558 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE REUBELL : Il n’y avait pas un sou dans les caisses; il fallut bien créer les assignats. CAMBON : [Ils ont sauvé la République.] (122) Ma motion occasionnera à la République une dépense de 80 à 100 millions, mais elle aura produit un acte de justice. Je m’attends bien que demain on publiera que j’ai voulu perdre l’esprit public; qu’un Tallien me déchirera dans ses pamphlets périodiques; mais je demande qu’on m’accuse en face et qu’on ne m’attaque pas en secret, sans quoi j’aurai la loi du talion pour toi, Tallien. {Applaudissements.) TALLIEN : Je ne répondrai pas en ce moment aux injures qui m’ont été adressées, parce que je suis dans le sein de la Convention, et que je sais y faire mon devoir. Lorsque j’écris, je signe, et je suis toujours prêt à donner à ceux qui se prétendront inculpés tous les moyens de justification possibles. Quoi qu’on fasse en ce moment pour anéantir l’énergie des patriotes {applaudissements), je soutiens que j’ai le droit de dire ce que je pense. Ce que j’ai imprimé, je l’ai signé ; et si ceux qui se prétendent inculpés avaient des moyens de justification, ils pouvaient me les communiquer. {Murmures.) Une voix : Tu es donc le censeur de la Convention? BENTABOLE : Président, mettez l’ordre dans l’Assemblée. Puisque Cambon a été entendu dans le silence, Tallien doit l’être de même. Plusieurs voix : Nous ne sommes pas ici aux Jacobins. LEFIOT : Je demande la parole. Un membre : Sommes-nous sous la domination des libellistes? TALLIEN : Ce n’est pas sur ce qui m’est personnel que je prends la parole, mais sur la proposition de Cambon. Si la discussion avait été fermée, on aurait pu emporter de cette séance des idées dangereuses. La proposition de Cambon me paraît inconvenante et impolitique. Lorsqu’il fut question de diminuer la masse des assignats, on demanda que les comités présentassent des moyens sages pour retirer de la circulation la trop grande quantité d’assignats, qui était la seule cause du surhaussement des denrées. N’est-il pas évident qu’en augmentant encore les dépenses de l’État on augmente le nombre des assignats, et par suite le prix des denrées, et qu’enfin on nous amènera à faire dans trois mois ce que nous faisons aujourd’hui? Voilà ce que je voulais dire ; je voulais exposer que plus on émettrait d’assignats, plus on ferait renchérir les denrées. {On applaudit.) Je voulais dire qu’on ne devait s’occuper que de la diminution des dépenses publiques pour diminuer la masse des assignats en circulation. (122) Débats, n° 779, 718. On a senti aussi qu’il fallait revenir sur un acte d’injustice, sur la disposition qui retient un cinquième des rentes ; je pense qu’on aurait dû aller plus loin, et qu’il fallait dispenser de l’imposition des citoyens qui n’ont qu’une petite rente ou qu’une petite pension. {Murmures, applaudissements. ) CAMBON : La constitution s’y oppose. Elle veut que tous les citoyens concourent proportionnellement aux dépenses publiques. TALLIEN : Il me semble que, de toutes les propositions qui ont été faites, celle de Duhem était celle sur laquelle on devait le plus insister, afin de procurer aux petits propriétaires les moyens d’exister ; tandis que si l’on se contente d’augmenter les salaires et les rentes, le gros propriétaire en profitera comme le petit et le malheureux sera toujours malheureux. Je demande que la discussion se prolonge sur cette motion. Je le répète, je ne m’occupe point ici des injures; mais, lorsque la Convention voudra entendre les dénonciations, je prends l’engagement de répondre à tout, et j’espère que les membres de cette Assemblée qui m’accordent quelque estime {murmures, applaudissements) croiront que je ne demanderai pas des délais éternels, [des lenteurs interminables qu’on emploie aujourd’hui dans un procès fameux] (123); car je vais insister pour qu’on examine ma conduite. {Applaudissements d’une partie de l’Assemblée.) (124) 42 GOUPILLEAU (de Fontenay) : Ce n’est pas sur la question principale que je demande la parole ; je veux seulement dire ce que je pense sur l’incident. Nous ne pouvons nous dissimuler que l’art de la calomnie est porté à sa perfection. {Applaudissements.) Je déclare qu’en émettant cette opinion que je n’ai en vue que la chose publique, et que je mets les individus de côté. Depuis quelque temps, lorsqu’on veut jeter de la défaveur sur un représentant du peuple, on répand des libelles contre lui. {Applaudissements.) Ce n’est pas pour moi que je me plains ; ce n’est ni par des écrits, ni par des paroles que je répondrais aux calomniateurs, mais avec mon bras. {Applaudissements.) RUAMPS : Si l’Assemblée voulait adopter ce principe, ces messieurs ne calomnieraient pas tous les jours. GOUPILLEAU : On a professé un étrange principe lorsqu’on a dit à cette tribune : (123) Gazette Fr., n° 1042. (124) Moniteur, XXII, 459-460. Débats, n° 778, 715-716 et n° 779, 717-719; C. Eg., n° 812; Ann. Patr., n° 677; Mess. Soir, n° 814; Ann. R. F., n° 47 et n° 48; J. Fr., n° 774; J. Perlet, n° 776; M. U., XLV, 300-302; F. de la Républ. n° 49; Gazette Fr., n° 1042 ; J. Paris, n° 50 ; Rép., n° 50 ; J. Mont., n° 27 ; J. Univ., n° 1808 et 1810. SÉANCE DU 18 BRUMAIRE AN III (8 NOVEMBRE 1794) - N° 42 559 « Pourquoi les individus qui se prétendent inculpés ne m’envoient-ils pas leur justification. » DUQUESNOY : Oui, au tyran Tallien! GOUPILLE AU : Je demanderai de quel droit un individu vient s’ériger ici en tribunal universel. Comment! on pourra calomnier, et l’on en sera quitte en disant : J’ai eu tort ! je déclare que tout faiseur de libelles, tout journaliste qui est en même temps représentant du peuple, est l’homme le plus méprisable à mes yeux. ( Applaudissements .) Un représentant doit tout son temps à la patrie. ( Applaudissements .) Je déclare que ce que je dis s’applique indistinctement à tous les représentants qui font des journaux et des libelles. ( Applaudissements .) Un représentant doit être au comité ou à la Convention, et, aux heures où il ne peut être à l’un ou à l’autre de ces deux postes, il doit s’occuper à méditer les objets qui seront discutés dans la Convention. Il ne doit pas faire un vil trafic de la calomnie, ni calculer si, en disant du mal de tel ou tel individu, il vendra six mille feuilles de plus que s’il n’en parlait pas. Je demande que la Convention renvoie à l’examen des trois comités la question tant de fois débattue de savoir si un représentant du peuple peut être en même temps journaliste. LEFIOT : Il reste très peu de choses à dire après les vérités fortes qui viennent d’être exprimées. J’adopte tout ce qu’a dit Goupilleau, même sa manière de répondre aux vils libel-listes auxquels nous devons lancer des regards de mépris. Tallien, en nous disant que ceux qu’il avait inculpés dans son journal pouvaient lui donner leur justification, ne nous a-t-il pas donné la mesure de son ambition? Son arrière-pensée n’est pas seulement sans doute de gagner quelque argent avec des libelles, mais d’acquérir, s’il était possible, de la considération, de manière à devenir dangereux pour la liberté publique. ( Applaudissements .) Le peuple, qui a su saisir Robespierre, saura saisir à son tour les autres intrigants et les faire rentrer dans la poussière. Mais je remarque que les discussions qui ont lieu sur des matières semblables agitent l’esprit public et ne l’éclairent pas ; elles ne produisent aucun bien, ne font connaître aucun principe et entraînent beaucoup de mal. Songeons plutôt à faire de bonnes lois. Il est utile peut-être de redresser l’opinion publique que des calomniateurs veulent corrompre ; mais le peuple est juste ; et, si tous les citoyens ne sont pas également instruits, ils ont au moins tous l’instinct qui leur fait apprécier les hommes ; et tel qui a commencé avec une grande réputation finit par être méprisé, lorsque ses intentions perverses sont connues. N’est-il pas vrai que, dans cette Assemblée, Tallien a recueilli des applaudissements qu’il croyait avoir mérités ; aujourd’hui l’opinion publique se prononce, non contre lui, mais contre les libellistes; c’est une preuve que la calomnie n’est pas une vertu du républicain, et que le peuple la hait dès qu’il la connaît. {Applaudissements. ) BENTABOLE : On a objecté qu’il ne fallait pas qu’un représentant du peuple pût, dans un journal, émettre son opinion sur un autre représentant, et l’on a conclu de là qu’il fallait ôter à tous les représentants le droit d’être journaliste. Moi, je dis que cette proposition blesse le droit garanti à tout citoyen de publier ses pensées. En effet, un représentant qui écrit dans un journal ce qu’il pense sur les individus et les choses ne fait qu’émettre son opinion dans un lieu autre que la Convention. MAURE : Qu’il aille aux Jacobins. {Applaudissements et murmures.) BENTABOLE : Prenez garde, vous qui ne voulez pas que les représentants du peuple soient journalistes, que vous faites le même reproche qu’on vous adressait, en vous disant que vous feriez beaucoup mieux d’exprimer ici les idées qui peuvent être utiles à la chose publique, que d’aller dénigrer la Convention dans les sociétés populaires. {Des murmures s’élèvent dans la partie qui venait d’applaudir, l’autre fait entendre des applaudissements prolongés. ) DUQUESNOY : Les intrigants sont reconnus, il ne sont pas dangereux. Le foyer de l’intrigue est dans ceux qui calomnient les patriotes et les sociétés populaires. {Bruit.) BENTABOLE : Je réclame la parole. DUQUESNOY : Ils sont cinq ou six. BENTABOLE : Rappelez-vous le temps où un écrivain courageux, où un de vos meilleurs défenseurs, Marat. Quelques voix : Vous n’êtes pas dignes de l’imiter. DU ROY : Marat fut un honnête homme, et il est mort pauvre (125). BENTABOLE : Marat s’est vu forcé par l’amour de son pays d’attaquer des représentants du peuple, des ministres, des généraux. On demanda dans ce temps qu’il fût interdit aux représentants du peuple d’être journalistes. La Convention rendit un décret qu’elle fut obligée de rapporter, parce qu’elle sentit combien il était injuste et dangereux. Bentabole descend de la tribune. {Des huées partent des galeries. Un mouvement d’indignation se manifeste dans une grande partie de l’Assemblée (126).) Un membre : Voyez-vous que ce sont des femmes qui garnissent vos tribunes? Plusieurs voix : Président, rappelez à l’ordre ceux qui insultent la représentation nationale. L’agitation continue. (125) Gazette Fr., n° 1042, indique que d’autres voix ajoutent : « et Tallien et Fréron vivent dans l’abondance. » (126) Mess. Soir, n° 814, précise que les sarcasmes et les cris affreux et prolongés partent de la tribune gauche de la Convention nationale. 560 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE [Ici Duhem se précipite vers la tribune, le dernier numéro de Fréron à la main. Le tumulte croît.] (127) Un grand nombre de membres demandent la levée de la séance ; d’autres la rupture des débats par un décret d’ordre du jour. CLAUZEL : Goupilleau demande lui-même l’ordre du jour sur sa proposition. L’Assemblée passe à l’ordre du jour sur le tout (128). Après une longue et vive discussion sur les écrits périodiques, un membre fait la proposition de renvoyer aux comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation, pour qu’ils présentent à la Convention un projet de décret pour statuer si un représentant du peuple peut aussi être journaliste. La Convention passe à l’ordre du jour sur cette proposition (129). 43 Les citoyens Robylachapelle, Michelin, Brierre, Nuis, Joinville, Lamerliette, Colliat, Ramond, Leduc, Vacher, Perchet et Negardin, informent la Convention qu’ils ont remis à son comité des Finances, section de l’examen des comptes, l’état de ceux présentés au bureau de comptabilité pendant la première quinzaine de brumaire (130). La séance est levée à quatre heures et demie (131). Signé, LEGENDRE, président , MERLINO, GUIMBERTEAU, GOUJON, DUVAL (de l’Aube), THIRION, secrétaires. En vertu de la loi du 7 floréal, l’an troisième de la République française une et indivisible. Signé, GUILLEMARDET, J.-J. SERRES, BALMAIN, CAA. BLAD, secrétaires (132). (127) Gazette Fr., n° 1042. (128) Moniteur, XXII, 460. Débats, n° 779, 719-721 ; C. Eg„ n° 812; Ann. Patr., n° 677; Mess. Soir, n° 814; Ann. R. F., n° 48; J. Fr., n° 774; J. Perlet, n° 776; M. U., XLV, 301-302; F. de la Républ. n° 49 ; Gazette Fr., n° 1042 ; J. Paris, n° 50 ; Rép., n° 50; J. Mont., n° 27; J. Univ., n° 1808 et 1810. (129) P.-V., XLIX, 70. (130) P.-V., XLIX, 70. C 323, pl. 1377, p. 10, en date du 17 brumaire an III. (131) P.-V., XLIX, 70. Moniteur, XXII, 460. J. Fr., n° 774, J. Perlet, n° 776, M. U., XLV, 302, indiquent 5 h. (132) P.-V., XLIX, 70. AFFAIRES NON MENTIONNÉES AU PROCÈS-VERBAL 44 Rapport sur le Lycée républicain, fait par Boissy d’Anglas, au nom du comité d’instruction publique, dans la séance du 18 brumaire (133). De quelques noms pompeux et mensongers que la tyrannie se décore, sa politique n’en est pas moins la même : c’est de détruire tout ce qui ne coincide pas avec elle, et d’anéantir d’avance tout ce qui pourrait un jour la combattre. Le despotisme des rois et celui des dictateurs ont suivi la même marche; tous ont voulu arrêter l’essor de l’esprit humain, afin de pouvoir mieux enchaîner l’homme. On ne voulait point d’instruction sous les triumvirs que vous avez frappés, comme on n’en voulait point sous les despotes qui ont trop longtemps enchaîné la France. Robespierre avait rétabli la censure, enchaîné la liberté de la presse, comme les Lenoir et les Sartines, et posé des bornes à la pensée. Peut-être même cette commission exécutive dont vous avez mis le chef hors la loi était-elle plus dangereuse encore que les quatre-vingts censeurs royaux qu’elle remplaçait, parce qu’elle avait moins de franchise, et que c’était au nom de la liberté qu’elle conspirait à river nos chaînes. Il est temps aujourd’hui de rendre aux lettres, aux sciences et aux arts leur indépendance et leur énergie; il est temps d’effacer par vos institutions régénératrices le long opprobre où nous avons gémi. Le plus grand besoin de l’homme libre, c’est d’être éclairé, comme la politique des despotes est d’anéantir et de comprimer les lumières. Toujours et dans tous les empires le peuple a acquis quelque degré d’instruction en acquérant quelque degré de liberté. Tout est préparé pour faciliter au peuple français l’acquisition de toutes les lumières et le perfectionnement de toutes les connaissances. La révolution n’a pas seulement renversé toutes les institutions du despotisme, elle a banni de tous les esprits ces vieux préjugés, ces antiques erreurs qui semblaient en défendre l’accès et à la raison et à la vérité. « Les philosophes, qui, depuis Bacon, a dit un écrivain de nos jours, travaillaient à régénérer l’esprit humain, demandaient, comme la condition la plus nécessaire, que toutes les notions que l’on y avait gravées en fussent préalablement effacées. » Ce qu’ils demandaient inutilement, la révolution vient de l’accomplir, et les événements de quelques années ont plus fait que les livres de plusieurs siècles. En s’agitant pour briser ses chaînes, l’homme a secoué tous les préjugés ; en se saisissant du droit de la nature, il a ouvert son esprit à toutes les leçons de la sagesse, et le marbre où vous (133) Moniteur, XXII, 466-468 et 457. M. U., XLV, 298; J. Paris, n° 49; J. Mont., n° 26; J. Fr., n° 774.