642 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 décembre 1789.] toute influence dans les affaires publiques, il ne leur resterait donc que la somme unique destinée à les faire subsister ; et l’honneur, le patriotisme, ce sentiment actif qui échauffe une âme sensible, ne subsisteraient en eux que pour leur faire sentir plus vivement l’espèce de flétrissure que vous leur auriez imprimée. D’après le décret que vous avez porté mercredi dernier, comment échapperaient-ils à cette séparation humiliante que vous n’avez réservée que pour ceux que l’infortune a placés dans l’état de domesticité, et pour les banqueroutiers qui, par l’inconduite et la mauvaise foi, ont mérité d’être privés de la liberté politique? Encore les domestiques n’en sont exclus que parce que les soins de l’administration sont incompatibles avec les services qu’ils doivent à leurs maîtres; et ne pouvant appliquer cette exception aux religieux, ils seraient nécessairement classés et assimilés, dans l’opinion publique, à ces citoyens dégradés qui, sans probité et sans honneur, n’échappent à un supplice que par un autre, je veux dire l’opprobre et le mépris. Non, Messieurs, cette punition légale, et aussi peu méritée, ne souillera pas les décrets de l’Assemblée nationale. Sa sagesse et sa justice ne se concilieraient jamais avec une décision aussi étrange. Je conclus donc, Messieurs, à ce que : 1° les ordres religieux soient conservés et destinés à l’éducation, au soulagement des malades et au progrès des connaissances humaines ; 2° A ce que ceux qui ne voudraient pas continuer la règle qu’ils ont choisie, sans connaître la force et la durée de leur engagement, soient autorisés à réclamer ; 3° Que l’émission des vœux soit portée à l’âge où la maturité aura laissé à la réflexion le temps de préparer cette importante résolution, et que les élèves qui se destineraient à ce genre de vie, ne soien t tenus qu’à la subordination qui n’enchaînerait pas leur liberté ; 4° Que le code d’éducation dont l’Assemblée doit s’occuper, soit le seul qu’il soit permis de suivre dans les maisons qui seraient spécialement employées à l’éducation publique ; 5° Que si l’Assemblée prononce la suppression des ordres religieux, la pension accordée aux Gélestins et aux Antonins serve de règle et de traitement à tous les religieux sans distinction, autant que la masse des biens pourra le permettre, sauf à augmenter jusqu’à ce taux, ceux qui n’en jouiraient pas à mesure que l’extinction successive des religieux en laissera la possibilité ; 6° Enfin, que les religieux supprimés soient établis dans tous-les droits des citoyens ; et comme tels, admis aux fonctions administratives, lorsque l’estime et la confiance les auraient honorés de ce choix. 2e 4NNEXE. Réclamations de M. Samary, curé de Carcassonne, membre de l'Assemblée nationale, en faveur des ordres religieux (1). Messieurs, une cause aussi importante que celle des ordres religieux, contre l’existence desquels il semble qu’il y ait une conspiration universelle, mérite, sans doute, une sérieuse discussion et le plus mûr examen. G’est pourquoi, comme plu-(1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur. sieurs brochures, répandues avec affectation, les ont déjà voués à l’anathème d’une proscription entière ; comme une certaine opinion publique semble avoir préjugé d’avance leur extinction totale; comme le rapport même d’un des membres de notre comité ecclésiastique (1), qui paraît vouloir en sauver quelques débris, ne contient dans le fond, à leur égard, qu’un arrêt de mort plus lente, à la vérité, mais non moins assurée et non moins infaillible; comme, enfin, il existe un grand nombre d’adresses de différents religieux, qui ont osé solliciter eux-mêmes auprès de vous leur propre suppression, je ne puis me dispenser, étant chargé de m’intéresser à leur conservation, de vous faire part de quelques observations que je soumets à votre justice. D’abord il est certain que dans un royaume catholique comme la France, on ne saurait contester la sainteté et la légitimité des vœux monastiques; ils ne sont autre chose que la pratique des conseils évangéliques qui forment une partie du code sacré de la religion nationale. On ne peut non plus disconvenir que l’origine des ordres religieux ne soit pas très-ancienne et très-respectable; l’Eglise et l’Etat les ont également approuvés et reçus. Ils ont toujours existé parmi nous sous la sauvegarde et la protection des lois. Ges principes incontestables une fois établis, il faut examiner si l’extinction des corps réguliers doit procurer un avantage réel et permanent à l’Etat, surtout depuis que vous avez décrété que tous leurs biens, ainsi que tous ceux du clergé séculier, sont à la disposition de la nation. Gar si la nation a dans ce moment tous leurs biens en sa main, quel nouvel avantage lui reviendra-t-il de leur suppression ? Un nouveau soulagement, dira-t-on, pour l’Etat, qui serait chargé de les pensionner à perpétuité en les conservant, et qui, en les supprimant, sera déchargé un jour de ces pensions. Mais, Messieurs, une pareille économie, en un sens assez légère et même peu honorable pour une grande nation qui se pique de générosité, peut-elle entrer en compensation et être mise en parallèle avec tous les services spirituels et temporels qu’ils peuvent rendre tous les jours à la patrie, d’abord que vous leur en fournirez la faculté et les moyens ? Je ne vois donc leur suppression convenable, ou même si J’on veut nécessaire, que dans le seul cas où non-seulement ils ne seraient plus utiles, mais encore où ils ne pourraient plus le devenir absolument. Mais en premier lieu, personne ne pourra nier qu’ils n’aient autrefois été de la plus grande utilité, d’abord à l’Eglise, par leurs talents, leurs travaux, leurs ouvrages et surtout par l’éclat de leurs vertus: témoins tant de grands hommes, tant d’auteurs célèbres, tant d’illustres saints qu’ils ont produits et qui ont autant éclairé qu’édifié leur siècle. Nous les voyons encore aujourd’hui , pour la plupart se rendre, dans les occasions, utiles aux diocèses, aux paroisses où ils sont appelés. Eh! combien deviendront-ils plus nécessaires dans la suite des temps, où la pénurie des prêtres séculiers sera peut-être telle, à raison des circonstances, qu’on aura de la peine à trouver assez de sujets pour remplir les cures et les vicariats? Or, les missions, la prédication, l’instruction, (1) M. de Bonnat, évêque de Clermont, président de ce comité, a réclamé contre ce rapport en pleine assemblée. [17 décembre 1789.] 643 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. la direction, la prière, l’étude, le travail, ont toujours fait en général et font encore, quoi qu’on en dise, leur principale occupation. Aucune de ces fonctions n’est étrangère au cloître. Elles y furent autrefois très-communes, parce qu’il fut un temps où la science et la piété ne se trouvaient que dans les monastères , dans lesquels elles s’étaient comme réfugiées. Pourquoi donc n’aurions-nous plus à l’avenir de ces maisons de retraite, de ces asiles de piété, pour être, en faveur de ceux et de celles que l’ordre de la Providence peut y appeler, comme un port assuré contre les écueils et les dangers de la mer orageuse du siècle? Personne n’ignore que ce sont, dans l’esprit de la religion, des vérités incontestables sur lesquelles je n’ai pas besoin d’insister. Secondement, en se rendant utiles à l’Église, les moines se rendirent également utiles à la société et à l’Etat, selon le glorieux témoignage que leur rend l’abbé Fleury. Après avoir rempli leurs devoirs dedans, ils s’occupaient à défricher les terres qui étaient aux environs de leurs habitations. De là, plusieurs villes et nombre de bourgs, dont quelques-uns portent encore leur nom, leur doivent leur origine, et plusieurs campagnes, leur fécondité. Dans les siècles de barbarie et d’ignorance, ils nous ont conservé , non-seulement les livres sacrés et les précieux, monuments de la tradition, mais encore la littérature profane. Le goût des études et des écoles n’était alors que chez eux. Ce sont autant de faits historiques que personne n’oserait contredire. Encore aujourd’hui, on en voit qui se consacrent, les uns, à l’éducation de la jeunesse dans les collèges et les universités; les autres, au soulagement des malades et des infirmes dans les hôpitaux ; d’autres, au service des militaires en devenant leurs aumôniers dans les régiments et sur les vaisseaux ; et d’autres enfin, à l’étude pénible des hautes sciences (1); cette ville peut vous en fournir de mémorables exemples. Encore aujourd’hui, ils rendent les plus grands services à l’humanité. Oui, les religieux de certains ordres affrontent tous les dangers des mers; les uns, pour aller porter la lumière de l’Evangile chez les nations idolâtres (2), ou pour aller exercer les fonctions pastorales dans nos colonies ; les autres (3), pour aller racheter, au prix même de leur propre liberté et de leur vie, les esclaves chrétiens qui gémissent dans les fers de la plus dure captivité chez les peuples barbares. Encore aujourd'hui, les aumônes abondantes que font tant de monastères qui deviennent une consolante ressource pour tout leur voisinage; l’hospitalité qu’ils se font un devoir d’exercer envers les étrangers; les services importants qu’ils rendent à l’agriculture, en fournissant des moyens aux cultivateurs indigents; le travail qu’ils procurent à tant d’ouvriers qui sont oisifs; la circulation et la consommation qu’ils occasionnent dans les lieux de leur résidence, que sais-je? Ne sont-ce pas là autant de preuves de leur utilité réelle, et autant de titres qu’ils ont à leur conservation, et j’ose dire à notre reconnaissance? Mais encore, les maisons religieuses de l’un et de l’autre sexe, ne sont-elles pas relativement à l’Etat, de grandes ressources pour des familles nombreuses qui surchargent souvent des parents peu aisés? Ce n’est pas, à Dieu ne plaise! que j’entende que ce soit un motif suffisant de vocation pour leurs enfants; mais en les supposant bien appelés d’ailleurs, ils peuvent décharger leurs familles en faisant dans le cloître un établissement honnête et avantageux. Les monastères des femmes, de ces vestales chrétiennes, occupées à entretenir le feu de la charité chrétienne qui brûle dans leur cœur, ne sont pas moins dignes, Messieurs, de votre protection et des égards de la nation entière. Plus le sacrifice qu’elles ont fait vous paraît grand, héroïque et au-dessus de la faiblesse de leur sexe, plus vous devez vous intéresser à leur sort, en leur conservant un genre de vie, ou plutôt une vraie propriété qu’elles craignent si fort de perdre. Vous la leur avez assurée d’avance, par votre déclaration des droits, et elles la réclament dans ce moment. Les jeunes personnes qui reçoivent journellement dans leurs couvents, et même gratuitement (1) dans quelques-uns, une éducation conforme à leur état ; leur asile qui s’ouvre pour mettre à l’abri de toute insulte la vertu poursuivie ou chancelante ; les bons exemples qu’elles ne cessent de donner ; les bénédictions du ciel qu’elles peuvent attirer sur le royaume, et principalement sur vos travaux par la ferveur de leurs prières, qui ne furent jamais des fonctions inutiles qu’aux yeux de l’irréligion et de l’incrédulité; les pauvres qu’elles assistent; les malades qu’elles soulagent et qu’elles servent de leurs propres mains ; cette paix, cette sérénité de l’âme, fruit de leur innocence, dont elles jouissent intérieurement ; les occupations et les talents utiles de leur profession, tout cela réclame en leur faveur la continuité de leur existence religieuse et la pleine assurance de leur bonheur; car elles n’hésiteront pas à vous protester que c’en est un véritable pour elles, et même le plus grand de tous. On n’a qu’à les consulter, la simple vérité parlera par leur bouche. Elle vous a déjà parlé plusieurs fois, Messieurs, dans leurs différentes adresses que vous avez daigné recevoir. Ces pieuses vierges y ont formellement articulé ces paroles : « Nos chaînes font notre félicité, et, si nous ne pouvons vivre sans elles, nous ne saurions être libres que par elles. Leur rupture deviendrait notre supplice , et rien n’est moins libre dans l’univers que ceux qu’on force d’être malheureux. » Elles ajoutent que vous pouvez conduire à sa maturité l’œuvre déjà si avancée de la restauration de l’empire, sans faire couler les larmes d’un sexe qui doit compter sur des ménagement de la part des représentants de la nation ; car elles assurent que des bruits de dispersion, de destruction, ont glacé leur cœur d’effroi et les ont plongées elles-mêmes dans un abîme de tribulation et d’inquiétudes. En effet, elles ne se nourrissent partout que d’un pain d’amertume et de douleur, depuis les vives alarmes où les a jetées votre décret provisoire sur la suspension des vœux. Je tais, sans doute, des considérations particulières que méritent les ordres des deux sexes, qui se dévouent spécialement à l’éducation de la jeunesse ou au service des malades. Mais doit-on pour cela dédaigner tous les autres parce qu’ils seront uniquement consacrés aux exercices de la (1) Les Bénédictins des Blancs-Manteaux. (2) Les Dominicains et les Franciscains. (3) Les Mathurins, les Pères de la Merci. (1) A Saint-Cyr, à Prouille, etc., etc. 644 [Assemblée nationale.! ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 décembre 1789 J contemplation, de la prière et de la pénitence? Eh quoi! il existe partout tant de professions inutiles et dangereuses, qui n’ont d’autre objet que celui d’amuser, de divertir le public, le plus souvent meme de le corrompre : pourquoi donc supprimerait-on des professions respectables, des professions sérieuses et sacrées, dont Tunique but est d’édifier le monde par l’exemple des vertus cénobitiques et de le sanctifier par des prières continuelles? Le célèbre monastère de la Trappe, sans parler de tant d’autres, n’est-il pas depuis bien longtemps, un sujet d’édification et d’admiration et une source de bénédictions pour toute la France ? L’a-t-on jamais regardé comme inutile ? Eh! Messieurs, que deviendront tant d’augustes monuments élevés par la piété de nos pères, et consacrés à la religion? Hélas! vendus peut-être à défaut, par la rareté de l’argent ou des acheteurs; ou plutôt, devenus déjà dans l’opinion publique, pour une grande portion , comme l’apanage des juifs et des protestants hollandais; bientôt démolis, dénaturés, dégradés, ils seront en un sens perdus pour l’Etat, dont ils sont aujourd’hui l’ornement dans nos villes et dans nos campagnes. Que deviendront tant de fondations, pour lesquelles existaient ces antiques monuments, dont on aura changé la destination contre l’intention expresse des fondateurs? car il est de la plus rigoureuse justice de respecter et de remplir leurs volontés, parce qu’elles sont sacrées. Non, non, Messieurs, les fondations en général, qu’on a peut être trop multipliées, ne sont pas cependant un effet de la superstition, comme on a osé l’avancer il y a quelque temps ; mais quoi qu’on en dise, un effet de la foi et de la piété des fidèles. Tous les vrais catholiques savent qu’il est impossible que l’Eglise de Jésus-Christ, qui adopte et approuve les fondations, lorsqu’elle les a jugées légitimes et conformes à son esprit, ait jamais pu et puisse jamais adopter et approuver des pratiques superstitieuses. C’est une impiété de le penser, et un blasphème de le dire. 11 faut pourtant avouer que les ordres religieux sont grandement déchus de leur institution primitive. Mais est-ce une raison pour les éteindre et les laisser sans qu’il leur soit permis de se donner des successeurs et des héritiers? Mais est-il impossible de corriger ces abus qu’on fait tant valoir contre eux? Mais si les abus sont un motif suffisant pour l’entière destruction des cloîtres, il faut alors tout détruire, car il n’y en a que trop partout, il n’en faut excepter rien. C’est une malheureuse condition qui est attachée à l’humanité dans toutes les professions , même les plus saintes. En vain donc objecterait-on que les religieux ne sont plus aujourd’hui d’aucune utilité. Il serait souverainement injuste de juger des ordres réguliers, par l’état d’inertie et d’avilissement où nous les voyons dans le moment présent, depuis que des projets d’une prochaine destruction dont ils sont menacés depuis quelques années, ont relâché tous les nerfs de la discipline monastique. Mais est-il bien démontré qu’ils ne soient plus utiles? Est-il pareillement démontré qu’ils ne puissent plus le devenir? Serait-il impossible, ou même difficile de les réformer? Non, sans doute. Ils le seraient déjà depuis longtemps, si un tribunal qui avait été érigé pour leur réformation, eût poursuivi et consommé ce grand ouvrage. Ses lenteurs au contraire et ses indéterminations n’ont fait qu’augmenter dans les cloîtres le nombre des mécontents, qu’entretenir parmi eux une espèce d’anarchie. Ils n’ont cherché depuis qu’à secouer un joug qu’ils portent impatiemment; et croyant avoir trouvé dans la révolution actuelle l’occasion favorable, ils sont les premiers à décrier leur état, et pour ainsi dire , à vendre leurs frères. Vous le savez, Messieurs, il n’y a que des âmes viles qui soient capables de manquer à leur parole et d’enfreindre leurs promesses (1). Un poète païen Ta reconnu et consigné dans ses immortels ouvrages. Tout homme qui viole ses engagements est donc indigne de vivre en société et mérite d’en être exclu. Et vous voudriez y appeler, y admettre légalement, y récompenser même des hommes qui auraient hardiment manqué à la foi qu’ils ont solennellement jurée à Dieu à la face des autefc ! Est-il de puissance humaine qui ait le droit de rompre des liens aussi sacrés et aussi inviolables? Et ce sont de tels sujets, devenus apostats aux yeux de la religion; car, Messieurs, je le répète, vous n’avez pas le pouvoir de dissoudre leurs vœux ; la puissance temporelle ne peut s’étendre que sur les effets civils de leur solennité; ce sont, dis-je, de tels sujets, auxquels on vous propose de faire un sort plus avantageux qu’à ceux qui demeureront fidèles à leurs engagements. Oui, ce sont ces religieux transfuges que le rapporteur de votre comité demande qu’on emploie aux fonctions si redoutables du saint ministère. J’ai bien de la peine à me persuader qu’aucun évêque s’v détermine jamais, à moins qu’il ne voulût së rendre complice de leur coupable désertion. Bien plus, le même rapporteur entend qu’ils soient rendus habiles à posséder des cures, et dans ce cas il propose de leur laisser la moitié de leur pension avec l’entier revenu de leur bénéfice. Mais à quel titre auraient-ils mérité cette faveur et cette préférence sur tous les autres curés ? En auraient-ils d’autre que celui d’un insigne parjure? Il ne faut donc pas juger de l’état religieux par ceux qui en manifestent le dégoût le plus scandaleux, mais par ceux qui en ont conservé le véritable esprit. Les premiers ne se font que trop connaître; mais connaît-on bien tant de pieux solitaires, qui affectent de se tenir cachés et qui demeurent inconnus au monde, dans le sein même des grandes villes? Gonnaît-on bien le grand nombre de ces vierges respectables, dont le siècle n’est pas digne, et qui font leurs plus chers délices de la vie religieuse? Je sais, Messieurs, que dans votre déclaration des Droits de l’homme en société, vous n’avez pas prétendu en exclure l’homme en religion. Mais celui-ci n’a point perdu pour cela cette précieuse liberté que la nature a donnée àtous les hommes indistinctement. Et ce qui le prouve, c’est que ce n’est que par l’exercice même de cette liberté, sans quoi ses vœux seraient radicalement nuis, qu’un religieux a voué l’usage de cette même liberté à l’Auteur de la nature, en s’imposant librement et volontairement certaines règles à suivre et certains devoirs à remplir. Dans tous les différents états qu’on embrasse dans le monde, n’y a-t-il pas aussi d’autres devoirs et d’autres règles qui gênent quelquefois la liberté, mais qui n’empêchent pas qu’on ne soit véritablement libre? Ainsi, un religieux qui a soumis sa liberté au joug qu’il a bien voulu (1) Promissa tenere qui nec quit, hic niger est. Hor. 64o [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 décembre 1789.] s’imposer, demeure toujours libre, d’après vos principes, parce qu’il peut toujours faire tout ce que la loi, qu’il a consentie eh l’embrassant, ne lui défend pas. Donc un religieux ne cesse point d’être libre sous l’empire des lois monastiques, de même qu’on est toujours libre sous l’empire des lois civiles. Je crois, Messieurs, que tout ce que je viens d’avoir l’honneur de vous exposer, est plus que suffisant pour détruire les motifs spécieux de suppression contenus dans les différentes brochures lâchées contre les religieux, et notamment dans celle qui a été ci-devant distribuée dans nos bureaux, sous le titre de : Suppression nécessaire des ordres mendiants. Si l’auteur se fut borné à vouloir détruire les abus avec la mendicité de ces ordres, il se serait acquis à jamais des droits à leur reconnaissance. Mais il attaque leur existence propre, et il envisage leur suppression nécessaire, fondée sur deux erreurs principales, l’une de droit, et l’autre de fait. Par la première, il supposeles vœux des religieux contraires à la nature, à la raison et à la société: ce qui, comme nous l’avons déjà remarqué, contredit manifestement l’esprit de l’Evangile et de la religion qui les a toujours autorisés et consacrés. C’est précisément une des principales armes dont s’est servi l’hérésie pour attaquer les vœux monastiques, et ensuite pour détruire les monastères. Vous ne voudrez pas sans doute adopter son système impie et destructeur. Par la seconde, il suppose gratuitement que tous les religieux gémissent dans nn état de contrainte et de servitude. Or, ce fait pris dans la généralité, est certainement faux ; car s’il existe dans le cloître beaucoup d’individus qui désirent, ou même qui demandent leur liberté prétendue, il est aisé de se convaincre qu’un plus grand nombre peut-être la craint et la redoute, comme un véritable malheur. Pourquoi donc ce même auteur demande-t-il qu’on supprime des corps dont il relève la profession, en faisant leur éloge le plus pompeux ? « Ce sont, dit-il, page5, des philosophes ; car à qui ce titre peut-il mieux convenir, qu’à des hommes qui pratiquent par état des vertus dont les prétendus sages ne connaissent que la spéculation ? Le travail, la bienfaisance, le désintéressement, l’étude du cœur humain, la persévance dans un état où ils servent généreusement la patrie, l’humanité, la religion, etc. » Avec un pareil témoignage, il insiste néanmoins à demander leur suppression. Mais qu’aurait-il pu alléguer de plus favorable à la cause, s’il eut plaidé pour leur conservation? Tant il est vrai que l’erreur et l’injustice se démentent souvent d’elles-mêmes 1 11 résulte de tout ce qui vient d’être dit, que les religieux peuvent encore devenir véritablement utiles, puisqu’en embrassant cette profession, ils n’ont pas cessé d’être citoyens; puisqu’en se consacrant au cloître, où plusieurs ont porté des talents, ils n’ont pas abdiqué l’amour de la patrie, ni l’obligation de la servir. G’est donc, Messieurs, à votre sagesse et à votre sagacité à aviser aux moyens les plus convenables et les plus propres, pour les appliquer utilement au service de la société. Quant aux vœux solennels et perpétuels qui peuvent vous paraître entraîner après eux des inconvénients, vous n’y remédierez que très-imparfaitement en leur substituant des vœux simples, parce que dans le for de Ja conscience ils ne sont pas moins obligatoires que les vœux solennels. Peut-être serait-il plus expédient, je n’ose pourtant pas le décider, de ne permettre aux monastères des femmes et à ceux des hommes qui ne se destinent pas au sacerdoce, de recevoir les vœux solennels de leurs novices, que pour un terme limité, comme il se pratique dans quelques congrégations de l’un et de l’autre sexe, où la régularité s’est toujours maintenue : alors ceux ou celles qui auraient persévéré dans leur vocation, auraient la liberté de renouveler leurs premiers vœux pour autant de temps. Ceux ou celles au contraire qui, durant l’intervalle, viendraient à se dégoûter de leurs engagements, attendraient sans inquiétude le moment de leur délivrance pour rentrer dans le monde, et pouvoir y paraître sans rougir. Je conclus donc à la conservation des ordres religieux des deux sexes, afin qu’en devenant par leurs services respectifs, utiles à l’Église et à l’Etat, ils se rendent dignes de la confiance de la nation qui les aura conservés dans son sein ; mais eu les conservant, je demande qu’ils soient réformés par le concours de l’une et de l’autre puissance, chacune en ce qui la concerne. Je demande, pour ceux qui veulent persévérer dans leur état, qu’ils ne soient pas tous relégués dans les campagnes et dans les petites villes, où ils sont bien moins nécessaires; mais qu’on en réserve pour les grandes villes, un nombre suffisant et proportionné aux secours et aux services spirituels dont ces villes ont d’autant plus de besoin, que leur population est plus considérable. Je demande qu’ils puissent, comme ci-devant, se renouveler et se régénérer, en admettant leurs novices à l’émission des vœux, soit pour toujours, soit pour un temps, après les épreuves convenables ; c’est donc moins la solennité de ces vœux, que leur perpétuité, qui doit fixer votre attention, si ce doit être pour le plus grand bien de la chose. Relativement à ceux qui veulent quitter le cloître, je demande qu’on ne leur fasse aucune violence pour les retenir malgré eux ; mais qu’il ne leur soit accordé aucun traitement, parce que ce serait conniver à leur prévarication. Ils n’ont qu’à reprendre l’esprit de leur état, et ils retrouveront dans leur cloître un bonheur qu’ils chercheront en vain dans le monde. Enfin, demanderai-je trop, en me bornant à vous demander pour les religieux ce qu’un honorable membre vous demanda l’autre jour pour les comédiens, lorsqu’il vous disait à leur sujet, qu’on pouvait toucher aux branches, mais qu’il ne fallait pas arracher le tronc ; c’est-à-dire, corriger leurs abus, et conserver leur profession? Le cloître serait-il donc devenu une école de libertinage, depuis qu’on a avancé que le théâtre était une école de mœurs? école néanmoins qu’un philosophe qu’on a titré ici d’immortel, n’a pas craint de dévouer à l’infamie, dans son éloquent discours contre les spectacles. En un mot, Messieurs, vous êtes trop justes et trop équitables, pour vouloir dans la grande révolution qui s’opère , priver aucune profession , aucun état particulier de vos faveurs et de votre bienfaisance. Ne réserveriez-vous donc vos rigueurs que pour la seule profession religieuse ? ou n’y aurait-il que la portion qui en est la moins digne, sur laquelle vous verseriez vos bienfaits; tandis que vous abandonneriez l’autre au sort le plus malheureux et le plus accablant? Non, vous n’êtes pas capables d’une pareille inconséquence.