405 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 octobre 1790.J M. Brûlart de Sillery. M. d’Orléans m’a chargé de demander de sa part la parole pour demain. M. de La Luzerne, ministre de la marine , en suite des ordres du roi, écrit à M. le président pour lui faire part de trois lettres à lui adressées par M. d’Hector et M. d’Albert de Rioms , dans lesquelles ces officiers rendent compte de l’effervescence des esprits, soit à Brest, soit à bord de l’escadre. Ce ministre supplie l’Assemblée nationale de prendre en considération le contenu de ces lettres. Le comité de la marine est chargé de rendre compte incessamment de cette affaire. La séance est levée à quatre heures. ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 2 OCTOBRE 1790. Opinion de M. l’abbé îllaury , sur le rapport de la procédure du Châtelet. Messieurs, après la lecture rapide d’un rapport qui a rempli deux longues séances, et qui ne nous a pas encore été distribué, il est bien difficile, sans doute, de saisir les assertions et les principes qui provoquent, dans ce moment, notre discussion. M. Ghabroud a développé toute la subtilité de son esprit pour analyser cette procédure, il a dirigé les faits vers le but qu’il s’était proposé. Il a poursuivi les témoins comme des accusés ; il n’a rien négligé pour découvrir des contradictions ou des faussetés dans leurs dépositions, qu’il a tâché de réfuter les unes par les autres. Quand les témoignages embarrassaient notre rapporteur etéchappaient à toutes les ruses de sa dialectique, il nous a dit que les témoins n’avaient pas vu ce qu’ils avaient cru voir, qu’ils n’avaient pas pu entendre ce qu’ils déclaraient avoir entendu. Il a suivi, dans l’examen des faits, une règlede critique qui a égaré tant d’historiens en ramenant toujours la vérité aux caractères de la vraisemblance. Il a conjecturé que tout était conjectural dans cette procédure criminelle. Au lieu du rapport impartial que nous attendions, on nous a présenté un plaidoyer ou plutôt un panégyrique en faveur des accusés. Tous les moyens d’apologiequinousontété présentés appartiennent au fond de la cause dont nous ne sommes pas juges. Il s’agiss lit d’examiner s’il y a lieu à accusation contre quelques-uns de nos collègues : .mais on nous a fait entièrement perdre de vue l’état de la question. M. le rapporteur a entrepris de prouver qu’ils n’étaient point coupables. En écoutant attentivement ce long mémoire justificatif, je croyais assister à une audience de la Tournelle, où l’on aurait plaidé en présence d’un tribunal prêt à prononcer un arrêt de mort. Pour mieux effrayer notre délicatesse, on nous a dit que tout décret en matière criminelle paralysait le citoyen dans l’ordre social. M. le rapporteur n’ignore cependant pas qu’un décret d’assigné pour être ouï, le premier de tous dans l’ordre judiciaire, oblige l’accusé de comparaître devant les tribunaux, et ne suspend l’exercice d’aucune de ses fonctions civiles. D’ailleurs, ce mot d'accusé, qu’on a si souvent répété dans la discussion, ne peut s’appliquer encore à aucun des membres de cette Assemblée qui sont compris dans la procédure du Châtelet. Il est de principe que l’état d’accusé n’est constitué légalement que par le décret : et on n’a encore rendu aucun décret dans cette affaire. M.de Mirabeau, qui est personnellement chargé dans plusieurs dépositions, n’a ouvert la bouche au commencement de cette séance, que pour inculper, avec la plus éclatante indignation, les témoins et 1rs juges. Il s’est engagé publiquement à prendre à partie, non seulement ses accusateurs, mais encore tous les magistrats qui composent le Châtelet. J’appelle de la colère de M. de Mirabeau à sa raison et je lui observe qu’il ne peut pas attaquer les témoins en récrimination, parce que rien n’est encore légalement arrêté dans leurs témoignages; ils ont la faculté de varier au récolement et à la confrontation, sans pouvoir être poursuivis comme faux témoins ; et la menace de les traduire en cause est, pour le moins, très prématurée. Quant aux juges du Châtelet, ils ont nommé un commissaire pour entendre les témoins, ils ont été purement passifs, ils ne connaissent pas même entièrement les charges, ils n’ont prononcé aucun décret, et M. de Mirabeau s’est livré à des mesures aussi puériles qu’illusoires quand il nous a déclaré qu’il allait recourir à la prise à partie contre ses juges. Je reviens à M. le rapporteur et je le prie de m’expliquer d’abord, une première difficulté qui résulte des fonctions que nous avons à remplir dans ce moment. Il nous a dit que l’Assemblée nationale était chargée du ministère des grands jurys et qu’à leur exemple elle devait déclarer s’il y avait ou s’il n’y avait pas lieu à l’accusation contre M. le duc d’Orléans et M. de Mirabeau. J’arrête M. Ghabroud dès le premier pas qu’il fait dans la longue carrière où il doit nous servir de guide. Voici les doutes qui inquiètent d’abord ma confiance et embarrassent ma décision. Je demande pardon à l’Assemblée nationale de cette courte digression, que le principe fondamental de tout le rapport rend indispensable. Lorsque la Chambre des communes du parlement d’Angleterre prononce un empêchement contre l’un de ses membres, elle se constitue accusatrice en présence de la Chambre des pairs qui doit le juger. La Chambre haute ne peut condamner à mort que les pairs et les juges du royaume; si un membre des communes était dans le cas de subir une peine capitale, son jugement serait renvoyé aux tribunaux ordinaires. Ce fut ainsi qu’en 1756, l’amiral Boscawen vint annoncer que le roi avait fait emprisonner l’amiral Bing , et qu’il allait le faire juger par une cour martiale. La condamnation de l’amiral Bing suivit de près cette communication officielle et la Chambre ne se plaignit, dans cette circonstance, ni du jugement, ni de l’exécution. Vous voyez déjà, Messieurs, qu’il n’y a rien de commun entre les fonctions de la Chambre des communes qui se déclare accusatrice quand elle prononce un empêchement , et l’Assemblée nationale qui ne prétend certainement pas accuser ses membres devant les tribunaux. Quand vous avez statué dans la cause de M. de Lautrec, que les représentants de la nation ne pourraient être décrétés par aucun juge, à moins qu’un décret du Corps législatif n’eût déclaré qu’il y avait lieu à inculpation, vous avez adopté 406 {Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 octobre 1790.J un principe inouï dans la jurisprudence des nations policées ; vous vous êtes réservé le ministère des juges, que vous ne pouvez pas remplir, sans professer hautement le plus exécrable despotisme, en confoudant et en usurpant tous les pouvoirs; vous avez rendu un décret dont il m’est impossible de pénétrer le véritable sens; et M. Chabroud, qui en a fait la base de tout son système, serait fort embarrassé lui-même pour nous l’expliquer. Selon la doctrine de M. le rapporteur, l’Assemblée nationale se transforme en grand jury dans les procédures criminelles qui sont dirigées contre ses membres. Or, le ministère des grands jurys, qu’on a souvent appelé parmi nous, le jury de la plainte ou de V accusation, n’est jamais extrcé en Angleterre par la Chambre des communes. Les fonctions en sont remplies, en cas d’ empêchement, par les grands jurys ordinaires de la loi commune. D’ailleurs, outre que les grands jurys ne sont pas encore établis en France, et que, très probablement, ils ne pourront jamais l’être, comme je crois l’avoir invinciblement prouvé dans une autre occasion, le ministère des grands jurys n’a jamais lieu en Angleterre dans les accusations de trahison, lorsqu’elles sont intentées à la poursuite du procureur général du roi J’ajoute que les grands jurys ne décident jamais si l’accusation doit être poursuivie ou non, que sur les dépositions faites devant eux; de sorte que leur décision est toujours un véritable jugement; et l’Assemblée nationale, que l’on investit si légèrement des fonctions des grands jurys, ne prononce sur l’inculpation que d’après une procédure régulièrement instruite dans un tribunal d’attribution. Je cherche des exemples pour pénétrer l’esprit de votre décret, et je ne peux m’attacher à aucune règle de décision. Je ne connais ni les pouvoirs que vous prétendez execrcer , ni les intentions que vous vous êtes proposées, en empruntant quelques mots de la jurisprudence anglaise, dont vous ne connaissez pas même la signification; vos décrets ne m’environnent que de ténèbres ; s’il existe dans cette Assemblée un seul de nos collègues qui veuille m’apprendre dans quelle latitude le ministère des grands jurys nous est ici dévolu, je suis prêt à lui donner la parole pour recevoir des leçons que j’ai cherchées inutilement dans le code de ces Anglais, que nous croyons prendre pour guides et que nous abandonnons sans cesse dans notre apprentisage de la législation criminelle. Voici maintenant une autre difficulté qui confond ma faible intelligence. M. le rapporteur qui n’a voulu voir, dans les attentats du 6 octobre dernier, aucun complot, aucune conjuration contre personne, nous a dit que la procédure du Châtelet était uniquement dirigée contre la Révolution. Je sais, Messieurs, combien tous ces mots parasites de Révolution , de Constitution, de liberté , de patriote, d'ami du peuple, ont de faveur dans cette Assemblée. Il suffit de les prononcer dans cette tribune, quand l’esprit est fatigué de penser, pour exciter des transports d’enthousiasme parmi les habitués du Corps législatif, qui viennent ici dispenser la gloire. Pour moi qui n’aspire pas à de si grands honneurs, je demande qu’on me définisse enfin le mot Révolution. Je demande où elle doit s’arrêter? Je demande s’il est dans le sens de la Révolution de souiller, par des crimes dignes des Cannibales, le palais de nos rois ? Je demande s’il est dans le sens de la Révolution de massacrer la personne sacrée du monarque, d’assassiner son augüste compagne, d’armer contre cette princesse une armée de tigres, qui ont déshonoré la nation française, et dont la rage à jamais exécrable n’a servi qu’à exalter le courage de l’immortelle héroïne de notre siècle ? Je demande si la Révolution a pu être un titre d’impunité pour les plus grands crimes, si elle a pu autoriser un vil ramas de brigands à méditer, à commettre les plus noirs forfaits, entre l’Assemblée nationale et le trône? Je demande enfin si l’on regarde comme ennemis de la Révolution tous ceux qui sont profondément révoltés des horribles attentats de Versailles? et, dans cette supposition, je déclare que je me mets à leur tête. Non, Messieurs, ce n’est plus delà Révolution, c’est d’une révolte qu’il s’agit, d’une révolte contre la Constitution elle-même, dont le roi fait essentiellement partie. C’est déshonorer la chaîne de nos décrets que d’en suspendre honteusement le premier anneau au poignard des assassins. Tous nos droits nationaux nous étaient rendus avant le mois d’octobre. Une nouvelle révolution ne pouvait plus être alors qu’un bouleversement et il faut étrangement compter sur le prestige de son éloquence ou sur le délire de notre patriotisme, pour espérer de nous persuader que le glaive de la loi invoqué à grands cris dans cet Emnire, contre d’infâmes scélérats, est dirigé par le Châtelet de Paris, contre les sectateurs de la liberté. Non, M. Chabroud n’a pu se faire à lui-même une si fanatique illusion. S’il a pu croire un instant que la procédure commencée trop tard par le Châtelet de Paris, contre des monstres indignes d’être nos concitoyens, était le dernier effort de l’esclavage expirant, comment n’a-t-il pas été arrêté par des considérations qui ne doivent échapper ni à son esprit, ni à sa mémoire? Une procédure dirigée contre la Révolution! Et c’est le comité des recherches de la ville de Paris qui a dénoncé cette horde de scélérats! Le comité des recherches de la ville de Paris est donc antirévolutionnaire? Une procédure dirigée contre la Révolution! Eh! avez-vous oublié que cette procédure s’instruisit dans un tribunal dont les .juges ont fait monter l’infortuné Favras sur un échafaud? Ce n’est donc pas contre la Révolution, c’est contre des coupables dont personne n’oserait entreprendre l’apologie qu’est dirigée l’instruction commencée au Châtelet. Plusieurs membres de cette Assemblée sont compromis dans les dépositions reçues par ce tribunal. Nous ne sommes pas les juges de nos collègues, nous n’avons le droit ni de les condamner ni de les absoudre. Il est de notre devoir de les faire juger. La procédure n’est pas encore complète. Tous les témoins désignés n’ont pas été entendus. Une addition d’information, des interrogatoires, les récolements, les confrontations peuvent répandre une nouvelle lumière sur cette instruction qui ne serait encore connue de personne si nous avions suivi la marche ordinaire des tribunaux, et même les dispositions littérales de nos propres décrets. Qui de nous oserait prendre sur lui d’arrêter la recherche de la vérité et d’anéantir le premier acte de la procédure criminelle? L’honneur et la tranquillité de nos collègues doivent nous intéresser , sans doute; mais le Corps législatif est appelé, dans ce moment, à élever plus haut ses pensées. C'est l’honneur de l'Assemblée nationale elle-même qui exige que cette horrible affaire soit approfondie avec le plus grand soin. La France nous entend, et l’Europe va nous juger. Toute 407 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 octobre 1790.] exception en matière criminelle est indigne des représentants de la nation. La mission honorable dont ils sont revêtus ne doit servir qu’à les faire juger avec plus de sévérité s’ils sont coupables. Après avoir détruit tous les privilèges, oserions-nous, Messieurs, avec quelque pudeur nous réserver à nous-mêmes le plus odieux de tous les privilèges., un privilège en matière criminelle? Ah 1 puisque nous avons parlé au peuple de l’égalité des droits qui appartiennent à tous les hommes, soumettons-nous noblement à la seule égalité qui ne soit point une chimère, à l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Toute prérogative, en ce genre, serait un luxe de puissance, si elle n’était pas une fin de non-recevoir, et si jamais elle nous servait ainsi d’excuse, elle deviendrait un opprobre. A Dieu ne plaise que je veuille ici préjuger mes collègues! Outre que leur mission me fait présumer leur innocence, je n’oublie pas que tout homme qui n’est pas légalement condamné est toujours réputé innocent aux yeux de la loi. Je les plains, sans doute, d’être soumis aux tristes perquisitions d’une procédure criminelle : mais je m’intéresse plus à leur honneur qu’à leur repos: Montesquieu m’a appris que la rigueur des formes est un tribut que chaque citoyen doit payer à sa propre sûreté. Ce ne sont pas, sans doute, des lettres d’abolition qu’ils nous demandent. Il n’est pas plus en uotre pouvoir de les accorder qu’il n’est dans leur intention de les obtenir. Or, nous ne pourrions décréter en leur faveur qu’une déshonorante abolition de délit, si nous les séparions des autres accusés que le ministère public poursuit au Châtelet. Pour condamner nos collègues, nous aurions besoin d’examiner si la procédure est concluante, nous n’avons besoin que de la lire pour les faire juger. Il suffit que les crimes que l’on ose leur imputer soient possibles, pour qu’un jugement définitif, portant décharge d’accusation, devienne absolument indispensable. Vous n’avez pas oublié, Messieurs, cet acte mémorable d’autorité qui fit enlever du greffe du parlement de Paris, les minutes de la procédure commencée contre feu M. le duc d’Aiguillon. Vous renouvelleriez le même abus de pouvoir, si, en vertu d’un décret qui déclarerait n’y avoir lieu à aucune accusation contre vos collègues, vous anéantissiez une procédure à peine ébauchée. Le Corps législatif ne souillera point ses registres d’un pareil monument de despotisme. Vous voyez ici des accusateurs, des accusations, des accusés, des témoins, des juges. Tout vous invite à ne point interrompre le cours ordinaire de la justice ; et il est au-dessus de votre puissance de rendre à vos collègues cet honneur, qui est la vie civile de l’homme, parce qu’un accusé ne peut l’attendre que des ministres de la loi. Si ces honorables membres étaient restés dans la classe des citoyens, la loi, qui ne fait exception de personne, les aurait déjà cités à son tribunal, ils sont au rang des législateurs, ils doivent donc suivre la même route qu’ils tracent eux-mêmes à tous les Français. Eh! qu’on ne dise pas qu’en accordant aux tribunaux le droit de décréter indistinctement les représentants de la nation, comme tous les autres citoyens, on pourrait ainsi enchaîner arbitrairement, dans les liens d’un décret, tous les amis du bien public dont on redouterait l’influence. Ce n’est point par des possibilités, c’est uniquement par des probabilités que votre sagesse doit se conduire. Une supposition arbitraire ne prouve jamais rien : mais quand cette supposition est poussée à l’extrême, elle fait bien pire que de ne rien prouver en faveur de celui qui l’imagine; elle démontre alors l’impuissance de se défendre, et le désespoir d’une cause réduite aux plus absurdes et aux plus chimériques expédients. A ce nom sacré de l’honneur qui presse nos collègues accusés de solliciter un jugement, se joint la voix de leur propre intérêt qui les appelle dès ce moment aux pieds des tribunaux. Car enfin, notre inviolabilité aura un terme. Cette Assemblée ne peut pas durer toujours. Dès que votre mission sera expirée, nous rentrerons dans la classe comme des citoyens, et alors il faudra bien que nos collègues se présentent à leurs juges, sans aucun intermédiaire. Nulle précaution ne peut les soustraire à cette inévitable responsabilité, parce qu’une continuation d’information peut amener de nouvelles charges, parce que les complices peuvent trahir d’importants secrets. Nous ne donnerions donc pas à nos collègues des lettres d’abolition. Notre autorité ne s’étendrait pas au delà d’une simple surséance, et je ne conçois pas qu’un délai si peu profitable doive tenter le zèle officieux de leurs amis. Les preuves qui sont déposées dans la procédure dormiraient jusqu’à la fin de nos séances; mais elles ne périraient pas. Elles sont destinées à rester éternellement en dépôt dans le greffe du Ghâtelet et elles reprendraient toute leur force au moment où l’obstacle de l’inviolabilité étant écarté par notre séparation les ministres de la justice atteindraient sans efforts les accusés dont nous aurions retardé et non pas empêché le jugement. D’ailleurs, Messieurs, vos principes dans cette matière sont déjà connus de toute la nation. Vous avez déjà jugé qu’il y avait lieu à inculpation contre M. le vicomte de Mirabeau, et vous l’avez envoyé à un conseil de guerre, cet honorable membre qui vous avait été dénoncé par son régiment, convaincu dès lors de l’insurrection la plus incontestable, avait déjà donné sa démission, et n’appartenait plus au Corps législatif, quand vous exerçâtes sur lui le droit de suite, malgré mes plus pressantes révélations. Je respecte votre sévérité, et je la rappelle aujourd’hui à l’impartialité que la nation attend de vous. Vous n’aurez pas deux poids et deux mesures, et cette Assemblée ne nous retracera pas, sans doute, en action, la fable si philosophique des animaux malades de la peste. Un autre exemple, non moins récent, fixe d’avance le décret que vous allez rendre . M. l’abbé de Barmond, notre honorable collègue, vous a été déféré par votre comité des recherches. Le rapporteur de ce comité vous déclara qu'il n'y avait aucune preuve , aucune trace de complicité , entre la conduite de M. l’abbé de Barmond et l’évasion de M. de Savardin. Je plaidai dans cette tribune la cause de notre collègue; je crus pendant une heure entière, l’avoir soustrait aux poursuites de ses adversaires : mais votre décret empoisonna bientôt une jouissance si douce à mon cœur. Vous décidâtes qu’il n’y avait lieu à inculpation contre M. l’abbé de Barmond; vous prorogeâtes son arrestation, qui dure encore à la grande édification des amis de la liberté, et vous renvoyâtes son jugement au Châtelet. On ne dira pas, sans doute, que ces deux décrets furent sollicités par des hommes qui voulaient d’avance s’en faire un titre contre ceux de nos collègues qui sont compris dans les affreux événements de Versailles. Ce furent MM. de Mira- 408 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 octobre 1790.] beau et Barnave qui déterminèrent votre décision. J’ignore si, après avoir provoqué cet acte de rigueur contre M. l’abbé de Barmond, quoiqu’il n’y eût ni preuve ni trace de. complicité, ni même aucun corps de délits, ils oseront aujourd’hui vous proposer d’absoudre ceux des membres de cette Assemblée qui sont déjà dénoncés au Châtelet.Une si étrange contradiction sort tellement des règles ordinaires de la vraisemblance qu’il ne nous est pas même permis de la croire possible. Nous ne donnerons pas à la France, à l’Europe et à l’histoire un problème si difficile à résoudre; et nous serons conséquents dans nos décisions, pour ne pas sauver l'honneur de nos collègues aux dépens du nôtre. L’importance du délit nous avertit que nous ne sommes pas au moment de l’indulgence envers autrui, quand nous ne pouvons plus en espérer pour nous-mêmes. En vous présentant ces considérations, je m’abstiens de tous les moyens que me fournirait l’analyse de la procédure. Je me borne à des principes généraux, parce que je ne regarde pas votre délibération comme un jugement, mais comme une simple question de droit public. Votre rapporteur a voulu instruire l’affaire comme si vous deviez la juger; et votre droit, ainsi que votre devoir, se réduit à la faire juger. Après vous avoir ainsi rappelé les motifs qui me déterminent à ne point adopter l’esprit du rapport et à envisager la cause sous un autre point de vue, je vais aborder la décision que vous devez rendre, et m’expliquer avec la courageuse franchise qui convient à*un représentant de la nation, sur la conspiration de Versailles, sur M. de Mirabeau, et enfin sur M. le duc d’Orléans. Relativement à la conspiration, M. le rapporteur nous a dit qu’il n’apercevait, dans les horreurs de la journée du 6 octobre, qu’un jeu cruel du sort, une fatalité qui confond toute la prudence humaine et qu’il lui était impossible de découvrir dans la procédure l’apparence d’un complot. J’ai lu attentivement cette procédure, et je déclare qu’il m’est démontré, comme à tous les esprits qui ne sont pas prévenus, que les forfaits de Versailles ont été le résultat d’une véritable conspiration. Un seul fait suffit pour donner à mon assertion la plus incontestable évidence. Il est prouvé, par les dépositions unanimes d’une roule de témoins, que parmi cette multitude de brigands dont le seul souvenir nous fait encore frissonner d’horreur , il y avait un très rand nombre d’hommes déguisés en femmes. r, quand le peuple vient seulement demander du pain à son roi, et n’est pas en insurrection, il ne se manque pas de peur d’être reconnu. Tout travestissement suppose un projet, le besoin de se cacher ; et, par conséquent, c’est le caractère d’un complot destiné à commettre impunément des crimes. Je pourrais m’en tenir à cette seule observation pour convaincre tous les bons esprits. Mais à qui persuadera-t-on sérieusement que l’unité du départ, à la même heure, l’ensemble de dix mille personnes qui se rendent au même lieu, qui tiennent le même langage, qui portent les mêmes armes, qui annoncent sur la route, la veille de cette journée à jamais déplorable, qu’elles ne sont pas pressées d’arriver à Versailles, parce que le rendez-vous n’est fixé qu’au lendemain à six heures du matin ; qui, en arrivant, font entendre les mêmes menaces, qui se mêlent avec les soldats, subornés le même jour; qui attendent avec la patience du crime pendant une nuit entière le signal des massacres, qui, à l’heure annoncée d’avance, se réunissent au même point, forcent la barrière qui entoure le palais du roi ; qui font retentir les cris d’imprécations et de blasphèmes contre la majesté royale, qui égorgent la garde fidèle de nos rois, qui pénètrent jusqu’à l’appartement de la reine, et qui en souillant par l’effusion du sang cette enceinte sacrée, ne regardent ces premiers crimes que comme le prélude d’un crime plus grand encore, destiné à déshonorer à jamais la nation? A qui persuadera-t-on qu’un pareil accord ne suppose pas un complot? Ah! le hasard n’accumule pas des forfaits si atroces et surtout si méthodiques. Il faut fermer les yeux à la lumière du soleil, pour ne pas voir dans tous ces excès de scélératesse, préparés, annoncés, combinés, tous les caractères de la plus infâme conspiration ; et lorsque nous fûmes témoins de ces scènes d’horreur, nul de nous ne douta qu’il n’y eût un plan, des chefs, des instruments, au milieu d’une multitude qui obéissait sans le savoir à des impulsions étrangères. Il y avait une conspiration manifeste contre le roi. On voulait l’intimider, on voulait l’éloigner, on voulait le remplacer par un régent. On voulait même probablement l’assassiner, et on consentit, par capitulation, à attenter à la liberté du chef suprême de l’Etat, en le traînant à main armée dans sa capitale. La conspiration contre la reine est encore plus évidente. Le sang a coulé dans ses appartements ; ses gardes ont été massacrés à sa porte. L’auguste fille des Césars, la digne fille de Marie-Thérèse, cette princesse que l’Europe entière admire, et qui doit tant de gloire à ses malheurs, n’échappa au fer des assassins qu’en s’évadant en chemise, à six heures du matin, pour aller attendre la mort à côté du roi. Que l’on ose contester tous ces faits, ou que l’on reconnaisse enfin les horribles combinaisons d’un complot digne d’être traîné dans le fond des enfers. Si on méconnaît encore le danger dont ces têtes précieuses n’ont été sauvées que par une protection particulière de la Providence qui veille sur les destinées de cet Empire, il faut méconnaître le service immortel que rendirent à la nation, dans ce moment de deuil et de carnage, les braves grenadiers de la garde nationale de Paris. Ces citoyens soldats vinrent s’emparer de l’antichambre du roi pour en défendre l’accès aux assassins des gardes du corps. Je crois entendre dans ce moment la voix publique de tous les bons Français qui les bénissait comme les sauveurs du royaume. Nous disions tous, en versant des larmes, que si la garde nationale avait défendu la liberté contre la tyrannie, elle avait su défendre le trône contre les brigands. Donnez aujourd’hui un démenti formel à notre reconnaissance, imposez silence à notre admiration patriotique, si vous méconnaissez un si mémorable service; si vous prétendez qu’une si glorieuse défense n’est pas une preuve invincible de leur conjuration. La conspiration est prouvée, et toute conspiration doit être approfondie, et la procédure du Châtelet n’a été commencée que pour en suivre tous les rapports. Quant à M. de Mirabeau, j’avoue loyalement, pour rendre un hommage solennel à la vérité, que les charges articulées contre lui me paraissent jusqu’à présent insuffisantes pour l’inculper. Je ne balance donc pas à vous proposer de déclarer qu’il n’y a pas lieu à accusation contre lui, d’après les pièces de la procédure qui sont entre nos mains. Je l’accuserais sans ménagement si les dé- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 octobre 1790.] 409 ositions étaient plus graves, je crois honorer ma onne foi en lui rendant justice. Mes conclusions ne peuvent pasêtre aussi favorables à M. le duc d’Orléans Jeneprétendsni préjuger, ni entacher ce prince, mais il est trop gravement accusé pour ne pas ambitionner lui-même un prompt jugement. S’il était coupable, il ne pourrait nous inspirer aucun intérêt. S’il est innocent, il doit obtenir justice contre ses calomniateurs. Sans rappeler les indices et les griefs qui ont précédé la journée du 6 octobre, je vois dans la procédure que M. d’Orléans est accusé de s’être promené en habit peu décent, au milieu de cette bande d’assassins ; de leur avoir souri, dans un moment où ses regards auraient dû les renverser; de leur avoir désigné les appartements du roi comme le pointd’attaque où ils devaient se rendre; de n’avoir donné aucun signe de douleur ni d’in-têrêt dans une circonstance où les augustes chefs de sa famille recevaient tant d’outrages, étaient exposés à de si affreux dangers, étaient entourés d’une consternation universelle et où il était du devoir d’un premier prince du sang de verser jusqu’à la dernière goutte du sien pour défendre le trône. Je ne fatiguerai point votre douleur du récit lamentable des dépositions qui chargent M. le duc d’Orléans : ma langue se refuse à articuler tant d’horreurs que j’ai devant les yeux et que je veux éloigner de ma vue; mais je dirai que l’opinion publique entraînée par tant de bruits injurieux, étonnée du départ de M. le duc d’Orléans pour l’Angleterre, à cette même époque où il ne devait penser qu’à venger son honneur, attend aujourd’hui que ce prince oublie les prérogatives de son rang et de sa mission, pour subir le joug honorable de la loi. Je sers mieux ses véritables intérêts en lui donnant un conseil sévère, que si je l’accusais par de lâches adulations. Il s’agit ici de l’honneur d’un petit-fils de Henri IV. Les égards qu’il doit à ses ancêtres et à sa postérité, dont les rejetons peuvent être un jour appelés au trône, ne lui permettent aucune capitulation indigne de son grand nom. Le Corps législatif, dont il ne peut attendre ni grâce ni justice, doit donc l’inviter à faire triompher son innocence dans les tribunaux. Ce n’est pas là qu’il peut être jugé, honorablement déchargé et vengé de la calomnie dont les cicatrices ne sauraient être effacées que par la main des ministres des lois. Je conclus donc à ce que l’Assemblée nationale déclare qu’il y a lieu à accusation contre M. d’Orléans, et qu’elle le renvoie au Châtelet pour être jugé. Observations de M. Henry de Longuève (1), sur la partie du rapport de M. Chabroud qui lui est personnelle. Ma position ne ressemble point à celle des autres témoins inculpés par M. Chabroud dans son rapport. Ma déposition n’a pas été taxée par lui d’invraisemblance, puisque, pour la trouver répréhensible, il s’est permis d’y ajouter ce qui n’y existe pas. Elle n’a pas été taxée de contradiction, puisqu’on a, au contraire, hasardé contre elle le reproche d’un concert qui en atténuait le poids. Enfin, elle ne présente par elle-même aucun fait qui soit révoqué en doute, puisque, bornée à un simple récit sans la plus légère réflexion, elle a forcé le rapporteur d’aller chercher, dans les intentions qu’il m’a prêtées, une malignité dont mon texte nu aurait repoussé l’idée. Je dois donc m’isoler absolument; je dois repousser loin de moi, avec toute la force de la vérité, la chimère odieuse accueillie par le rapporteur d’un accord coupable entre les témoins entendus. Je dois dénoncer cet art funeste dont il a fait vis-à-vis de moi son excuse, et qui consiste à confondre, dans leurs expressions, les témoignages qui présentent entre eux quelques rapports sur les choses. J’ai été assigné individuellement. Quand la justice a reçu ma déposition, elle m’a admis seul à son tribunal. Seule avec moi, elle a reçu ce que j’avais à dire, sans égard à ce qu’un autre avait dit avant moi, sans me parler des dépositions précédentes, sans diriger, par des communications étrangères, un témoignage qui ne devait être que le mien. Lors donc que les dépositions ainsi reçues se rapprochent par quelques points, c’est aux yeux de tout homme impartial, comme aux yeux de la loi elle-même, un préjugé en faveur de la véracité des témoins. Il était réservé à M. Chabroud d’en faire résulter contre eux la preuve de leur concert. On admettait, sous l’ancien régime, un principe que le nouveau n’a sûrement pas désavoué. C’est que le mal ne se présume pas; et si le rapporteur voulait atténuer ma déposition, il devait, avant tout, fournir la preuve du concert. Jusque-là ce n’est pas moi, c’est lui seul qui est coupable. Je n’ai à répondre que de ma déposition; celle de tout autre m’est pleinement étrangère. J’ignore à qui je dois d’avoir été appelé en témoignage, mais j’étais loin de m’y attendre. Je me rappelle même que lorsque j’étais membre du comité des recherches, et dans une démarche que M. Turpin, mon collègue, et moi fûmes chargés de faire auprès de celui de l’Hôtel de ville, ainsi que l’explique ma déposition, je fus étonné de voir mon nom inscrit en marge d’une déclaration faite par le sieur Jullien, aide de camp de M. de La Fayette, qui nous avait été communiquée dans une conférence précédente. J’eo témoignai ma peine à M. Brissot de Warville, de la main duquel j’étais inscrit et j’insistai pour qu’on m’effaçât. Mais quel que soit celui qui m’a forcé de déposer, j’ai fait ma déposition telle que j’ai cru devoir la faire. Je ne prétends pas la discuter ici. Ce que j’ai déposé, il y a six mois, je le déposerais aujourd’hui même que le rapportée M. de Chabroud me fait voir tout le parti que la subtilité et la prévention peuvent tirer d’une déposition, pour inculper celui qui l’a faite. Personne ne sait comme moi ce que j’ai vu, ce que j’ai senti. Peu m’importe que d’autres aient vu et senti comme moi ou différemment que moi. Ce que je sais, c’est que si on n’établit pas que les faits dont je dépose n’ont pas existé, on ne peut taxer, ni mon témoignage d’erreur, ni mon opinion d’injustice. Sans doute, et j’y consens de bon cœur, les parties intéressées peuvent croire, elles peuvent dire que j’ai mal vu et mal jugé; mais ce qu’elles seraient alors tenues de prouver, M. Chabroud n’aura pas eu le droit de le décider d'oftice, de le décider sur parole. Il n’aura pas surtout eu le droit d’augmenter, d’altérer mon témoignage pour y voir ce qui n’y est pas, et pour me prêter des faits que je n’indique point et des intentions que mon récit n’a point annoncées. (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur.