! Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [3 décembre 1789.] 361 qu’il y concourre par le moyen de ses revenus fonciers ou par le produit de son industrie, il n’en est pas moins utile à la chose publique. Les propriétaires n’ont donc nul avantage sur le citoyen qui remplit les mêmes devoirs qu’eux. Si l’article qu’on vous propose n’est pas décrété, les trois quarts des Français que nous représentons sont expressément privés des avantages les plus précieux de la société. La nation elle-même n’a pas le droit d’exclure un citoyen... (L’opinant est interrompu et ne peut achever son discours. Après de longues rumeurs, M. le comte de Mirabeau monte à la tribune; il est longtemps sans pouvoir se faire entendre ; à la lin sa voix s’élève au-dessus des clameurs.) M. le comte de Mirabeau. On n’a pas attaqué l’article dans le sens le plus favorable à l’opinion de ceux qui veulent le voir rejeter. La grande objection qui se présente au premier coup d’œil est que vous donneriez à la richesse la plus grande influence en facilitant la corruption. Cette objection doit se considérer sous trois rapports : 1° Je demande s’il est vrai que l’on puisse corrompre pour tei fait deux ans d’avance. Celui qui corrompt fait une mauvaise action ; celui qui est corrompu se rend coupable d’une trahison dont le prix ne se livrera pas deux ans d’avance. 2° On ne serait pas très-avancé d’avoir corrompu pour être éligible. 3° Enfin, si quelqu’un avait la manie de corrompre pour être éligible, vous ne pourriez pas empêcher l’effet de cette manie, car ii lui suffirait de faire une fausse déclaration de son bien. Messieurs, il y a ici beaucoup de personnes trompées sur leurs propres sentiments; il faut dire aux gentilshommes : Ce sont vos enfants que l’article appelle ; aux prêtres : C’est un moyen de servir la patrie que l’article vous réserve... L’article, depuis qu’il est amendé, n’est en contradiction avec aucun des articles précédents, comme on vous l’a prouvé irrévocablement. Il est utile sans être dangereux : soit dans son influence politique, puisqu’il n’est question que de son éligibilité; soit dans son influence morale, puisqu’il ne présente qu’un moyen pur de porter au patriotisme; soit dans l’espèce d’influence qui se rapporte à vous-mêmes, puisqu’il intéresse et vous et les vôtres. Je ne puis concevoir la défaveur de cet article, et je la concevrais, que je ne pourrais concevoir encore comment les délibérations peuvent impunément devenir si tumultueuses. On relit l’article amendé, corrigé et conçu en ces termes : « La condition d’éligibilité, relative à la contribution directe, déclarée nécessaire pour être éligible, sera censée remplie par tout citoyen qui, réunissant d’ailleurs toutes les autres conditions exigées, aura, pendant deux ans consécutifs, payé volontairement un tribut civique égal à la valeur de cette contribution, et qui aura pris l’engagement de le continuer. M. la Poule propose pour amendement de mettre 5 ans au lieu de 2 ans. M. Dupont (de Bigorre ) demande qu’on ajoute à la fin de l’article « fourni caution ». M. de Gruilliermy demande si l’Assemblée, après avoir supprimé les offices de judicature, veut vendre l’éligibilité? M. le marquis de Biancourt. Ne craindriez-vous pas, en adoptant l’article, que les étrangers n’y trouvassent le moyen d’influer dans notre gouvernement? J’appuie cette considération sur des faits; je cite l’exemple de cette diète de Suède, qui était divisée en deux partis appelés les chapeaux et les bonnets, la France payait les uns et la Russie les autres, etc. L’Assemblée décide qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur les amendements. L’article est mis au voix. M. le Président prononce que la majorité est pour qu’il soit rejeté. Une grande partie de l’Assemblée prétend qu’il y a du doute. M. le chevalier de Eameth. Cette question est une des plus importantes qui puissent se présenter dans l’établissement d’une constitution qui triomphera sans doute des obstacles qu’on y apporte. Je demande l’appel nominal. M. le Président le propose : une partie de l’Assemblée s’y refuse. M. le marquis de Foucault-Lardinalie. Quelques membres sont déjà sortis ; ce n’est plus le moment de faire l’appel nominal. Pourquoi n’a-t-on pas réclamé contre le décret avant qu’il fût prononcé? Quand nous nous opposons à un article dangereux, on ne peut nous accuser de porter obstacle à la constitution, puisque nous remplissons le devoir qui nous est imposé par nos commettants. Une partie de l’Assemblée s’oppose fortement à l’appel nominal. M. Martineau invoque le règlement ; il est interrompu par de nouvelles clameurs. M. le baron de Menou dit que ceux-là seuls peuvent refuser l’appel nominal qui s’opposent à la constitution, à la liberté des séances, et qui veulent la dissolution de l’Assemblée. M. l’abbé Maury. L’Assemblée se fatigue depuis une heure pour décider une question qui ne peut rester indécise : le doute porte sur un fait, et ne peut être reconnu que par un fait : on pourrait donc poser ainsi la question : Y a-t-il, n’y a-t-il pas de doute? M. d’Estourmel. Il n’y a pas de manière plus sûre pour lever le doute que l’appel nominal ; il n’est pas un de nous qui ne fût désespéré si un des décrets de l’Assemblée pouvait paraître illégal ; toute autre proposition que l’appel nominal est insidieuse. M. l’abbé Maury convient que l’appel nominal est, de toutes les manières d’éclaircir le doute, la plus naturelle. Après de longues et tumultueuses oppositions, on y procède enfin. Un de M. les secrétaires annonce que l’article est rejeté, à la majorité de 439 voix contre 428. M. le Président lève la séance et indique celle du soir pour 7 heures.