude à son devoir, la subordination, et l’obéissance passive avant de se permettre aucune observation, la sobriété soutenue, la générosité, l’application, tout ce qui constitue enfin les bons sujets parmi les soldats, sont des vertus qui nécessitent autant d’être récompensées que reconnues. Je ne parle point de la bravoure, parce qu’il n’y a aucune composition à faire avec un homme qui en manquerait. Pour conclure donc sur le petit nombre d’objets dont j’ai traité dans cet écrit, je propose : 1° Que les lois militaires soient à l’avenir d’une égale sévérité pour les officiers comme pour les soldats; 2° Que les punitions pour infractions aux lois de la discipline militaire soient motivées à côté [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 décembre 1789.] 595 de l’article qui établira chacune de ces lois, et que tout homme chargé d’une autorité fasse serment de s’y conformer strictement; 3° Que la responsabilité soit établie pour tout militaire chargé d’un département, pour tout chef de corps ou conseil d’administration de régiment, si on les laisse subsister, et qu’aucun des objets de comptabilité dont ils seraient chargés, ne puisse plus être caché aux inspecteurs, à qui tous les ans ils seraient tenus d’en justifier; 4° Qu’il soit permis, ordonné même à tous les subordonnés de citer au tribunal de la loi tous chefs quelconques qui auraient été injustes ou de mauvaise foi à leur égard, en établissant une punition grave pour quiconque oserait porter des plaintes qu’il ne pourrait ni justifier ni prouver; 5° Que la défense soit rigoureusement renouvelée aux commis des bureaux de la guerre, de faire accorder toute espèce de grâce que ce soit aux officiers particuliers, sans la demande expresse de leurs chefs; 6° Que la paye du soldat et les appointements des officiers soient augmentés; 7° Que les semestres soient établis après seize mois de résidence au corps ; et dans ce cas, que les appointements seraient payés absents comme présents; 8° Qu’il soit statué sur une nouvelle forme de demande en congé d’affaires, et sur l’espèce d’affaire qui pourra permettre une absence avec payement d’appointements ; 9° Qu’une punition soit annoncée pour tous médecins ou chirurgiens qui seraient convaincus d’avoir donné des certificats de maladie contraires à la vérité, de même que pour les officiers qui les auraient sollicités; 10° Qu’il ne soit plus donné de congés de recruteurs, les semestriers pouvant, avec une assurance d’indemnité, ou même avec promesse de gratification, remplir le même but ; 11® Que toutes les lois relatives aux congés de semestre, d’affaires et de santé, et même de recruteurs soient exactement les mêmes pour les soldats que pour les officiers; 12° Que la loi, obligeant d’être présent à son corps pendant seize mois, soit obligatoire pour les colonels ; 13° Qu’il soit pris une décision définitive sur la manière dont se déterminera l’avancement ; 14° Qu’il soit accordé annuellement, par régiment, une gratification dans chaque grade, ainsi qu’à deux sergents, sur la présentation du colonel, autorisée par l’inspecteur ; 15° Que sur une bourse d’économie, nécessaire à entretenir les régiments, il soit prélevé tous les ans une certaine somme, pour fournir à des récompenses militaires pour tous les soldats qui n’auraient point été punis de prison pendant l’année � ce qui pourrait s’effectuer en gratifications ou fêtes militaires, auxquelles les autres soldats ne pourraient point participer. 2e ANNEXE à la séance de V Assemblée nationale du 15 décembre 1789. Observations sur la constitution militaire ou bases de travail proposées au comité militaire par M. Dubois de Crancé (1), ancien mousquetaire du Roi, député du bailliage de Vitry-le-François , membre et secrétaire dudit comité à l'Assemblée nationale . L’esprit militaire doit acquérir d'autant plus d’énergie, qu’il est guidé par un patriotisme plus éclairé. Indépendamment de l’instinct naturel qui fait aimer à l’homme sa patrie, si cet homme est considéré dans son état, s’il est environné des regards de ses proches, si son intérêt se trouve lié à la force publique, si elle le protège et le nourrit, si pour le service qu’il en retire, il ne sacrifie que la portion de sa liberté nécessaire au maintien de l’ordre social, si toujours à portée de ses plus chers compatriotes, en temps de paix, il peut quelquefois partager leurs plaisirs et leurs sollicitudes, s’il cesse enfin d’être l’agent du despotisme et la terreur des bourgeois, cet homme doit devenir d’autant meilleur soldat, qu’il conserve les droits et la qualité de citoyen. Cet état est surtout celui qui convient au caractère français ; et je suis persuadé que si le gouvernement a*dop-tait ces principes, les recrues seraient meilleures et plus faciles ; et que la désertion, flétrie par l’opinion, lorsqu’elle ne pourrait plus être que le crime des lâches, s’effacerait de la mémoire d’une nation naturellement brave, et si fière aujourd’hui de sa constitution et de ses ressources. Cette considération nous mène à jeter un coup d’œil sur l’esprit qui régnait ci-devant dans les troupes. Le soldat français n’est pas un automate; en vain a-t-on cherché à le travestir en Allemand; on lui a fait dissimuler son caractère, sans pouvoir lui en communiquer un autre, et la discipline même en a été altérée. Habitué à raisonner les ordres qu’il doit exécuter, il ne peut jamais être l’instrument servile des volontés arbitraires : l’Allemand qui s’engage, sait qu’il appartient tout entier à celui qui l’a acheté; mais le Français ne sert que par honneur; et dès qu’il croit son honneur blessé, il brave tous les dangers pour punir ou pour fuir son bourreau. Est-il donc étonnant que dans une révolution ou le peuple de l’Ëurope le plus doux, mais le plus fier, vient de briser ses chaînes, le soldat français ait senti renaître en lui l’étincelle du patriotisme, surtout losqu’on pense que cette insurrection des troupes était provoquée par les tracasseries qu’elles éprouvent sans cesse, parles peines infamantes qu’on leur inflige, par la barbare insouciance de leurs chefs et par la pénurie de moyens que leur laissaient pour subsister les retenues aussi injustes qu’inutiles dont elles étaient victimes ? Notre état militaire est le plus cher de l’Europe, et le soldat n’a que du mauvais pain, et 4 sols nets par jour. Notre armée n’est composée que de 160,000 hommes, que l’insurrection vient de réduire à moins de 80,000 hommes effectifs, et nous avons 15,000 officiers de tous grades, et plus de 1,200 officiers généraux. La dépense totale des soldats, cavaliers et dragons, au com-(1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur.