291 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [22 juillet 1790.] Nous ne vous avons pas donné, Messieurs, comme chose prouvée, le fait sur lequel les deux personnes arrêtées dans la ville de Revel ont unanimement déposé. S’il était vrai que les officiers municipaux eussent refusé de recevoir, le soir du 10 mai, les armes qu’on leur reportait; s’ils eussent dit au peuple de les garder en l’invitant à revenir, s’il entendait sonner la grosse cloche, la municipalité aurait dès lors encouru les peines les plus sévères : mais quoique nous ne regardions pas ces faitscommecertains, quoique nous n’ayons appuyé nos réflexions que sur le procès-verbal de la municipalité même, votre comité a pensé qu’on ne pouvait se dispenser d’ordonner qu’il serait fait une information de ces mêmes faits, et de tous ceux relatifs à la journée du 10 mai. Votre comité a appris, Messieurs, que, par un ordre donné par M. le garde des sceaux, il s’est fait et se continue à Montauban une information sur ce qui concerne l’événement du 10 mai : mais nous vous observons qu’une information faite dans la ville ou le fanatisme et les passions les plus violentes agitent tous les esprits, et divisent les citoyens en deux partis, on ne peut raisonnablement se promettre d’acquérir par cette voie des connaissances vraies qu’il est essentiel de se procurer. Cette information n’est pas nécessaire pour déterminer votre décision telle que vous la porterez aujourd’hui. Si vous vous déterminez à juger la municipalité de Montauban, relativement à l’exercice des fonctions administratives qui lui étaient confiées, vous n’avez bes'oinàcetégardquedu procès-verbal même des officiers municipaux. Votre comité s’est particulièrement attaché à ce procès-verbal, qui ne peut être rejeté par ses auteurs. Il a remarqué, d’après les réflexions qu’il vous sou met, qu’il en résulte plus qu’à suffire pour établir que les officiers municipaux sont coupables en ce qu’ils ont omis de faire ce que vos décrets leur prescrivaient de faire, et en ce qu’ils ont fait ce qu’ils ne devaient pas faire. L’information deviendra sans doute nécessaire, mais votre comité croit que ce ne peut être au juge de Montauban que le soin de la faire doit être confié. Les citoyens qui ont été détenus vous ont présenté une adresse dans laquelle ils vous supplient de nommer un autre tribunal que celui de Montauban. Dans eeseirconstauces, votre comité a l’honneur de vous proposer le projet de décret suivant: « L’Assemblée nationale, après avoir entendu son comité des rapports, déclare que l’information commencée devant le juge de Montauban, relativement à l’événement arrivé dans cette ville, le 10 mai dernier, demeure comme non-avenue. « Ordonne que son Président se retirera par devers le roi, pour supplier Sa Majesté de donner des ordres pour que l’ancienne garde nationale mon-taubanaise soit rétablie dans le même état qu’elle était avant l'ordonnance des officiers municipaux de ladite ville, en date du 6 avril dernier, laquelle ordonnance, ainsi que tout ce qui a été fait en conséquence, est déclaré comme non-avenu, sauf aux autres citoyens actifs, qui n’étaient pas de Ladite garde nationale ancienne, à s’y faire incorporer conformément au décret du 12 juin dernier. « L’Assemblée nationale décrète: « 1° Qu’Ü sera informé devant les officiers municipaux, juges ordinaires en matière criminelle à Toulouse, à la dibgence de la partie publique, de tous les événements arrivés à Montauban le 10 mai, ainsi que tous ceux qui y sont relatifs, tant antérieurs que postérieurs à ladite époque et circonstances et dépendances ; à l’effet de quoi les pièces déposées au comité des rapports seront adressées incessamment à ladite partie publique; « 2° Que jusqu’à ce qu’il soit statué sur ladite information� les membres du corps et conseil municipal de Montauban demeureront suspendus de leurs fonctions, à l’époque de la notification qui leur sera faite du présent décret; » « 3° Que les administrateurs du département du Lotou de son directoire commettront, sur l’avis du directoire du district de Montauban, six personnes pour remplir provisoirement dans cette ville les fonctions municipales, dont une sera par eux indiquée, pour faire les fonctions de maire, et une autre pour remplir celles de procureur de la commune; « 4° Que la notification du présent décret et de la commission qui sera nommée, sera faite au même instant aux officiers qui composent la municipalité de Montauban, par les administrateurs dudit département ou de son directoire ; « 5° L’Assemblée nationale charge son président d’écrire à la troupe de maréchaussée à Montauban, pour lui témoigner sa satisfaction de la bonne conduite qu’elle a tenue le 10 mai. M. de Virîeu. Je demande que le rapporteur nous montre l’original des pièces dont il a tiré tant d’inductions. M. Faydel. Quoique je sois éloigné d’environ seize lieues de Montauban; quoique mes intérêts en soient séparés et que je n’aie rien de commun avec cette ville, je ne puis garder un coupable silence. Je ne vois dans le rapport du comité que l’effet de préventions qui ont produit les idées les plus exagérées. Quand il s’agit du salut d’une ville entière, quand on a la vérité sous la main, quand on peut la rétablir dans ses droits, on doit le faire. Plusieurs membres : Il est trop tard pour discuter. — L’ajournement ! (La salle se vide.) M. le Président lève la séance à onze heurt s du soir. PREMIÈRE ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 22 JUILLET 1790. Observations sur le recrutement et remplacement de l'armée active, par cantons ou par déparlements, par M. Des Pommelles, lieutenant-colonel du cinquième régiment d’ état-major (1). On a proposé à l’Assemblée nationale trois plans pour le recrutement de l’armée active : 1° Celui des enrôlements volontaires; 2° Celui de la conscription militaire forcée, même pendant la paix ; 3° Celui du recrutement volontaire par cantons, en attachant Un certain nombre de régiments à chaque département, dans lequel ils seraient tenus de résider et de se recruter. L’Assemblée nationale ayant décrété que t’ar-yl) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur, 292 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [22 juillet 1790.] mée active continuerait à n’être recrutée que par la voie des enrôlements volontaires, il ne reste plus d’autre discussion que sur ce troisième système; d’après cela, nous allons examiner : 1° Si l'établissement en est possible; 2° S’il ne mettrait pas un obstacle invincible à l’exécution du décret de l’Assemblée, et n’exposerait pas l’armée à manquer de recrues; 3° Quels seraient les effets qui résulteraient de cette nouvelle disposition de l’emplacement de l’armée, pour la sûreté du royaume, les provinces frontières, les départements de l’intérieur, et enfin pour la discipline et l’instruction des troupes de ligne; 4° Quelles seraient les suites fâcheuses que ce nouveau mode de recrutement pourrait avoir, pendant la guerre, pour la population des différents départements; 5° Enfin, quelle serait, à la longue, l’influence progressive de ce nouveau régime sur la Constitution du royaume. La première opération nécessaire pour établir ce recrutement par cantons, c’est indubitablement de partager l’armée active en 81 divisions, afin d’en affecter une à chaque département. Ou, d’après quelle base partira-t-on pour asseoir cette opération fondamentale? 1° Les nouveaux départements étant formés par des fractions ou des réunions des anciennes généralités, il faudra du temps et un travail considérable pour apprécier, avec quelque certitude, leur population respective; 2° En supposant même cette population connue, soit par le nombre des feux et celui des naissances, soit par les registres mortuaires, soit enfin par un dénombrement exact, les enrôlements étant purement volontaires, toutes ces données deviennent insuffisantes. Le goût pour le service militaire est très différent en France d’une province à l’autre. Il tient à l’éducation, à l’habitude, aux circonstances et aux préjugés de chaque pays, au séjour des troupes; mais surtout il paraît subordonné d’une manière constante à l’inlluence du climat (a). (a) D’après le nombre considérable d’Alsaciens, de Lorrains, de Francs-Comtois, etc., qui servent dans les troupes réglées, quelques militaires pourraient penser eut-ètre que le séjour habituel de la majeure partie e l’armée dans ces provinces-frontières est l’unique cause de la quantité remarquable de soldats qu’elles fournissent. Sans doute, cette cause y influe; mais certainement elle n’est que secondaire, et on aurait tort d’en conclure que, lorsque les régiments seraient également distribués dans les divers départements, chacun de ceux-ci fournirait une quantité de recrues volontaires, proportionnelle à sa population. Il est vrai que l’Alsace donne 1 soldat sur 61 têtes ; la Lorraine 1 sur 72; la Franche-Comté 1 sur 76; il est vrai que, de toutes les généralités du royaume, ces provinces sont celles qui fournissent le plus de soldats relativement à leur population. Mais, pour obtenir des résultats concluants, il faut, en politique, comparer non seulement les faits, mais encore les positions auxquelles ces mômes faits sont subordonnés. L’Alsace et ces autres provinces sont situées au nord-est de la France ; par conséquent, les causes physiques et politiques se réunissent ici pour déterminer le goût dominant du service militaire. Mais une preuve sans réplique de l’influence supérieure du climat, c’est que la Flandre, qui est beaucoup plus humide, et dont le sol se trouve infiniment moins élevé au-dessus du niveau de la mer, que ne l’est celui de l’Alsace et de ces autres provinces, la Flandre, dis-je, qui a au moins autant de troupes en garnison, ne fournit cependant qu’un enrôlement sur 133 têtes, tandis que f Alsace, D’après les derniers relevés, parmi les seize généralités du nord, on en trouve beaucoup dont le contingent fourni à l’armée par les enrôlements volontaires, est au-dessous du centième de la population ; tandis que, dans les provinces du midi, il s’élève au trois cent quarante-neuvième, et que la généralité de Lyon, qui fournit le plus, à cause de sa capitale, ne donne qu’un soldat sur 151 têtes (a). L’espèce d’hommes est sans doute généralement plus élevée et plus vigoureuse dans le Nord. En France, on peut calculer que dans la totalité des provinces méridionales, le nombre des sujets qui n’ont pas la taille nécessaire pour servir, est à celui des provinces septentrionales , dans le rapport de 27 à 20. Aussi voyons-nous que, dans les troupes à cheval, où l’on a besoin d’exiger une taille plus haute, le Midi ne fournit à leur composition actuelle qu’un cinquième des hommes, c’est-à-dire moitié moins qu’il ne le devrait proportionnellement à sa population avec celle du Nord. Une série de faits aussi concordants ne peut être l’ouvrage du hasard; elle tient certainement à des causes physiques générales, que toutes les institutions humaines ne peuvent changer (b). Cependant on se tromperait étrangement si, d'après ces observations, on croyait pouvoir prendre pour base de cette nouvelle répartition la proportion dans laquelle se fait le recrutement actuel. Paris fournit, année commune, 6,339 recrues, ce qui fait à peu près le tiers du remplacement annuel de l’armée. Il faudrait donc, d’après le nouveau système d’emplacement et de recrutement par cantons, attacher à cette seule ville le tiers de toutes les troupes de ligne, ce qui est évidemment de toute impossibilité. Rien, sans doute, n’est plus facile que d’attaquer un régime établi ; tout le monde connaît les inconvénients qui y tiennent ; mais il faut avoir étudié particulièrement un objet pour prévoir les effets qui résulteront d’un nouveau plan qu’on propose. Or, qui peut calculer la quotité de soldats que ce système enlèverait au recrutement nécessaire pour compléter annuellement l’armée ? Sur 3,916 soldats levés dans la généralité de Rouen et qui servent dans les troupes de ligne, il comme nous l’avons vu, en donne 1 sur 61, etc. ; donc, à causes politiques égales, l’humidité du climat paraît avoir ici une influence prépondérante. Si nous venons ensuite à comparer des provinces situées dans des zones d’une température entièrement opposée pour les degrés de chaleur et de froid, nous verrons que la généralité de Soissons, dans laquelle ordinairement il n’y a pas plus de troupes réglées sédentaires que dans la généralité d’Auch, fournit cependant 1 soldat sur 199 têtes, tandis que celle d’Auch, placée à l’extrémité sud, n’en fournit que 1 sur 628. Il est donc évident que de toutes les causes, le climat est la plus active ; et que les autres, n’étant que secondaires, contribuent infiniment plus à accroître son énergie qu’à la diminuer. (a) Voyez le mémoire sur la population et les milices de France, par l’auteur de ces observations. {b) « Il est remarquable que, dans celte suite de « guerres civiles qui s’élevèrent continuellement dans « l’empire {romain), ceux qui avaient les légions d’Eu-« rope, vainquirent presque toujours ceux qui avaient « les légions d’Asie. On sentit cette différence dès qu’on « commença à faire des levées dans les provinces, elle « fut telle entre les légions, qu’elle était entre les peu-« pies mêmes qui, par la nature et l’éducation, sont « plus ou moins propres pour la guerre. » ( Décadence des Romains, p. 189.) (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [22 juillet 1790.] 293 y en a 3,112 qui ont été engagés à Paris ; mais combien parmi eux n’y en a-t-il pas qui, ayant été attirés dans cette capitale par l’espoir d’y faire fortune et se trouvant déçus de leurs chimères, se sont engagés dans un moment de détresse, et qui ne l’eussent pas fait s’il avait fallu retourner chez eux ? Combien d’autres qui, séduits par ce désir ou plutôt par cette passion de voyager, si naturelle à la jeunesse, ne se seraient pas engagés, s’ils avaient été circonscrits à servir dans un régiment sédentaire de leur propre pays (a) ? Enfin, si l’on élague les circonstances et si l’on ôte les motifs qui, dans nos mœurs actuelles, peuvent seuls alimenter les enrôlements volontaires, c’est mettre l’armée dans l’impossibilité de se recruter, et, par conséquent, annuler le décret de l’Assemblée nationale. Je dis plus encore : Ce serait un grand malheur, pour la nation, que ce plan pût être exécuté ; car, en retirant la plus grande partie des troupes des garnisons qu’elles occupent sur les frontières, pour les disperser dans les départements auxquels elles seraient attachées, il en résulterait : 1° Que les places frontières, restant sans défense, l’intérieur du royaume ne serait plus couvert par un cordon de troupes suffisant pour le mettre à l’abri d’une invasion subite (è); 2° Que l’armée, ne pouvant plus être rassemblée aussi promptement, nous serions nécessairement toujours prévenus par nos ennemis pour la première campagne, ce qui serait un malheur réel pour la nation, parce qu’au commencement d’une guerre, la perte de temps est irréparable; 3° Que cette opération ruinerait totalement les provinces frontières qui, n’ayant d’autre débouché pour la vente de leurs denrées, que la consommation des troupes qui y sont établies, ne seraient plus en état d’acquitter l’impôt; 4° Que l’avantage qui pourrait résulter de l’accroissement des consommations dans quelques départements, serait plus que compensé par les inconvénients de l’augmentation du prix des denrées et conséquemment des journées dans les provinces de manufactures, ainsi que par l’impossibilité où d’autres (par exemple telles que _ l’Auvergne, le Limousin, etc., dont le sol est extrêmement stérile) se trouveraient de fournir à un tel accroissement de consommations; 5° Que, sans aucun avantage réel pour la totalité du royaume, cela rendrait d’un côté parfaitement inutiles les établissements frontières qui (a) Cette obligation, imposée à chaque citoyen, de ne servir que dans le régiment de sa province, serait un attentat porté à la liberté individuelle; car tel homme qui aurait du goût pour servir dans les troupes à cheval, se trouverait forcé de s’enrôler dans l’infanterie, parce qu’à raison de la rareté des fourrages, il n’aurait pas été possible d’établir de la cavalerie dans son département. D’ailleurs, il y a une infinité de circonstances où beaucoup de jeunes gens, quoique nés dans des provinces différentes, ne s’engagent que dans la seule idée de ne se pas séparer et pour servir dans le même corps, et qui, par le nouveau système, se trouvant contrariés dans leur goût et leurs affections, seraient, par conséquent, obligés de renoncer au service. [b) « Constantin, après avoir affaibli la capitale « ( Rome ), frappa un autre coup sur les, frontières. Il « ôta les légions qui étaient sur les bords des grands « fleuves et les dispersa dans les provinces, ce qui « produisit deux maux : l’un, que la barrière qui con-« tenait tant de nations fut ôtée; et l’autre, que les « soldats s’amollirent. » ( Décadence des Romains , page 212.) ont coûté tant de frais à l’Etat, tandis que, de l’autre, le logement des troupes deviendrait fort à charge aux citoyens des villes de l’intérieur où il n’y a point de casernes; 6° Qu’il faudrait nécessairement disperser une grande partie des régiments, parce que, dans les départements de l’intérieur, on trouverait peu de villes assez considérables pour les loger en entier : or, il n’y a pas de militaire qui n’affirme (et l’expérience le démontre), que cette dispersion perpétuelle est absolument incompatible avec la discipline et l’instruction, conditions sans lesquelles il n’existe pas d’armée. Car si le nombre et la bravoure suffisaient, pourquoi sacrifier pendant la paix tant de millions pour l’entretien des troupes de ligne ? La levée d’un corps de milice, au premier moment de la guerre, ne nous laisserait rien à désirer. Ainsi, par ce nouveau mode d’emplacement des troupes de ligne, le but militaire et politique de leur institution serait totar-lement manqué, puisque, quelque nombreuse que fût notre armée, elle ne pourrait plus être assez disciplinée ni assez manœuvrière pour résister à celle des puissances voisines. Mais suivons actuellement cette armée en campagne et combinons, avec les événements ordinaires de la guerre, la composition qui résulterait de ce recrutement par cantons. Il est incontestable que les batailles les plus meurtrières ne sont, en dernière analyse, que des affaires de poste, où les régiments chargés, soit de l’attaque, soit de la défense, perdent toujours prodigieusement de soldats. Dans l’état actuel, cette perte, tombant sur la totalité du royaume, est presque insensible pour chaque province et devient très facile sur la masse générale; il suffit donc de renvoyer ces corps sur les derrières de l’armée, pour les mettre, au bout de très peu de temps, en état de rentrer en campagne. Ici, au contraire, cette perte d’hommes frappant uniquement sur le canton qui aurait recruté ces régiments, il serait entièrement écrasé. Alors la population épuisée ne pourrait plus fournir le nombre de recrues nécessaire, où le deuil de toutes les familles répandrait une consternation si générale , que personne ne voudrait plus s’engager. D’après cela, non seulement ces régiments seraient hors d’état de servir pendant tout le reste de la guerre, mais une perte aussi considérable de jeunes gens, ferait, pour ainsi dire, une lacune dans la génération de ce département et il faudrait beaucoup d’années pour rétablir dans les mariages le niveau nécessaire à l’équilibre de la population, et rendre à l’agriculture et aux travaux la multitude de bras et d’individus qu’une seule bataille aurait moissonnés. Ainsi, ce nouveau mode de recrutement choque tous les principes d’une saine politique, qui doivent être de former les armées de manière à ne jamais exposer aux hasards de la guerre, que la quantité de soldats proportionnelle à la population respective des provinces qui composent la totalité d’un Empire. Mais ce ne seraient pas encore là les suites les plus fâcheuses qui résulteraient de cette nouvelle manière de disposer l’armée et de 1a recruter ; chaque pas que l'on fait dans l’examen de ce nouveau système, y fait découvrir de nouveaux dangers. Un instant de réflexion suffit pour se convaincre qu’il porte dans son sein le germe assuré de la dissolution de la monarchie et de son anéantissement. L’Assemblée nationale a reconnu que la France était un État monarchique. 294 [Assemblée nationale, j ARCHIVES PARLEMENTAIRES. Or, qu’est-ce qu’une monarchie? C’est un gouvernement où le pouvoir exécutif suprême repose tout entier dans la main d’un seul. Le pouvoir législatif réside dans l’Assemblée nationale concurremment avec le roi; mais l’exécution des lois est uniquement confiée au roi ; par conséquent, il faut que les moyens du pouvoir exécutif soient tellement combinés, que la plus grande force publique soit à la disposition de celui qui parle pour l'exécution et le maintien de la loi. Si donc une des divisions de l’Empire refusait aux lois nationales la soumission qu’elles lui doivent toutes, il faudrait, pour maintenir l’unité dans les parties de la monarchie: 1° que la division réfractaire eût le moins de moyens possibles pour résister à la loi; 2° que le pouvoir exécutif eût tous les moyens nécessaires pour forcer cette division à se soumettre à ia loi. Or, le plan de recrutement et d’emplacement, proposé pour l’armée, produit un effet directement opposé à ces principes. Un régiment affecté uniquement à chaque département, toujours résidant dans Ce même département, deviendra et sera le régiment de tel département exclusivement, et non un régiment au service de la nation entière. Il faudrait bien mal connaître l’esprit humain, pour imaginer que les soldats, nés dans un département, servant dans leur pays, enrégimentés dans les régiments de leur pays et y résidant, concevront l’idée qu’ils appartiennent à une autre patrie qu’à leur département, surtout s’il résis-taitaux décrets de l’Assemblée nationale. Ces idées qui nous dégagent des liens d'une localité, pour nous identifier avec la totalité de l’Empire, sont trop philosophiques pour faire des prosélytes parmi des soldats. C’est par abstraction de tout autre sentiment, que des hommes réfléchis deviennent cosmopolites : n’atteodons pas de si grands efforts de génie des hommes qui composeront nos légions. Je dis que tel sera l’effet du recrutement que l’on propose : que si le département où sera fixé tel régiment, égaré par des idées qu’il est trop aisé à des ambitieux de faire naître, se refusait à l’observance d’une loi qu’il réprouverait, il se verrait aussitôt soutenu par la force militaire qu’il recèlerait dans son sein ; dès lors, la résistance serait imposante; s’il était mis avec d’autres départements, elle deviendrait alarmante; s’il formait une coalition avec plusieurs provinces, elle pourrait ramener toutes les horreurs des guerres civiles. S’il n’était question que de former un État lié, comme l’Amérique septentrionale, par une grande confédération, et dont l’ensemble n existât aux yeux de la politique que par des traités entre les divisions réciproques, alors, sans doute, on devrait attacher exclusivement les régiments à leurs pays, de crainte que s’ils étaient fournis par des citoyens de tous les departements, ils ne pussent amener l’existence d’une monarchie. Mais si les régiments français, affectés à chaque département, acheminent inévitablement à ce plan de républiques confédérées, que deviendra donc alors ce pouvoir exécutif suprême décrété par l’Assemblée nationale? Dans un pareil ordre de choses, vous aureiûn roi sans moyens, sans pouvoir, saris autorité, obligé de pactiser au lieu de commander, réduit à calculer la force de résistance de chaque département, avant d’y établir les lois nationales, et contraint de les armer sans cesse, les uns contre les autres, pour faire usage [22 juillet 1790.] de la puissance exécutrice que la nation lui a confiée? Tel est cependant l’ordre de choses qui, à la longue, résulterait nécessairement du nouveau plan proposé. Un tel ordre de choses estDon seulement l’anéantissement de l’unité monarchique, mais il est absolument contraire aux principes de l’Assemblée nationale, dont tous les décrets ne tendent qu’à détruire les privijèges particuliers qui peuvent s’opposera la constitution uniforme de l’Empire français. Que si quelqu’un traitait de chimériques les inconvénients que nous venons de développer, on lui dirait : qu’on ne peut espérer que la même énergie qui anime les citoyens, lorsqu’ils élèvent une Constitution, continuera de les échauffer, au même degré, quand il ne s’agira que de la maintenir. Aujourd’hui, la ferveur de la liberté rend tout aisé, elle aplanit tous les obstacles; l’Assemblée nationale en impose à toutes les volontés ; les citoyens se font un honneur démarcher au-devant de ses décrets et de s’y soumettre. Mais ce zèle peut se calmer, quelques départements pourront se créer un intérêt particulier, alors il faut que le pouvoir exécutif maintienne, par sa puissance, cette unité salutaire que la loi aura établie. La prévoyance est la vertu des législateurs; elle seule porte nos regards au delà au moment où nous vivons ; elle seule imprime aux lois cette durée que les siècles ne peuvent délruire. Rassemblons nos idées, et présentons ici le résultat des vérités établies dans ce mémoire: 1° Il est impossible d’établir, sur aucune espèce de base solide, ce nouveau système d’emplacement et de recrutement de l’armée active; 2° II mettrait l’armée dans, l’impossibilité de jamais se compléter, et anéantirait par là le décret de l’Assemblée nationale sur les enrôlements volontaires; 3° Sans présenter aucun avantage pour la masse générale du royaume, il dérangerait le niveau actuel de toutes les provinces, et serait incompatible, non seulement avec la sûreté de l’État, mais encore avec la discipline et l’instruction des troupes; 4° Il exposerait la population de plusieurs départements à être détruite par les hasards et ies malheurs de la guerre ; 5° Enfin, il est évidemment contraire à l’unité du gouvernement monarchique, reconnu par-l’Assemblée nationale; il changerait la Constitution du royaume, et n’en serait plus qu’un assemblage incohérent de républiques fédératives. C’est en vain qu’à ces vérités incontestables, on chercherait à opposer l’exemple de la Prusse. Il en est des lois, comme de certaines plantes qu’on ne peut transporter dans un autre pays : On n'eût pas , dit Montesquieu, tiré plus de parti d'un Athénien en V ennuyant, que d'un Lacédémonien en l'amusant. Ainsi, il ne s’agit, pas d’examiner ce que Frédéric a fait dans ses États ; mais seulement ce qui Convient le mieux à notre situation, parce que c’est, sans doute, lé parti qu’eût choisi ce grand homme, s’il eût eu le bonheur d’être chef de la nation française.