[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [19 septembre 1789.] d’entre nous qui oserait retourner dans sa province, sans avoir fait au moins la constitution que nous avons promise et qu’on a le droit de nous demander ? M. le marquis de fiouy-d’Arsy (1). Messieurs, quoique personne ne soit plus pénétré que moi de l’importance de marcher à grands pas dans la constitution, quoique j’aie eu l’honneur quelquefois de vous exhorter à éloigner les accessoires pour arriver à ce but désiré, j’ose combattre aujourd’hui la motion du préopinant, qui vous semole agréable, et qui tend, je l’avoue, a un objet essentiel : la formation des lois relatives à l’établissement des assemblées provinciales. Quelque intéressantes que doivent être ces assemblées, pour le bonheur public, regretterait-on d’en avoir différé l’établissement de quelques jours, si un objet plus pressant encore réclamait impérieusement et sans aucun délai votre attention tout entière ? Je voudrais donc éloigner seulement la motion proposée, et lui en substituer une dont la discussion me paraît devoir précéder toutes les autres. En effet, je ne serai point taxé d’exagération, si j’affirme qu’il serait impossible de poser toutes les questions relatives aux assemblées provinciales, d’entendre les amendements, de discuter les sous-amendements, de voter sur les questions préalables, de délibérer, de rédiger, de prendre les voix, de prononcer les décrets, d’en obtenir la fonction, avant six semaines ou deux mois. En bien plus de temps nous avons fait moins de choses. Eh bien ! la nécessité seule de ce délai indispensable élève un obstacle invincible contre la motion du préopinant. Par cela même que le complément de son exécution exigerait deux mois de temps, nul pouvoir ne pourrait en assurer le succès : pour l’espérer raisonnablement, il faudrait que la situation des choses permît d’exister encore deux mois dans l’état où nous sommes, et voilà ce qui, malheureusement, n’est plus dans la classe des choses possibles. ici, Messieurs, je vais vous apprendre des vérités terribles ; il y a longtemps qu’elles se préparent devant moi ; il y a plusieurs jours qu’elles se sont développées à mes yeux, et si la prudence a jusqu’ici suspendu ma voix, le silence aujourd’hui me semblerait un crime. Quand l’orage est formé sur nos têtes, quand il est près d’éclater, quand il n’est plus qu’une chance pour en détourner les influences malignes, celui-là serait coupable, qui, l’ayant entendu gronder, ne vous avertirait pas du péril. On a dit dans cette tribune, qu’il fallait lever tous les voiles. Je les déchire tous. La vérité va vous apparaître sous une forme effrayante ; pardonnez-moi le tableau que je vais vous présenter, mais j’aime mieux vous plonger dans des inquiétudes salutaires, que de vous laisser dans une sécurité dangereuse. Vous savez tous, Messieurs, que le salut, de l’Etat, que la cohérence de ses parties constitutives, dépendent absolument aujourd’hui de la situation plus ou moins déplorable de nos finances; c’est à leur dérangement que doit se rapporter l’origine de la fiscalité, de la bursalité, de la vénalité, du despotisme et de tous nos maux. Vous savez tous que le Trésor public est le (1) L’opinion de M, de Gouy-d’Arsy est incomplète au Moniteur. grand ressort de la machine politique. S’il se brise, les rouages ne marchent plus. Le Trésor est dans l’Etat ce que le cœur est dans le corps humain. Principe du mouvement, s’il s’arrête un moment tout est paralysé; la cessation de ce mouvement est la mort. Vous savez tous que le ministre des finances est venu dans cette salle, le 7 août. Il vous a dit: « Voici l’état du Trésor public. J’ai d’ici au 30 septembre 37 millions à recevoir , j’en ai 67 à payer (et il disait au plus bas) : il m’en manque donc 30 pour aller jusqu’à celte époque ; et à cette époque il ne me restera rien. » Qu’avez-vous fait, Messieurs, vous avez décrété un emprunt de 30 millions : il n’a pas été rempli, et les recettes ont diminué, et les dépenses ont augmenté, et les besoins se sont accrus. Le ministre est revenu vous dire: « L’emprunt a manqué, les fonds manquent aussi, les besoins restent, le danger approche : il faut tenter un nouvel emprunt, et offrir plus d’appât aux prêteurs. » Vous avez accueilli cette demande comme le seul contre-poison de cette infâme banqueroute, dont vous avez proscrit jusqu’au nom ; vous avez admis le mode offert par le ministre, comme le plus puissant bouclier que la loyauté française pût offrir aux créanciers de l’Etat, et cet emprunt de 40 millions, en espèces, est devenu le seul espoir de la nation. N’oubliez pas, Messieurs, qu’il n’avait été augmenté de 10 millions que pour remplacer, par cette augmentation, les pertes douloureuses que les insurrections des peuples avaient occasionnées récemment dans les perceptions. N’oubliez pas que ces 40 millions étaient rigoureusement nécessaires, pour que la balance fût établie strictement entre les recettes et les dépenses du mois d’août et du mois de septembre. N’oubliez pas qu’il ne devait plus rien rester de cet avoir éventuel, au premier octobre prochain, et qu’on avait espéré qu’alors la constitution achevée aurait fixé les limites des différents pouvoirs, et assuré à chacun d’eux le degré de force dont ils ont tous besoin pour maintenir l’équilibre général. Eh bien, Messieurs, apprenez aujourd’hui que ce modique emprunt de 40 millions, seule ressource actuelle de l’Etat, est bien loin d’être rempli. Apprenez que les avantages offerts aux prêteurs n’ont pu entamer leur méfiance. Apprenez avec douleur que, malgré les bruits que la politique a fait répandre, et malgré les efforts redoublés du premier ministre des finances, le Trésor royal n’a pas encore reçu 10 millions. Apprenez que les étrangers ont refusé de prêter à la nation française; qu'Àmsterdam, Hambourg, Gênes, ont dit: « Les emprunts ont causé tous nos maux : un nouvel emprunt ne peut que les augmenter; et s’il vous soutient quelques instants de plus, ce ne peut être qu’un palliatif qui accroît la somme de vos charges, sans diminuer la masse de vos dettes. » Observez que 30 millions manquent à notre strict nécessaire à la fin de ce mois, et que le mois d’octobre nous surprendra avec moins de 20 millions. Observez qu’à cette époque malheureuse, si le Trésor est vide, tous les payements cesseront; que l’infâme mot de banqueroute sera prononcé; que les créanciers de l’Etat réclameront en vain la sauvegarde de la loyauté française. Observez que le mouvement imprimé à tout l’empire, par le payement d’un million qui, [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [19 septembre 1789.] 45 chaque jour, sortait du Trésor public, et, de proche en proche s’épanchait jusqu’aux extrémités des provinces, pour refluer ensuite vers le centre commun, et retourner de nouveau aux extrémités ; observez que ce mouvement peut cesser tout à coup et que de sa cessation s’ensuit la paralysie totale. Observez que si l’or ne s’écoule pas sans interruption de la caisse publique pour aller chaque 'our porter au peuple de quoi payer les impôts, es perceptions, déjà affaiblies, deviendront nulles. Observez que si les rentiers ne sont plus payés, ils congédieront leurs domestiques ; ils n’occuperont plus aucun ouvrier; que ces malheureux, sans état et sans pain, deviendront une charge publique que l’Etat ne pourra pas supporter, et ue, de ces infortunés, le besoin peut-être fera es coupables. Observez que, si les troupes ne sont pas payées, le jour où le prêt manquera .......... Observez qu’à cette époque, où tant de crimes sont probables, tous les pouvoirs seront anéantis; Que le pouvoir législatif décrétera en vain; Que le pouvoir judiciaire prononcera en vain; Que le pouvoir exécutif ordonnera en vain. Observez que les ravages de l’anarchie succéderont aux horreurs du despotisme ministériel ; qu’il sera peut-être replacé sur le Trône d’où nous l’avons arraché; que le régime féodal, que vous venez de renverser, peut se relever encore. Observez que toutes ces conséquences déplorables proviennent d’une seule cause désastreuse: point d’argent; et que ces vérités sont d’autant plus effrayantes, que le mal est plus imminent, et que, sous trois semaines, l’orage peut éclater. Donc , et j’ai le droit de le dire, il ne nous est plus permis de penser que nous puissions rester deux mois dans la position où nous sommes. Donc, il ne nous est pas permis d’admettre une motion, quelque intéressante qu’elle soit, qui exigerait incontestablement un délai de deux mois pour parvenir au but qu’elle se propose. Mais, me dira-t-on peut-être, puisque le mal est si grand et si prochain, puisqu’il semble qu’on ne peut plus le combattre, la retraite la plus prompte ne serait-elle pas encore le moindre des maux? Ah! Messieurs, nul de nous ne proposera cette question à résoudre : les sénateurs romains attendirent sur la chaise curule les Gaulois et la mort.Les représentants de lanation française s’enseveliraient tous sous les ruines de l’Assemblée nationale, plutôt que de manquer au serment solennel qui, le 20 juin, les unit indissolublement au grand œuvre de la constitution. N’y renonçons pas encore; après êtredescendus, par V analyse, du principe aux conséquences, si vous remontez, par synthèse, des conséquences au principe, vous conviendrez qu’aucun des malheurs dont j’ai eu le courage cruel de vous présenter la série n’existerait, si le Trésor royal était suffisamment garni. Eh bien, Messieurs, quoique le premier emprunt n’ait eu aucun succès, quoique le second ait manqué de même, quoique tout autre emprunt soit devenu impossible, quoique les étrangers refusent de prêter à la nation, je ne la regarde pas comme perdue; je dis plus, je la crois sauvée, si vous voulez déployer toute votre puissance et faire usage de toutes ses ressources. Quelques jours encore nous sont accordés; don-nons-les sans réserve au salut de l’Etat, et dès ce moment, Messieurs, au nom de la patrie , permet-tez-moi de vous proposer les résolutions suivantes: 1° Rejeter , quant à présent, la motion du préopinant; 2° Comme il serait inutile d’organiser un corps qui devrait se dissoudre, mais qu’il est urgent de suspendre la dissolution, pour travailler ensuite à l’organisation, déclarer que V Assemblée nationale éclairée sur la position critique de l’Etat, mais pleine d’espoir en ses ressources, qui toutes, à présent, doivent être dirigées vers la restauration du Trésor public, a résolu de différer de quelques jours les travaux importants de la constitution, pour s’occuper exclusivement, tous les matins, des finances, et tous les soirs, des subsistances et des rapports ; 3° Ordonner que le plan dont je vais avoir l’honneur de vous offrir le développement, soit renvoyé, après lecture entendue, au comité des finances pour en examiner les détails, en conférer, s’il le juge à propos, avec des personnes éclairées, à son choix, et en faire incessamment rapport à l’Assemblée nationale. (Le discours de M. de Gouy-d’Arsy soulève de fréquentes et nombreuses protestations.) M. Lavie. Laissez parler M. de Gouy, laissez-le répandre à loisir ses terreurs; l’Etat est en danger, nous avons un remède tout prêt : nous donnerons le cèntième, le cinquantième de nos propriétés, s’il le faut, et par ce moyen nous consolerons notre patrie, et nous défendrons son honneur et le nôtre. (Toute l’Assemblée se lève pour imposer silence à M. de Gouy, qui veut continuer; on l’entoure, on le presse, on le blâme.) M. le duc d’ Aiguillon. Comme président du comité des finances, je dois affirmer que la motion dictée par le patriotisme de M. le marquis de Gouy n’est nullement avouée de ce comité dont il est membre ; je dois encore assurer, d’après la connaissance que j’ai de l’état actuel de l’emprunt, que les assertions du préopinant ne sont point exactes, et que les faits sont peut-être exagérés : il n’est cependant que trop vrai que les finances sont dans un état dangereux; que le rétablissement des finances doit marcher avec l’établissement de la constitution et la constitution avec elles. Je propose donc que l’Assemblée consacre deux jours par semaine à s'occuper de cette partie importante de l’administration, et à entendre les différents rapports que lui fera son comité chargé de cet objet. M. Waurissart. Le comité des finances fera, même ce soir, un rapport exact des connaissances qu’il a recueillies sur l’état actuel de l’emprunt. J’observerai cependant qu’il y a environ quinze jours qu’on avait déjà apporté au Trésor royal 6,828,000 livres; une soumission de 2 millions qui peut-être est déjà remplie, et qui est faite par la villede Bordeaux; 7 millions en argent de la banque de Paris: ce qui fait en tout 15,828,000 livres argent comptant; à cette même époque, le Trésor royal avait encore reçu 7 millions en effets royaux; ainsi donc le rapport de M. de Gouy est inexact, et blesse autant la vérité qu’il a blessé nos cœurs. M. le comte de Mirabeau. Je quitte un moment l’ordre du jour pour appuyer la motion du président du comité des finances. Il est certain que si nous ne consacrons jamais aux affaires de son département que des soirées remplies de rapports, et occupées par des hommes rendus de fatigue et privés du temps nécessaire pour méditer et s’instruire, nous serons assaillis au dé-