AVANT-PROPOS On ne pouvait remplir une lâche plus difficile que celle derenfermer dans un cadre à la fois fidèle et circonscrit ce nombre prodigieux d’événements extraordinaires qui se sont pressés depuis qu’on a commencé à parler de la Révolution française. Devant elle semble s’effacer tout ce que l’histoire des peuples antiques offre de mémorable; la science politique, celle de la législation civile, la connaissance des hommes,* celle de leurs droits comme de leurs devoirs et de leurs passions, enfin le progrès de toutes les connaissances qui s’appliquent au perfectionnement de la société, ont pris dans quelques années, par les efforts simultanés de tout ce qu’un peuple nombreux renfermait d’ésprits actifs et inslruits, un développement auquel elles n’avaient point encore paru pouvoir atteindre ; en sorte que l’histoire de cette révolution semble être comme une bibliothèque politique devant laquelle un nouveau Mahomet aurait, presque sans danger pour l’expérience des peuples, proscrit toutes les autres. La difficulté de classer et de décrire une masse de faits dont l’admiration de ceux qui portent leur œil sur le passé a peine à embrasser la multitude, n’était pas la seule que nous eussions à vaincpe dans cette entreprise; la partie la plus nombreuse de ces événements, ceux dont l’importance s’est accrue avec les succès de la Révolution, se trouvait déjà recueillie dans les feuilles du Moniteur qui ont paru depuis le 24 novembre 1789, recueil quia le précieux avantage de comprendre dans son étendue tous les détails les plus propres à les caractériser, qui est une espèce de procès-verbal écrit jour par jour par des témoins oculaires des faits, et en présence des témoins intéressés de tous les partis, dans lequel enfin les principaux acteurs de la Révolution, dépbuillés de cette sorte de toilette que l’histoire donne à ses héros, et représentés par eux-mêmes dans leurs démarches et leurs discours journaliers, ont, pour ainsi dire, broyé de leurs mains la couleur des tableaux dans lesquels ils figurent. Il ne manquait à ce recueil que d’avoir commencé avec la Révolution; car s’il peut être utile de ne point négliger dans l’histoire des grands hommes celle de leur enfance, c’est dans l'histoire des révolutions surtout qu’il importe de ne rien omettre de ce qui tend à faire connaître leurs premiers mouvements, leurs causes, les symptômes qui les annoncèrent, et à nous initier, en quelque sorte, dans les mystères de la génération de ces importants phénomènes qui ont en naissant la force de tout détruire. Tel est le motif qui nous a déterminés à donner cette introduction au Moniteur; et quoiqu’il ne fût question que d’un travail partiel, et dont les éléments sont depuis longtemps connus, il ne portait pas moins, avec lui la grande difficulté attachée à l’entreprise de tout écrivain qui voudra, au sein d’une révolution, en tracer l’histoire, cette difficulté que définit un auteur célèbre, lorsqu'il dit « qu’un historien ne doit avoir ni religion ni patrie. » Certes, nous ne pûmes oublier notre patrie lorsque nous avions à décrire son triomphe. L’esprit ' essentiel de la religion de tout homme de bien a dû encore moins nous abandonner lorsque nous 7 lre Série. T. 1er. \ 2 AVANT-PROPOS. cherclMons à élever quelques monuments à l’histoire ; cet esprit est l’amour de la vérité, l’amour des hommes, et ces deux idées renferment toute la morale de l’historien. Pour atteindre, autant qu’il était désirable, ce caractère d’impartialité, qui regarde le vrai seul comme utile, et sur lequel nous voulions fonder le seul mérite de cet ouvrage, nous avons dû nous défier souvent de. notre propre jugement; c’est celui des écrivains les plus accrédités que nous avons consulté dans tous nos récits, et ce sont leurs expressions que nous avons conservées lorsqu’elles nous ont paru propres à rappeler l’esprit du temps dans lequel ils ont écrit. Nous devions mêmê ne pas nous en rapporter toujours à leurs interprétations, lorsque nous avions à parler des faits principaux sur lesquels sera basé le jugement que l’Europe impartiale et la postérité porteront de la Révolution française : aussi, pour mettre le lecteur à même de réformer leur jugement et le nôtre, avons-nous eu soin de rapporter sur toutes les circonstances importantes les pièces authentiques qui peuvent servir à les caractériser. Nous avons pensé qu’un tel recueil, s’il peut intéresser les Français, en leur rappelant les souvenirs dont doit se composer leur expérience et leur orgueil national, pourrait piquer plus encore la curiosité des étrangers auprès desquels les ennemis de cette Révolution l’ont si odieusement calomniée par leurs récits, pendant que l’interruption de toute relation entre eux et nous ne leur permettait pas de la juger par eux-mêmes, mais qui vont sans doute, enfin, se livrer avec d’autant plus d’intérêt au spectacle de ce vaste théâtre de gloire, qu’ils ont été plus longtemps privés des moyens d’en apprécier toutes les scènes, Quelle plus Utile et plus brillante école pour les amis de la liberté, dont le nombre s’accroît chaque jour en Europe, quel moyen d’instruction plus agréable pour eux, qu’un ouvrage dans lequel ils pourront recueillir tout ce que nos gens de lettres, nos publicistes, nos législateurs, nos philosophes ont dit et publié pour réparer, développer et consommer une révolution dont l’heureuse influence paraît déjà se faire sentir chez tous les peuples { Nous avons cru doubler pour eux cet intérêt, en reprenant lés choses d’un peu plus haut, en les faisant passer par tous les degrés intermédiaires qui nous ont conduits au terme de notre régénération, en leur offrant toutes les pièces originales qui pouvaient jeter du jour sur les faits, appuyer la critique, peindre au naturel les mœurs et les habitudes des ministres et des courtisans, Cette peinture fidèle de l’État de la France avant la Révolution, des progrès et de la décadence du despotisme, de nos préjugés et du relâchement oü se trouvait le royaume quand la Révolution commença à se développer, nous a paru être comme l’ombre nécessaire au tableau de celle-ci. Nous ne pouvions ignorer d’ ailleurs combien il existe encore d’hommes intéressés à embellir des couleurs trompeuses de leurs regrets ce régime désastreux, et à vanter la prétendue constitution de la France monarchique ; l’aperçu que nous donnons de cet ordre de choses suffira pour détruire ces illusions et ces sophismes. C’est vainement que dans tous les siècles s’accumulèrent sur les peuples asservis les longs ouvrages du despotisme ; l’amour de la liberté et les vérités premières qui lui servent de bases se conservèrent dans le cœur et dans la mémoire des hommes ; elles reparurent toujours avec éclat, et entraînèrent la dissolution des empires, ou nécessitèrent leur régénération. La France fournit un mémorable exemple de ces vérités ; c’est de tous les États de l’Europe moderne celui dans lequel les droits des peuples furent d’abord le plus longtemps connus et pratiqués, méprisés ensuite jusqu’au dernier terme de l’avilissement de l’homme, et enfin proclamés avec une solennité et un degré d’énergie qu’on n’avait point encore vus. Dès l’origine de la monarchie, nos pères se réunissaient dans les champs de mars, autour d’un roi qu’ils avaient élu ; le vœu général dictait la loi ; l’autorité législative résidait tout entière dans ces augustes assemblées ; et les rois étaient tellement soumis aux lois nationales, que plusieurs fois, par les décrets de la nation, ils furent punis pour les avoir enfreintes. Si ces assemblées furent par la suite altérées dans leurs formes, ce ne fut que par l’impossibilité AVANT-PROPOS. 3 de réunir tous les individus d’une nation devenue bientôt trop nombreuse. Les grands, les hommes enrichis des fruits de la guerre, qui commençaient à se dire privilégiés, et qui avaient les moyens de consacrer leur temps et leurs richesses aux déplacements et aux soins qu’exigeaient les affaires publiques, se rendirent seuls à ces assemblées, oit ils s’arrogèrent, avec le consentement' des lois', le droit d’y représenter la nation, et qui dès lors, moins puissantes et moins respectables, cessèrent d’être périodiques, et ne parurent plus que les instruments des caprices du monarque. Telle est l’origine que tous nos publicistes se sont accordés à attribuer au despotisme royal en France i telle est celle qu’attestent les monuments les plus authentiques. Nous en citerons plusieurs dans le cours de cet ouvrage. « L’injustice à la fin produit l’indépendance. » Cette maxime, si fortement exprimée par un de nos poètes, indique qu’on ne saurait mieux faire connaître les causes d’une révolution, qu’en caractérisant avec soin la nature et les progrès du despotisme qui l’a précédée, et il n’est peut-être aucune vérité mieux démontrée par l’expérience, depuis Pisistrate, Tarquin et Clodius, jusqu’aux exemples récents que nous en fournissent la Suisse, la Hollande, l’Amérique et Ta France, La patience des peuples est longue, mais elle a un terme. Patiendo multa veniunt, quœ nequeas pati , Il ne faut qu’un grand revers ou un grand crime pour livrer enfin les tyrans à la merci d’une multitude fatiguée de ses longues souffrances. Alors ils invoquent en vain les lois ; avec le respect de leur autorité, elles ont cessé d’être : leurs armées, elles deviennent peuple dans ces grandes crises, et n’ayant plus à craindre une autorité chancelante, elles ont bientôt cessé de leur offrir l’appui de leur discipline. Dès qu’un peuple a commencé à opposer sa force à la violence, il est sûr de la victoire ; sa vengeance est d’autant plus terrible, qu’elle a été plus longtemps comprimée ; son courage plus exaspéré, qu’il se fonde sur la justice de ses droits, et qu’il s’électrise à la fois de tous les sentiments généreux que l’amour de la liberté inspire à l’homme. « Moitié ruse, moitié contrainte, dit un de nos historiens célèbres, un Espagnol avait acquis à vil prix dlun Caraïbe l’héritage de ses pères. Celui-ci n’osa résister, il le croyait un dieu. Mais bientôt il s’aperçut que l’usurpateur n’était qu’un homme. Il le surprend à son tour, et réclame sa propriété. L’Européen lui représente son contrat d’acquisition. — Je ne sais point, lui répondit le sauvage, ce que dit ton papier; mais lis ce qui est écrit sur ma flèche; tu y verras en caractères qui ne mentent point, que si tu ne me rends pas ce que tu m’as dérobé, j’irai te brûler ce soir dans ta cabane. » Voilà, dans son principe, l’histoire des révolutions humaines ; elle est partout le récit des usurpations du pouvoir, des réclamations de la raison et des vengeances de la force ; voilà surtout l’histoire de la Révolution française. Les annales du monde ne présentent peut-être aucune époque plus digne de fixer les regards du philosophe et de l’homme social. On y verra le plus nouveau des spectacles, la force vaincue par la justice, les préjugés par la raison, le cri des passions étouffé par la voix de la nature, les privilèges subjugués par les lois. On y verra et les forfaits du despotisme qui se déchire lui-même de ses mains sanglantes, et les terribles écarts de la licence, et les transports quelquefois homicides de la fureur populaire, et les sublimes élans du patriotisme, souvent forcé de dépasser le but dans la crainte de paraître rester en deçà. Il n’était point dirigé, ce mouvement imposant de tout un peuple, sur le plan de ces conjurations ténébreuses enfantées par l’ambition, non pour détruire la tyrannie, mais pour la supplanter. Il n’était question de rien moins que de créer pour ainsi dire une seconde fois une grande nation dégradée par des siècles d’esclavage. Il fallait renouer le lien fédéral, détruire des préjugés aussi aneiçns que AVANT-PROPOS. la monarchie, abaisser l’orgueil, de la naissance, des rangs et de la fortune devant la dignité de l’homme, réintégrer tous les membres de la confédération dans la jouissance des droits du citoyen, sans attaquer les propriétés légitimes, donner un esprit public à une immense multitude divisée en une foule d’associations animées chacune d’un génie particulier, anéantir l’esprit de corps, réunir cette légion d’intérêts divers qui se croisent en tous sens, et se combattent sans cesse, en un seul intérêt, celui de la nation entière ; il fallait enfin donner des mœurs et des lois à un peuple généreux, spirituel et éclairé, mais vain, frivole et corrompu. Mille obstacles de tout genre semblaient devoir rendre une telle révolution impossible. Un monarque absolu, accoutumé dès le berceau à ne voir que des esclaves prosternés à sès pieds, et à mettre sa volonté à la place de toutes les lois ; des parlements, jaloux d’éterniser leur existence politique, et de la rendre indépendante, aspirant au pouvoir législatif ; des provinces divisées de privilèges, de mœurs, de lois et d’intérêts; une noblesse altière, imbue des insolentes idées du système féodal, et séparée, par son orgueil comme par ses prérogatives, du reste des citoyens ; une armée nombreuse dévouée au roi et soumise à ses chefs, tous tirés du corps des nobles ; un clergé riche et puissant gouverné par un régime particulier; formant une autre nation au milieu de la nation elle-même, et fort de la crédulité d’une grande multitude, opposant la barrière formidable de la superstition à toute espèce d’innovation, et établissant entre la théocratie et les lois éternelles de la raison une lutte terrible contre l’indestructible sentiment de l’égalité ; un peuple accoutumé au joug par l’habitude, le temps et les exemples qui agissent si puissamment sur les pensées des hommes, par les fruits d’une éducation consacrée à l’esclavage, écrasé sous le faix des impôts et sous le poids des humiliations : que de barrières à surmonter pour parvenir à la consommer l Lorsque l'on considère tant d’obstacles avec le sang-froid qu’a dû exclure le courage qui les a surmontés, et que l’on calcule les effets naturels de l’effervescence terrible qui a dû être proportionnée à la force des résistances, on doit être peu surpris des malheurs et des désastres partiels qui ont accompagné une telle commotion. Existait-il, en effet, en Europe une seule monarchie dont le despotisme se fût affermi par une aussi longue durée de jouissance et d’oppression non interrompue, dont les racines fussent plus profondes, plus difficiles à détruire ? Existait-il un empire dans lequel les ordres privilégiés fussent plus nombreux, plus riches, plus essentiellement attachés d’intérêt au pouvoir du trône ; un seul dans lequel le peuple fût devenu plus malheureux par l’excès des impôts, et qui, par cela même, eût, du sein de sa misère, moins de moyens de résistance à opposer à ses oppresseurs ? A peine les assemblées de la nation eurent-elles cessé, qu’attaché à la glèbe, sous le joug d’une foule d’usurpateurs subalternes, ce peuple, naguère libre et conquérant, fut traité plus mal encore que ces ilotes que les Spartiates ne soupçonnaient pas même être des hommes, ou comme le sont encore aujourd’hui les malheureux habitants de l’Afrique, transplantés dans nos colonies : le cultivateur paisible fut livré, lui et sa famille, aux caprices du premier baron qui, conservant à la paix les armes et les soldats de métier qu’il avait employés dans les guerres, forçait la faiblesse des monarques à lui donner, avec un fief, le droit d’exercer toutes les sortes de vexations, et de fortifier, aux frais des paysans, le château d’où il devait exercer sur eux ses brigandages. Dans ces siècles de fer, ces barbares auraient volontiers lâché leurs chiens courants sur un vilain, comme ils les lâchaient sur les bêtes fauves qui étaient devenues leur propriété exclusive, et dont l’existence privilégiée leur semblait plus précieuse que la vie des hommes. Alors, en effet, on vit des ordonnances leur livrer à l’encan la vie de leurs vassaux, en ne condamnant les meurtriers fieffés qu’à une amende d’une modique somme d’argent; encore les juges corrompus, qu’ils nommaient et destituaient à leur gré, les déchargeaient-ils souvent de la plus forte partie de cette amende pour en partager l’autre avec eux, ou leur donnaient-ils le moyen d’en éluder le payement. Obligés d’aller venger ou laver dans leur sang les injures personnelles que leur seigneur avait AVANT-PROPOS. 5 faites à un autre seigneur, ou qu’il en avait essuyées, forcés même de marcher contre les rois, dans ces guerres intestines et cette anarchie sanglante de plusieurs siècles, les malheureux serfs étaient chaque jour exposés à voir leurs maisons détruites, leurs familles captives et livrées au plus offrant; ils étaient comme un patrimoine que les seigneurs se vendaient et se revendaient. L’oppression exercée par le clergé n’était pas moins cruelle ni intraitable; on sait que, dans toutes les1 religions, celui-ci ne chercha qu’à aggraver le joug des peuples, auxquels il vendit jusqu’au droit de la sépulture. C’est principalement de la France qu’on pourrait dire : . a On ne peut sans argent mourir en ce pays... Et les enterrements, Monsieur, sont hors de prix. » N’avait-il pas établi des impôts non moins ridicules et cruels sur les sources même de la vie, sur les naissances, sur les aliments que le malheureux tirait des sueurs de son travail ? Hélas ! combien dé fois les dîmes ecclésiastiques, aussi bien que les dîmes inféodées, ne furent-elles point arrosées des larmes et du sang de nos ancêtres ! On ne peut s’empêcher de remarquer, à ce sujet, en remontant des effets aux causes, que le despotisme semble être de l’essence des religions, en général, Fdu moins, de toutes celles qui ont été créées pour l’intérêt des prêtres. Ils ont dû faire de la divinité un tyran, pour exercer sous sa caution une puissance sans frein : plus ils ont voulu d’autorité, plus ils ont du étroitement entraver la raison. Ils ont dit : « On devient sacrilège alors qu’on délibère... « Loin de moi les mortels assez audacieux... « Pour juger par eux-mêmes, et voir tout par leurs yeux... a Quiconque ose penser n’est pas fait pour me croire. » C’est en donnant une sanction divine, d’abord à la féodalité, qui n’était qu’une sorte de discipline militaire qui affermissait leur empire, ensuite au despotisme royal, que l’opinion de cette origine semblait leur donner le droit de partager, qu’ils commencèrent par façonner les peuples au joug, et finirent par faire trembler les rois eux-mêmes devant leur magique pouvoir. Jusqu’à Louis XIII, les rois furent contenus par les suzerains et les grands. Lorsque Richelieu eut exécuté si habilement le projet depuis longtemps conçu d’abaisser la puissance de ceux-ci, le pouvoir royal devint absolu, et l’ambition du clergé, excitée par cet accroissement, s’éleva jusqu’au gouvernement du royaume; s’il ne voulut plus déposséder les rois, il voulut gouverner en leur nom; la cour devint le théâtre de ses plus actives intrigues, et lorsqu’il ne rivalisa plus de pouvoir avec elle, il fut le complice de ses crimes. En attirant les principaux seigneurs à la cour, le cardinal de Richelieu purgea les provinces de quelques tyrans ; mais il acquit par là même plus de moyens d’opprimer ces provinces ; à la vérité , il acheva d’affranchir le roi et la puissance des seigneurs ; mais en les transformant en valets courtisans , en déprédateurs avides , il jeta les germes de corruption qui bientôt désolèrent la France. Ainsi donc, si les coups d’autorité de ce ministre ne portèrent que sur la haute noblesse , s’il meubla les prisons d’État de seigneurs qui avaient assez d’énergie pour ne vouloir pas être ses valets, ni s’assimiler au père Joseph, le premier alguasil de ce terrible inquisiteur, s’il' fit couler leur sang par la main du bourreau, ils se vengèrent bien par la suite sur le peuple; en s’emparant de toufr les accès du irône, cette portion de la noblesse fit plus de mal sur ce théâtre d’intrigues qu’elle n’en eût jamais pu faire -dans ses terres. � * Le ministère, de son côté, conquit tout le pouvoir que perdirent les grands, et l’on ne sentit pas assez que le despotisme, pour être simplifié, n’en serait pas moins actif, qq’il n’aurait que plus 6 AVANT*. PROPOS. d’agents, quoiqu’il y eût moins de despotes, parce que les ministres lui appliqueraient au besoin toutes les forces motrices d’un grand État. Le despotisme féodal était sûrement plus contre nature ; mais il y avait au moins une espèce de lien, de relation qui liait le serf à son maître, et intéressait le seigneur à son esclave; au lieu que le despotisme des ministres ne portait sur aucune base qui ne fût odieuse. L’un appartenait plus à la barbarie, l’autre fut plus atroce. Le ministre qui ne regardait sa place que comme un passage où il devait puiser sa fortune, ne croyait avoir d’autre intérêt que de dissiper, tyranniser et dépréder î Était-il un crime plus punissable et moins puni ? On se contentait de le renvoyer avec les dépouilles de l’État ; et sa famille, qui se consolait du deuil de l’ambition avec ce qu’elle avait obtenu de la faveur, comptait après les premiers temps de la disgrâce, parmi ses titres d’illustration, d’avoir eu un ministre dans son sein, tandis qu’elle devait n’en conserver que la tache. Au régime désastreux de la féodalité succédèrent aussi toutes les horreurs de la fiscalité. Ces derniers siècles seront fameux par les atteintes que le système financier porta à l’humanité ; alors parurent ces lois, ces édits injurieux aux droits des peuples, provoqués par la faiblesse des princes, ou dictés parla mauvaise foi de leurs ministres; alors naquit la gabelle, ce fléau destructeur, qui enlève à l’homme l’usage d’un bien que la nature a prodigué aux nations, qui a fait couler des flots de larmes et de sang, et torturer des milliers de malheureux. Ces maux augmentèrent par la vénalité des charges, abus qui ouvrit une ressource au rival de Charles-Quint, et qui, dans la suite, couvrit tout le royaume de deuil par les arrêts iniques des compagnies de magistrature qui, ayant hérité, comme d’un immeuble, du droit de juger leurs sem� blables, vendirent la justice, ou la firent vendre par leurs secrétaires et des courtisanes. L’abbé Mably, en parlant des vices des empires, observe qu’il y en a de féconds , et qui servent, pour ainsi dire, de matrice et de foyer à la corruption. « A leur tête, dit-il, est ce vice, dont je ne sais pas le nom , monstre à deux corps, composé d’avarice et de prodigalité, qui ne se lasse jamais d’acquérir ni de dissiper, et dont les besoins, toujours renaissants et toujours insatiables, ne se refusent à aucune injustice. C’est à ce vice ou ce monstre que l’on doit l’infâme et incalculable impôt de la, vénalité. » Vers la fin du dernier règne, M. Quinaut fut chargé de dresser un état de toutes le charges et emplois créés pouf avoir de l’argent; ils montèrent à plus de trois cent mille. La création de ces charges, la plupart inutiles, dont les revenus grevaient l’État, pétaient, comme toutes les espèces d’emprunts dont un-gouvernement ne peut, ainsi qu’un commerçant, faire valoir le capital, un impôt indirect payé par le peuple. On voulait, disait-on, éviter la corruption attachée à la misère! On repoussait avec dédain quiconque ne pouvait, pour un emploi, offrir que lui-même, et que rien ne distinguait , excepté les talents! En vain eussiez-vous , par votre mérite, par vos services, cherché à surmonter les désavantages du rang et de la fortune , vous vous trouviez comme enlacé dans un cercle vicieux dans lequel se fondait toute émulation ; car, ou vous ne pouviez rien devenir si vous n’aviez été quelque chose, ou l’on ne donnait le droit d’acquérir des richesses qu’à ceux que déjà la corruption et les intrigues avaient enrichis. Mais quel est donc le plus incorruptible, l’homme opulent, ou le citoyen pauvre ? Qui des deux voit-on ramper dans les cours? Qui se traîne le plus souvent aux pieds des ministres? Qui étudie l’art de violer la conscience des princes ? Qui mendie avec insolence, reçoit avec orgueil, etregarde une faveur obtenue comme le droit d’en obtenir une nouvelle ? Qui peut cacher aisément ce qu’il a reçu dans ce qu’il possède ? Et qui, par ses profusions mêmes, se rend plus suspect de rapines ? L’homme pauvre ou médiocrement aisé qui se trouvait exclu des places, n’offrait-il pas, au contraire, dans l’habitude de l’ordre et des mœurs domestiques, le gage le plus précieux de son intégrité ? Moins il possède, plus il est près de vous, de vos intérêts, plus il a besoin de mériter votre estime, puisque votre, estime lui donne un lustre Supérieur à l’opulence, et place au-dessous de lui le millionnaire qui n’à que son or. - AVANT-PROPOS. 7 Les richesses corrompirent la Grèce, et amenèrent la décadence de Rome : en France, la vénalité et le fisc eurent bientôt consommé l’avilissement du gouvernement et banni de son sein toute décence. ' ' ' ' Il nous semble bien vil, ce sénat romain, qui décerne à l’affranchi Pallas la préture, avec 150 mille grands sesterces, et qui, sur le refus que fit cet ancien esclave, riche de plus de sept millions, de la somme qui lui était offerte, le compare aux Fabricius, et consacre à son désintéressement un monument avec une inscription adulatrice. Mais, de nos jours, ne vit-on pas une municipalité de Paris faire bâtir et magnifiquement meubler un hôtel qui lui coûta plus d’un million pour en gra-r tifier un ministre complaisant, M. de Saint-Florentin, aux dépens des citoyens, surchargés d’im-* pôts pour subvenir à ces prodigalités ? Le luxe, une fois introduit dans la cour par la facilité que lui donnaient les traitants de pressurer les peuples, ne tarda pas à se répandre dans la capitale et dans les provinces ; partout il créa les fausses jouissances, les dédains orgueilleux, les maux de l’envie, de la cupidité, de l’oisiveté et les haines, nous rendit tributaires de l’industrie étrangère, nous fit inutilement consommer dans l’intérieur les produits de la nôtre, nous fit mépriser l’agriculture et les arts utiles, porta la désolation dans les familles, le trouble dans l’union conjugale, la corruption générale dans les mœurs; et comme il s’alimentait de l’oppression fiscale, insatiable de jouissances, il ne tendit qu’à l’accroître* Le faste des princes n’était pas une moindre source de malheurs et de déprédations. Lorsque le père de Louis XVI fit voir à ses enfants, avant de mourir, les registres où étaient consignées les naissances de Versailles, il leur donna une sublime mais inutile leçon. Exempts de devoirs envers la société, des millions de revenus ne leur suffisaient pas ; il leur fallait par supplément des millions de dettes que payait l’État, et dont les créanciers, malheureux artisans, attendaient avec désespoir et sans oser se plaindre, le tardif acquit ; établissant une sorte d’impôt jusque sur la perversité des ministres, s’ils ne puisaient dans le trésor public en maîtres, ils y pompaient en vampires mystérieux et impunis. Toute la société souffrait de la révoltante pullulation d’anoblis que l’on voyâit se pavaner au sor-' tir de leur rôture, comme le papillon naissant, avant de devenir habitant de l’air, frétille sur sa dépouille d’insecte. Quoique le parchemin, que nos princes leur donnaient au prix de 60 ou 120,000 livres, ne fût guère qu’un permis vendu à la vanité d’être impudente et méprisée, le nombre de ces déserteurs de la caste commune était prodigieux. A. n’en compter que cent par chaque année, c’était, en cinquante ans, cinq mille familles privilégiées pour l’impôt ; le peuple, outragé par des anoblis, traînait avec son lourd fardeau celui qu’ils avaient laissé au-dessous d’eux. Ils se faisaient un mérite du privilège exclusif de commander dans les camps : qu’y portaient-ils ? leur inexpérience, et l’orgueil, qui en doublait les dangers, les intrigues de cour, les jalousies, les basses ambitions, auxquelles ils sacrifiaient l’honneur de nos armées, les manières insultantes, qui portaient le découragement dans l’àme des vieux guerriers, le droit de s’arroger leur gloire, en ne faisant remplir que de leurs noms de fastidieuses gazettes, la corruption qui souvent livrait à nos ennemis le fruit des plus brillantes victoires, la lâcheté couverte des décorations de la valeur obtenues dans les boudoirs, et qui leur faisait répandre des flots de sang pour mettre à couvert leur précieuse existence ; enfin, avaient-ils à se faire un mérite au sein de la paix d’un système qui ne tendait qu’à consolider leur tyrannie et l’avilissement de la nation, en mettant dans leurs mains tout le pouvoir de la force armée ? Le despotisme des lettres de cachet ne fut pas moins terrible; on en comptait près de 200,000 délivrées sous le long ministère de Lavrilliôre, au profit de toutes les haines et des ambitions les plus subalternes. Quand personne n’est à sa place, le désordre ne doit-il pas régner partout ? Et le désordre est la boîte de Pandore ; il en sort tous les maux à la fois. En vain eût-on compté sur les Parlements pour Jes réprimer. N’avaient-ils pas eux-mêmes concouru à précipiter la dégénération de l’État? Pour un Robert de Saint-Vincent, combien de mem- 8 AVANT-PROPOS. bresquon ne pouvait nommer sans faire une satire! Et si l’on veut juger leur pouvoir, qu’on se rappelle Louis XIV, s’y présentant en bottes et en éperons, un fouet à la main, pour y faire enregistrer sa volonté suprême , à la suite d’une partie de chasse. C’était dans le sein du désordre qu’il fallait trouver des ressources nouvelles : 'le revenu public ne pouvait s’accroître que de la destruction des abus particuliers ; c’était faire jaillir une source de prospérité, du principe même des-malheurs. Mais comment devait se conduire l’administrateur forcé de découvrir à la France sa véritable situation, l’administrateur qu’un devoir impérieux obligeait de frapper sur les privilégiés, et d’anéantir les exemptions qui les enrichissaient ? Il était facile de prévoir qu’attaquer à la fois tous les corps les plus puissants, c’était se susciter d’innombrables ennemis, c’était les provoquer en même temps aux pieds du trône et aux pieds des autels! Servir le peuple aux dépens des grands, c’était s’exposer à se trouver isolé pendant un siècle. Souvent le peuple, aveuglé par ses préjugés, ne retrouve sa voix, pour bénir son bienfaiteur, que lorsqu’il est descendu dans la nuit du tombeau ; ce peuple, abusé par ceux mêmes qui lui nuisent, se réunit momentanément à eux contre le ministre qui le sert. Encore s’il était assuré d’achever son ouvrage ! Mais la haine active et implacable des corps qu’il attaque peut lui ravir et. sa gloire et sa place. Est-il disgracié ? alors, au sein des mécontentements et des troubles qu’on lui impute, et au milieu d’établissements divers qu’il laisse imparfaits , il n’est, aux yeux du philosophe, qu’un exempte malheureux des vicissitudes humaines ; aux yeux du clergé, qu’il a osé braver, c’est un ministre justement sacrifié ; aux yeux de la noblesse, c’est un ministre victime de son imprudence ; aux yeux du peuple, c’est l’auteur bientôt oublié d’un projet que son exécution met au rang des chimères. Annoncer la crise de l’État dans un édit de réformation, envoyé simplement aux cours parlementaires, c’eût été rendre le mal incurable, c’eût été ouvrir la porte aux réclamations de tous les genres, c’eût été différer le moment de la destruction des abus ; et en retarder l’instant, était 1e moyen de tes enraciner davantage. Il s’agissait de régénérer la. nation ; il fallait rappeler ces anciennes institutions qui avaient entouré son enfance, qui avaient embelli sa jeunesse dans tes temps les plus orageux ; il fallait lui rendre toute son énergie, en lui rendant les formes primitives et chères de son antique existence; il fallait ranimer son cœur par de si précieux souvenirs, et lui faire retrouver ses vertus, en lui rappelant que ce fut dans les assemblées vénérables du champ de mars que la nation, se pénétrant à l’envi et d’émulation et de zèle, dévoua constamment et sans réserve son existence et sa fortune à la prospérité de l’État. Pour anéantir d’antiques abus, il fallait recourir aux moyens respectés et chéris qui en avaient anéanti jadis de si pernicieux ; on voulut donc réunir, sous les yeux du monarque, des notables de tous tes ordres de la nation, et le montrer à son peuple au milieu de cette auguste assemblée. Il était à craindre que les corps mêmes qui devaient la composer se soulevassent, à l’aspect des sacrifices que l’État allait exiger d’eux ; mais pàrmi ces corps divers, il en était qu’on pouvait ra-*mener et convaincre; il en était dont on ne pouvait pas craindre d’exciter l’implacable ressentiment ; c’était un motif de les réunir : 1e roi allait connaître tes citoyens fidèles, et l’État ses vrais ennemis. Une démarche aussi éclatante devait laisser d’éternels souvenirs, qui survivraient au ministre, quelle que fût sa destinée ; et dans ses réminiscences ineffables, il pouvait voir te gage assuré d’un bien à venir que la haine la plus animée, que la vengeance la plus obstinée ne pouvaient étouffer. La faiblesse est amie des ténèbres; l’obscurité, le mystère accompagnent et couvrent les pas de celui qui veut tromper; c’est k la clarté du solëil que se montre la vérité ; et qui veut parler son langage, qui veut trouver en elle seule ses moyens et ses ressources, ne saurait s’entourer de trop de surveillants : sous ce rapport, la convocation de la première assemblée des notables fut un AVANT-PROPOS. 9 grand hommage rendu aux principes essentiels de tout bon gouvernement, hommage forcé sans doute, mais qui eut dans ses suites des avantages incalculables. Dans l’intervalle de la convocation et de Couverture de l’assemblée, il était aisé de prévoir quels orages les ennemis du ministre s’efforceraient d’attirer sur sa tête. Déjà le clergé alarmé prévoyait les changements qui le menaçaient ; la connaissance parfaite qu’avaient ses chefs des abus qui leur étaient utiles, la possibilité de couvrir d’un voile respecté l’existence de ces mêmes abus, la facilité de réunir la durée de leurs privilèges aux objets spirituels dont ils devaient uniquement s’occuper, l’ignorance du peuple, l’ ancienne* habitude d’effrayer le monarque, l’usage de . perpétuer leur existence par la terreur qu’ils imprimaient aux ministres qui avaient voulu la changer, l’espoir de confondre leurs réclamations avec l’intêrêt de la noblesse : telles étaient les armes de ce corps redoutable, ou plutôt trop longtemps redouté. Réunissez à cela tout ce que l’habitude de discuter, de gouverner, de dominer, donne de talents et de lumières; l’éloquence tonnante des uns, insinuante des autres, artificieuse de quelques-uns; en général, cet art d’émouvoir sourdement les esprits, cette souplesse qui fait éviter le choc pour conserver l’intégrité de ses prétentions, qui fait attendre, pour les faire reparaître, des circonstances critiques, et profiter du malheur de l’État pour reprendre aussitôt sa première existence; à ces traits, - vous reconnaîtrez que c’était là lè principe des plus grands obstacles, le foyer de la résistance, l’âme de l’opposition. Le mémoire sur l’impôt territorial en nature fut présenté à l’assemblée; c’était à ce moment critique que le clergé attendait le ministre, et se flattait.de l’écraser sous le poids de ses déclamations. Ce mémoire offrait une foule de principes irréfragables et de conséquences nécessaires : ses résultats devaient séduire tout esprit non prévenu; mais ce même mémoire contenait des vérités cruelles, qui durent exciter toute l’animosité du clergé. C’est dans cet écrit que, rendu à la nation, il était placé avec la noblesse, confondu avec elle, soumis avec elle aux impôts. Cette égalité était un outrage à ses yeux. Il se trouvait avili, parce, que ses immenses richesses allaient enfin subir les taxes imposées aux fortunes des défenseurs de la patrie. Il sentit néanmoins que présenter ses prétentions dans toute leur étendue, c’était s’exposer à un combat inégal, c’était s’offrir sous l’odieux aspect d’un corps étranger à l’État qui se refuse de contribuer à sa défense. Attaquer l’impôt en lui-même et dans ses formes, soutenir qu’il était injuste et impraticable, proscrire à jamais l’idée d’une subvention perçue en nature, lui a paru être un moyen plus sûr de renverser le plan destructeur de ses privilèges, et de se ménager la possibilité de s’en ressaisir un jour. Le clergé a toujours merveilleusement su tirer parti de ce principe, que la vie politique d’un ministre est bornée, et que l’esprit des corps est immortel. On a donc fait trouver des difficultés insurmontables dans la subvention territoriale en nature, la crainte d’une perception trop dispendieuse, le défaut de bases certaines pour la classification des terres, l’inconvénient d’étendre l’imposition jusque sur les frais de culture. Le clergé, qui fit valoir ces raisons avec l’énergie la plus exagérée, n’a pas senti que tout ce qu’il disait contre cette espèce de dîme royale se rétorquait avec avantage contre la dîme ecclésiastique qui était beaucoup plus considérable. Le clergé préférait les dons gratuits; ce fut toujours le moyen dont il paya la restauration de ses privilèges. Voici son projet : Lorsque la classification exacte des sommes que le clergé doit fournir à la contribution générale eut été faite, il devait dire au roi : Vous n’avez plus d’intérêt à la destruction de nos antiques privilèges, puisque nous offrons, en conservant nos formes, de verser au trésor royal le contingent auquel nous sommes assujettis. Cette offre adoptée, le clergé continuait de voir, dans les crises orageuses de l’État, les causes de son bonheur particulier; il les attendait avec autant d’impatience que d’attention. C’est dans ces moments difficiles qu’il se faisait un mérite d’offrir des secours, un emprunt, un don gratuit, qu’on devait récompenser en lui rendant sa première existence. 10 AVANT-PROPOS. M. de Galonné avait cru, en dépouillant le clergé, se concilier les deux antres ordres , mais il se fit des ennemis de plus, et ne se concilia personne. Il s’était imaginé qu’à la faveur d’un plan qui offrait en effet de grands avantages, et accordait à la nation plusieurs des choses qu’elle désirait depuis longtemps, il ferait passer des impôts désastreux, et esquiverait les attaques des Parlements, ou les écraserait sous le poids du vœu des notables ; mais on ne voulut ni de ses impôts ni de ses plans : la main qui les offrait les rendait trop suspects. Il soutenait qu’il avait sauvé l’État ; mais l’assemblée jugea qu’il l’avait ruiné. Le roi porta le même jugement, et ôta, à ce dépositaire infidèle et sa confiance, et le cordon de ses ordres. La coupable adresse que mettaient les courtisans, pour parvenir à dérober au roi la crise où se trouvait le royaume, n’était pas un moindre obstacle à l’utilité de l’assemblée des notables. La noblesse espérait ajouter un nouveau ressort à sa puissance et gagner quelques marches de ce trône qu’elle brûlait depuis longtemps de partager; les grands, inquiets, n’ayant ni le courage de supporter la médiocrité, ni le talent d’en sortir, intriguèrent avec succès en apparence, mais furent bientôt entraînés par le cours des événements. ' A tant d’efforts on vit de hardis novateurs opposer avec courage les armes de la philosophie, l’intérêt personnel des peuples. Mais ce n’est pas l’ouvrage d’un moment que de redonner à une grandie nation son ancien patriotisme, et de faire revivre en elle l’amour du bien public, en lui rendant la faculté de s’en occuper : c’est par des moyens successifs et lents que l’on décompose une nation , qu’on éteint sa vie politique; ce n’est pas dans un instant qu’on la reconstitue, qu’on la régénère. Les siècles écoulés avalent accumulé sur la France des charges immenses; il n’était plus d’autres ressources pour les alléger, que celles qu’on pouvait tirer de l’énergie même de la nation ; il fallait lui montrer quelques lueurs de liberté, si l’on voulait M faire recouvrer sa vigueur. Ges tributs, que des peuples forcés à une aveugle soumission, ne se laissent arracher qu’avec douleur, sont * offerts avec zèle par des peuples éclairés sur les besoins publies, devenus les leurs ; du moment qu’ils leur sont connus, et qu’ils sont appelés à faire eux-mêmes la répartition. Ainsi la force des choses contraignit les ministres à donner eux-mêmes le premier mouvement à la Révolution. Ce fut en annonçant rétablissement des assemblées provinciales, que le roi parut manifester pour la première fois qu’il voulait rendre à son peuple une partie de son existence; les discussions qu’elles firent naître conduisirent bientôt à la demande des assemblées nationales. Leur constitution, suivant l’idée du ministre, se rapprochait des principes du droit naturel. Les Uns lui ont reproché d’avoir confondu tous les rangs, d’autres d’avoir répandu dans son mémoire des idées encore trop nouvelles pour une nation vieillie dans les préjugés, d’avoir plus consulté son cœur que son siècle. Il faut convenir, en effet, que ce n’est pas sans de grands efforts, et que ce n’est même que graduellemement que l’on revient aux idées primitives, quand d’antiques préjugés ont mis les prestiges de l’orgueil à ta place des premiers sentiments de la nature. Un des principaux vices des assemblées provinciales fut d’avoir consacré la distinction des ordres dans une institution dont la popularité devait être le premier mérite. Cette distinction, à laquelle on attachait une si grande importance, qu’avait-elle produit dans la plupart des«pays d’États, si ce n’est des despotes et des victimes? L’attribution à un seul ordre de la présidence aux assemblées provinciales avait donné le sceptre au clergé* La noblesse dominait après lui; les communes restèrent dans une exclusion avilissante qui aigrissait les esprits. N’était-ce pas un juste redressement que d’élever toutes lea âmes au même niveau, que de leur rendre leur primitive égalité, et de faire jouir chacun des cointéressés de l’influence qui lui appartient dans une élection où les rangs ne doivent être marqués que par les vertus, la capacité et l’habileté de se rendre utile ? . Cependant ce moyen a paru aux notables inconstitutionnel et anti-monarchique, même pour 1’égalité du droit de présidence entre les trois ordres. En se refusant à faire dépendre d’an Choix . AVANT-PROPOS. il libre la prééminence dans une assemblée patriotique, ils augmentèrent le mécontentement, donnèrent aux communes des auxiliaires dans la classe des nobles, et provoquèrent par cela blême des prétentions plus étendues. Le ministère commit une autre faute. Après avoir cherché à détruire les abus du régime des intendances, en établissant, pour maintenir son ouvrage, des administrations paternelles dans plusieurs provinces, il laissa subsister celles opprimées par les États, ces anciennes corporations qui avaient perdu toutes les formes représentatives, et étaient devenues l'aristocratie de quelques familles. Il était des provinces oü les peuples toléraient encore cette forme d’administration, à la vérité préférable sous quelques rapports aux intendances; il en était d’autres oü depuis longtemps elle paraissait plus onéreuse qu’utile : pourquoi n’avoir pas fait participer au moins ces dernières aux bien-Ms qui paraissaient devoir résulter des nouvelles assemblées provinciales ? Comment n’avoîr pas au moins imaginé un moyen aussi simple que légal de savoir si les peuples des provinces régies par les États voulaient conserver cette ancienne administrations, ou adopter la nouvelle? Ce qu’on ne leur permit pas de faire’, plusieurs le tentèrent de leur propre mouvement. Des assemblées se formèrent à cet effet dans les grandes villes, et elles favorisèrent le développement de l’esprit public beaucoup au delà des craintes qu’on avait pu concevoir. L’observateur qui jetait ses regards dans l’avenir voyait avec une secrète joie combien Un seul homme avait pu subitement porter de changements dans les idées, avec quelle 'facilité il ressuscita le courage abattu, rappela l’espérance fugitive : tel fut l’effet des mémoires de M. de Galonné. Une révolution subite se fit dans les esprits ; tous le monde se mit à discuter les affaires publiques, lorsque naguère chacun semblait y être étranger. Comparons en effet l’état précédent de la France et celui auquel elle s’éleva tout à coup à cette époque importante. Le premier était l’image fidèle de ce que sont encore tous les États despotiques. Dans les campagnes on laboure, on souffre, on gémit, et l’on se tait. Dans la province peu de voix sont assez fortes pour se faire entendre ; dans la capitale les grands intriguent, les riches s’amusent, les financiers spéculent, les académiciens font de l’esprit; tout le monde cherche, s’agite, se tourmente ; les uns tombent, et entraînent leurs amis dans leur chute, les autres s’élèvent et vendent l’espérance. Il est un très-petit nombre d’hommes au-dessus des passions, des vains désirs, des besoins imaginaires qui contemplent du fond de leur solitude la corruption de l’état social, les malheurs de la condition humaine, les erreùrs des gouvernements, les fautes des rois ; frappés de tant de maux, ils s’épuisent en méditations, trouvent ou croient avoir trouvé des remèdes ; ils les offrent. N’y a-t-il pas de la démence à les poursuivre, à les précipiter dans des cachots, parce qu’ils ont voulu être utiles? N’y-a-t-il.pas de la barbarie à prendre leurs plaintes pour des cris séditieux ? Et n’est-ce pas une dérision insultante que de punir ceux qui s’informent pourquoi on prend leur argent ? Les gens de lettres de tous les pays ne savent pas assez ce qu’ils peuvent, si, au lieu de se rassembler pour chercher des mots, pour faire des vers et des éloges, ils se coalitionnent jamais en faveur de la raison, de la vertu, s’ils donnent au courage ce qu'ils prodiguent à l’esprit, le règne des méchants est passé, la terre leur sera enlevée. C’est ce qu’ils firent en France. La multitude d’écrits dont les partisans et les ennemis de l’administration inondèrent le public,, les recherches qui en résultèrent sur les principes et l’essence de notre gouvernement, éclairèrent tout à coup les citoyens de toutes les classes sur leurs droits et sur les devoirs du monarque: ils apprirent avec une secrète fierté que le prince était fait pour le peuple, et non le peuple pour le prince; que le plus puissant des rois et le dernier de ses sujets sont égaux par leur nature; et que, dans le parallèle, l’avantage se trouverait rarement dn côté du souverain. Ils apprirent ce que disait un Perse, prisonnier de guerre, à un Lacédémonien qui lui reprochait la lâcheté de sa nation : « Elle est, lui disait-il, le fruit de notre esclavage; si, comme vous, nous n’avions d’autres maîtres que nous-mêmes, si nous ne combattions que pour nos propres intérêts, comme vous, nous serions invincibles. » Ils frémirent à l’aspect du précipice oü le despotisme avait AVANT-PROPOS. 12 ' jeté l’État, et parurent justement étonnés d’exister encore au milieu de tant de principes de destruction dont la tyrannie les avait environnés ; comme ce ministre d’un Sophie qui ne sortait jamais de l’appartement de son maître sans porter ses mains k sa tête, pour voir si elle tenait encore à ses épaules. L’homme libre n’a point la tête courbée vers la terre; son regard est assuré, sa démarche est fière, aucun de ses mouvements n’anoonce la crainte ; plein de confiance en ses propres forces, il ne voit personne autour de lui qu’il doive redouter, et devant qufil ait besoin de s’humilier ; sa joie est pure, elle est franche; ses affections sont douces et bonnes; ces sentiments de l’àme donnent à son corps le plus parfait développement, les plus belles proportions. Cette vérité que la moindre réflexion démontre, que l’expérience des anciens peuples a prouvée, n’est en général pas assez sentie. Combien la contrainte de l’esclavage, combien les idées tristes et fâcheuses du malheur p’attaquent-elles pas notre tempérament, et ne font-elles pas de ravages sur notre conformation extérieure ! La moindre révolution morale n’occasionne-t-elle pas un bouleversement physique? Comparez un enfant péniblement retenu dans une attitude gênante, forcé de fixer ses regards sur un livre qu’il déchirerait en morceaux s’il en avait le pouvoir, avec celui qui, du même âge, joue, s’amuse en pleinè liberté, va, vient à son gré, boit et mange quand il lui plaît; ce dernier ne sera-t-il pas infiniment plus agile et plus robuste ? Cette différence entre deux individus est la même entre deux peuples. Je supposé ces deux peuples sous lë même climat, l’jm libre, l’autre esclave ; les hommes de la nation libre seront au physique plus grands, plus beaux, plus courageux; au moral, iis seront plus veT-tueux et meilleurs. L’homme libre serait-il méchant? Il est heureux; ses biens, son honneur, sa vie sont en sûreté; il ne voit autour de lui que des égaux qui sont dans l’impuissance de lui nuire. L’homme n’est pas méchant : c’est l’oppression, c’est l’esclavâge qui le rendent fourbe, menteur et cruel, qui le dépravent. Environné de gens qu’il doit craindre, il les flatte et les trompe. Gêné dans ses moindres actions, il se cache et dissimule; pressé de toutes parts par mille intérêts particuliers dirigés contre le sien, il s’irrite, il s’offense, il attaque à son tour. Livré à des guerres perpétuelles, il vit dans une agitation douloureuse, sans jamais trouver le repos. Les lois qui devaient protéger sa personne le laissent à la merci de l’homme puissant ; il se plaint de son sort, il se livre au désespoir, et se porte à tous les excès. Comment voulez-vous qu’il soit bon, lorsque tout l’entraîne au vice et au crime? Rendez-le libre si vous voulez son bonheur et celui de la société : plus on approfondira cette vérité, plus on la suivra dans ses développements, et plus elle paraîtra frappante. Comme le sentiment de l’égalité répand un baume salutaire sur notre existence! Voyez ces hommes réunis en troupe pour se livrer aux travaux les plus pénibles; ils sont tous gais et joyeux; à peine cependant ils ont leur subsistance; mais leur sort est commun ;dès lors il paraît doux. Isolez ces hommes, donnez-leur les mêmes occupations, placez-les auprès de la demeure du riche oisif et fastueux ; vous les verrez bientôt tristes et abattus. La comparaison douloureuse de leur misère avec l’opulence dont ils sont témoins portera la consternation dans les cœurs. L’égalité est donc le principe le plus fécond, le plus salutaire dans ses conséquences; il s’étend à tout, il est la source des bonnes lois, de la prospérité des nations, de la paix et de l’harmonie entre les citoyens. « Les pays gouvernés despotiquement, dit Mirabeau, présentent de loin, à la vérité, une surface « assez calme. Le souverain veut, il parle, il est obéi ; il en résulte un ordre apparent, une tran-« quillité extérieure qui séduit au premier coup d’œil. Les révolutions de ces gouvernements sont « cependant fréquentes, mais soudaines; la cour en est le théâtre, et le peuple y intervient rarement : « le lendemain tout est rentré dans le premier état, autre raison pour des spectateurs superficiels de « penser que, dans ces contrées serviles, la paix est un dédommagement de la liberté. Mais combien « ces apparences sont trompeuses 1 Sous le despotisme, on n’écrit point, on communique peu, on ne « s’informe pas du sort de son voisin ; on craint d’avoir une plainte à faire, une tristesse à livrer aux- A-VAN T-PR OPO Si 13 « soupçons, aux interprétations, un mécontentement à laisser percer. Personne n’ose compter les « victimes ; mais est-ce, à dire qu’il n’y en ait pas ? Pèse-t-on ces larmes silencieuses, ces douleurs « muettes, ces calamités ignorées dont les ravages sont d’autant plus terribles que rien ne les arrête? « Tient-on registre des assassinats judiciaires, des vengeances secrètes, des spoliations, des meurtres « clandestins, des victimes dévouées aux tourments des prisons d’État? La paix publique semble « exister ; vaine illusion ! Dans une multitude de lieux à la fois, des milliers d’individus isolés éprou-« vent dans l’intérieur de leurs maisons, dans-leurs relations avec des hommes plus puissants qu’eux, « tout ce que la guerre civile a de plus horrible. Ce silence, qui vous trompe, est celui de la terreur; « rapprochez par l’imagination tous ces êtres malheureux, tous ces esclavages opprimés, donnez à « tous les murmures sourds, à tous les désespoirs concentrés, la voix qui leur manque, et dites, si « vous l’osez, que le despotisme est un état de paix ! « Le tableau des pays libres est bien différent : point de voiles mystérieux qui couvrent les ini-« quités de l’administration, tout est connu ; et l’on se fait presque honneur d’un esprit chagrin. Ce « mécontentement apparent, qui n’est pas le malheur, est un des caractères de la liberté ; l’homme « libre semble désirer toujours une perfection, qu’on n’atteint jamais. Il est, en matière dé gouverne-« ment, un sybarite blessé par des feuilles de rose. On n’attend pas les maux réels pour se plaindre, « mais on s’étudie à prévoir. Une opinion fait un schisme, et tout homme, doué de grands talents, « peut devenir chef d’un système ; mais tous se contiennent les uns par les autres ; tous finissent par « fléchir devant la loi, qui est égale pour tous. « Les gouvernements despotiques ont cru qu’en empêchant les mécontentements de se montrer « par des actes légaux, ils les empêcheraient aussi de se manifester par une multitude de manières « illégales et dangereuses. Ils sont souvent victimes de cette erreur, et font naître des révolutions, « dont ils faut attribuer h eux seuls les excès. Le peuple, dans ces gouvernements, est tantôt ram-« pant, tantôt furieux. La modération et la raison n’appartiennent qu’au régime de la liberté ! « Pourquoi encore, sous le despotisme, toutes les parties de l’administration offrent-elles si peu « d’hommes capables d’en tenir les rênes? C’est qu’on a la triste habitude de ne choisir que des gens « de la cour, et que les cours des rois sont le lien de l’espèce humaine ; c’est-là que la naissance et « la fortune ne servent qu’à-assurer l’impunité ; que l’amour et la nécessité de l’argent ont avili les « âmes. On y est témoin non de faiblesses, mais de bassesses; non d’imprudences, mais de crimes ; « non de légèretés, mais d’immoralités ; on y vend l’honneur, le rang, les places, les femmes, le « crédit, avec une impudence révoltante ; on emprunte ce qu’on ne payera point; on ne paye que ce « qui peut rapporter ; le mensonge, la calomnie, les suppositions, l’aliénation des esprits, le trouble « dans les familles, sont les moyens usuels qu’on ne prend pas même la peine de dissimuler. « De là vient que notre nation fut accusée de n’avoir point de caractère. Il sembla qu’il soit de « l’essence des peuples qui manquent de constitution de manquer aussi de caractère national ; c’est « que les principes de son administration changent comme les hommes qui le dirigent ; c’est que les « individus, appartenant à un ordre de choses infiniment mobile, doivent infailliblement’ s’arranger « pour cet ordre de choses; c’est que, dès lors, à l’exception d’un bien petit nombre, tous, afin d’être « mieux, doivent se composer une manière d’être qui se prête à tout ; tous doivent s’organiser de « façon à ce qu’aucune circonstance ne les blesse, c’est-à-dire, se donner une organisation sans « muscles, si on me permet cette expression, qui s’assouplisse sous tputes les mains, et se compose « sans efforts pour toutes les formes qu’on veut lui faire prendre. _ « Quand Auguste buvait, la Pologne était ivre, dit un de nos historiens : quand des principes « fixes existeront dans l’administration, il eu existera dans l’esprit et le caractère des citoyens; et « le patriotisme revivra dans les cœurs quand il sera utile d’être patriote. On aimera la liberté « quand l’état de l’homme libre sera devenu pour tous un objet d’honneur et d’envie. » L’avantage qu’obtint le tiers état d’avoir au sein des États généraux une double représentation qui lui donnait les moyens d’y exercer la prééminence, avec le secours du petit nombre de voix qui 44 À'VANT-PROPOS. avaient déjà retenti en sa faveur dans les deux premiers ordres, fut donc pour les partisans de la liberté un triomphe d’autant plus complet, qu’honorés et encouragés par cette assurance d’une prochaine suprématie, il rallia à leurs réclamations tous les hommes jusqu’alors faibles et indécis. L’orgueil et l’enthousiasme de la victoire les animaient à de nouveaux combats, le succès leur donna de nombreux auxiliaires, et le premier changement apporté à l’ancienne forme des États, fut bientôt le signal d’une révolution plus importante. Du droit de contrebalancer les deux premiers ordres, ils passèrent à la prétention de les vaincre, et de celle-ci bientôt encore à celle dé les détruire * en effet, une fois que les esprits eurent été appelés à discuter les rapports à établir entre le nombre des députés des ordres et celui des commettants, il était difficile que la question, ainsi ramenée à ses calculs simples et élémentaires, n’eût pour résultat qu’une fixation arbitraire. Le problème devenait mathématique ; une simple équation allait suffire pour en comparer les termes; et comme, dans le calcul des chiffres, des résultats différents peuvent être représentés par des caractères égaux en quantité, mais distincts par leur valeur, les députés du tiers ne tardèrent pas à sentir qu’ils devaient avoir en force et en droits ce qu’on ne pouvait leur donner en nombre : c’est d’après ce principe que, sans consulter les ordres privilégiés, se bornant à lire dans leurs pouvoirs le droit de représenter à eux seuls les cent dix-neuf cent vingtièmes de la nation, ils se constituèrent en Assemblée nationale. Cet acte fut le coup de mort porté au despotisme ; il n’avait pu résister au principe qui le légitimait ; il ne put en éviter les conséquences ; il n’exhala plus que les fureurs de l’agonie. Les pouvoirs, qu’il avait usurpés, rentrèrent dans les corps qui représentaient la nation ; avec le droit de faire des lois, il remit à cette assemblée toute la force du gouvernement; et celle-ci, réunissant la force du gouvernement à celle de l’opinion, n’eut besoin, pour consommer la plus étonnante des révolutions, que de proclamer des décrets. Gomme les intérêts et les idées des hommes changent avec les positions, celui qui devient le maître de créer les positions est, par cela même, le suprême arbitre de nos volontés, d’autafit plus puissant qu’il ne vous contraint pas, qu’il ne vous fait agir qu’en vous faisant vouloir. C’est de notre liberté qu’il se sert comme d’un instrument infaillible ; en disposant, il produit ; en prévoyant, il opère. C’est ainsi que l’Assemblée nationale, créant les circonstances dont elle avait besoin, mouvant au gré de ses volontés le levier de l’opinion, parlant à la raison publique, à l’intérêt de tous, faisant servir le gouvernement même dont elle dirigerait les ressorts à sa propre destruction, fit concourir au succès des grands changements qu’elle avait médités toutes les forces de la nation, et les résistances même de ses ennemis. Il y a des matières sur lesquelles on dirait que la raison est une folie, que l’évidence est une chimère, que le bon sens est un délire ; ce sont les matières du droit public ; dans cette carrière, il faut, dit-on, faire ce qu’on a fait, dire ce qu’on a dit, défendre aux lumières de faire aucun progrès, à l’attention de remarquer les erreurs, aux mœurs de se perfectionner, aux circonstances de changer, aux hommes d’essayer modestement d’être sages ; toute innovation est un crime, tout mouvement une révolte, toute critique un blasphème ; ainsi entendait-on parler à la cour, dans les Parlements et jusque dans le sein de l’Assemblée, ces hommes dont la science, puisée dans les faits, ne change qu’avec les siècles ; sophistes quelquefois spécieux, toujours opiniâtres, il y a dans le mal même, disaient-ils, lorsqu’il est l’ouvrage du temps, une sorte d’harmonie qui soutient l’édifice, et qui ne se retrouve pas toujours dans le bien, lorsqu’il est subitement l’ouvrage des hommes. Incapables, dans leurs vues étroites, d’assurer ou de concevoir le succès d’un plan complet de régénération, tout ce qui était mal, prétendaient-ils, n’en devait pas moins rester tel, dans l’incertitude de faire mieux. Les préjugés de 'ceux-là n’étaient pas les seuls que l’ Assemblée eût à vaincre. L’esprit de rëforma-tion avait aussi ses excès et son intempérance. Dans toutes les révolutions, il est des hommes exaltés qui cherchent à s’emparer, pour leur folie, des changements qui ne devraient être faits qu’au profit de là raison, qui ont un intérêt à décrier l’érudition, et qui, vains de leurs vaines pensées, voudraient AVANT-PROPOS. 48 imprimer à tout le globe le mouvement rapide et désordonné de l'imagination qui les agite. Rien ne sera bon pour eux que les idées qui viennent de naître ; la science politique n’est créée que depuis eux ; la raison a attendu qu’ils fussent nés pour avoir des oracles; tout ce qui n'a pas été créé par eux doit disparaître. Combien il était difficile qu’une assemblée toute neuve dans l’art de gouverner, plus neuve encore dans celui de régénérer une nation, évitât toujours l'un et l’autre de ces excès ! Elle fît de grandes choses, elle en omit de plus grandes encore ; elle voulut opposer au pouvoir royal, qu’elle ne crut pouvoir détruire, celui d’une innombrable quantité d’administrations électives, qui constituaient une sorte de despotisme populaire ; et en plaçant ainsi dans sa constitution, à côté d’un trône, les excès de la démocratie, elle y sema, par cette alliance monstrueuse, le germe de la guerre intestine qui devait la détruire. ‘ - Cependant les restes de la barbarie fuirent devant ses lumières ; la nation se refondit ; le gothique édificé des lois arbitraires tomba aux pieds de sa sagesse, et elle laissa à ses successeurs tous les moyens de remplacer par une constitution plus régulière ces informes débris. La Révolution fut faite dès qu’on vit un corps de représentants substitué aux antiques corporations. La division des ordres avait créé, dans les états généraux, trois corps distincts, sans cesse en état de guerre l’un contre l’autre, et toujours moins occupés de l’intérêt public que de leurs rivalités personnelles. C’est dans une assemblée homogène, composée de députés temporaires du peuple, qu’on trouvait enfin les plus sûrs moyens de faire prédominer, par l’intérêt même des hommes qui la composaient, le bien public sur les passions particulières. On ne peut déraciner sans doute entièrement l’intérêt personnel, parce qu’il est planté par la nature et malheureusement cultivé par toutes nos institutions : mais dans une assemblée nationale, il n’est jamais bien dangereux, parce qu’il s’accorde à beaucoup d’égards avec l’intérêt public, et que, dans ce qu’il a de contraire, il est d’une injustice si frappante et si honteuse, qu’il rougit de se montrer en présence de tout le peuple. Il n’y a point d’homme qui puisse vouloir autre chose que son bonheur; ce qui est vrai de l’individu ne l’est pas moins des aggrégations. Si cette aggrégation est un peuple, si elle est formée des députés du peuple, pris indistinctement dans toutes les classes, l’unique corps que cette assemblée représentera sera le peuple, et le résultat des délibérations deviendra nécessairement le bonheur général. � II en est autrement des compagnies, telles que furent les Parlements et les ordres privilégiés dans les États généraux : ne pouvant se conformer par la direction variable des volontés momenta-nées, elles sont comme forcées de respecter religieusementles vieux principes qui les ont formées autrefois, et gouvernées dans tous les temps. Ces principes, que personne n’ose discuter, sont devenus des préjugés, et sont, par conséquent, plus forts que la raison, Ils ont pour but unique le bonheur, bien ou mal entendu, de ces sociétés. Mais ensuite ce bonheur va-t-il s’unir à la félicité publique ? C’est une question qui sera le plus souvent indifférente à ces corps, comme elle est presque toujours étrangère aux projets que chacun de nous forme pour son avantage personnel. Tous ces différents groupes, ces aggrégations particulières, établies dans les États mal constitués, ont un objet qui est commun par rapport à leurs membres, mais qui est réellement particulier à l’égard de la nation, et de là vient qu’un sentiment naturel au cœur humain* lui représente comme noble tout ce que nous faisons pour les autres ; et la vue de la plupart des hommes étant infiniment bornée, ils prennent aisément leur société pour le public, ils sè croient désintéressés, lorsqu’ils ne travaillent que pour la masse dans laquelle ils sont confondus ; ils se glorifient de tout ce qu’ils font pour elle ; leur attachement à cette petite république leur paraît un dévouement, et ce qu’ils souffrent pour la défendre se revêt à leurs yeux de tous les honneurs d’un sacrifice. Séparez maintenant ces membres d’un même corps, jettez-les dans un cercle d’hommes imbus de 16 AVANT-PROPOS. maximes diverses, nourris dans différents états, livrés à des occupations variées, qui n’aient dé commun entre eux que la raison humaine : que verrez-vous ? Les principes opposés qu’ils apportent chacun de leur côté commenceront par se heurter avec quelque violence ; mais en se rapprochant, en se mêlant ensemble, ils vont se modifier l’un par l’autre, s’adoucir par le frotteihent; ils transigeront en quelque sorte ; les préjugés se déposeront, pour ainsi dire, dans le courant de leur conférence , la justice et la raison seules régneront à la fin, et la question qu’ils agitent finira par se résoudre selon les plus pures maximes de la morale universelle. Ainsi, en rapprochant les députés des différentes provinces, les représentants des différents ordres dans l’Assemblée nationale, en les mettant ensemble, en mêlant leurs préjugés, en tempérant ainsi, par la sociabilité qui nous distingue, la roideur de l’esprit de parti, on peut être sûr, on a du moins, dans ce système seul, l’espoir fondé d’obtenir une délibération dictée par l’intérêt public. Ces principes d’ordre public seront partout les résultats de la suppression des privilèges qui substituent l’orgueil de la vertu à celui de la naissance, l’émulation d’être utile au coupable honneur de rester oisif. Aussi le ciel, dit un de nos philosophes, semble-t-il n’avoir permis qu’il existât des républiques sur la terre que pour donner aux vertus une patrie digne d’elle, comme il permit la tyrannie pour punir les hommes de leur avilissement. Aussi Sidney observe-t-il que les républiques furent de tout temps plus heureuses et plus riches que les monarchies fondées sur les privilèges, parce qu’on n’y connaît point cette ridicule et coupable vanité qui arrache des bras au commerce et les plus grosses fortunes à l’impôt. Que ceux dont l’orgueil s’alimentait de la flétrissure de ces distinctions cessent donc enfin de regretter ces vains hochets d’une superstition qui n’est plus ; et s’ils veulent être heureux, au lieu de se livrer à d’inutiles regrets, à de sanguinaires fureurs, qu’ilS suivent ces conseils que leur avait donné d’avance le philosophe de Genève, dans un article de Y Emile, où il a si j)ien su prédire la révolution qui devait s’opérer : « Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions « inévitables, et qu’il vous est aussi impossible de prévoir que de prévenir celles qui peuvent inena-« cer vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet. Ce& « coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempts? Nous approchons de l’état « de crise et du siècle des révolutions. Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l’Eu-« rope aient encore longtemps à durer ; toutes ont brillé, et tout État qui brille esl sur son déclin. J’ai « de mon opinion des raisons plus particulières que cette maxime; mais il n’.est pas à propos de les « dire, et chacun ne le voit que trop. Qui peut vous répondre ce que vous deviendrez alors ? Tout ce « qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire ; il n’y a de caractères ineffaçables que « ceux qu’imprime la nature, et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs. Que fera « donc dans la bassesse ce satrape "que vous n’avez élevé que pour la grandeur? Que fera dans la « pauvreté ce publicain qui ne sait vivre que d’or ? Que fera, dépourvu de tout, ce fastueux imbécile « qui ne sait point user de lui-même, et ne met son être que dans ce qui. est étranger à lui? Heureux « celui qui sait quitter alors l’état qui le quitte, et rester homme en dépit du sort ! Qu’on loue tant « qu’on voudra ce roi vaincu, qui veut s’enterrer en furieux sous les débris de son trône ; moi je le « méprise; je vois qu’il n’existe que par sa couronne, et qu’il n’est rien du tout s’il n’est roi; mais « celui qui la perd et s’en passe est alors au-dessus d’elle, du rang de roi, qu’un lâche, un méchant, « un fou peut remplir comme un autre; il monté k l’état d’homme que si peu d’hommes savent rem-« plir. Alors il triomphe de la fortune, il la brave, il ne doit rien qu’à lui seul; et quand il ne lui reste « à montrer que lui, il n’est point nul, il est quelque chose. Oui, j’aime mieux cent fois le roi de « Syracuse, maître d’école à Corinthe, et le roi de Macédoine, greffier à Rome, qu’un malheureux « Tarquin, ne sachant que devenir s’il ne règne pas ; que l’héritier et le fils d’un roi, jouet de qui-« conque ose insulter à sa misère, errant de cour en cour, cherchant partout des secours, et trouvant « partout des affronts, faute de savoir faire autre chose qu’un métier qui n’est plus en son pouvoir. » AVANT-PROPOS. 17 Ce n’est pas sans quelque regret que nous offrons d’abord à nos lecteurs le tableau des calamités passées, et que nous nous trouvons forcés de mêler des souvenirs affligeants à l’espérance flatteuse qui va luire sur notre patrie. Mais pouvait-on parler de sa régénération sans parler de sa disgrâce ! Tacite ne peignait-il pas à grands traits et en couleurs d’une horrible vérité les règnes de Tibère et de Néron, pour s’empresser de faire passer son lecteur effrayé aux règnes fortunés de Trajan et de Marc-Aurèle, par le tableau sanglant de la tyrannie, et le préparer à apprécier les jouissances de quelque simulacre de liberté? On verra comment la tyrannie détruisit par ses excès les deux bases de son pouvoir, les impôts et l’armée, en épuisant par ses profusions insensées les sources du trésor public, et en avilissant et mécontentant les troupes par des commissions honteuses et cruelles. La liberté nous en deviendra plus chère quand nous considérerons à travers combien d’opprobres, de vexations et de périls nous avons échappé au fléau dévorant de la puissance arbitraire; un malheur passé ne rend-il pas plus vif encore le sentiment du bonheur présent. „C’est ainsi que le sage Alibée, parvenu du sein de l’esclavage au pouvoir du trône que lui méritèrent ses vertus, conservait dans un coffre enrichi d’or les marques de son premier état. « Que penseriez-vous, disait M. Servandans son discours sur les États généraux, d’un homme qui s’épouvanterait de se voir couvrir de pustules après avoir reçu l’inoculation pour garantir sa vie même ? » Cette pensée s’applique à la plupart des plaintes et des mécontentements qu’on entend s’exhaler parmi les hommes à la fin d’une révolution nécessaire. La servitude avait accumulé dans le corps social des humeurs corrompues ; les palliatifs même de nos empiriques s’étaient convertis en poisons; nous avons embrassé la liberté comme la seule ressource d’une organisation prête à se détruire ; et nous nous [étonnons que cette liberté ait produit une fermentation générale, qu’elle ait été accompagnée d’inquiétudes, qu’elle ait eu ses éruptions, sa fièvre et ses délires ! Les troubles et les malheurs de la Révolution eurent en grande partie leur cause dans l’ignorance du peuple, entretenue par le despotisme, sa crédulité fomentée par l’habitude de la superstition : de là naquit ce penchant universel à croire, à exagérer les nouvelles sinistres qui se manifestent dans les temps de calamité. Il semble que la logique ne consiste plus à calculer les degrés de probabilité, mais à prêter de la vraisemblance aux rumeurs les plus vagues, sitôt qu’elles annoncent des attentats, et agitent l’imagination par de sombres terreurs. Un peuple dans cet état d’exaltation ressemble aux enfants de qui les contes les plus effrayants sont toujours le mieux écoutés. Aussi les ennemis de la liberté surent-ils avec art, dans les commencements de la Révolution, se prévaloir de cette disposition pour l’excéder par de fausses alarmes, et l’endormir ensuite dans une sécurité funeste. Des villes, des provinces ont été remplies de terreurs paniques ; les citadins, les laboureurs, ont quitté leurs travaux pour courir aux armes. Dès les premiers mois de l’année 1789, on vit des bandes de brigands se répandre dans lés campagnes, faucher les blés avant leur maturité, et faire refluer dans les villes les habitants des villages pour répandre partout la terreur et le désordre. Tel fut le commencement des troubles qui, visiblement excités alors par des mains étrangères, s’accrurent ensuite, et ensanglantèrent partout la France. Quel qu’ait été longtemps notre dédain pour la politique inquiète qui gouvernait l’Angleterre, et dont la tracasserie de notre cabinet des affaires étrangères lui a, malheureusement pour nous, donné l’exemple, on n’a pu douter depuis de l’intention abominable de notre ministère. On s’est convaincu que, quelle que fût sur les troubles l’influence-des ambitions intestines, lui seul fut toujours la cause première des malheurs du continent ; et lui-même a été forcé d’avouer le prix énorme que lui a coûté ce triste honneur ! Ne lui prouvera-t-on pas enfin que les peuples libres, et il en existera malgré lui, ont encore plus d’intérêt à s’unir pour le maintien de leur indépendance, que les despotes n’en ont à guerroyer pour leur domination ? Cette croisade est sans doute préparée dans les destinées. Si la liberté des peuples se fonde sur les principes du droit naturel, il est pour les nations entr ire Série. T. lur. 2 18 AVANT-PROPOS. elles des principes généraux de liberté qui constituent leur droit public, et veulent que chacune respecte l’indépendance, les propriétés et les droits de l’autre. C’est à la France à donner la première l’exemple de leur religieuse observation. Ce sont ces principes qui, tant que les observèrent les Bataves, préservèrent leur fédération de toute atteinte, et les conduisirent au plus haut point de prospérité. Les Suisses qui, plus encore qu’eux, n’ont usé de leurs forces que pour secouer le joug et recouvrer leur liberté naturelle, ont trouvé dans cette modération la source de leur bonheur, l’affermissement de leur constitution. Leurs efforts n’ont nui qu’à des tyrans ; ils n’en ont plus. Ce peuple respectable, exempt d’ambition, assez puissant pour se reposer sur lui-même du maintien de sa liberté, et pour substituer la franche probité aux ruses décorées du beau nom de politique, n’étendit jamais au delà de ses projets l’intérêt de son indépendance, et il resta libre : on ne réduit point à l’esclavage celui qui dédaigne le despotisme. Heureux si la disproportion des forces, la rivalité des différents membres de cette belle association, et la diversité de' leurs constitutions particulières, les laissent jouir de cette tranquillité durable qui semble ne devoir appartenir qu’aux républiques fondées sur l’unité de gouvernement et l’uniformité des principes ! Plus conséquents dans notre législation que tous ces peuples qui n’ont dû en partie leurs lois et leurs institutions qu’à d’heureux hasards, soyons-le aussi dans notre conduite. Nous croirons au progrès de l’esprit public lorsque nous verrons les passions fermenter moins, la raison parler des choses, sans prévention pour les personnes ; les hommes moins agglomérés. dans des partis ambitieux, moins agités, moins dévorés du besoin de parler et de faire du bruit, prendre une opinion plus réfléchie, et par cela même, plus indépendante; abandonner, enfin, cette légèreté parisienne qui ambitionnait d’être le caractère national , ce facile engouement si promptement suivi de l’indifférence, du dégoût, de l’aversion, de la fureur des nouveautés, et cette corrosive impatience qui brûle et consume tous les objets sur lesquels se porte sa malfaisante activité.