408 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (29. mars 1790.] jusqu’à ce qu’il ait été pourvu, par l’Assemblée, aux moyens de leur procurer leur remboursement. » U est donc nécessaire de déterminer d’abord le mode, le taux et les époques du remboursement. Or, si vous voulez méditer l’état des finances, vous verrez qu’il est impossible d’exécuter ce remboursement; il coûterait800 millions; car ce n’est pas sur le pied de la première finance, mais, suivant M. Bergasse, sur le pied de la dernière acquisition, que ces remboursements doivent être faits... (On interrompt l’opinant en observant qu’il s’écarte de l'ordre du jour.) M. Voldel. L’Assemblée ayant déclaré une nouvelle organisation de l’ordre judiciaire, il faut organiser cet ordre ; sans doute, le remboursement des offices doit avoir lieu ; mais le mode de ce remboursement est une question purement de finance. M. l’abbé Maury. Qu’on vous propose, soit de conserver les magistrats qui occupent les tribunaux, soit de les rembourser de telle ou telle manière, on ne cesse pas d’être dans l’ordre du jour. M. Eanjuinais. Le plan de M. de Yiefville des Essarts est imprimé. Dans la première partie, il s’écarie de vos décrets ; dans la seconde, il s’y renferme. L’opinant pourrait se borner à lire cette seconde partie. M. de Viefville des Essarts. Vous avez deux décrets qui tiennent à cet objet ; celui du 11 août et celui par lequel voüs avez tout récemment ordonné la reconstitution du pouvoir judiciaire ; ces deux décrets ne sont-ils pas contradictoires ? M. Lanjainais. Cette question a déjà été soulevée au sujet de la vénalité des offices municipaux; l’Assemblée a alors décidé qu’il serait ordonné à son comité des finances de s’occuper des moyens de remboursement. (L’Assemblée délibère, et engage M. de Viefville des Essarts à passer à la seconde partie de son discours.) M. de Viefville des Essarts. 11 faut modifier les institutions judiciaires actuelles , prendre les précautions nécessaires pour rapprocher les justiciables de la justice, et s’assurer de juges intègres; cela est raisonnable et nécessaire; mais qu’on supprime brusquement des corps antiques de magistrature.... (Il s’élève de très grands murmures. On se plaint encore que l'orateur s'écarte du décret.) Je n’insiste pas sur ces deux parties.; je vais passer à la troisième. On propose des tribunaux de districts, des tribunaux de départements et une cour supérieure; mais qu’on dise donc quelle sera l’utilité d’un tribunal de département? S’il est égal en sagesse avec la cour supérieure, il sera inutile ; si l’un est moins sage que l’autre, il sera vicieux. L’établissement des juges de paix, ainsi qu’il est conçu, aurait de grands dangers ; il donnerait trop à l’éloquence et à l’adresse des plaideurs. Le juge ne pourrait, sans inconvénient, être chargé de rédiger les dires des parties. Le comité demande qu’on ne reçoive nulle action au tribunal du district, si elle n’a d’abord été soumise au juge de paix. Cette disposition occasionnerait des retards fâcheux dans les poursuites d’un créancier contre son débiteur. On veut ensuite laisser à chacun la liberté de défendre sa cause, et l’on conserve en même temps les formes qui proscrivent cette liberté. D’après ces formes, f assistance des avocats et des procureurs est nécessaire ; il y a donc une contradiction évidente dans cette proposition. Moins il y a de formes entre la loi et le juge, plus l'homme est esclave, plus la propriété est en danger. On ne doit pas sans doute abuser des formes ; mais il en faut, mais elles doivent être respectées ; mais on doit surtout conserver cet ancien adage : La forme emporte le fond. Si l’on admet sans distinction tous les citoyens à plaider leur cause, leurs injures, leurs cris, leurs injustices profaneront le sanctuaire de la loi. Deux plaideurs se donneront-ils la connaissance des actes ? Ne chercheront-ils pas à se surprendre réciproquement ; aiusi, non seulement on ne doit pas permettre à chacun de défendre sa cause par écrit, mais encore de la défendre à l’audience; ou bien, l’on supprimerait par le fait les offices ministériels, puisque leurs fonctions cesseraient d’être nécessaires ; alors il faudrait bien leur donner une indemnité sur leurs offices. — Je pense qu’on doit restreindre les fonctions de juge de paix à l’attribution des causes sommaires dont l’instruction se fait sans écriture, aux tutelles, curatelles et inventaires. Il n’est pas nécessaire d’en avoir dans tous les cantons: plus il y a déjugés, moins ils valent. Je ne vois nulle utilité à établir plus de deux degrés de juridictions, et je pense qu’on doit conserver les juges royaux... Au surplus, je crois qu’il n’y a pas à délibérer sur l’organisation du pouvoir judiciaire, tant que le taux du remboursement ne sera pas fixé. M. Duport, député de Paris. M. Duport monte à la tribune et commence la lecture d’un long mémoire. — Cette lecture ne pouvant être terminée au cours de cette séance, l’Assemblée ordonne que le travail de l’orateur sera imprimé et que, néanmoins, la lecture en sera achevée demain. — Voyez ci-dessous, les pièces annexées à la séance de ce iour : 1° Principes et plan sur l’établissement de V ordre judiciaire, par M. Duport; 2* Moyens d’exécution pour les jurés au criminel et au civil , par le même ; 3° Plan d’exécution des jurés au civil , par le même. M. le Président lève la séance à trois heures et demie. PREMIÈRE ANNEXE à la séance de l’Assemblée nationale du 29 mars 1790. Principes et plan sur l'établissement de l'ordre judiciaire, parM. Duport, député de Paris (1). (Imprimé par ordre de l’Assemblée nationale.) AVERTISSEMENT. On a beaucoup écrit sur les lois, fort peu sur une bonne organisation à donner à l’administration de la justice; quelques vues éparses sur ce sujet dans un petit nombre d’écrits, n’ont jamais été (1) Le Moniteur ne donne qu’un sommaire du tra vail de M. Duport. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [ti mars i79Ô.j 409 soumises à une véritable et entière analyse. Je regrette bien sincèrement qu’aucun ouvrage important, aucune discussion approfondie n’ait pu, jusqu'à ce moment, éclairer et mûrir la délibération de l’Assemblée dans cette intéressante partie de son travail; j’en excepte néanmoins le rapport du premier comité de constitution, dans lequel on trouve énoncés très clairement les abus d’une mauvaise organisation du pouvoir judiciaire. Quant au dernier travail qui a été présenté, je suis fâché d’être obligé d’en combattre les résultats; mais on vous propose un plan, sans vous parler des principes d’où l’on est parti, ni des bases sur lesquelles il a été construit. Celte marche ne convient pas à des hommes libres, qui veulent savoir ce qu’on leur propose, et pourquoi on leur propose; d’ailleurs ce travail m’a paru se borner à la destruction des parlements. Du reste, tous les défauts de l’ancien régime, et les principes de corruption qu’il renfermait, sont cou-servés et étendus. J’ai pris la plume alors : j’avais depuis longtemps dans la tête les idées qu’on va voir développées. J’en avais parlé à mes amis; elles s’étaient formées par une longue méditation, et par une expérience de douze années dans un état qui m’a permis de reconnaître tous les abus de l’ancien régime judiciaire. J’ai pensé qu’il était de mon devoir et d’une obligation plus stricte pour moi de vous les dénoncer. J’ai doue fait mon possible pour les réunir dans cet ouvrage. Je les ai soumises encore à une nouvelle analyse. Je n’ai aucune défiance des principes qu’il renferme, ils sont clairs et démontrés. On pourra aisément y relever des défauts dans le style, ou y demander plus de précision et de clarté. Plus de temps et moins d’assiduité à l’Assemblée, m’auraient permis de lui donner cet avantage : mais j’ose croire que ce défaut ne nuira pas aux intérêts de la vérité, les seuls qui m’ont porté à écrire. PRINCIPES ET PLAN. Messieurs, s’il s’agissait ici de prononcer sur le sort des tribunaux actuels, si leur entière destruction était encore une question douteuse dans l’Assemblée, ou s’il fallait absolument les outrager pour les détruire, je me serais abstenu de parler, et les motifs de mon silence auraient peut-être obtenu faveur auprès de vous; mais aujourd’hui que l’on demande de toutes parts et que l’on attend une régénération complète dans l’administration de la justice; aujourd’hui qu’il faut, d’après les principes d’une constitution libre, établir un ordre judiciaire nouveau qui, loin d’altérer ces principes, leur donne une nouvelle force et de nouveaux développements; il est, je pense, de mon devoir de vous faire hommage d’une suite d’idées et de réflexions appuyées sur l’expérience et conçues pour la plupart longtemps avant celte époque heureuse qui a réalisé les vœux et les espérances de tous les hommes éclairés et vertueux. Vous ne pouvez, ni ne devez, Messieurs, vous décider légèrement et sans discussion dans cette matière; il faut ici distinguer avec soin l’expérience, de la routine, les préjugés de l’ignorance et de l’habitude, des principes éternels de la justice et de la raison. Dans cette revue générale de nos institutions politiques, c’est à ces principes seuls qu’elles doivent toutes être rapportées et comparées, avant que de recevoir de vous leur existence ou leur proscription. On s’est élevé de toutes parts contre l’arbitraire dans l’exécution des lois; il est bien plus funeste encore de s’y abandonner, quand il s’agit de les former. Lorsqu’il est question de faire des lois, il est donc nécessaire de remonter aux premiers principes de la justice, pour les en tirer comme des conséquences. Mais il serait bien extraordinaire que {organisation même des tribunaux, qui ne sont que les moyens d'appliquer les lois, fût livrée au hasard et appuyée sur des bases purement arbitraires. Car toute institution fondée sur des convenances arbitraires, ne peut avoir ni force ni stabilité, puisque les raisons qui l’ont fait établir, demain n’existeront plus; puisque tout change sur la terre, hors la justice et la raison, et puis-qu’enfin les erreurs varient à l’infini, selon les individus, tandis que la vérité seule est une et commune à tous les individus, comme à tous les instants. Je ne combattrai cependant pas directement les idées de votre comité; j’exposerai les miennes, et votre sagesse décidera. Beaucoup d’intérêts particuliers, le sort d’un grand nombre de membres de cette Assemblée se trouveront liés à cette discussion; mais, par cela même, je m’assure qu’ici, comme dans toutes nos délibérations, l’intérêt général sera seul écouté. C’est votre sévère, visible et entière impartialité qui a fait jusqu’à présent et votre force et votre gloire; ce n’est point un état que vous avez sacrifié à un autre; ce sont tous les abus que vous avez immolés au bien public. Ce qui distingue cette révolution de toutes les autres, ce qui la rend mémorable, pure, surtout ce qui la rendra durable, c’est qu’elle a eu pour unique but l’intérêt général. Aucune tache d’intérêt particulier n’a encore fouillé les décrets de l’Assemblée nationale. Vos ennemis même vous rendent cette justice, que votre patriotisme et votre générosité sont telles qu’il suffit souvent, pour porter vos esprits vers une décision, de vous y montrer un sacrifice personnel à faire, ou un soulagement à donner au peuple. Aussi je me plairai souvent, Messieurs, à vous rappeler dans cette discussion, ce principe éternel, cette base immuable de toutes les sociétés ; que toutes les institutions politiques sont faites pour le peuple. Ainsi, ce n’est pas sur l’intérêt d’une plus grande consommation dans les villes, ni sur l'intérêt des officiers de justice, que vous établirez la base de votre pouvoir judiciaire; vous la fonderez entièrement et uniquement sur l’intérêt du peuple. Quel est ici, Messieurs, cet intérêt du peuple? Le voici : « Que la justice soit facile, prompte et impartiale; que son administration soit telle que, loin de favoriser la chicane et la mauvaise foi, elle puisse détruire entièrement ces deux fléaux et tous les vices qu’ils entraînent ; que des juges éclairés, honorés, sans être craints, sachent inspirer ne la confiance, et faire respecter leurs décisions par des hommes libres et qui n’obéissent qu’à la loi; qu’enfin ces juges ne puissent jamais étendre leur autorité, jusqu’à mettre en danger la liberté publique. » Telles sont les conditions que l’intérêt du peuple exige, et qui sont nécessaires à une bonne administration delà justice. Je n’eu vois point d’autres que l’on doive joindre à celles-ci, mais il faut satisfaire à toutes; il faut résoudre ce problème en entier; et le plan qui aura cet avantage, me semble être celui que vous devez adopter. Mon plan est fort simple : des jurés au civil et au criminel, des juges ambulants, tenant des assises dans les départements, de grands juges pour tout le royaume, pour reviser les jugements, une 440 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [19 mars 4Î90J partie publique dans ôhaqué ville d’assises, et Un ômëiét de la Couronne dans chaque chef-lieu. L’on a longtemps pensé que l’administration de la justice devait former un pouvoir dans l’Etat. L’on a dit encore que le monarque était chargé de rendre la justice à ses sujets, et que, pour s’acquitter dé cette dette,' il instituait des tribunaux nui 1-a rendaient en son nom : on trouve cette définition dans tous nos livres de droit et dans les ouvrages anglais. Enfin, l’on a perpétuellement confondu la magistrature, qui est une fonction politique, avec la jüdieature, qui est une fonction civile, et l’on a indistinctement appelé ceux qui lés exerçaient, juges ou magistrats; Je ne traiterai pas distinctement ces questions; mais elles pourront être facilement résolues par les idées que je vais exposer, en développant succinctement les principes généraux de la matière. Il faut distinguer, dans une société, deux sortes de lois : les lois politiques et les lois civiles. Les premières embrassent les relations des individus avec la société, OU celles de diverses institutions politiques entre elles. Les secondes déterminent les relations particulières d’individu à individu. G’est pour appliquer ces dernières lois que les jugés sont spécialement et uniquement institués. A T’égard des lois politiques, jamais l’exécution ne peut en être confiée à des juges sans que la liberté publique et particulière soit ett péril. En effet, Messieurs, le principe de rorganisa-tion de tous les gouvernements est simple *. la volonté du peuple peut seule constituer une loi légitime et obligatoire. Le peuple, assemblé en convention par ses représentants, fait les lois politiques, c’est-à-dire distribue les pouvoirs, confie le maintien dé ces pouvoirs â leur action et à leur surveillance réciproque, ainsi qu’au patriotisme et à l’énergie des citoyens ; constitue une législature, c’est-l-dire ün corps qu’il charge de faire des lois administratives et civiles ; enfin, il constitue également un pouvoir pour faire exécuter ceâ lois. Ce pouvoir est le monarque ; et tous les citoyens qui, réunis par leurs représentants, forment le souverain, pris individuellement, sont soumis aux pouvoirs qu’ils ont institués ; à la toi qu’ils ont faîte et à Celui qu’ils ont établi pour la faire exécuter. Il faut une nouvelle convention pour changer les lois politiques d’une société , qui sont les conditions principales de l’asSociafion ; quant âux autres lois qui n’eu sont que le développement et les conséquences, les pouvoirs constitués peuvent les faire. Elles sont faites, ces lois; mais souvent, avant que de les exécuter, il s’agit de savoir si elles s’appliquent ou UoU à un fait arrivé. Cette fonction ne peut évidemment être remplie par aucun des deux antres pouvoirs ; elle forme proprement l’objet de ce qu’on appelle improprement pouvoir judiciaire. Je dis improprement, parce qu’il n’y a réellement de pouvoir dans l’ordre judiciaire que le pouvoir exécutif * lequel est obligé de consulter des hommes désignés par la constitution, avant de faire exécuter les lois civiles, lorsque leur application paraît douteuse. Rien ne manque à un gouvernement établi sur cette théorie simple et claire; chaque partie a un mouvement distinct, et pourtant lié autout; tout est d’accord, et la machine politique jouit d’une organisation saine et complète pour agir et se mouvoir ; Puisqu’il existe tin pouvoir constitué qui fait aeâ lois, un autre qui les applique aux individus et aux faits* un autre, enfin j qui les fait exécuter; Cependant, Si des hommes que l’on a chargés dü soin d’administrer la justice, ont encore des fonctions politiques à remplir; s’ils ont le droit de requérir d’euX-mêmes, et d’ordonner l’exécution des lois, sans aucune provocation extérieure ; s’ils peuvent faire des règlements, établit des lois qui obligent les citoyens ; s’ils ont le droit, ou d’arrêter i’exécntion des lois, ou d’intervenir dans leur formation, alors il s’établit une véritable confusion d’idées et de pouvoirs; la volonté générale cesse d’être connue, ou cesse d’être exécutée; Ou bien encore, les juges, sortant de leur sphère, se placent sur la ligne du pouvoir exécutif : par là, ils acquièrent une double organisation, l’Une propre et indépendante, qu’ils tiennent de la constitution, et jl’autre, subordonnée au pouvoir exécutif. Cette dernière devient bientôt le principe de tous les abus : car, OU les juges s’unissent intimement au pouvoir exécutif, et alors ils altèrent la liberté individuelle ; ou ils se tournent contre lui, et détruisent la liberté Publique. Souvent les deux abus sont réunis a la fois ; car, tantôt le pouvoir exécutif croit avoir besoin d’opposer lés tribunaux aü pouvoir législatif pour eu tempérer la force, et tantôt il est gêné par eux dans l’exécution des lois. Tel est l’inévitable abus de la confusion des pouvoirs : ces idées deviennent familières par la réflexion et lorsque l’on considère que des hommes appelés â connaître de toutes les lois, bientôt voudront les examiner; qu’ils pourront souvent y relever quelques imperfections, surtout appuyer les réclamations locales que l’intérêt particulier d’un canton sera toujours tenté d’opposer à l’intérêt général , que, par là, ils prendront de là consistance, en affaiblissant, dans l’esprit des peuples, le respect dû aü Corps législatif, et ett diminuant la force du monarque; que bientôt ils se formeront un pouvoir aux dépens des autres ; et après avoir suivi longtemps, dans des routes obscures, ce système raisonné d’agrandissement ; après s’être heureusement essayé contre de légers obstacles, avoir réprimé quelques abus; devenus successivement le Centre de beaucoup d’intérêts et d’ünë grande activité, ils Se montreront tout à coup entourés de cette autorité que donnent l’habitude et la paresse des peuples. La question pourrait être décidée, par Cela seul que l’on conviendrait qü’il suffit, pour proscrire une institution politique, qu’elle soit inutile ; car il est évident qu’un corps étranger, placé au milieu de la maehine politique, ett Complique nécessairement les ressorts et en retarde les mouvements, puisque tout corps est résistant par sa nature, et qu’une autorité qui tt’est pas utile à (a société, ne peut se développer qu’éti diminuant la liberté publique. Mais ifii l’on doit craindre de plus grands abus. Les magistrats, soutenus par là confiance dü peuple, par son respect, par le besoin que l’on a d’eux, par leuf intégrité même, paraissent souvent servir la liberté lorsqu’ils l’empêchent, et la défendre lorsqu’ils la détruisent : leur autorité alors d’est pas simplement inutile, elle est encore dangereuse. Il est encore important de remarquer que là réunion actuelle dè la magistrature et des fonctions judiciaires ne peut s’accorder avec les principes d’une bonne administration de la justice. Les devoirs du magistrat et ceux de jugé sont, én général, trop séparés ; leurs réflexions, leurs études, leurs intérêts trop différents,' pour qne l’titid de 414 (Assemblée nationale.) ARCHIVÉS PARLEMENTAIRES. [29 mars 1790. J ces fonctions no soit pas altérée par l’autre *, et d’ailleurs, lorsque Ton attribue des fonctions politiques à des juges* on leur rend trop facile de se soustraire à toute responsabilité légale* en alliant leurs intérêts avec les intérêts de ceux qui exercent les autres fonctions politiques, et qui seraient appelés à les juger. Ils peavent même, alors, échapper aisément à cette responsabilité morale, qui naît de l'opinion publique, mais que le publie lui-même ne peut exercer que lorsque, par la division des emplois et dés devoirs, il peut assigner à chaque homme sa juste valeur et sa véritable réputation, Ainsi donc, soit que Ton considère ia question sous les rapports qu’elle peut avoir avec ia liberté, soit que Ton ne veuille y voir que l’intérêt d’une bonne administration de la justice, il faut interdire toute fonction politique aux jugés ; ils doivent être chargés simplement de décider les différends qui s’établissent entre les citoyens: honorable et sainte fonction, qui semble placer ceux qui la remplissent dignement au-dessus de l’humanité même, et dont le but s’applique immédiatement ati bonheur dés nommés, puisqu’il tend à introduire parmi eux la paix par la justice 1 Si telle est la marche que vous suivrez, Messieurs, alors vous n’atez rien à envier aux peuples les plus libres. Votre gouvernement sera simple et vos pouvoirs convenablement divisés; le peuple, qui aura fait la constitution par ses représentants, fera encore les lois par ses députés -, des hommes qu’il aura choisis les appliqueront ; le monarque seul, ou ses préposés, les fera exécuter. Conservons, Messieurs, conservons à notre constitution ce caractère de simplicité qu’elle a de commun avec la nature etla vérité; qui rend sensible à tous l’introduction du premier abus, et qui le repousse même comme ees substances pures qui refusent de s’allier avec des corps hétérogènes et grossiers. Nous avons ici davantage de joindre à une évidente théorie, l’exemple de tous les siècles, pour nous prouver combien la liberté a souffert partout delà confusion des pouvoirs. Comptables de nos efforts à la nation, k nos neveux, employons-les tous à éviter les abus sous lesquels nous avons gémi, en préservant notre constitution de leur germe funeste. Voués à des moments de trouble et d’orage, sachons jouir de leur bonheur et de leur reconnaissance. H suit de ce que je viens d’exposer, qu’il ne peut pas être ici question de la cour nationale. Cette institution n’entre pas dans le plan judiciaire proprement dit; c’est une partie, une pièce, pour ainsi dire, de la constitution générale, faite pour la maintenir et la consolider. Ce n’est pas un dernier terme de juridiction, mais un moyen de contenir tous les pouvoirs constitués etdelesramener au but de leur institution. J’ài cru nécessaire de reconnaître d’abord ces principes, afin que la question étant dégagée de tous lés éléments dont ott a l'habitude de la surcharger, nous puissions examiner tranquillement quelle est la meilleure administration ae la justice que l’on peut établir. J’ai dit que les juges n’étaient institués que pour appliquer les lois civiles. Les lois civiles sont les conventions que les hommes font entre eux pour régler l’Usage de leurs propriétés et l’exercice de Ieürs facultés naturelles; elles doivent fixer clairement les régies qui déterminent la légalité de toutes les actions, et ce qui est défendu à chacun pour l’intérêt de tous. Tout homme apportant à cette convention un droit égal, relativement à sa liberté, sa sûreté et sa propriété, il s’ensuit que, pour être justes et légitimes, les lois doivent être conformes à la volonté générale des associés. Ce point est indubitable ; mais, lorsqu’on y est arrivé, l’on n’a rien encore si, par une juste et impartiale administration de la justice, l’on ne parvient à faire jouir les individus de l’effet salutaire de ees lois, Sans cet ordre de Choses, il ne peut y avoir ni paii ni liberté. Il ne peut y avoir de paix; car, lorsque les hommes réunis en société ont consenti à déposer leur force personnelle aux pieds de la loi, ou plutôt à la consacrer tout entière à la soutenir, ils ont entendu qu’ils seraient à leur tour défendus par la loi, protégés également dans la jouissance de leurs droits : si ce contrat. sacré est rompu, si la loi ou la justice viennent à favoriser quelques individus ou quelques classes de citoyens, alors il est du droit, il est du devoir de chaque citoyen, de cesser de se soumettre à cette injustice ; la paix, si elle peut alors exister, n’est plus que la patience honteuse des esclaves, ou la servitude de l'ignorance. J’ajoute que, sans cet ordre de choses, il ne peut y avoir de liberté. Ün homme, en effet, ne cesse pas d’être libre parce qu’il obéit à la loi où à un jugement, lorsque l.a constitution a pourvu à ce que la loi fût toujours l'expression de lâVolqhté générale, et que ia justice soit l'application impartiale de ces lois. Mais lorsque la loi a cessé d’exprimer le rapport de tous les intérêts particuliers, lorsqu’elle n’ëst plus le vœu du plus grand nombre des associés ; ou lorsque les jugements ne sont plus dictés par cette aveugle jUStieé qui en fait l’essence, alors l’homme n’est plus libre ; il n’obéit plus a sa volonté ou à celle de la loi, il obéit à la volonté d’un autre homme, il devient son esclave, et ia société né présente plus que le spectacle du despotisme OU dé l'anarchie. Si ceg maximes sont incontestables, elles prouvent qu’en vain: aurez-vous , donné à cet empire une constitution libre et des lois justes, si là justica n*y est pas convenablement organisée. Elles ne vous laissent pas, Messieurs, le choix des moyens dans l’organisation de l’ordre judiciaire. Elles vous laissent encore moins le droit dé lés fixer arbitrairement et sans motif; elles vous forcent, j’ose le dire, d’adopter ceux qui doivent assurer à l'administration de la justice, Sûû premier, son principal, son unique caractère, je veux dire l'impartialité, et jè me suis plu à vous lés rappeler, parce qu'elles émanent directement de vos principes, de ceux qui servent de base à notre constitution. Principe * et bâtés. Nous avons vu, Messieurs, que les juges devaient être bornés à l'application de la loi, qü’îls ne devaient participer à aucune des fonctions législatives ou exécutrices : de là il résulte que toute interprétation, toute explication de la loi purement théorique ou réglementaire doit leur être interdite, et qu’ils ne peuvent jamais s’expliquer qu’au sujet d un fait déjà arrivé ; caria différence d'une loi et d’un jugement est que ceile-là statue sur des questions générales, et celui-ci sur ün fait déterminé. II. suit encore de là que le fait sur lequel ils sont requis de s’expliquer, doit, avant tout, être déterminé, puisque sans cela ils feraient plus qu’appliquer la loi, ils détermineraient encore le fait auquel elle doit être appliquée ; et si, comme il arrive souvent, ce fait est obscur ou 412 JAssemblée nationale ] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1790.] compliqué, qu’il faut avant tout l’éclaircir ; car tant qu’un fait n’est pas éclairci, il n’est pas déterminé, et nous venons de voir que, tant que le fait n’est pas déterminé, les juges ne peuvent pas s’expliquer. Mais, d’un autre côté, cette opération préliminaire est tellement nécessaire, quoiqu’elle n’ait point lieu actuellement dans les tribunaux de France, que jusqu’à ce que le fait soit constaté et la question à juger posée, non seulement il n'y a point de jugement, mais je soutiens qu’il n’y a aucune manière possible d’arriver à un véritable jugement. 11 n’y a point de jugement, car tout jugement est une comparaison ; en matière judiciaire, c’est la comparaison d'un fait à la loi, et l’on ne peut comparer que des objetscertains et que l’on aperçoit clairement. Tant que le fait n’est pas constant et la question posée, s’il n’y a qu’un juge, il peut décider une autre question que celle qui lui est cl férée; ce qui certes est ungraud inconvénient: s’il y a plusieurs juges, j’en atteste l’Assemblée elle-même, c’est bien pire; chacun d’eux peut décider une question différente : de là il résulte évidemment qu’il n’y a point de jugement. Mais je dois prouver plus : il n’y a aucune manière possible d’arriver à un véritable jugement. Je pars de la supposition que les jugements doivent toujours être pris à la majorité des suffrages, et je dis que lorsque l’on va aux voix sans que le fait soit constaté, il est très commun que celui qui a la majorité en sa faveur perde son procès. En effet, chaque juge, en donnant son avis, peut être déterminé soit par la vérité des allégations, c’est-à-dire par le fait, soit par la force des principes, c’est-à-dire par la loi. Un certain nombre de juges peut être déterminé par la première de ces considérations, les autres par la seconde ; et cependant lors de la collecte des voix, ils sont obligés de se réunir à deux avis, sans quoi la majorité relative, ou la minorité réelle déciderait les questions ; alors le juge qui croit le fait sûr et la loi douteuse, et celui qui croit la loi claire et le fait douteux, sont comptés ensemble pour la même opinion, quoiqu’ils diffèrent d’avis du blanc au noir; et le plaideur qui a eu en sa faveur la majorité sur le droit et la majorité sur le fait, perd son procès. Prenons un exemple, Piei re veut se soustraire au paiement de créances dues par son grand’père; ses moyens pour cela sont de dire : 1° que son père a renoncé à la succession de songrand’pêre, ensuite que les créances demandées ne sont pas légitimes. Paul, au contraire, prétend et qu’il n’y a pas eu de renonciation, et que les créances sont légitimes. Voilà deux questions, l’une de fait et l’autrede droit. Maintenant il fautsavoir qu’excepté sur les nullités et fins de non-recevoir, il est défendu aux juges d’opiner par moyens, et qu’ils doivent donner leur avis sur les conclusions des parties, lesquelles sont toujours tendantes en général à adjuger la demandé ou à la rejeter. Il y a douze juges : sept sont d’avis qu’il n’y a pas eu de renonciation ; mais de ces sept, quatre pensent que les créances ne sont pas légitimes, le3 cinq autres juges pensent que les créances sont légitimes, mais qu’il y a eu renonciation. Paul avait donc en sa faveur sur la question de fait sept juges contre cinq, il avait sur la question de droit huit juges contre quatre: l’on prend les voix; les quatre juges qui pensentque lescréances ne sont pas légitimes, mais qu’il n’y a pas de renonciation, et les cinq qui pensentque les créances sont légitimes, mais qu’il y a renonciation, sont comptés ensemble; Paul perd son procès avec une majorité de neuf contre trois (l). Voici, Messieurs, un exemple plus simple, tiré d’un autre ordre d’affaires, appelé le petit criminel. Pierre se plaint de termes injurieux proférés contre lui par Paul. Il eu apporte la preuve ; ou bien cette preuve aura été ordonnée par les premiers juges. Il y a quinze juges: sur ces quinze, neuf sont d’avis que la preuve est concluante; mais, sur ces neuf, cinq pensent que les termes n’expriment pas une véritable injure; les six autres juges trouvent les termes injurieux, mais qu’il n’est pas prouvé qu’ils aient été dits. Pierre avait donc pour lui sur le fait neuf juges contre 8ix,sur le droit dix juges contre cinq : cependant les cinq qui ne voient pas d’injure, quoiqu’ils voient la preuve, et les six qui voient l’injure et non la preuve, sont comptés ensemble: cela fait onze contre quatre; il perd son procès. Ce ne sont pas ici, je vous prie de le croire, Messieurs, de simples jeux de calculs qui se réalisent rarement ; il n’y a pas de jour qui ne fournisse la preuve de cet abus singulier, qui, au reste, arrivera partout où l’on mêlera le fait et la loi. J’en ai été souvent le témoin, et l’habitude peut seule nous familiariser avec lui (2). Je ne parle pas même ici de ceux qui résultent de l’absurde méthode de délibération que l’on suit dans les tribunaux. Si tous ces abus sont fâcheux dans le jugement des affaires civiles, ils sont intolérables dans le jugement des délits. Peut-on sans frémir penser un moment que tous les arrêts de mort auraient pu avoir été rendus à la minorité des voix, et qu’un grand nombre l’a été certainement ? Il y a dans un jugement criminel trois opérations très distinctes : la preuve de l’existence du délit, sans laquelle il n’y a lieu à aucun jugement; la preuve du per quem ou de celui qui a commis le délit; enfin l’anplicàtion de la loi à l’auteur du délit. Eh bien! Messieurs, toutes ces choses, si distinctes par elles-mêmes, sont confondues dans une même délibération : pendantqu’un juge prétend prouver que le délit n’existe pas, celui qui le suit opine sur la peine ; le suivant voit le délit prouvé; il serait d’avis de la peine, mais l’auteur du délit ne lui est pas prouvé. Cependant l’arrêt définitivement se compose d’une délibération si imparfaite, dont les éléments sont si peu similaires, et dont le résultat est nécessairement fautif dans tous les cas où une évidence palpable ne réunit pas tous les juges et sur le délit et sur la preuve. Prenons un exemple assez fréquent : uq homme est accusé de vol avec effraction. Il y a dix-huit juges: sept sont d’avis qu’il n’y a pas de preuve ; six autres, qu’il y a preuve, et qu’il doit être envoyé aux galères à perpétuité, ou, suivant la loi , condamné à être rompu; les cinq autres voient la preuve du délit; mais ne voyant pas celle des circonstances aggravantes, ils concluent au bannissement, ou à autre peine moins forte. Ces derniers étant en plus petit (I) On aurait pu choisir un exemple plus frappant; j’ai pris celui-là, parce qu’il ne présente aucune mauvaise foi de la part d’aucuue des parties. L’exemple suivant est plus clair. (2) Cette démonstration n’existe dans aucun ouvrage que je connaisse : les calculs de M. de Borda sur la meilleure méthode de scrutin n’ont rien de commun avec elle; aussi ai-je cru utile, avant de la présenter à l’Assemblée nationale, de consulter le plus fameux de nos géomètres, M. le marquis de Condorcet. Il a eu la bonté de m’assurer qu’elle était parfaitement exacte. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1190.] nombre, sont obligés de se ranger à un des deux autres avis. Alors l’accusé est livré au caractère et au tempérament des juges: s’ils sont durs et sévères, ils se joindront à ceux qui prononcent une peine sévère plutôt que de devoir relâcher l’accusé; s’ils sont doux et humains, ils préféreront de n’y pas voir la preuve. Ce parti est préférable, sans doute, et le plus ordinaire; mais, dans l’un ou l’autre cas, l’accusé est injustement condamné ou injustement absous. Je me hâte de dire que cet abus n’est pas celui des tribunaux, mais bien des ordonnances qui le prescrivent impérativement; et avec un peu d’attention, on pourrait peut-être en reconnaître la cause. Loin de moi, Messieurs, toute application aux personnes. Elle n'est ni dans mon esprit ni dans mon cœur; c’est à l’ordre établi, et non à ceux qui sont contraints à le suivre, qu’il faut attribuer les abus dont je parlerai dans cet ouvrage. J’ai donc eu raison de dire que non seulement il n’y avait pas de jugement, mais encore qu’il n’y avait aucune manière d’arriver à un véritable jugement, tant que le fait ne serait pas séparé de la loi. Cette vérité est non seulement évidente, mais j’ose dire qu’elle est palpable et sensible à tout le monde. En effet, il n’est pas un de nous qui ne puisse s’apercevoir que lorsqu’il veut juger une question quelconque, relative à un événement arrivé, son premier soin doit être et est toujours de s’assurer d’abord si le fait est vrai s’il est prouvé, s’il est constant, s’il est clair ; c’est vers ce premier point que se dirige toujours son premier examen. Tant que le fait n’est pas constant, il ne se donne pas la peine déraisonner. Eh bien ! Messieurs, la même chose, exactement, et absolument la même chose, se passe dans un jugement, qui n’est aus>i qu’une opinion sur un fait; le nombre des juges n’y change rien ; il n’y a d’autre différence, si ce n’est qu’ici, il s’agit de la fortune, de la vie, de la liberté, de l’honneur des citoyens. On ne s’est pas accoutumé à considérer que le jugement d’un procès n’est autre chose qu’un syllogisme dont la majeure est le fait, la mineure la loi, et le jugement la conséquence : or, il est évidemment nécessaire que l’on soit d’accord sur la majeure avant de pousser plus loin le raisonnement. Quel est l’homme assez déraisonnable pour continuer de raisonner lorsqu’on lui nie sa majeure? Cet homme, c’est le juge, lorsqu’il opine, ou plutôt que l’ordonnance le force d’opiner ensemble sur le fait et sur la loi. Il faut donc, de toute nécessité, un premier jugement pour déterminer la majeure ou la position de la question. Tous les raisonnements, toutes les considérations viendront toujours se briser contre cette vérité indispensable ; il faut renoncer au bon sens et à tout ce qui est commun entre les hommes, si on la nie, ou l’adopter si on la reconnaît. Quant à moi, je ne saurais trop y insister, quisqu’elle est la principale base de tout mon système judiciaire, et que je ne ferai plus guère que tirer des conséquences des principes que je viens d’établir. Je pars donc de ce point, que le fait doit nécessairement être constaté d’abord; voilà la première opération. La seconde est de poser la question, puis de la comparer à la loi pour décider, non pas toujours de sa moralité, mais de sa légalité. Cette comparaison est ce qu’on appelle proprement le jugement. Daignez me suivre, Messieurs. Ces deux opérations différentes, d’éclaircir le fait et d’appliquer la loi, doivent-elles être confiées aux mêmes individus? à d’autres individus de la même classe et du même état? ou enfin à des individus d’une classe et d’un état différent ? Je ne fais aucun doute de penser que ces deux opérations ne doivent pas être confiées aux mêmes personnes. Quelle que soit l’impartialité dont un individu puisse être doué, elle ne va jamais jusqu’à le séparer, pour ainsi dire de lui-même, et détruire tout contact, toute communication entre ses diverses facultés, entre son esprit et ses affections. Or, il est difficile de supposer qu’un homme veuille et puisse appliquer franchement la loi, au civil, à un fait dont l’existence lui aura paru douteuse, et au criminel, en faveur d’un homme qu’il aura jugé peu favorablement. Il disputera sur le sens de la loi, sur son application à l’espèce; et de là, la subtilité, l’équivoque, l'incertitude daus les jugements, au lieu d’une décision simple et naturelle. D’ailleurs, dans une fonction aussi délicate que celle des juges, il faut assure!* leur intégrité et leur délicatesse en cherchant à les défendre, même de leurs propres erreurs, et de la prévention qui attache toujours les hommes à leur premier jugement. Les mêmes hommes qui auraient fait perdre à un individu son procès sur la question de fuit au civil, ou ceux qui n’auraient pas vu la preuve dans les affaires criminelles, ne pourraient, sans se faire une graude violence, faire gagner le premier et condamner ie second. Le juge qui n’aurait pas vu l’accusé coupable dans le premier tour d’opinion, peut-il le condamner à mort dans le second sans renoncer à tous les sentiments de la nature et de l’humanité; et au civil, le juge qui aurait vu qu’un fait n’est pas prouvé par une partie, peut-il facilement adopter les moyens de droit qui doivent lui faire gagner la cause? Des hommes, au contraire, dont Tunique fonction est d’appliquer la loi sans avoir pris, dans l’examen du fait, aucune impression en faveur d’aucune des parties, pour ou contre l’accusé, auront, par cela même, ce caractère d’impartialité qui convient à Ja justice; ils ne chercheront pas à détourner le sens de la loi; et leur décision, conforme à son esprit, sera toujours franche et naturelle. Ainsi vous verrez disparaître tous ces commentaires de la loi, tous ces recueils de jurisprudence et d’arrêts, qui forment l’arsenal commun ou chaque partie vient prendre des armes pour se combattre; et la loi rendue à elle-même, à sa première institution, à sa première clarté, serait, comme elle doit l’être, le seul guide du juge et du citoyen (1). Mais la plupart des inconvénients que vous pourriez craindre dans cet état de choses, Messieurs, subsisteraient encore si les deux fonctions étaient attribuées à deux divisions de juges pris dans le même corps. On sait qu’en général il s’établit, entre des gens d’un même état, une (1) On peut objecter qu’en Angleterre, où les jurés au civil et au criminel sont établis, il y a beaucoup de recueils de jugements, et que ces recueils (appelés reports) ont une grande autorité. Il faudrait, pour y répondre, prouver que cela tient à une autre c luse, aux vices de la procédure anglaise, qui sont principalement leur méthode d’actions ou de formules qu’ils ont prise des Romains; 2° leurs remèdes de loi, qui sont très obscurs et très compliqués; 3* la multiplicité des tribunaux, et leur respect superstitieux pour toutes les parties même vicieuse* de leur régime, soit civih soit politique; 4° leur défaut de partie publique: mais cela nôus mènerait trôp loin. 411 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARtEMEÎÎTAlHÊS. [29 mars 17904 sorte d’esprit de corps, qui se forme par opposition à l’esprit général de la société. Les corps sont des êtres moraux soumis à des lois particulières d’organisation : les faits et les principes mêmes se plient aux systèmes qu’ils adoptent; et toutes les préventions, les erreurs, les injustices même se propagent et se communiquent plus aisément entre des gens qui ont déjà des opinions et des intérêts communs. Or, la véritable perfection de l’administration de la justice consiste, en ce que ia réunion des juges en faveur d’un préjugé, ou pour commettre Une injustice, devienne impossible. je pense donc qu’il paraîtra convenable de ne pas attribuer à des hommes déjà réunis par leurs préjugés, les deux opérations dont nous avons parlé; mgis qu’il est nécessaire d’établir des individus pour déterminer lé fait, et d’autres pour appliquer la loi, c’est-à-dire des jurés et des juges. S’il est constant que�’hmanité et le vœu général demandent des jureg pour les affaires criminelles, j’espère vous prouver, Messieurs, que cet établissement n’est pas moins utile ni moins désirable pour le civil. Les principes que je viens d’étqblir s’appliquent évidemment au civil comme au criminel; il est seulement vrai que dans les procès civils les faits sont communément plus compliqués et moins positifs que dans les affaires criminelles : cette considération obligera à plus de précautions, et peut-être à établir quelques différences pour les matières civiles et criminelles, dans la manière de provoquer la décision des jurés. Je détaillerai ailleurs ces précautions : revenons aux principes. Il est si naturel, lorsque deux hommes se disputent quelque possession, que les amis et les voisips interviennent ou soient appelés pour arranger l’affaire et terminer le différend, que dans les premiers âges de ia société l’administration de la justice à dû se borner à ces simples usages. Depuis, lorsque les lois, c’est-à-dire les conventions sociales, ont été écrites, chacun a dû les prendre pour la règle de sa conduite avec les autres individus; c’est aussi sur cette règle qu’il a été jugé suivant les occasions. Tout est simple encore; seulement l’équité naturelle s’est changée en justice exacte, et la loi de la raison en droit positif ; mais successivement les lois se sont multipliées, elles sont devenues moins claires, moins simples, et leur connaissance a exigé une étude particulière, et des hommes qui s’en occupent exclusivement. Voilà l'origine des juges, voilà aussi l’origine de tous les abus. On ne sent pas, en effet, assez combien il est absurde qu’il existe un seul citoyen qui ignore les lois, c’est-à-dire, les conventions qu’il a faites par ses représentants, auxquelles il est soumis, par lesquelles il est jugé; et s’il est vrai que l’obéissance éclairée est la seule véritable, ia seule assurée, pour laquelle ii n’est besoin ni de loi martiale, ni de baïonnettes, comment peut-on l’espérer tant que les lois seront obscures, et que 1# peuple ne les connaîtra pas ? N’est-ce pas un devoir du gouvernement de les lui faire connaître, comme il est du devoir d’un notaire de lire et de remettre à chaque partie un douhîe du contrat qu’ils ont signé? C’est donc cette complication des lois gui seule empêche que les juges De soient pris indistinctement parmi les citoyens du même lieu ; mais d�n§ tout ce qui n’est pas la loi, dans tout ce qui n’exige pas une étude particulière, dans tout ce qui est fait et qui n’a besoin que du bon sens et de la connaissance du local, ne doiUon pas en revenir aux idées primitives, au jugement des citoyens, qui, placés dans les mêmes circonstances que les parties, exposés aux mêmes accidents, doivent être justes autant par intérêt que par devoir ? L’on peut avoir des ennemis dans ses voisins, c’est-à-dire des hommes qui écoutent plus leurs passions que la justice ; il faut que chaque partie puisse réeuser ses ennemis, ou ceux qu’elle croit tels, La récusation pourrait devenir offensante si elle était directe; ii faut qu’elle soit telle qu’on ne puisse pas y voir une haine personnelle, et qu’étant donnée sans cause, elle ne puisse offenser personne : il convient encore que l’on tire au sort parmi ceux qui resteront, afin de rompre de plus en plus les calculs et les préventions de l’amitié ou de la haine, En un mot, je pense qu’il faut attribuer aux jurés le soin d’établir le fait, aidés et dirigés par un officier de justice, éclairé et expérimenté ; le reste, il faut bien le laisser au juge. Mais dans ce plan, nous suivons fidèlement ia nature, et nous ne l’abandonnons qu’à ce point où les institutions sociales semblent avoir enté sur elle un nouvel ordre de choses et de nouvelles combinaisons. Daignez encore fixer vos regards buf les avantages infinis qui résultent de l’établissement des jurés; d’abord, je le répète, l’impossibilité de voir commettre une injustice, parce qu’il est impossible d’établir aucune convention antérieure sur des données aussi incertaines. Veuillez bien observer, en effet, Messieurs, qu’un juge séduit ou corrompu, s’il en existe de tels, pourrait, dans l’ordre actuel, aisément obéir à celui qui i’a séduit ou corrrompu ; il suffit pour cela que sa voix se place au nombre de celles qui font la majorité, sans qu’il soit tenu de s’expliquer d’une maniéré positive et explicite. Ici la position est bien différente : le juge, borné à appliquer la loi à un fait constaté, n’a, pour ainsi dire, rien de libre dans ses fonctions ; il est déterminé par la loi, et toute erreur ou prévarication de sa part serait aisément aperçue. La partie importante se trouve vraiment confiée aux jurés, c’est-à-dire à des hommes du même état, du même intérêt que les parties, pouf lesquelles l’intégrité étant un devoir et un intérêt, sera bientôt une habitude ; qui, aujourd’hui jurés, demain pourront être plaideurs; d’ailleurs, la possibilité d’en récuser un grand nombre sans en donner les causes, en écartant les hommes ineptes ou soupçonnés, en rendant la séduction impossible, a, de plus, l’inestimable avantage de rapprocher les juges du fait, du caractère sublime et touchant des arbitres, et d’inspirer, par là, la confiance la plus entière dans leurs décisions. L’on sent assez que cette espèce de récusation, si utile, serait impossible à exercer sur les juges ; car leur nombre doit nécessairement être borné, soit parce que la fonction de juge les distrait des autres fonctions sociales ; soit parce que, pour n’être ni dangereux ni avilis, ils ne doivent être ni en trop grand nombre, ni en trop petit nombre ; soit enfin parce que leur dépense, qui est à la charge des peuples, exige qu*on n’en établisse que le nombre nécessaire. L’on peut aller plus loin, et même dire qu’il n’y a plus alors de fonctions délicates à remplir : deux choses naturellement simples en faisaient une compliquée par leur réunion. Elles redeviennent ce qu’elles étaient par unç heureuse et naturelle division (1). Th-?" 1 SfaJHr’VvrfB.nS « — —T'TETnETTrr? - E T, — (1) On ne saura jamais assw que e'e$t le mélange des questions de /ait et de droit qui seul embrouille et eom- (Assemblé* nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [*9 mars fl90.] Vous avez prouvé , Messieurs, que les plus grandes considérations de la morale et de la justice n'étaient point étrangères à vos délibérations, puisqu’elles ont servi de base à cette constitution si simple, contre laquelle l’orgueil et l’intérêt blessés peuvent seuls s’élever, et que vous allez terminer malgré leur offensive alliance. Vous savez que les hommes ne sont que le produit de leurs mœurs et de leurs habitudes; que la véritable manière de les modifier utilement pour la société, est de leur inspirer des habitudes heureuses et constantes qui puissént servir de règle aux principales actions de leur vie. D’après cela, est-il un moyen plus sûr, plus efficace de leur inspirer la droiture, la justice, et cette rigide probité sans laquelle la société n’est plus qu’un assemblage de fripons et de dupes, comme dans l’état de nature il n’y avait que des forts et des faibles ; est-il, dis-je, de moyen plus efficace pour obtenir ces avantages, que de les associer à l'administration de la justice elle-même, d’unir étroitement ensemble leurs devoirs et leurs intérêts, et de mettre, pour ainsi dire, la vertu au nombredes fonctions publiques? Cette obligation, dans laquelle seront les nommes de considérer attentivement tous les devoirs de la justice, dans un moment où aucun intérêt particulier ne les détourne de cette étude, les accoutumera à en sentir tout le prix, et, en fortifiant dans leurs âmes le sentiment qui nous y porte naturellement, rendra plus pénible et plus difficile de s’en écarter dans les diverses transactions de la vie. Cette même cause agira utilement encore sur leurs esprits, en leur donnant plus de rectitude et de justesse. Je pense, en un mot, qu’un citoyen qui aura exercé quelque temps 1’emploi de juré, se portera plus difficilement à intenter et à soutenir un procès qu’ilfcroira injuste ou déraisonnable. Par là, Messieurs, vous parviendrez à déraciner de chez nous cet esprit de chicane et de mauvaise foi, qui est en même temps et le plus dur des impôts et la plus accablante des tyrannies, qui corrompt essentiellement les hommes en favorisant chez eux le développement de toutes les passions malfaisantes, telles que la haine, la vengeance, la cupidité, l’avarice. Après avoir donné la liberté à cet empire, vous lui donneriez le bonheur et une paix véritable, en y ramenant des mœurs pures et simples, compagnes naturelles de la liberté et de l’égalité, ainsi que cette loyauté qui fit toujours le caractère distinctif des Français. C’est en vain que l’on tenterait d’affaiblir l’importance de ces vues, en leur reprochant d’être trop abstraite et d’une application douteuse. Il est un terme aux diverses combinaisons de l’esprit: elles peuvent bien prévenir quelques abus, pliqu© les procès, qui seul engage à les soutenir. Un procès s-era une chose rare, si vous parvenez à bien diviser les deux opérations dont j'*i parlé : les moyens sont faciles ; ils sont clairs à mes yeux, et je désire que toutes les difficultés qui resteront après la lecture de ce projet, me soient attribuées; car je ne crois pas qu’elles soient dans la chose. Quand les jurés auraient décidé quel est l’état de la question, presque jamais l’on n’attendrait le jugement de la loi, Quelle prodigieuse différence! Maintenant tout l'esprit, toutes les connaissances sont dirigées volontairement ou involontairement à obscurcir les affaires. Alors toutes les lumières seraient employées à les éclaircir. Les citoyens ignorent tous que si l’on éclaircissait bien les questions Judiciaires avant de les juger, il n’y aurait presque plqs de procès ; qu’ils sont tout le produit de l’obscurité des lois « de Hncertitud© des jugements. m empêcher des excès, mai? elles ne peuvent jamais devenir un principe d'action pour des hommes. 11 serait inepte ou insensé, le législateur qui se bornerait à régler les actions extérieures des individus, sans chercher jamais à agir sur le principe qui les dirige, Toute législation, au contraire, doit avoir pour base le cœur de l’homme et les affections diverses qui le meuvent. Alors seulement elle a un rapport constant avec Top-jet et avec le but de son institution, et ses aberrations sont plus promptement aperçues et plus facilement corrigées. N’eu doute? pas, Messieurs, vous aurez plus fait pour le bonheur de l’espèce humaine, en consacrant une seule vérité utile dans l’ordre judiciaire, qu’en ajoutant de nouvelles lois à ce recueil fastidieux et incohérent qui forme nos codes civil et criminel; en un mot, Messieurs, ramener le bonheur parmi les hommes sans y rétablir les mœurs @t les vertus, est un problème qu’il est, heureusement, au-dessus des efforts du génie, de résoudre. Ces considérations, qui m’ont semblé propres à vous déterminer, Messieurs, seront encore fortifiées si vous voulez examiner la question sous les rapports qu’elle peut avoir avec la liberté publique. Rappelez-vous, en ee moment, ce que c’est que le pouvoir judiciaire en général. C’est celui qui Féalise et réduit en actes les décisions générales et abstraites des lois. Son influence est d’autant plus grande qu’il n’agit pas, comme le pouvoir législatif, sur la masse;entière de la société, mais qu’il saisit l’homme individuellement et agit sur lui avec toute la force publique ; c’est un pouvoir de tous les instants. Il est aux ordres, pour ainsi dire, de toutes les passions humaines, et tontes nos actions sont ou peuvent devenir de sa compétence. Ajoutez encore que, quelque chose que Ton fasse, il est comme impossible d’imposer jamais aux juges une véritable responsabilité. Un tel pouvoir a, sans doute, besoin d’être circonscrit et contenu dans des limites précises ; mais c’est surtout dans son organisation même qu’il faut chercher le préservatif à ses propres abus. En toute chose, il est plus expédient et plus sûr de prévenir que de corriger : rappelons ici nos idées. Si les tribunaux sont trop subordonnés au pouvoir exécutif, ou que leurs relations avec lui soient trop intimés, son influence peut aisément devenir dangereuse pour la liberté ; il paraîtra respecter les droits de la nation ; mais, dans le fait, il en empêchera l’exercice et l’usage . Les lois seront belles et justes, et les jugements peut-être iuiques ou absurdes. Le despotisme a de trop profondes racines eacore ;sur la terre, pour que Tou puisse espérer qu’il en soit ai facilement banni. Comprimé de toutes parts, il cherchera, sans doute, à se reproduire de quelque côté; fermons-lui la porte de la justice. Si les tribunaux, au contraire, sont trop indépendants du peuple et de monarque, alors, ainsi que j’ai déjà eu Thonneur de vous le dire, Messieurs, ils chercheront, par une usurpation successible et insensible des droits du peuple et du monarque, à former un troisième pouvoir, indépendant des premiers. Us acquerront ainsi une grande existence, parce que la nature de leur action, se portant alternativement vers les deux partis extrêmes, tend à prévenir l’excès de tous les abus, et qu’elle est également propre à arrêter le despotisme absurde et à empêcher la jouissance entière de la liberté. Entre ces inconvénients opposés, il doit exister un moyen terme qui sera h vérité, une mesure 416 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES [29 mars 1790.] juste qu’il faudra saisir ; et c’est dans les principes qu’il faut la chercher. Il est encore présent à vos esprits, Messieurs, celui qui veut que tous les pouvoirs soient établis par le peuple et pour le peuple. L’impossibilité de les exercer tous l’a seule forcé à en déléguer que lques-uns. C’est ainsi qu’il délègue le pouvoir constituant à des représentants, le pouvoir législatif à des députés, et le pouvoir exécutif au monarque; mais il doit, par la même raison, se réserver ceux qu’il peut exercer par lui-même. Il faut donc que la base du pouvoir judiciaire, celle qui consiste dans l’éclaircissement des faits, reste éternellement dans le peuple. Ce droit, il ne doit pas le déléguer, puisqu’il peut l’exercer; il doit au contraire le défendre comme sa plus chère propriété, puisque ce n’est que par ruse et pour son malheur qu’on tenterait de l’en dépouiller. Si les jurés sont une fois établis, si le peuple forme lui-même une partie intégrante de l’institution judiciaire, alors il ne craindra plus que ce pouvoir puisse preudre ou recevoir aucune extension abusive, attenter à sa liberté, ou se tourner contre le but de son institution. Voilà, Messieurs, un droit qu’il vous appartient de fixer à jamais dans notre constitution. Lui seul rendra impossible le retour des anciens abus. Dans un pays voisin et longtemps le seul libre de l’Europe, et dans un autre qui, de nos jours, a conquis sa liberté, le jugement par jurés, au civil et au criminel, est regardé comme le boulevard de la liberté individuelle. Nous avons joui nous-mêmes longtemps de cette institution. Elle a précédé chez nous le temps de la mauvaise foi et de cette multitude de procès que nous voyons encore. Ainsi, la raison, la justice, l’expérience et même les faits historiques, tout s’accorde pour consacrer cette précieuse institution. Si je ne m’abuse, Messieurs, j’ai parcouru, sans m’en écarter, la série des idées qui doivent servir à résoudre la question. J’ai prouvé qu’il fallait, de toute nécessité, faire précéder le jugement de l’éclaircissement du fait et de la position de la question ; que ces deux fonctions ne devaient être confiées ni aux mêmes individus, ni à des divisions formées dans le même corps; qu’il fallait investir des jurés de la première de ces fondions. J’ai environné cette conséquence de plusieurs considérations judiciaires, morales et politiques, qui m’ont paru propres à la faire adopter; je souhaite vivement vous en voir convaincus. Parlons maintenant des juges. Tout homme est bon pour éclaircir un fait, il ne faut pour cela ni talents ni grandes connaissances. Le choix du peuple et la facilité de la récusation sont des sûrs garants de la capacité et de la délicatesse de ceux qui seront appelés à juger le fait. Il n'en est pas de même pour appliquer la loi ; il faut pour cela un esprit qui se soit porté vers les premières idées de la morale et de la justice pour bien saisir le sens et l’esprit de la loi, ou chez qui l’habitude ait, en quelque sorte, suppléé à la réflexion. Il est même des connaissances secondaires que tout le monde n’a pas, et qu’il est cependant nécessaire que les juges possèdent; je veux dire une connaissance parfaite de la langue, de la valeur et de la propriété des mots. Ici, Messieurs, l’ordre des idées exigerait que j’examinasse la question de savoir si les juges doivent ou non être élus par le peuple ; mais ce serait trop présumer de votre indulgence que de prolonger la discussiou sur un point qui parait être convenu assez généralement. Mais, s’il ést constant que le peuple doit choisir ses juges, il ne l’est pas moins qu’il n’est pas toujours bon juge lui-même des qualités qui sont nécessaires pour cet emploi. Parmi les moyens qui existent de parer à cet inconvénient, il en est deux fort simples : le premier d’imposer aux choix des juges des conditions qui garantissent leur instruction, telles qu’un examen, d’avoir fait de telles études, ou exercé tel emploi. Le second moyen, que je regarde comme essentiel à joindre au premier, et plus important que lui, c’est que, tous les ans, il soit fait par les directoires de districts un tableau de ceux qui ont les qualités nécessaires pour être juges: le peuple choisirait entre eux. Cette méthode a plusieurs avantages; le premier est de se prêter à un scrutin parfait. Ensuite l’on peut s’assurer que jamais un homme de mérite ne serait oublié dans Je tableau, ni un homme absolument inepte admis. Enfin la raison et la liberté y trouveraient également leur compte, puisque, parmi les hommes éclairés, les plus populaires seraient choisis. Toutes les conditions seraient donc remplies, puisque le peuple choisit ses juges, et que ceux qu’il choisit sont dignes de l’être. 11 convient d’examiner ici une autre question, de savoir si les juges doivent être élus à vie, ou simplement pour un temps. Cette idée est une de celles sur lesquelles on s’est le plus étrangement mépris, faute d’une distinction essentielle. Lorsque les juges sont nommés parle pouvoir exécutif, alors il est évident qu’ils doivent être nommés pour la vie. C’est la seule manière d’assurer leur indépendance de l’autorité qui les a établis; car non seulement les juges ne doivent pas être révocables à volonté; mais, comme il est souvent utile qu’ils puissent être continués dans leurs fonctions, il ne faut pas qu’ils doivent leur continuation même à un ministre, dont le choix n’est ordinairement déterminé que par des affections particulières, ou par l’uniformité d>-s principes politiques; ce qui, vu la variabilité des ministres, qui se succèdent presque toujours avec des principes opposés, aurait bientôt introduit dans l’Etat l’esprit de parti et l’opposition des vues, et certainement la corruption et l’intrigue. Aussi a-t-on toujours montré en France beaucoup de respect pour les ordonnances qui déclarent les juges inamovibles, si ce n’est pour cause de forfaiture. Aussi les Anglais se sont-ils longtemps plaint de leurs juges institués durant plaisir , et ont-ils regardé comme un grand bienfait leur indépendance qui n’a été entièrement établie que par le roi actuel. Mais, lorsque les juges sont nommés par le peuple, l’état de la question change absolument; il ne faut pas alors qu’ils soient entièrement indépendants du pouvoirqui lésa établis, puisqu’au contraire tout pouvoir a sa racine dans le peuple, est institué par lui et pour lui: seulement il faut que les juges puissent, sans crainte, suivre les mouvements de leur conscience et les règles de la loi. À ce sujet, permettez-moi, Messieurs, une réflexion importante. On serait porté à croire que les juges font exception à la règle générale qui soumet toutes les fonctions publiques à la censure de l’opinion, et à la responsabilité qu’elle exerce :l’on croit qu’ils doivent être au-dessus de l’opinion publique. En effet, l’on a vu tout un peuple égaré par des scélérats ou par une passion ardente, perdre de vue son plus grand intérêt, je veux dire le maintien de la justice, et se réunir quelquefois pour demander ou exiger une Chose injuste: alprsun jugé doit avoir le courage d’opposer une opinion [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1790.] 417 réfléchie à des sentiments fougueux, la vérité à Terreur, la loi à l’injustice. H faut qu’il sache braver la colère, les imprécations môme du moment, pour les intérêts de ceux qui vont suivre; et néanmoins il n’est pas, pour cela, hors de l’empire de l’opinion. L’instant de l’erreur se passe. Le peuple rend justice à la longue, et il reconnaît ses vrais amis. Ses bénédictions, cette récompense qu’il est si doux d’obtenir, viennent payer ceux qui l’ont servi, plutôt que ceux qui l’ont flatté. L’opinion générale recueille toutes les actions d’un homme public, pour en composer sa véritable réputation, et le peuple lui compte alors, avec usure, toutes les actions, toutes les circonstances où il a préféré son bonheur à ses louanges, où, pour mériter son estime, il a même risqué de la perdre. Ainsi donc, l’opinion publique, non celle de l’instant ou du lieu, mais cette opinion prise en masse, et étendue sur un espace suffisant pour laisser à la vérité et à la raison le temps de reprendre leur empire sur les esprits, sera toujours la prise la plus forte et la plus sûre que le peuple puisse avoir sur ceux qui ont le devoir et l’honneur de le servir. Il y aune telle différence entre les deux hypothèses, que si les juges ont montré une grande intégrité dans leurs fonctions, souvent ils se sont, par là, 'attiré la haine des ministres, et, par là, même ils ont mérité l’amour des peuples. Au contraire, lorsqu’ils ont montré de la complaisance, soit pour l’autorité en général, soit pour les affections particulières de ses agents, iis doivent s’attirer leur haine et leur malédiction. 11 suit de là, évidemment, que lorsque le pouvoir exécutif nomme les juges, il faut lui ôter le moyeu de pouvoir les continuer ou de les chauger; qu’au contraire, lorsqu’ils sont nommés par le peuple, on doit lui laisser ce pouvoir. Vous voyez, Messieurs, qu’il n’y a aucune parité à établir entre des règles que l’on a faites contre les abus du pouvoir exécutif, et celles que l’on voudrait imposer âu peuple, en faveur de qui ces règles mêmes ont été faites, fin général, c’est à ceux qui sont soumis à un pouvoir, et non à ceux qui le dirigent et lui sont supérieurs, qu’il appartient de juger si l’on en a bien ou mal usé. Mais, Messieurs, pour décider cette question, il n’est besoin encore que de se rappeler une maxime certaine: que tonte force, toute influence donnée à un pouvoir au delà de celles qui lui sont nécessaires pour remplir le but de son institution, ne peuvent avoir lieu que par la diminution de la liberté publique et particulière ; qu’ainsi la règle à suivre dan3 l’organisation de tous les pouvoirs est de s’occuper également et de leur attribuer une force suffisante pour remplir le but de leur institution, et deretrancher tout ce qui excède et tout superflu d’action qui tend nécessairement à compromettre la liberté. Or, d’un côté, l’on ne peut pas dire que la justice ne puisse pas être rendue par des juges temporaires, comme par des juges à vie; je prouverai tout à l’heure qu’elle sera mieux rendue. De l’autre côté, des hommes à qui il n’aura peut-être coûté pour être élus qu’un moment d’hypocrisie et de contrainte, qui, surtout dans les moments actuels, n’auront pas donné la mesure exacte de leur intelligence et de leur probité; en vertu d’une irrévocable et perpétuelle délégation exerceraient sur les peuples une autorité absurde ou tyrannique, et leur feraient payer, par cinquante ans de malheurs, l'erreur d’un choix. Les juges sont-ils donc propriétaires de la justice ; et (ju’est-ce que des emplois à vie, si ce n’est une véritable propriété ? Non, Messieurs, la Te Série, T. XII. perpétuité des juges est une institution utile dans un autre ordre de choses ; elle tenait à votre ancien régime, elle en était une partie essentielle : semblable aux privilèges des corps et des individus, elle servait de barrière au despotisme, mais comme eux elle nuirait à la liberté. Dans notre constitution, Messieurs, le monarque seul est perpétuel : tous les autresindividus, chargés des fonctions publiques, rentrent au bout d’un temps dans le sein de la société ; ils y reprennent l’esprit de citoyen, l’amour de l’égalité et le patriotisme que l’habitude et l’usage du pouvoir ne tendent que trop à altérer. Des hommes qui savent quune fois juges, ils ne descendront plus de leur tribunal, sont tentés de regarder leurs fonctions comme une aliénation de la société en leur faveur, et eux comme une classe distincte dans l’Etat; destinés à jouir de tout l’accroissement qu’ils pourront donner à leur autorité, ils seront naturellement portés à l’étendre. fit d’ailleurs, Messieurs, en rendant les juges perpétuels, ne risquez-vous pas d’affaiblir en eux le sentiment même de la justice ? fin effet, ce qui constitue la moralité entre les hommes, c’est l’égalité de leurs rapports et la réciprocité de leurs actions. Un homme paissant croit faire une grâce à un homme pauvre et sans crédit, lorsqu’à peine il lui rend justice, et l’homme dégradé par la misère et l’oppression, croit être téméraire, lorsqu’il ne fait qu’user de son droit. Tous deux méconnaissent la justice, quoique sous un rapport différent. Le motif qui nous rend justes euvers les autres est surtout le désir et le besoin qu’ils soient justes envers nous : or, des juges perpétuels ne verraient jamais leurs égaux dans leurs justiciables ; ils ne verraient pas en eux des hommes qui pourront les juger ou influer sur leur sort. Ils sont donc amenés involontairement à des idées de supériorité, ou au moins de distinction, contraires en général à l’esprit de justice et d’impartialité. Au contraire, des juges temporaires montreront dans l’exercice de leurs fonctions de l’intégrité et de la justice, afin de jouir de l’effet de ces vertus, lorsqu’ils seront jugés par leurs successeurs. On a dit, je le sais, que le métier de juge exigeait beaucoup d’expérience, et demandait de longues et pénibles études: cela peut être jusqu’au moment où vos lois seront devenues telles qu’elles doivent être, simples, claires et précises ; mais cela même était un grand abus : rien ne prend la justice plus arbitraire, et par conséquent plus redoutable, que lorsque son langage et ses maximes sont entièremeut hors de la portée du public : c’est alors que le juge peut aisément se couvrir et s’envelopper d’une science qu’on ne peut pénétrer ni entendre, sans eo avoir longtemps étudié le barbare et fastidieux idiome. Ce voile scientifique, en rendant les jugements incertains, peut couvrir une ignorance véritable, ou des motifs plus répréhensibles. Cependant, Messieurs, la justice étant établie pour protéger le faible contre le fort, l’honnête homme contre le fripon, tons les bons citoyens doivent l’aimer; le méchant seul doit la craindre. C’est un moyen simple et certain de connaître si l’administration de la justice est bonne dans un pays, que d’examiner si les choses s’y passent ainsi; mais lorsque la justice est arbitraire, ou que le voile mystérieux dont elle se couvre peut faire croire qu’elle est telle, alors c’est le contraire qui arrive; l’honnête citoyen redoute Injustice, et le méchant y place ses espérances. Il faut fuir une société où les choses sont ainsi réglées. Vivre dans un bois avec un arc et des flèches, vaut mieux que de 27 418 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1790.] pareils usages. La véritable manière de faire cesser l’arbitraire dans les jugements, c’est de rendre les fonctions de lajudicature assez simples pour pouvoir être exercées, entendues et jugées par .beaucoup de citoyens; de détruire cet esprit de pédantisme et de charlatanerie qui tend à faire de tous les états et de toutes les professions, un métier propre à un petit nombre d’hommes seulement; en un mot, de fondre toutes les connaissances isolées dans les lumières générales, comme tous les esprits de corps et de professions dans l’esprit public. Ce n’est pas tout: daignez remarquer, Messieurs, combien ici l’effet réagit puissamment sur la cause. S’il faut des juges à vie pour des lois obscures et multipliées; d’un autre côté, tant que vous aurez des juges à vie, des juges exercés et des tribunaux permanents, tels que votre comité vous le propose, soyez certains que vous n’aurez jamais de lois claires et simples. Règle générale : les hommes aiment à faire une science importante de ce qui les occupe habituellement : si vous voulez avoir des lois simples et claires, ayez des juges temporaires, non des juges à vie, ayez des juges et point de tribunaux. En effet les tribunaux permanents deviennent partout des centres d’activité pour un grand nombre de citoyens qui se forment un état et une sorte de patrimoine de la justice, les uns en l’administrant, les autres en instruisant les affaires qui s’y jugent. Protéger ses concitoyens contre l’injustice, défendre leur honneur, leur fortune, leur liberté, leur vie, est la plus belle de toutes les professions, puisqu’elle a pour principe le premier de tous les sentiments, l’humanité : mais cette fonction sublime est toujours près du plus grand des abus. C’est déjà une grande immoralité en général de voir quelques individus fonder leur existence sur iemalheur deleurs semblables etsur leur injustice; mais il est plus fâcheux encore de rassembler ces individus dans un lieu commun, il est alors fort à craindre que la délicatesse des individus ne s’affaiblisse par la multiplicité des mauvais exemples. Des gens qui vivent des querelles des autres, ont continuellement leur intérêt en opposition avec l’intérêt général et avec celui qui leur est confié : cette tentation est trop forte pour le commun des hommes, pour qu’ils puissent y résister. Ils sont donc conduits naturellement à allonger les affaires, puis aies obscurcir et à les embrouiller. De là est née cette méprisable et funeste science de la chicane, qui ne sert qu’à fausser l’esprit, en rendant douteuses et problématiques des questions naturellement simples; à corrompre les âmes et à détruire la morale, en effaçant le sentiment profond du juste et de l’injuste qui vit au fond du cœur de chaque homme, et dont la voix est étouffée, lorsqu’avant d’intenter ou soutenir un procès, il va chercher dans un livre, et feuilleter dans un recueil de jurisprudence, au lieu d’écouter sa conscience, et dé trouver dans son propre cœur si sa demande ou sa défense est juste ou non. 11 me paraît utile d’observer ici que je propose que les juges soient élus à temps, mais qu’ils soient inamovibles pendant ce temps, si ce n’est pour cause de forfaiture légalement jugée. Au moyen de cette observation, toutes les réflexions sur l’inamovibilité des juges, et sur son importance, ne peuvent pas m’être opposées. Nous allons parler sur les tribunauxpermanents; mais j’ose vous le répéter, Messieurs, si vous avez avec eux des juges à vie, vous ne tarderez pas à voir se développer une opposition sourde, mais continue, à la réformation de presque toutes les lois. Des hommes ne consentent pas volontiers à voir détruire tout ce qui les distingue avantageusement dans l’esprit des peuples, et ils voient avec peine l’introduction des moyens qui facilitent les jugements à porter sur leurs personnes et leurs actions. Un homme qui a passé toute sa vie pour un grand jurisconsulte, pour un grand financier, voit avec chagrin arriver le moment où ce genre de mérite cesse d’être en recommandation parmi les hommes, et où l’on vient à priser des qualités qu’il n’a eu ni le temps ni la volonté d’acquérir. De toutes les oppositions qu’a éprouvées la révolution actuelle, celle-ci est la plus profonde et la plus active, quoique la moins développée, d’autant qu’elle s’appuie sur des hommes dont l’esprit et les talents sont exercés, et qui seuls peuvent combiner un système de résistance et de controverse. Hors les moments de révolution, l’intérêt particulier a toujours un degré d’intensité que ne peut avoir l’intérêt général ; et si tous les officiers de justice, réunis secrètement d’intérêts et d’opinion, s’opposent à la réforme des lois, ils sauront bien l'empêcher. L’opinion générale, au contraire, lorsqu’elle naît d’un besoin universel, et lorsqu’elle n’a à vaincre qu’une résistance dans les choses, obtient sûrement ce qu’elle veut avec constance. Le peuple qui veut toujours le bien parce qu’il lui est utile, et ceux dont la voix sait toujours se faire entendre, se réuniront pour le même vœu. Des juges à temps seront, après leur exercice, les plus zélés partisans de la simplicité des lois; ils auront connu les abus, et dans la crainte d’en essuyer les effets, ils en seront les plus zélés dénonciateurs. Leur intérêt et leurs lumières se réuniront pour solliciter la réforme des lois, et si les juges la désirent, ou même s’ils cessent d’avoir intérêt de s’y opposer, elle sera faite nécessairement, et ce bienfait vaudra la liberté, puisqu'il donnera aux hommes les mœurs et la vertu. Youlez-vous voir, Messieurs, si toutes ces réflexions sont justes? faites-vous représenter ces nombreuses adresses des villes, qui, la plu-part, vous demandent des tribunaux dans l’espérance d’y attirer des plaideurs et d’établir sur leur folie et leur injustice le fondement d’une utile spéculation. Qu’ont de commun avec nous, je vous prie, tous ces tribunaux, restes de nos anciens usages et du régime féodal? Hâtez-vous de briser et de détruire ces édifices gothiques, élevés par l’ignorance et le charlatanisme, et substituez-y des établissements simples, analogues à la constitution que vous avez créée et aux mœurs qu’elle doit produire. Ne laissez pas imparfait ou inutile un ouvrage que les peuples ont déjà reçu avec transport, et qui doit préparer le bonheur des races futures, et celui de la génération présente. N’oubliez pas que si vous établissez des juges à vie et des tribunaux permanents, vous rendez un décret à peu près semblable à celui-ci : Les lois seront toujours obscures, compliquées; elles exigeront une science et une étude auxquelles de simples citoyens ne pourront se livrer. Ainsi, ils ne connaîtront ni les lois qu’ils ont faites pour eux, uniquement pour eux ; les jugements continueront à être des oracles obscurs, auxquels les citoyens devront se soumettre, sans pouvoir les juger, ni les entendre; iis seront rendus par des hommes qui n’auront eu besoin que de les tromper une fois, et du reste seront indépendants d’eux, comme s’ils étaient nés pour les juger. Le despo- ] Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1790.] 419 tiâme et la superstition n’ont jamais eu d’autre langage, Je pense donc que les juges ne doivent point être à vie, j’estime néanmoins qu’ils doivent rester en place plus longtemps que de simples administrateurs; qu’il est utile qu’ils puissent être réélus; enfin. Messieurs, après que, par des précautions semblables à celles que je viens d’indiquer, ils cesseront d’étre dangereux, il importe infiniment à la société que les juges soient très Honorés ; que déjà soutenus par l’estime et la confiance publique, ils puissent encore être récompensés par un avancement honorable, et suivant la distinction de leurs services. Un législateur ne vise pas à rendre les hommes parfaits, il ne s’occupe pas à détruire en eux les passions, mais il tâche de faire alliance avec elles our l’intérêt général. Or, de toutes les passi'ons umaines, celle qui donne le plus de prise au législateur, celle qui se lie le plus aisément aux ressorts généraux de la société, c’est la recherche de l’estime et delà reconnaissance publique. Quand les jugements sont rendus légalement, il faut qu’ils soient exécutés; comme ils sont une application de la volonté générale, il faut qu’ils soient appuyés de toute la force publique; car, sans cela, la volonté particulière prédominerait sur celle de tous. Il faut donc placer auprès des juges une force capable de vaincre toutes les résistances. Il est d’autant plus important d’ordonner convenablement cette force, que l’on ne doit plus retrouver dans le nouvel ordre de choses les moyens d’action qui existaient dans l’ancien. Le despotisme écrasait tout, mais il suffisait à tout ; il était comme le prolongement* le complément des pouvoirs secondaires, et de manière ou d’autre, la résistance à un jugement était impossible. Ici, au Contraire, chaque institution a son but et son mouvement particulier, quoique ordonnée pour l’ensemble. Aucune ne doit sortir de sa sphère, Sous prétexte de porter secours à l’autre ; sans quoi la confusion des pouvoirs arriverait bientôt : mais dans l’organisation de chaque partie, doivent se trouver toute l’énergie, tous les moyens suffisants pour le développement dont elle est suceptible. Cette force qui réside auprès des juges, ne doit pas être dirigée, mais seulement provoquée par eux. Cela est évident; il ne l’est pas moins que cette force, qu’elle quelle soit, garde nationale, maréchaussée ou autres, doit aboutir à un centre dont elle reçoive le mouvement et la direction. L’homme qui sera chargé de cette fonction, doit nécessairement être nommé par le pouvoir exécutif, institué par lui, et lui être subordonné. Cela est nécessaire à l’unité d’action, et aux principes delà monarchie, qui veulent qu’en dernière analyse, avec des règles établies, toute sorte d’exécution vienne du chef du pouvoir exécutif, et s’y rapporte. Vous concevez facilement, Messieurs, que cet individu ne doit pas être entièrement militaire, puisqu’alors la réunion des fonctions détruirait la responsabilité, et qu’on ne saurait jamais pour quelle cause marchent des hommes armés; sa fonction doit tenir le milieu entre les fonctions civiles et militaires, et doit appartenir, pour ainsi dire, aux deux. L’établissement des grands baillis d’épée actuels peut donner une assez juste idée de l’office que je propose d’établir. ]e n’y ai pas donné de nom, parce que la nouveauté des mots a toujours quelque chose de ridicule : mais ce nom doit exprimer, je pense, que c’est un agent du pouvoir exécutif qu’il désigne ; cela marquera d’autant plus la séparation des pouvoirs (l). Il ne suffit pas, Messieurs, pour ies principes de l’unité monarchique, qu’il existe une force physique, capable de tout réunir et de tout contenir; les hommes ne se gouvernent pas par la crainte. Il faut donc instituer une force légale, qui puisse rallier toutes les parties de l’empire à l’exécution de la même loi et de la même volonté. C’est dans cette vue que je-propose de placer, auprès de chaque tribunal, une partie publique, sous le nom de solliciteur public. Vous en verrez plus bas les fonctions. Vous venez de voir, Messieurs, tous les éléments de l’administration judiciaire qui composent le planque je vous propose; je veux dire des jurés, des juges électifs et temporaires, uu officier de la couronne, un solliciteur public. Passons maintenant à des développements ultérieurs de toutes ces parties de l’institution judiciaire. Tâchons toujours d’établir des principes incontestables, et d’en tirer des conséquences nécessaires. Lorsque l’administration de la justice est entourée de toutes les précautions convenables pour préserver la liberté publique des atteintes qu’elle pourrait en recevoir ; lorsqu’elle est constituée de manière à ne pas exciter les hommes à plaider; lorsqu’il existe des forces morales et physiques, qui lient soü action à la volonté et à la force publique : trois conditions sont encore nécessaires pour que sou organisation réponde parfaitement au but pour lequel elle est instituée. Elle doit être impartiale, prompte et facile. On s’est beaucoup occupé de satisfaire aux deux dernières conditions, dans les différents plans de réforme qui ont été proposés depuis vingt ans. Votre comité, par exemple, Messieurs, en vous proposant de rendre la justice gratuite, et multipliant les tribunaux, a pourvu aux moyens de la rendre facile et prompte ;maisil parait avoir entièrement négligé ceuxqui doivent lui assurer son véritable caractère, qui la font être ce qu’elle doit être, la justice, je veux dire, qu’elle soit absolument impartiale. Pourtant, sans cela, l’établissement de la justice est, à tout prendre, plutôt un mal qu’un bien; car l’empire de la force est encore préférable à celui de la rüse. L’usage de la violence comporte encore quelques vertus dans l’homme, la fourberie les exclut toutes. Les hommes sont les instruments de l’institution judiciaire. Il faut, avant que d’employer un instrument, chercher à le connaître et à l’apprécier, au moins sous le rapport auquel on l’emploie. Pour bien juger les hommes, l'expérience nous dit qu’il faut faire abstraction de ceux qui, dans tous les états, montrent des talents ou des vertus supérieures. Il faut les prendre pour ce qu’ils sont communément et dans le plus grand nombre d’occurrences ; or, dans cet état, ils sont sujets à l’erreur, à la prévention, à l’injustice. Ces défauts de l’humanité sont fortifiés ou affaiblis eu eux par i’empire des circonstances dau3 lesquelles ils se trouvent placés, et par l’influence des causes qui les environnent. C’est donc vers ces (1) Ce qui péut encore servir à déterminer le caractère de cet officier, c’est en même temps qu’il commandera des hommes armés, de lui donner aussi la direction et une sorie de police sur les huissiers des chefs-lieux. Gela est d’autant plus convenable que, dans une société bien réglée, c’est moins l’usage de la force physique, qui assure l’exécution des jugements, que tous les moyens et les agents qui précèdent l’emploi de cette force. 420 [Assemblée nationale.] ARCHIVES HàRLEMENTAÎRES. [29 mars 1790.] considératioQS qu’un législateur doit surtout porter son attention. On peut remarquer, d’après cela, que si les juges exercent leurs fonctions dans le lieu même de leur habitation, il leur sera souvent difficile de résister à cette opinion locale qui maîtrise fortement les esprits, et les exalte au point de rendre suspects ceux qui refusent de la partager. Ils seront liés avec les parties qu’ils devront juger, et dans de petites villes, où tout fait événement, où tout événement partage la société et les opinions, comment se défendre de tou tes ces préventions ? Aussi a-t-on observé que les relations de parenté, d’amitié, une connaissance trop intime des personnes qui se mêle involontairement au jugement de leurs actions, sont les causes de la partialité qui dicte souvent les jugements rendus par les juges des lieux. Vous aurez déjà fait beaucoup pour détruire cette partialité, en adoptant la division en juges de fait, et juges de droit. Leur réunion, pour une erreur ou une injustice, sera plus rare ; cependant ce seront toujours des hommes soumis à la même influence, et portés à voir les individus et les événements sous le même aspect, et, pour ainsi dire, sous le même angle, puisqu’ils seront également près des personnes et des faits. Mais elle deviendra, j’ose le dire, impossible, cette réunion, lorsque le fait ayant été constaté sur les lieux, parce qu'il ne peut guère l’être ailleurs, des juges éloignésdes lieux, éloignés, par conséquent, des intérêts et des passions qui meuvent les plaideurs, viendront appliquer la loi, et compléter le jugement. C’est alors qu’à cette impartialité qui naît de l’énergie et de la fierté de l’âme, et que vous devez espérer de trouver dans les hommes choisis par le peuple, vous trouverez jointe cette impartialité moins belle, mais malheureusement plus sûre, qui vient de l’indifférence sur les personnes et sur les objets de leurs controverses. Vous voyez déjà, Messieurs, que je ne vous propose encore ici que de renouveler une institution qui a eu lieu dans ce pays, je veux dire les assises et l’établissement des juges ambulants. Différentes précautions que je vous détaillerai, vous prouveront que de pareils juges auront toute l’impartialité qu’on peut espérer de trouver dans des hommes. Ils joindront à cet avantage précieux, auquel, encore une fois, tous les autres pourraient être sacrifiés, celui de s’attirer la confiance et le respect des peuples, qualités nécessaires aux juges, et que tendent toujours à affaiblir la familiarité et la connaissance trop intime des individus. On avait, je le sais, trouvé un remède à ce mal, par le moyen de l’appel à des tribunaux supérieurs ; mais l’on peut remarquer combien ces institutions sont dangereuses ou abusives; et d’ailleurs, l’on a senti, depuis longtemps, qu’il était injuste de forcer ainsi les citoyens à aller plaider loin de leurs demeures et de leurs affaires. La réforme de cet abus est demandée généralement, et les peuples s’attendent d’autant plus à en jouir, que le despotisme semblait disposé à la leur accorder, et qu’il en a fait, même souvent, un prétexte pour couvrir ses perfides desseins. 11 faut donc et rapprocher la justice des justiciables, et l’empêcher d’être rendue avec partialité. Il faut éviter et les inconvénients d’une justice éloignée, et l’abus d’une justice rendue par des juges demeurant sur les lieux. Je ne sais si je m’abuse, Messieurs, mais je ne vois aucun moyen humainement possible d’éviter ces deux écueils, que par l’institution des juges ambulants. Si l’ordre nécessaire des choses nous conduit ] naturellement à cette institution, les principes de notre constitution nous font également une loi de l’adopter. Dans toute constitution libre, les pouvoirs n’étant institués que pour le peuple, on doit obliger les juges à aller porter la justice, et la distribuer, pour ainsi dire, dans les maisons, au lieu de forcer les citoyens à quitter leursfoyers et leurs occupations pour aller la solliciter comme une grâce, et l’obtenir comme une faveur. Quel étrange renversement d’idées et de principes avait pu faire que les gouvernés semblaient faits pour les gouvernants, le tout pour la partie, les peuples pour les rois, les citoyens pour les juges! Je ferai tout à l’heure une exception à ces principes, mais elle sera fondée sur des idées également importantes. Si je bornais là mes réflexions sur ce sujet, je ne vous aurais pas encore présenté, Messieurs, un des principaux avantages de l’institution des juges ambulants. Cet avantage, l’exposition seule vous le fera sentir : c’est l’unique moyen d’avoir des juges, et point de tribunaux. Or, si des juges sont nécessaires, des tribunaux permanents sont toujours ou inutiles, ou dangereux : c’est par eux que la liberté publique peut être attaquée. Tout ce que l’on a dit du danger des corps intermédiaires dans une constitution libre, s’applique aux tribunaux, et ne peut jamais concerner des juges isolés, ambulants, et bornés par leur institution, comme par la nature des choses, à la distribution de la justice. C’est encore par les tribunaux que la justice s’altère, et perd sa simplicité. Eux seuls peuvent former et rassembler ce grand nombre d’affaires qui devient bientôt un foyer de procès et de plaideurs. C’est encore les tribunaux qui attirent, dans de certaines villes, une population forcée qui entretient entre elles une inégalité souvent trop forte, et qui établit la supériorité des unes, et la dépendance des autres : de là, les jalousies, les rivalités, les prétentions, les haines, tous sentiments qui tendent à affaiblir ou à détruire même le sentiment général de l’union et du patriotisme. Ainsi donc, Messieurs, les précautions dont vous devez entourer votre liberté naissante, le devoir de rendre l’administration de la justice simple et impartiale, l’expérience du passé, l’exigence du moment, les besoins de l’avenir, tout semble se réunir en faveur de l’institution des juges ambulants. Gomme. la vérité, elle a une convenance naturelle avec tout ce qui est bon, sage et utile. Sans doute, il convient d’examiner ici, sous le rapport de cette nouvelle organisation judiciaire, les institutions connues sous les noms de prési-dialité, d’appel et de cassation. Transmises jusqu’à nous par le temps, reçues par la paresse, et employées par l’habitude, aucune d’elles n’a été soumise à une véritable et philosophique analyse; et pourtant. Messieurs, vous penserez, sans doute, que nulle institution politique ne doit être et ne sera transmise à nos neveux, sans avoir été par vous comparée aux principes de la raison et de l’intérêt général. Cette grande réunion d’hommes choisis n’a pas eu d’autre objet. Tel est le devoir que vous vous êtes imposé, et que, jusqu’à ce jour, vous avez rempli avec succès. L’appel des jugements était connu des anciens, mais en France, il doit son origine au système féodal : c’était un recours contre l’oppression des seigneurs. Nos annales même font foi que lorsqu’on voulait appeler du jugement d’un seigneur, ou de ses barons, il fallait soutenir qu’il avait faussement et méchamment jugé ; ce qui s’appelait fausser le jugement. L’on formait contre lui un [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1790.] 421 appel à un combat, seule manière alors de vider un différend. Cet usage, modifié d’abord par les établissements de Louis IX, puis insensiblement détruit tout à fait, a fait place à un autre qui prouve le même fait, puisque, depuis, le seigneur était obligé de venir en personne à la cour du roi justifier son jugement, et que, s’il perdait, il était personnellementcondamné à l’amende. Ces usages ont changé, l'appel est resté, parce que l’on a cru que la vérité serait plus sûrement connue, en soumettant l’examen d’une question à l’épreuve successive de deux ou plusieurs tribunaux. Cette institution sans motif raisonnable, puisque rien ne prouve que le second jugement serait meilleur que le premier, semble n’avoir jamais pu être calculée que sous des rapports politiques : comme institution judiciaire, elle est absurde. Mais il ne peut plus en être de même, lorsqu’il existe des jurés et des juges, et que l’on opine séparément sur le fait et sur la loi. Le jugement du fait ne peut être l’objet d’un appel. Lorsque des hommes pris sur les lieux, honnêtes, choisis par le peuple, surtout épurés par une double récusation, ont constaté la vérité d’un fait, où trouvera-t-on ailleurs un témoignage capable d’infirmer celui-là? D’ailleurs, des jurés ne sont pas, à proprement parler, un pouvoir constitué; ils sont le peuple lui-même, au delà duquel il n’existe aucune puissance. On ne peut donc pas appeler du jugement des jurés. Quant à l’application de la loi, elle peut devenir la matière de l’erreur ou de la prévarication; dans tous les cas, le recours aune autre autorité peut être utile; mais ce n’est pas alors un appel proprement dit, c’est une demande en cassation. Il est très important de ne pas confondre ici ces deux choses, qui sont très distinctes par elles-mêmes. Je parlerai dans un moment de la cassation ou révision. Quant à la présidialité, je ne vous dirai pas, Messieurs, qu’elle est presque toujours inutile ou illusoire; que les plaideurs et les hommes de loi savent bien l’éluder; que malgréque les règlements sur les présidiaux les aient constitués juges en dernier ressort jusqu’à la somme de 2,000 livres, la moitié des procès qui se jugeaient au parlement, n’excédait pas en principal cette somme; que j’v ai souvent vu rendre des arrêts sur des questions du principal de 6 livres, ou telle autre somme approchante. Je ne vous dirai pas, non plus, que la présidialité fait naître de nouveaux procès; que, malgré toutes les ordonnances et déclarations, elle a� été et serait toujours la source d’une grande difficulté, pour décider la compétence, les règlements de juges, les estimations; que c’est une institution bonne tout au plus lorsque les tribunaux supérieurs sont trop distants des peuples, et surtout lorsqu’il y a des tribunaux supérieurs, parce qu’alors elle protège quelquefois le pauvre contre le riche, en empêchant celui-ci d’abuser de sa richesse, pour traîner le pauvre de tribunaux en tribunaux. Mais nous n’en sommes pas réduits, je pense, à créer des abus et des remèdes à ces abus. Il vaut mieux, sans doute, bâtir un mur d’aplomb, que de le faire pencher, pour avoir le plaisir de l’étayer. Ainsi, je vous dirai franchement que le système de la présidialité, en soi, est une grande et solennelle injustice, et qu’elle est, par conséquent, inconsistante avec les principes d’une constitution libre, telle que la nôtre. En effet, ce système consiste à établir deux classes de procès; ceux qui vont à une telle somme, et ceux qui excèdent cette somme ; à permettre à certains tribunaux de juger les premiers en dernier ressort, et les autres sous la condition de l’appel; à introduire deux degrés dé juridiction pour les uns, et un seul pour les autres. Ici, Messieurs, vous me prévenez, sans doute, et vous demandez si les contestations ne sont pas toujours en raison des fortunes; si un procès de 600 livres n’intéresse pas au moins autant un homme pauvre qu’un procès de 50,000 livres un homme riche, s’il ne l’intéresse même pas plus, parce qu’entre le nécessaire et le superflu il y a une distance incommensurable. Enfin, vous demandez s’il y a deux justices, une pour le pauvre et l’autre pour le riche (1); si ce dernier, déjà favorisé par la nature et la société, a acquis, parla, plus de droits à ses égards, à sa sollicitude, que l’homme que la société paraît avoir disgracié, et qui, dans le partage des biens et des maux de l’humanité, semble avoir eu ceux-ci dans son lot. Il suffit de vous avoir retracé ces considérations, Messieurs, pour vous porter à rejeter l’établissement d’aucune présidialité. Vous penserez qu’il ne faut pas substituer l’aristocratie de la richesse à celle des nobles, et l’établir dans le sanctuaire même de la justice; que le temps de pareilles lois est passé, que vous ne pouvez en faire par lesquelles le peuple puisse encore se croire avili, et auxquelles il ne pourrait se soumettre sans dégrader ce caractère noble et fier qu’il doit tenir de la constitution, et qu’il a déjà montré. En un mot, vous estimerez qu’il faut des juges aussi éclairés, en aussi grand nombre, autant de précautions, plus peut-être, pour obliger un pauvre à quitter sa chaumière et le champ qu’il le fait vivre, que pour contraindre un riche à s’imposer quelques privations. A l’égard de la cassation ou révision des jugements, cet établissement est non seulement utile, mais indispensable dans un Etat monarchique. U ne me reste plus qu’à en examiner un que votre comité vous a proposé, qui a paru mériter votre approbation, et qui la mérite en effet; je veux dire rétablissement des juges de paix et des tribunaux de conciliation. Je ne parlerai pas longtemps sur ce projet que vous avez, Messieurs, déjà si honorablement jugé. En effet, l’on ne saurait trop favoriser la décision des procès par arbitrage, et tous ces jugements qui conviennent à des hommes libres, puisqu’ils n’ont de force sur eux que par l’effet de leur confiance et de leur volonté ; plus que tous les autres, ils réveillent et raffermissent, dans le cœur de l’homme, les notions primitives de la morale et de l’équité ; iis sont l’image naïve de la simplicité et de la candeur des premiers âges; enfin, ils engagent les hommes à préférer à l’exercice d’un droit équivoque, le bonheur certain de conserver la paix et la fraternité avec son semblable. Je ne pense pas néanmoins que l’on doive faire entrer les juges de paix dans le système judiciaire proprement dit. Ce sont deux institutions, deux ordres de choses différents* qu’il ne faut ni mêler ni confondre dans le même individu. Ils sont également distincts dans leur but et surtout dans leurs moyens. Des arbitres sont des hommes qui, par l’estime et la confiance de leurs concitoyens, sont devenus propres à les concilier. Ce n’est pas d’après les lois qu’ils décident, mais d’après la pure et simple équité. Les motifs sur lesquels ils se déterminent ne sont pas tirés du droit civil ni des lois positives, mais du droit naturel et de la (1) Si cela est, amenons le riche à la justice du pau vre, et non celui-ci à la justice du riche. 422 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1790.] connaissance particulière qu’ils ont de la position et des circonstances des parties. Lorsqu’un homme consent à être jugé par arbitres, il déclare qu’il préfère leur opinion à la sienne; lorsqu’il veut être jugé par des juges, il ne reconnaît que la volonté générale, c’est-à-dire la loi à laquelle il veuille se soumettre. Gardons-nous de mê'.er deux choses aussi distinctes que la loi et la convenance; conservons à la loi sa rigidité et son pouvoir; conservons aux arbitres ce caractère touchant qui fait toute leur force et leur autorité; et, au milieu de nos institutions sociales et des inévitables abus qu’elles entraînent, gardons soigneusement ce petit coin par lequel nous tenons encore à la nature et à sa touchante simplicité. Je propose donc aussi d’établir dans chaque canton, ainsi que dans chaque ville, un juge de paix, dont la fonction sera de concilier et d’arranger toutes les affaires qui lui seront présentées. Comme le seul fondement de l’autorité est la confiance, on doit être libre de s’adresser au juge de paix d’un autre canton, quand les deux parties y consentiront; cela même deviendra, entre ces espèces d’officiers de morale, un motif utile d’émulation et de zèle. Il me paraît convenable, outre ces juges de paix arbitres, d’établir dans chaque canton un juge de police, chargé, en même temps, de la juridiction volontaire, telle que les scellés, tutelles, etc., et de quelques fondions criminelles propres à maintenir Tordre dans le canton : mais, quant aux premiers, je pense que Ton ne doit pas en faire un élément, ni un degré de la juridiction contentieuse. J’en ai exposé tout à l’heure les raisons. J’ajoute que ce n’est pas sans danger que Ton place trop près des hommes de la campagne, un moyen qui offre, aux mouvements irréfléchis des passions et à tonies les vengeances, la facilité de se développer et de se satisfaire. C’est approcher un flambeau de matières inflammables, que de placer des officiers de justice auprès de plusieurs individus prêts à s’aigrir et à se disputer; c’est leur mettre des armes en main, ou plutôt substituer celles de la chicane aux armes physiques et propres à la violence. Quel fléau dans les campagnes que les huissiers et les autres praticiens qui s’y rencontrent ! C’est un plus grand malheur pour elles que le despotisme et l’excès des impôts; au contraire, on a remarqué souvent la simplicité et les bonnes mœurs qui régnent dans lusieurs villages où Ton ne voit pas d’of-eier de justice. Qu’on ne pousse pas trop loin cette idée, mais qu’on daigne la peser avec soin, et Ton verra que s’il faut de grands frais, de grands travaux, des combinaisons difficiles pour rendre heureux les habitants des villes, il suffit aux campagnes de les délivrer des maux qui sont l’ouvrage des hommes et d’un gouvernement corrompu. Messieurs, laissons les procès aux grandes villes ; c’est un inconvénient attaché à un grand rassemblement d’hommes , au frottement des passions, à la multitude des transactions qui s’y passent : mais respectons les travaux des campagnes et l’innocence qu’ils produisent, respectons ces mœurs agricoles qui* rendent toujours les hommes bons, doux, sociables, qui leur inspirent la franchise et les vertus hospitalières, lorsque les mœurs des villes portent trop souventà l’égoïsme et à la cupidité ; préservons-les surtout du souffle impur de la chicane. L’homme qui s’occupe à tirer du sein de la terre les fruits qui doivent nourrir ceux qui la couvrent, ne peut être détourné de son travail sans que tous n’en souffrent. Maintenant, si le juge de paix réunit les deux qualités de juge et d’arbitre, il est bien à craindre que Ton ne provoque jamais en lui que la première; et alors le citoyen devient un plaideur : il est déjà tout prêt d’être corrompu, il est comme pris dans les rouages de la machine judiciaire, si je puis ainsi m’exprimer, et il n’en sort qu’après en avoir parcouru toutes les sinuosités. Car, dans cette espèce de spéculation, on se pique plus que dans toutes les autres, et ceux qui ont été à même de l’observer, savent bien que si Ton établissait dix degrés de juridiction, ils seraient tous parcourus pour le plus modique intérêt, et que déjà, dans Tordre actuel, il n’y a guère de procès dont les frais n’excèdent de beaucoup le principal. Je verrais de l’avantage, au contraire, à rendre l’accès au juge civil un peu moins facile que celui de l’arbitre ou du juge (te paix, en plaçant ce dernier dans le canton et l’autre dans le district. Cette cause, qui ne peut rien contre une volonté décidée, mais qui est toujours présente à l’esprit, constante et fortifiée par l’habitude, se joindra utilement à d’autres pour déterminer les hommes de la campagne à s’adresser préférablement à l’arbitre plutôt qu’au juge, pour terminer leur différend. L’arbitre, de son côté, ne présentera aux parties que l’idée d’un frère, d’un ami, et ce caractère attirant et facile que lui donneront la confiance et les fonctions conciliantes qu’il doitrempfir. Il sera choisi sous ce rapport, et l’on prendra l’homme le plus vertueux et le plus conciliant, et non le plus habile; et comme toutes les autorités ont une influence réelle sur ceux qui leur sont soumis, ce sera une cause de plus de moralité et de douceur introduite dans nos mœurs ; au lieu que dans !e juçre, dans celui qui applique la loi, qui doit être inflexible comme elle, on sent involontairement quelque chose qui repousse et donne l’idée de la contrainte et de la privation. Voyez les villages dans lesquels se trouvaient ou un seigneur bon et humain , ou un de ces pasteurs vertueux et sensibles, malheureusement trop rares par le vice de nos institutions ; comme il leur était facile de devenir les arbitres et d’établir la paix parmi leurs concitoyens, parmi des hommes simples qui n’ont pas exercé leur esprit à servir leurs passions malfaisantes, et qu’on ne trouve jamais insensibles aux marques de bienfaisance et d’humanité ! C’est donc une vérité certaine, claire aux yeux de ceux qui réfléchissent, fortifiée par l’expérience, que l’on doit retirer des campagnes tous les agents, tous les éléments de Tordre judiciaire et les renfermer dans les villes; que Ton doit faire en sorte de laisser les campagnes soumises, autant qu’il est possible, au seul arbitrage; cela m’est démontré. Si cependant, Messieurs, cela ne Tétait pas à vos yeux, si vous n’y voyiez que le rêve d’un bon citoyen, je n’aurai rien à changer a mon plan : seulement les juges dont je vais parler se répandraient, à de certaines époques, dans les villages de leurs ressorts, y tiendraient de petites assises dans la forme et de la manière que vous détermineriez. Cela posé, je vais rapprocher les diverses parties du projet que je vous propose, pour en composer l’administration judiciaire. Ce n’est pas par sa complication, mais j’ose dire par son extrême simplicité que je dois craindre qu’il ne vous échappe. Nous avons vu que les juges ne devaient être chargés d’aucune fonction politique ; que les soins dus à la liberté et à une bonne administration de la justice, exigeaient qu’il y eût des juges et des [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1790.] jurés ; que les juges devaient être élus par le peuple, qu’ils devaient l’être à temps et non à vie ; qu’il fallait une force morale et physique qui contint et les juges et les citoyens, et les ramenât à l’exécution de la même "loi, c’est-à-dire un solliciteur public et un officier du pouvoir exécutif: enfin, qu’il y eût des juges et point de tribunaux, et que la justice fût rendue par des juges d’assises. Il faudra, pour combattre ces idées, attaquer les principes qui leur servent de base. Voyons maintenant la manière de les réaliser. D’est dans les villes que je pense que l’on doit établir les premières bases de l’ordre judiciaire ; et je propose que dans une ville par district d’administration, il soit établi deux hommes de loi, sous le nom d’officiers de justice, lesquels seront nommés par le peuple, parmi les candidats qui lui seront présentés par le directoire de district. Ils alterneront entre eux pour leurs diverses fonctions. Cette manière, je l’ai déjà dit, présente la possibilité d’une méthode de scrutin avec laquelle les choix seront aussi parfaits qu’ils peuvent l’être. Je vous propose aussi, Messieurs, d’attribuer à ces officiers un traitement honnête et même avantageux, et je le fais avec d’autant plus de confiance, que jamais plan judiciaire ne vous a été et ne vous sera présenté, qui soit moins dispendieux que celui-ci. Enfin, j’estime que l’on devra toujours choisir les grands juges dont je vais parler, parmi ces officiers de justice. Après ces trois conditions qui assurent leurs lumières, leur indépendance et leur zèle, voici les fonctions que je propose de leur attribuer; elles se réduisent à trois principales : 1° De présider à l’élection annuelle des jurés en exercice, d’en présenter le tableau aux parties, de recevoir et donner acte de leurs récusations respectives, de tirer au sort ceux qui resteront ; ensuite d’assembler les jurés, de leur expliquer le fait sur lequel ils doivent porter un jugement, de les guider dans réclairrissement du fait, enfin de recevoir leur verdict ou décision, leurs signatures, et d’y apposer la sienne ; 2° De rendre seuls, ou avec des jurés, dans des circonstances qui seront désignées, tous les jugements d’instruction, faire entendre des témoins devant eux, ordonner des visites, arpentages, estimations, etc. ; enfin, tout ce qui doit préparer l’affaire à recevoir son jugement définitif; 3° De rendre des sentences définitives, exécutées par provision sur des matières urgentes, ainsi que sur ies questions possessoires, sans pouvoir en rendre même de provisoires sur toute autre matière ; sans quoi ils deviendraient bientôt un premier degré de juridiction. Voilà les trois fonctions des officiers de justice. On a satisfait, ce me semble, aux diverses conditions qu’exige l’administration de la justice, lorsque toutes les affaires qui veulent une décision prompte, ont été promptement et provisoirement décidées, et que les autres ont reçu la préparation nécessaire pour pouvoir être jugées définitivement lors des assises des juges. On sentira aisément, en réfléchissant, que la nature des fonctions que j’attribue à l’officier de justice, exige qu’il soit seul. En général, ce n’est que pour décider des .affaires délicates et compliquées, qu’il est utile d’établir plusieurs juges, afin qu’aperçues sous leurs divers rapports, le véritable point de la questionne puisse échapper, ou encore pour former les hommes à l’administration et les intéresser à la chose publique ; dans toute autre circonstance, il est toujours préférable de confïeràun seul homme l’exercice des fonction8 difficiles ; c’est la seule manière d’établir une véritable responsabilité des agents de l’autorité. Les corps ont, en général, moins de morale et de conscience que les individus ; ifs sont aussi moins contenus par l’opinion publique, parce qu’ils y opposent leur opinion particulière; au lieu que sur un individu l’opinion publique a une telle prise, dans un pays libre, qu’elle peut suppléer en lui aux vertus et aux talents. Un officier de justice sera respecté dans son ressort, parce qu’il y aura une autorité suffisante, qu’il y jouira il’une grande aisance, ne décidera jamais seul, puisqu’il a à côté de lui des jurés, et au-dessus de lui des juges. Les seules sentences d’instruction doivent, je pense, leur être abandonnées, d’autant plus qu’elles sont la ressource la plus sûre et l’aliment le plus ordinaire de la chicane; et qu’ainsi vous aurez coupé la racine de l’arbre, en prévenant toute cette procédure accessoire et frustatoire, comme on dit au Palais, qui pèse sur l’instruction des procès, sauf à appeler les jurés dans des cas qui seront prévus par des règlements. Mais ce qui doit vous rassurer entièrement sur les fonctions que vous confiez aux officiers de justice, c’est l’établissement que je propose de faire, Messieurs, auprès de chacun de ces officiers, d’une partie publique chargée de défendre les mineurs et tout ce qui leur est assimilé, chargée aussi de veiller à l’exécution de la loi dans toutes les parties et tous les instants de la procédure, sous le nom de solliciteur public, avant toujours le droit de se faire communiquer l’état de la procédure, et de porter ses plaintes, soit contre l’officier de justice, soit contre les juges des assises, soit contre les grands juges eux-mêmes. Cette institution, dont l’utilité se développera à mesure que nous avancerons dans l’examen du plan, vous pouvez déjà la concevoir, Messieurs, en la regardant, soit dans l'ordre judiciaire, soit dans l’ordre politique, comme le censeur public, le régulateur délégué parla société auprès de tous les pouvoirs; n’ayant jamais celui de décider, mais toujours celui de se plaindre et de faire entendre ses plaintes. Comme une grande expérience, beaucoup de connaissance de la loi, et même les dispositions d’esprit que donne la maturité de l’âge, sont nécessaires à cette place, je propose que, sans être à vie, elle puisse être la récompense et comme la retraite des juges. J’ai promis que les jurés seraient aidés dans leur délicate et importante fonction; et pour cela un officier de justice, choisi avec beaucoup de soin, les guidera, sera devant eux le rapporteur de l’affaire; et ensuite, quand ils auront tous une connaissance égale du fait, il sera, avec eux, le rapporteur de la même affaire devant les juges d’assises. Voiià donc le procès instruit ; les juges mat donné leur verdict, le fait est éclairci ; le solliciteur public a surveillé la procédure, l’affaire est susceptible de recevoir sa décision : voici par qui elle doit être décidée. J’ai proposé de mettre dans chaque ville désignée deux officiers de justice; cependant pour un. aussi petit ressort, un seul suffit évidemment. J’ai proposé qu’ils alternassent entre eux tous les ans, pour les trois fonctions que je leur ai attribuées. Maintenant tous les officiers de justice d’un certain arrondissement, composé de quatre départements, qui ne seront pas en exercice, se rassembleront quatre fois par an, se diviseront 424 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1790. J en section par la voie du sort, et iront tenir les assises dans toutes les villes ailleurs que celles où ils résident. Là, ils entendront le rapport qui leur sera fait publiquement de l’affaire par l’officier de Justice du lieu; ils entendront aussi les plaintes du solliciteur public, s’il a jugé à propos d’en faire, rendront l’arrêt, le signeront, et, après avoir vidé les affaires qui sont prêtes, quitteront l’endroit sur-le-champ pour se rendre dans un autre. A cette époque l’arrêt sera complet et exécutoire (t\ sauf le moyen de révision dont je parlerai plus bas. le n’ai pas besoin de développer les raisons qui me font désirer que les officiers de justice ne puissent tenir leurs assises dans les lieux de résidence; elles sont palpables. Mais il est une objection qui mérite d’être examinée avec soin. Elle m’a longtemps occupé, et même elle a été pour moi le sujet d’une assez longue hésitation. Elle consiste à savoir si, au lieu de faire tenir les assises par les officiers de justice des lieux, il ne valait pas mieux créer un ordre supérieur de jugesplacés dans les chefs-lieux et qui seraient chargés de cette fonction. En y réfléchissant bien, je me suis pleinement convaincu que cette idée ne valait rien, et que je n’y tenais que par suite de celles qui avaient lieu dans l’ancien ordre de choses, et qui établissaient une hiérarchie judiciaire, telle qu’on ne pouvait se persuader qu’un juge d’une petite juridiction fût de la même classe qu’un juge d’une cour supérieure. On s'était si fort habitué à mesurer l’importance des personnes sur l’importance de leurs fonctions, qu’on aurait cru l’Etat renversé, si les tribunaux inférieurs avaient été investis du droit de juges en dernier ressort. Nos idées féodales et de noblesse concouraient à la faire adopter; mais je ne crains pas de dire qu’en elle-même elle est absurde. Dans toutes les parties du monde, un juge est l’égal d’un autre juge; partout il faut, pour remplir cette fonction, un homme juste, courageux, éclairé, aimant le travail. Dans le militaire, un homme est propre à agir, l’autre à commander ; l’un est propre à commander un détachement, un autre est en état de faire mouvoir de grandes masses d’hommes. Tel est capable de combiner des marches savantes, tel autre a le coup d’œil du moment. Ges qualités et d’autres différencient dans le même état les hommes qui y sont employés et sont le motif de divers grades qui y existent; mais, dans l’ordre judiciaire, la fonction de juger est toujours la même. 11 n’y a que deux manières de la remplir: bien ou mal. 11 faut qu’un juge possède les qualités nécessaires ou qu’il ne soit pas juge; ainsi toute hiérarchie, tout rapport de supériorité ou d’infériorité entre des juges, quand on y pensera attentivement, (1) Pour cela, tous les officiers de justice d’un chef-lieu enverront au grand référendaire leurs noms : on les tirera au sort, pour savoir : 1° comment et avec qui ils seront associés, et pour les partager en sections de 4 chacune; 2® quelles seront les villes dans lesquelles ils devront se rendre pour tenir les assises, excepté toujours l’endroit de leur résidence : par exemple, dans l’arrondissement du chef-lieu A, il y aura 32 villes d'assises, cela fera 32 juges, qui seront divisés en 8 sections de 4 chacune, et chaque section aura 4 villes à parcourir. S’il y a 20 villes d’assises, il y aura 5 sections ; mais il n'y aura encore que 4 villes à parcourir; en général, jamais plus de 4, quel que soit le nombre des villes; ce qui, comme l’on voit, laisse aux juges du temps pour les tournées. Au reste, j'expliquerai ailleurs le mécanisme fort simple de ce plan. paraîtra absurde et ridicule aux yeux de la raison ; et, si je propose dans un instant de faire de Grands Juges, ce n’est pas pour leur attribuer une véritable suprématie sur les autres, parmi lesquels ils seront d’ailleurs choisis, mais parce qu’il faut que leurs fonctions soient remplies par d’autres que par des juges d’assises, et puis, par des motifs tirés des principes de la monarchie. J’ai donc pensé, Messieurs, et je me suis absolument fixé à cette idée, que si la fonction de juges d’assises pouvait être exercée par les officiers de justice eux-mêmes,, on devait la leur attribuer sans difficulté, et d’autant plus que cette attribution, en les relevant aux yeux des peuples, contribuera encore à augmenter le respect dû à la justice, respect qui forme une grande partie de la force qu’elle doit avoir. D’ailleurs, vous évitez, par là, des tribunaux qui se seraient formés à la longue, et qui auraient pu finir par devenir permanents, et ramener tous les vices de l’ancien régime. Le désir d’arriver à la plus grande simplicité possible, l’utilité, qui n’est jamais assez sentie, de cette simplicité, l’envie de couper racine à toutes les rivalités, les hauteurs, les prétentions que donne la supériorité et qui ne se développent jamais qu’aux dépens du bien public, le désir d’honorer les juges, d’en diminuer le nombre, enfin d’effacer la trace d’an régime qui a fait beaucoup de maux; voilà ce qui m’a para devoir décider la question. Ici. Messieurs, mes idées s’arrêteraient et mon plan serait à peu près terminé, si nous n’avions à nous occuper d’un ordre judiciaire que pour une république. En effet, rien ne manque au jugement, et l’appel qu’on pourrait encore établir de ce jugement n’a une véritable utilité que sous les rapports que je vais développer; mais nous devons toujours avoir présent à l’esprit le premier article de notre constitution : la France est une monarchie, etc. Nous devons, en conséquence, régler toutes nos institutions sur les principes qui conviennent à une monarchie, et à l’unité d’action qui ia constitue. On a bien vainement mis en avant cette idée, lorsque l’on a parlé de donner au pouvoir exécutif une influence soudaine et prématurée dans notre régime social. C’était bien mal le servir et bien mai le connaître, que de chercher à le rétablir, disait-on, par tous ces petits moyens insuffisants en eux-mêmes, et propres seulement à faire haïr l’autorité, à rendre son action aussi gênante qu’impossible, et qui, en paraissant lui attribuer une force légale, doivent lui ôter une force réelle; car la raison est encore plus forte que la loi, lorsqu’elles sont en contradiction. Notre constitution, heureusement, confiée aux soins et à la candeur d’un patriotisme éclairé, a évité tous ces obstacles ou ces puériles ressources. L’Assemblée a généralement méprisé et le cri de la malveillance et les regrets de l’ambition déçue, et les plaintes des petits esprits; elle a pensé que la véritable manière de donner de la force au pouvoir exécutif, était de disposer les diverses institutions politiques de manière à recevoir de lui leur mouvement, de les placer sous son influence, de mettre l'action sociale dans le centre, de réunir à ce centre toutes les forces morales et politiques, de même que la volonté de tous est réunie en un seul point, et, surtout, de trouver et de saisir quelques-uns de ces rapports généraux simples et solides, qui lient étroitement et resserrent le nœud social, en rapprochant toutes les parties de l ’Empire pour en faire un tout, soumis à la même volonté et à une seule action. (Assemblée nationale.! ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (29 mars 1790.J M Notre reconnaissance et nos respects doivent sans doute nous attacher à notre auguste monarque; mais c’est notre intérêt, Messieurs, c’est-à-dire celui de la nation qui nous attache à la monarchie. D’après cela, avec un coup d’œil attentif, et lorsqu’on ne sait ni flatter ni craindre, on découvrira aisément quelles sont les institutions qui tendent à augmenter ou à affai blir l’unité monarchique. Au nombre de celles qui doivent l'affaiblir, il faut mettre les institutions qui attribuent à chaque division de l’Empire, à chaque département, une autorité suffisante pour y terminer toutes les questions politiques, administratives ou judiciaires qui s’y forment, et qui placent ainsi le pouvoir dans les parties, au lieu del’établir dans le centre; celles qui diminuent les rapports des départements entre eux et leur mutuelle dépendance. Car, plus les départements auront entre eux des rapports, plus ils seront mutuellement dépendants, et plus ils sentiront le besoin d’une autorité qui les unisse et d’une force qui les contienne, c’est-à-dire, plus l’Assemblée nationale et le roi auront de pouvoir ; enfin celles qui tendent à donner à chaque département une organisation complète et individuelle. Ainsi la conscription militaire, en attachant un régiment à chaque département ; ainsi l’idée de mettre un évêché par département; ainsi le projet que l’on pourrait avoird’é-tablir un tribunal par département, sont autant d’institutions fédératives, propres à ramener le despotisme, mais entièrement contraires à l’unité monarchique. 11 n’entre pas dans le plan de mon travail de vous présenter, Messieurs, toutes les vues capables de donner à notre constitution le véritable caractère qu’elle doit avoir ; mais l’idée que je vais vous proposer, et qui est une suite de celles que je vous ai déjà présentées sur le pouvoir judiciaire, est une des plus propres à le lui assurer. Elle terminera le système judiciaire auquel vous avez bien voulu donner votre attention. Je propose d’établir vingt chefs-lieux dejustice, Paris excepté, comprenant chacun quatre départements environ. C’est dans ce chef-lieu que je propose d’établir la résidence de l’officier de la couronne ou du pouvoir exécutif, dont j’ai parlé, ainsi qu’un officier civil qui correspondra avec tous les juges d’assises, et veillera à l’exécution des lois dans toute l’étendue du chef-lieu; il aura droit de porter ses plaintes soit aux grands juges, soit à la législature même. Que l’on ne redoute aucune préférence pour la ville qui posséderait cet établissement, puisqu’il ne consistera que dans les deux officiers que l’on vient de voir, et que, pour tout le reste, elle serait soumise aux mêmes formes que les autres villes. Maintenant il y aurait pour toute la France quarante-huit grands juges, nommés alternativement par département, à la charge de ne pouvoir jamais juger dans ceux qui les auraient nommés. Huit de ces juges resteraient auprès de la législature. Les quarante autres sedi-viseraient en dix sections de quatre chacune, et se partageraient au sort les chefs-lieux, de manière à y tenir deux assises par an, ce qui me paraît bien suffisant, ou quatre si on le jugeait nécessaire. Je propose d’excepter Paris des présentes dispositions. Les raisons qui vous ont déterminés, Messieurs, à donner à la capitale un plan particulier pour l’administration, s’appliquent également à l’ordre judiciaire ; de plus, tous les inconvénients d’une justice rendue par des juges de l’endroit, n’ont pas lieu à Paris, où l’on peut aisément avoir vécu ensemble toute la vie, sans s’être ni connu ni rencontré. Paris n’est en proportion avec aucune ville; il absorberait à lui seul tout le temps des juges d’assises, et d’ailleurs le séjour de l’Assemblée nationale et du roi devant le faire regarder comme une espèce d’établissement public commun à tous les Français, il parait impossible de ne pas régler d’une manière différente, quoique sur les mêmes principes, l’établissement de l’ordre judiciaire qui y sera formé. Les grands juges, en arrivant dans les chefs-lieux y trouveraient les affaires que les parties y auraient portées par l’appel des jugements rendus par les juges d’assises. Ces affaires leur seraient rapportées par l’officier civil dont j’ai parlé plus haut, et que j’appellerais pour cela grand -référendaire, ou grand-rapporteur; ils jugeraient si la loi a été bien ou mal appliquée, si les formes ont été observées de la même manière que fait le conseil actuellement ; et, de même que lui, il ne pourrait se conserver la connaissance de l’affaire, mais il serait tenu de la renvoyer à une autre section de juges d’assises. Dans notre ordre judiciaire actuel, il n’y avait aucun terme à ce renvoi du conseil aux cours supérieures ; l’on pouvait les parcourir toutes sans être encore jugé définitivement. Je propose qu’après trois jugements des juges d’assises, les grands juges, autres toutefois que ceux qui auront cassé l’arrêt, puissent juger définitivement. On peut s’apercevoir ici que les sections des juges d’assises pourraient, par l’effet du sort, renfermer les mêmes juges qui auraient rendu l’arrêt qui est infirmé, ce qui n’est pas convenable. J’ai prévu cet inconvénient, et je propose d’y remédier, en établissant, pour cet objet etpourles partages dans les jugements, des assises extraordinaires appelées tournées, quand il en sera besoin, ce qui sera très facile, parce que les occupations des deux officiers de justice leur permettront cette rare et légère surcharge dans leurs fonctions. On ne me contestera pas, je l’espère, l’utilité des solliciteurs publics et l’importance de leurs fonctions: la loi étant la plus importante et la plus mile de toutes les propriétés communes, quelqu’un doit être chargé spécialement de la défendre. On doit veiller dans l’ordre judiciaire à ce que les jurés et les juges se maintiennent dans leurs devoirs respectifs ; enfin, dans cette partie, comme dans toutes, la loi doit être exécutée. J’ai répété bien des fois, dans cette tribune, la maxime suivante, parce qu’elle est fortement gravée au fond de mon cœur : que les lois, pour être légitimes, doivent être conformes aux droits des hommes et à la volonté générale ; mais lorsqu’elles sont faites, ces lois, lorsque l’opinion publique ne s’élève pas contre, et même si elle s’élève, tant que le redressement n'est pas obtenu, il faut que la loi soit exécutée. On saura un jour que, plus la loi est sévèrement exécutée chez un peuple, plus il est libre. On saura que la loi est le plus puissant protecteur du pauvre contre le riche ; que pendant que celui-ci cherche toujours à y échapper, l’autre s’y réfugie sans cesse, et qu’une société n’est heureuse, libre et florissante, que lorsque la loi, exprimant la volonté de tous, étouffe toutes les volontés particulières. Il faut donc fortifier son empire ; et je ne connais pas de meilleur moyen pour cela, que de placer partout des hommes expérimentés, vertueux, dont l’unique emploi sera de veiller à l’exécution de la loi, sans jamais rien décider, rien retarder dans le mouvement général. Mais lorsque tant de causes, l’insouciance des hommes, les passions, l’habitude tendent à l’altérer et le déranger, ils 426 {Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1790.] s’occuperont sans cesse à réparer, à rectifier toutes ces aberrations, et à rendre à la machine politique sa vigueur et son énergie primitives. Un tel établissement, ainsi que celui des grands juges, conviennent surtout à une monarchie, puisqu’ils ont pour objet d’empêcher, dans chaque lieu, la formation d’une jurisprudence et de formes particulières qui, bientôt devenues des usages et des coutumes, se substitueraient la loi, rendraient chaque partie indépendante du tout, en détruisant les principes qui tendent à l’exécution d’une même règle et d’une même loi ; et, par là encore, détruiraient la liberté, car les hommes cessent d’être libres quand ils cessent d’obéir à la loi. Les censeurs publics, au contraire, répandus dans toutes les parties, serviront, si j’ose ainsi m’exprimer, à rassembler tous les fils qui unissent l’Empire, à préserver leur pays de toute influence particulière, en transportant toujours la force dans le centre ; ils amèneront sur tous les citoyens l’action universelle de la loi, et l’empire de la volonté générale. De tels censeurs, bien différents de ceux qui, chez les Romains, disposaient despotiquement du sort et de l’honneur des citoyens, auront toujours le droit de critiquer, de se plaindre; d’autres décideront: ils seront, pour ainsi dire, l’œil de la loi, et les surveillants de la société ; mais ils ne seront ni la tête ni le bras, ils ne seront ni exécuteurs ni juges. Là se termine la décision des affaires; là aussi finirait mon travail, si la nouveauté et l’habitude qui nous dispose à des idées différentes, ne m’autorisaient à répondre à quelques objections. Je déclare que je n’ai aucune réponse à faire à ceux que leur intérêt attache à d’autres plans, ou qui croient qu’il n’y a plus de justice sans une hiérarchie de grands et petits tribunaux, de présidiaux, cours d’appel, etc,; mais le nombre de ceux qui jugent par eux-mêmes augmente sensiblement. Un bon esprit est une qualité qui devient moins rare tous les jours. D’après cela, je dois redouter davantage ceux qui jugeront ce plan, et leur présenter une défense plus soignée. Je vais tâcher d’y parvenir, en répondant aux objections générales que l’on peut faire au plan, surtout à la possibilité de son exécution. Quant aux objections de détail, si l’Assemblée daignait adopter mon travail, elle m’accorderait, sans doute, la permission de m’expliquer sur les articles que j’ai déjà préparés. Je dirai un mot sur les juges d’assises. Nous sommes habitués, dès l’enfance, à voir des tribunaux stables et permanents; nous avons tellement lié cette idée à l’administration de la justice, que nous croyons qu’elle en fait une partie essentielle; nous croyons voir une sorte de dignité, de grandeur au droit qu’ils ont de faire venir de toutes parts les justiciables, sans se déplacer eux-mêmes ; nous pensons que cette affluence d’affaires, de plaideurs, d’hommes de loi inspirent du respect pour les tribunaux, en augmentant leur influence et la dépendance où le public est de leurs services. Toutes ces idées ont pu avoir quelque apparence jusqu’à ce jour; mais elles cessent de convenir à des hommes libres et éclairés sur leurs droits. Toute dignité, toute majesté est dans le peuple: c’est de cette pompe qu’il entoure le trône et qu’il décore les diverses fonctions auxquelles elle peut prêter plus de force et d’autorité. Mais Je véritable fondement de cette dignité comme de la gloire est l’utilité générale: c’est un des signes les plus certains du retour de l’esprit de liberté chez un peuple, que lorsqu’il attache la gloire et le respect aux hommes qui lui sont utiles. Nous seront jugés tous, Messieurs, sur cette règle, et s’il était parmi nous des hommes qui n’aient vu dans la Révolution que le plaisir de faire une révolution, qu’ils se contentent de cette jouissance; car jamais ils n’auront de droit à l’estime de leurs concitoyens. Si c’est donc l’utilité qui est la véritable base de la grandeur et du respect, ne craignez rien, Messieurs: les nouveaux juges seront respectés, car ils seront utiles; ils auront un traitement honorable; ils ne seront plus humiliés par cette hiérarchie de tribunaux, de juges inférieurs, supérieurs, de cours et de présidiaux, de bailliages, qui n’élevait les uns qu’en abaissan t les autres; car la part des juges dans la considération publique est déterminée, et lorsqu’elle se porte presque entièremtmt vers quelques-uns d’entre eux, les autres en sont privés. Daignez encore réfléchir sur cette idée, Messieurs, et vous en sentirez de plus en plus la vérité: je veux dire que tous les juges sont essentiellement égaux et que leur ancienne inégalité, suite du régime féodal, tenait aux distinctionssocialesquiavaient lieu parmi nous. Vous avez jugé qu’il était nécessaire de les abolir ces distinctions, et vous ne devez pas en douter; c’est surtout dans l’ordre judiciaire que vous trouverez des moyens de les rompre pour toujours, et d’affermir dans les esprits les bases de notre constitution, et ces principes d’égalité de droits, seul fondement du bonheur et de la liberté. 11 ne faut pas croire, non plus, que ce soit cette atmosphère de procès et de plaideurs qui entoure les juges, qui les instruise dans leurs fonctions. Ce que Ton doit désirer dans les juges, c’est moins une vaine subtilité, ou une pesante érudition, qu’un sens droit et juste, des connaissances réduites, surtout un grand amour de la vérité et de la justice. Interrogez un plaideur de mauvaise foi, il vous dira que ce sont les juges qui possèdent ces qualités qu’il redoute le plus, tandis qu’il s’arrange assez de ceux qu’une science mal digérée, ou une grande subtilité d’esprit, rend susceptibles de prendre et d’adopter toutes les opinions. L’habitude de juger ne peut guère néanmoins que donner de la science, ou exercer l’esprit aussi, sans prétendre entièrement déprécier les effets de l’expérience; j’ai remarqué que souvent elle n’est qu’une routine, et qu’alors elle sait bien qu’on juge plus vite, mais non pas qu’on juge mieux. Il n’est donc pas vrai de dire que les tribunaux soient plus vraiment éclairés que des juges isolés, ni qu’il soit nécessaire pour bien juger des voyages avec une bibliothèque; il est également faux qu'ils doivent être moins honorés, moins respectés, à moins que semblables aux despotes d’Asie, ils ne préfèrent le respect qui naît de la crainte et de la dépendance à celui qui vient de la reconnaissance et de l’estime. Si tout cela est vrai, comment pourrait-on hésiter entre un établissement qui conserve nos vieilles habitudes, notre supériorité des villes sur d’autres villes, qui compromet notre liberté; qui conserve l’aliment de la chicane, et celui qui rétablit l’égalité parfaite entre toutes les villes, qui renouvelle et régénère la justice, qui la rend simple, familière, usuelle, pour ainsi dire, qui fait que toutes les parties de notre constitution sont homogènes, et finit par rendre la simplicité des lois, possible et désirable par tous, enfin qui nous préserve pour jamais des dangers dont les tribunaux stables et permanents menacent sans cesse notre liberté. J’ajouterai encore qu’il ne s’agit ici, comme je l’ai dit déjà, que de reprendre un ancien usage, contemporain de la fran- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1790.] 427 chise et de la loyauté, et qu’il faut adapter à notre régime actuel: les hommes qui ont marqué dans la Révolution, dans chaque département, les débris prédeux de nos tribunaux, nous assurent qu’il sera facile de faire des choix excellents pour composer ces juges, et faire bénir cette institution dès sa naissance. Je dois discuter ici une objection contre les grands juges ambulants ; on peu t dire que, se transportant dans les divers points de la France, ils pourront y juger différemment la même espèce, et qu’alors il n’y a plus d’unité dans les principes. Je réponds: 1° que cela sera rare; 2° que cet inconvénient n’est que changé, mais non pas évité dans l’établissementd’un seul tribunal, puisque ce ne sont pas les mêmes juges qui décident toutes les affaires qui s’y portent, et j’en appelle à l’expérience pour prouver que les tribunaux ont rendu des arrêts contraires dans les mêmes espèces ; d’où est venu cette espèce de proverbe do Palais : Les arrêts sont bons pour ceux qui les obtiennent. Or, cette variation successive n’est pas moins dangereuse qu’une variation instantanée; mais au reste tout cela est indifférent, car l’une et l’autre institution remplit également le but, qui est d’empêcher qu’il ne se formé dans chaque endroit une jurisprudence et des usages contraires à l’esprit général de la loi. Des juges ambulants s’opposeront également et aussi efficacement à la formation de ces usages, de ces coutumes, qu’un tribunal permanent; avec ces inestimables avantages en faveur des premiers, que la justice sera rapprochée des justiciables, et que vous n’aurez pas un redoutable corps de magistrature, ayant tout le royaume pour ressort, tous les citoyens pour justiciables, formidable soit à la législature ou au monarque, et toujours prêt à entreprendre sur la liberté publique et particulière. Je vais répondre à ce qui regarde les jurés ; je ne chercherai point à affaiblir les objections, car c’est la vérité que je cherche, et non mon opinion que je défends. Je les réduis à trois principales: 1° On dira que les procès sont ordinairement très compliqués, et que l’éclaircissement du fait séparément de la question est souvent très difficile; que c’est une tâche au-dessus de la capacité commune des individus qui composeront les jurés, et que d’ailleurs les Français isolés par le despotisme, étrangers aux lois qui les gouvernaient, étrangers aux idées d’ordre et de justice, ne seraient pas capables d’être jurés, et ne se soucieraient pas de s’assujettir à cette nouvelle charge publique ; 2° Qu’il faudrait, pour établir des jurés, changer toute notre procédure civile et criminelle, réforme impossible à espérer promptement et dans cette convention ; 3° Enfin qu’il ne fallait pas changer tout à la fois, et déranger toutes les habitudes des hommes. Cette dernière objection embrasse tout le système et s’applique au plan entier. A la première objection, je réponds: 1° que vous travaillez pour les siècles et pour une nation qui fait exécuter promptement ce qu’elle veut avec force, et que lorsque vous n’aurez plus ni retraits ni substitution, ni droits d’aînesse, ni droits féodaux, ni dîmes, ni affaires ecclésiastiques; lorsque vous aurez converti les lods est vente, et modifié le droit de contrôle qui dénature un grand nombre d’actes, réformé nos coutumes déjà aùx trois quarts détruites, lorsqu’enfin les lois seront devenues plus précises et plus claires, les trois quarts des procès n’existeront plus ou se-? ront devenus plus simples. Je réponds : 2° que l’organisation vicieuse des tribunaux actuels, la forme encore plus vicieuse d’y opiner, rendant leurs décisions incertaines, fortifient l’intérêt qu’ont les plaideurs de mauvaise foi d’intenter des procès, puis de les embrouiller, afin d’augmenter les probabilités en leur faveur. Je réponds : 3° que les procès ne parcourront aucun degré de juridiction; qu’à leur naissance ils sont d’ordinaire assez simples, et qu’ils resteraient presque toujours tels, sans notre institution absurde et favorable, à tous les abus, de donner aux officiers de justice un intérêt opposé à ceux qui leur sont confiés et au but même de la justice. Je réponds : 4° qu’une manière sûre de réformer un abus très enraciné, c’est de tourner contre lui l’opinion générale, c’est d’intéresser tout le monde à sa destruction. Lorsque, tous le3 citoyens auront été jurés ou le seront, ils sentiront, sous ce rapport, qu’une procédure simple, favorable à la bonne foi, est un bien commun à tous et dont tout le monde profite, tandis que la chicane et la mauvaise foi sont des fléaux publics, contre lesquels il est de l’intérêt de tous les citoyens de se liguer; parla, la défaveur et le mépris public, dernier résultat de l’opinion , poursuivront l’homme qui aura cherché à allonger ou à embrouiller sa cause. Je dois répéter en ce moment, que les jurés seront des hommes choisis par le peuple, et déjà plus capables que des citoyens pris indistinctement. Chaque partie aura le droit d'en récuser à volonté un certain nombre, ce qui conservera les hommes les plus honnêtes et les plus éclairés ; car, après son ami, chacun veut avoir pour juge un homme éclairé. Enfin, ces jurés seront présidés, dirigés par un homme choisi avec un soin qui garantira ses lumières et sa probité. Ils ne tarderont pas à être éclairés eux-mêmes. En effet, lorsque de toutes parts l’on s’occupera des affaires publiques, que le royaume sera couvert d’assemblées, dans lesquelles toutes les questions d’administration et de législation seront traitées; lorsqu’en un mot, les citoyens, comme des hommes sages et prudents, auront repris la connaissance et le maniement de leurs propres affaires, peut-on croire qu’il ne se trouvera pas un grand nombre d’hommes dignes de remplir les fonctions de jurés ? Enfin, si jugeant des hommes libres par les mœurs des esclaves, l’on prétendait que les peuples, déjà lassés de leurs nobles efforts, étaient incapables de cette activité continue qu’exige l’état de citoyen dans un pays libre ; je n’ai point de réponse à cette décourageante perspective, mais j’ai droit d’en exiger les preuves, et je demanderai qu’on me dise quels faits, quelle théorie appuient de semblables craintes, démenties par tant d’exemples de patriotisme et d’esprit public, dont nous avons tous eu le bonheur d’être les témoins, et qui sont en même temps, et l’honorable récompense de nos travaux, et la preuve évidente de leur utilité. Mais je dois des réponses plus précises à l’objection que je me suis faite sur les moyens de diviser le fait, de poser la question et de juger l’un et l’autre (l) séparément. Plus ces principes sont simples et vrais, plus cette théorie est désirable et (1) On les trouvera en partie dans ce qui va suivre. Je donnerai le reste ailleurs, en répondant aux objections, à mesure qu’elles seront faites. 428 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1790. utile, plus on doit chercher à en faciliter la pratique. Il est des hommes qui pensent que lorsqu'un principe est évident et la conséquence certaine, il ne peut plus y avoir d’obstacle à le mettre en pratique. Je ne suis pas éloigné de croire que ces personnes ont raison ; je plains même ceux qui, après être convenus de la vérité d’un principe, trouvent toujours tant de peine aie mettre en exécution ; qui, doutant de l’empire de la raison sur les hommes, et à qui les circonstances actuelles n’ont pas encore appris que l’on peut tout sur eux lorsque l’on veut véritablement leur bonheur, et que ces mêmes hommes toujours défiants, toujours armés contre le despotisme et ses agents, se livrent avec joie, avec confiance, avec abandon à tout ce qu’exige d’eux une autorité légitime élevée par eux, et qu’ils croient occupée du soin de les rendre heureux et de défendre leurs droits ; mais il en est vraiment qui ne sont portés à adopter le principe que lorsque la conséquence leur paraît facile à mettre en exécution. Je vais donc répondre positivement à la difficulté. J’ai prouvé, en commençant, que l’on doit diviser le jugement en trois parties, l’éclaircissement du fait, la position de la question et l’application de la loi : je vais prouver maintenant qu’on le peut. Ici, je supplie que l’on veuille bien redoubler d’attention ; j’ose penser qu’il n’est aucun homme aimant vraiment son pays et l’humanité, qui au fond ne désire que j’aie raison. J’ai pensé, il y a peu de jours, qu’il pourrait être utile de faire un rapprochement fort court des idées que l’on s’est formé dans les pays les plus éclairés sur la question présente, relativement à son importance et à la facilité de son exécution. Je n'ai vu établi nulle part, comme un principe essentiel de l’administration de la justice, cette nécessité indispensable à la distinction du fait de la loi, sans laquelle, cependant, il ne peut y avoir de jugement, et sans laquelle la justice n’est plus qu’une espèce de loterie où le hasard seul préside aux décisions qui sont rendues, mais aussi il n’est guère de Gode dans lequel cette vérité n’ait été plus ou moins sentie, et où elle n’ait plus ou moins influé sur les règles de l’administration judiciaire. Cette distinction était connue chez les Romains. On peut l’induire de différents passages du plaidoyer pour Milon. Cicéron, dans ses Livres de l'Orateur , dit même clairement, après avoir parlé des juges de fait, qu’il y avait des juges de droit appelés Centumvirs. Chez les Anglais et dans les Etats-Unis d’Amérique qui ont adopté presque en entier leur procédure, les lois civiles, quoique d’ailleurs si peu dignes de cette nation éclairée, ont toujours cherché à distinguer le fait et la loi. Blakstone dit même que c’est l’envie d’obscurcir et d’allonger les affaires, qui a détourné les cours de suivre les règlements qui prescrivaient impérieusement cette distinction (1). En effet, les anciennes lois anglaises obligeaient à prouver d’abord tous les faits particuliers allégués dans un procès, ce qui s’appelait une plaidoirie spéciale (spécial plea). Maintenant on se contente souvent d’une défense (\) Il est vrai qu’il ajoute que Ton ne s’en est pas mal trouvé, mais il serait aisé de prouver qu’il s’est entièrement trompé en cela ; d’ailleurs, il eu donne lui-même la raison, en disant que l’on a pourvu, par un de ces remèdes de loi si multipliés en Angleterre, à la confusion que cet usage a apporté dans les jugements, générale, qui s’applique en même temps au fait et à la loi et qu’on appelle générale issue. Mais, dans tous les cas, les faits, quand ils sont niés, soit par le défenseur, soit par le demandeur, doivent être éprouvés par le pays, c’est-à-dire par jurés, à moins que les parties ne passent condamnation sur le fait, et ne transportent ainsi l’affaire directement aux juges, saus passer par les jurés, qui sont des juges de fait seulement, et qui seuls aussi peuvent les juger. C’est en parlant de cette belle institution des jurés, tant au civil qu’au criminel, qui fait la gloire du droit anglais, dit Blakstone, que cet auteur ne craint pas d’ajouter qu’elle, seule a conservé la liberté dans ce pays, puisqu’aucun individu n’v peut recevoir d’atteinte à sa liberté, à son bonheur, à ses biens, à sa personne, sans le consentement de douze de ses voisins et de ses égaux. J’ose vous inviter, Messieurs, à lire tout ce que cet auteur, juge lui-même, dit du danger de remettre aux juges la décision des questions de fait, de l’utilité d’assurer au peuple cette part importante dans l’administration de la justice, enfin, de réfléchir sur la propriété qu’il attribue à cet établissement, de s’opposer également et au despotisme et à l’aristocratie. A ce sujet, il cite en preuve le gouvernement de Suède, dans lequel, malgré le peu d’autorité du roi, les communes n’ont pas pu être libres, parce que, depuis plus de cent ans, elles ont cessé d’avoir des jurés (1). C’est en France que le principe de la division du jugement a été le moins connu. Le législateur paraît cependant en avoir euuneidée confuse, et s’en être approché comme par instinct. Lorsqu’on lit dans l’ordonnance de 1667, les articles qui ont pour but d’exiger, que les juges opinent d’abord sur les nullités et sur les fins de non-recevoir; celui qui exige que lorsque les parties seront contraires en fait, elles soient appointées à en faire respectivement preuve ; enfin, l’article surtout, qui ordonne que les faits qui gissent eu preuve soient succinctement articulés, ainsi que les réponses sommaires, sans alléguer aucune raison de droit, etc., on voit bien que le législateur a eu idée des embarras que jetterait dans le jugement le mélange du fait et de la loi; mais l’on est étonné qu’il n’ait pas été plus loin, qu’il n’ait pas senti : 1° qu’il existe dans un procès un grand nombre de faits, qui, n’étant pas contradictoirement établis, ni formellement déniés, ne peuvent pas donner lieu à un appointement de contrariété, qui néanmoins restant dans le procès, y servent d’élément à la délibération et de base à l’opinion des juges ; 2° que lorsque, d’après l’appointement, les preuves ont été rapportées, l’embarras est le même, puisqu’il existe au procès des preuves de fait et des moyens de droit (lesquels sont toujours réservés lors de l’appointe-ment), et que ces deux choses sont mêlées et confondues dans la même délibération; 3° enfin, que ce sont toujours les mêmes hommes qui décident le fait et la loi, ce qui, en dernière analyse, tend à confier à une classe d’hommes le sort de tous les citoyens. (1) On parait décidé à adopter les jurés au criminel, et on hésite pour le civil ; mais, Messieurs, le principe et les raisons de se déterminer sont les mêmes, absolument les mêmes : les formes mêmes sont peu différentes. Que Tou me cite un pays où les jurés soient établis au criminel sans l’être au civil, sans doute aussi ceux qui feront cette objection prouveront qu’il est possible d’opiner à la fois sur le fait et sur la loi, sans s’exposer à ce que, sur dix procès, six soient jugés contre le vœu de la majorité. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES» [29 mars 1790. 429 Vous voyez, Messieurs, que notre législation s’était successivement rapprochée du principe, et qu’elle n’était pas éloignée de l’adopter. Maintenant, puisque la vérité nous est connue, irions-nous consacrer volontairement une erreur? serons-nous arrêtés par la crainte d’un changement indispensable et attendu presque généralement, nous qui avons fait de si grands, de si importants changements ? Et n’est-il pas facile et simple d’établir que tous les faits qui entrent dans une procédure, et qui sont allégués par une des parties, soit le demandeur, soit le défendeur, seront d’abord éclaircis et constatés par des jurés, à moins que les parties ne passent condamnation sur les faits? Toute affaire serait donc rapportée devant les jurés par l’officier de justice, en présence des parties et de leurs conseils ; tout serait public, hors la délibération des jurés qui seraient tenus d’opiner immédiatement après le rapport et sans déplacer. Tout ce qui regarde les enquêtes, les vérifications d'écritures au civil, l’existence du délit au criminel, tous les faits, en un mot, seraient vérifiés par des jurés, reconnus ou jugés avant que l’affaire soit présentée devant les juges, lesquels seraient tenus de les prendre pour certains et constants, et d’en faire la base deleur jugement. Rien autre chose, ce me semble, que l’habitude d’un régime différent peut faire envisager comme difficile un établissement aussi simple, aussi utile (qui a lieu tant au civil qu’au criminel depuis plus de mille ans en Angleterre, que l’Amérique a adopté, et qu’il est aisé encore de perfectionner), aussi propre enfin à réunir les intérêts delà liberté, ceux de la justice et de la raison, et même de la tranquillité publique (1). Définitivement, les hommes seraient jugés d’une manière simple, facile, prompte, impartiale par leurs égaux, leurs voisins et leurs amis. On a répondu pertinemment à quelqu’un qui élève des doutes sur la possibilité de l’exécution d’une idée, en lui disant : elle est pratiquée depuis mille ans�chez un peuple libre, et elle a été accueillie par un peuple plus libre encore, et dont la constitution s’est formée au sein des lumières et du patriotisme. Si l’on répliquait : que nous avons depuis mille ans aussi des usages opposés, alors je dirais, brûlons tout, de part et d’autre, et prenons la raison seule pour base et des vérités mathématiques pour règles. Car il faut bien prendre pour base ou la raison ou l’expérience: ici elles sont d’accord. 11 ne peut guère, ce me semble, subsister de difficulté sur cet objet ; mais ce n’est pas tout. J’ai eu l’honneur de vous dire, Messieurs, qu’il y avait deux opérations très distinctes qui devaient précéder le jugement ; l’établissement du fait, et la position de la question. Nous avons vu ce qui concerne l’établissement du fait. Dans .les matières criminelles, ces deux choses se confondent à peu près ensemble. Les jurés ont déclaré un homme coupable de tel délit : la question par (1) Car on ne saurait trop redire que presque tous les procès ne viennent que de l’obscurité dans les faits; que, lorsqu’il existerait une méthode propre à les éclaircir, tous ceux qui naissent de la mauvaise foi n’auraient plus lieu; que les parties s’accommoderaient presque toujours après la décision des jurés, sans attendre le jugement des juges d’assises, parce qu’il est rare que lorsque les faits sont constants, l’on dispute beaucoup sur la loi. L’auteur, déjà cité, a rapporté à ce suiet qu’eu Angleterre, il y a une question de droit à décider par année sur cent questions de fait. cela même est posée, il s’agit de savoir quelle peine est affectée à ce délit. Mais dans les affaires civiles, il n’en est pas de même : lorsque les faits sont constants, il faut savoir quelle est la question qu’ils présentent à décider; si vous laissez aux juges à la déterminer, vous retomberez encore, quoique plus rarement dans l’inconvénient, que chaque juge décide une question différente. Cet inconvénient est exactement pareil à celui que vous éprouvez, Messieurs, dans cette Assemblée, lorsque la question est mal posée, et que vous ne voyez pas la possibilité de la résoudre d’une manière affirmative ou négative, en oui ou non, et il faut bien que cela soit ainsi; car il n’y a pas deux modes de délibération dans le monde, il n’y en a qu’un, et c’est celui que vous avez adopté. Toute discussion, toute délibération n’est autre chose qu'une méthode d’analyse qui doit parcourir toutes les qualités d’un sujet, et finir par arriver au plus petit terme possible et à la plus simple expression ; sans cela, ou les jugements sont arbitraires, ou ils cessent d’exprimer l'opinion de la majorité des juges. On ne regrettera pas le temps et l’importance que l’on donnera à ces idées uand on réfléchira qu’elles ont pour but assuré e donner à la justice une telle clarté, une telle simplicité qu’il soit impossible aux plaideurs et aux juges ae la corrompre et de l’altérer. Et pourriez-vous, Messieurs, regretter les soins que vous donneriez à prévenir les erreurs de Injustice qui sont le scandale des lois et le plus grand des malheurs ? Ou s’accoutume à voir les passions et l’intérêt porter les hommes à l'injustice. L’homme vertueux en conclut qu’il faut calmer ses passions et écouter avec défiance les conseils de l’intérêt ; mais, si vous voulez ôter à la probité son appui, à la morale sa base, aux hommes les mœurs et la bonne foi, faites que les lois soient obscures, les jugements incertains, et la justice partiale ou arbitraire. Il faut doue qu’avant tout, les juges soient d’accord sur la position de la question; et pour cela voici ce que je propose de faire. L’officier de justice, rapporieur des affaires devant les juges d’assises, posera seul la question : les juges seront tenus d’opiner pour savoir si telle est effectivement la question qui se présente à juger. S’ils trouvent qu’elle est bien posée, alors ils opineront définitivement sur le fond, et jugeront le procès ; s’ils jugent la question mal posée, alors ils discuteront entre eux avecl’officierdejustice, et finiront par décider comment elle doit être posée ; mais alors ils ne pourront pas la juger, elle sera portée devant les juges de tournées ou d’assises extraordinaires dont j’ai parié. Cette dernière observation est nécessaire, et pour ne pas donner aux juges une trop grande autorité et le désir d’en abuser, et parce que, comme je l’ai déjà remarqué, des hommes ne peuvent absolument être chargés d’appliquer la loi à un fait qui leur aura paru incertain ou faux. Quant à l’idée en elle-même, je la crois très importante, puisqu’elle tend à mener à la vérité par le seul chemin qui puisse y conduire : ou la saisira mieux en la rapprochant de ce qui se passe à présent. Dans les affaires d’audience, une partie publique ; dans les affaires de rapport, un rapporteur, après l’exposition des faits, ne manque pas de poser la question: car il ne viendra jamais à l’esprit de personne de juger une question avant qu’elle ne soit établie à ses propres yeux. Malheureusement chaque juge, en opinant, en fait autant, et pose, soit dans sa tête, soit tout haut, la question différemment : d’où il suit que chacun 430 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1790.] raisonne sur une autre hypothèse, et que tout le monde est d’accord, quoique personne ne soit du même avis, parce qu’il n'y a pas de base commune de délibération-, et par conséquent, que le jugement est incertain, ou rendu contre le voeu de la majorité. Je propose que l’officier de justice qui fait l’office de rapporteur ou de la partie publique, s’arrête après l’exposition de la question, et qu’avant que d’aller plus loin, les juges donnent leur avis sur cet objet, et comme je l’ai dit, ou la décident, ou la renvoient à d’autres juges après l’avoir posée différemment. Les parties, à la vérité, ne voient dans leurs affaires que les demandes qu’elles forment, et malheureusement le législateur n’y a jamais vu que cela : mais le juge doit y voir un problème à résoudre, et y appliquer les formules nécessaires à cette opération . Les parties n’en souffriront pas, car les conclusions en seront toujours la conséquence. Ainsi, si l’on parvient à reconnaître qüe Pierre est sujet à la garantie envers Paul, il s’ensuivra qu’il doit payer la somme qui lui est demandée à cet effet ; vous serez sûrs alors d’avoir atteint le but et de ne pouvoir le dépasser. Car, s’il est permis de le dire c’est moins sur le mérite des ouvriers, que sûr la bonté de la machine, que vous auriez compté : elle servirait même à contenir et à diriger les ouvriers, puisqu’il est aisé alors d’apercevoir leurs erreurs. Cette séparation des fonctions, unique fondement de toute responsabilité, la rendrait bien facile,- on verrait aisément si c’est dans le fait, dans la position de la question, ou dans le jugement, que serait l’erreur ou le délit. Je ne vois rien encore de difficile ni d’embarrassant dans ces dispositions, et le retard qui naît du renvoi que les premiers juges d’assises peuvent faire à d’autres, sera peu sensible, parce qü’il sera aisé derapprocher beaucoup les tournées ou assises extraordinaires, des assises ordinaires, lesquelles doivent décider et comme ramasser toutes les affaires qui leur seront renvoyées par celles-ci, et que comme on l’a vu, les juges d’assises seront peu occupés. On nousditqu’il faudra changer entièrement nos codes civils etcriminels : heureuse nécessité de détruire un code barbare, auquel vous avez déjà fait, Messieurs, d’importantes réformes! A l’égard de l’ordonnance de 1667, il n’est pas vrai qu’il soit nécessaire de la changer entièrement en ce moment. Nommez üri comité, Messieurs, ou plutôt prenez celui que vous avez déjà pour la jurisprudence; et si vous lui en donnez Tordre positif, je ne doute pas qu’en moins d’un mois ou six semaines, il ne vous apporte tous les changements que le nouvel ordre de choses rend nécessaires; j’ose en répondre pour lui, comme j’ose lui répondre qu’il se sera fait peu de travaux ici plus dignes de la reconnaissance publique, et de t’estime des bons citoyens. Tout ne sera pas parfait d’abord et la législature qui suivra cette convention, aura l’avantage que nous ne devons pas lui envier, de rendre à son pays de nouveaux services en améliorant et rectifiant notre ouvrage à cet égard. Dans l’impossibilité d’attaquer les principes, je dois m’attendre que l’ou dira que le plan est d’une exécution presque impossible,; objection ordinaire de ceux qui n’ont pas d’objection Solide à faire. Tant de choses que vous avez entreprises, Messieurs; la division du royaume était aussi une chose impassible. Toutes las vues qui étaient utiles ont été réalisées. D’abord, Messieurs, en consultant l’opinion publique sur cet objet, gardons-nous de recueillir soit les craintes exagérées de ceux qu’effraie toute nouveauté, soit les insinuations secrètes de l’intérêt particulier. Allons au fait : qu’y a-t-il de difficile? ce n’est pas d’établir des jurés, des officiers de justice et des assises; ce n’est pas, n’ont plus, que toutes ces institutions ne doivent conduire à bien administrer la justice. Elles ont toutes, et la décision de la raison, et la sanction de l’expérience dans des pays libres, et elles sont moins parfaites que vous ne pouvez ne les rendre, Voici, en dernière analyse, la seule objection spécieuse que l’on peut faire. Nos lois, nos coutumes, nos formes ne pourront pas être toutes changées et appropriées aux formes judiciaires nouvelles* On pourrait bien montrer que cette objection est frivole; mais il est un moyen simple et sûr, indépendant du plan, qui peut eu être détaché sans aucun inconvénient, et qui répond d’une manière positive à l’objection. C’est aussi pour cela que je propose d’établir quelques tribunaux momentanés, nommés par le peuple, et dont la mission sera sévèrement bornée à un petit nombre d’années. Ges tribunaux jugeraient toutes les contestations existantes, celles qui tiennent à notre 'ancien régime, et celles que nos dispositions vont malheureusement faire naître. Choisis par le peuple, ils seraient, dans le sens de la Révolution, guidés par les vues qui l’ont dictée; et animés, je pense, par cet esprit de justice, de bienveillance et de concorde qui doit suivre de grands changements dans les fortunes et dans l’état des particuliers : ils serviraient à raffermir et à consolider toutes les parties qu’un choc violent a déplacées : et lorsqu’après toutes les révolutions, des commissions arbitraires, faites pour juger sévèrement les coupables et les dissidents* ont toujours été établies, ici les tribunaux réguliers viendraient consoler, pour ainsi dire* ceux qui ont souffert du changement, et leur apporter, sinon le dédommagement des pertes qu’ils ont faites et qu’ils n’ont pas droit de redemander, au moins la justice et la paix que tout homme a le droit d’exiger de la société à laquelle il a consacré ses facultés. Le terme de leur durée devra être court, et surtout sévèrement prescrit et déterminé; on doit même Jes organiser de manière à ce qu’ils ne puissent prolonger leurs pouvoirs. Si vous agréez ce plan, j'aurai l’honneur de vous soumettre mon travail sur cet objet. J’ai pensé que pendant que les anciens procès se jugeraient, et que l’arriéré, pour ainsi dire, se terminerait, il s’établirait auprès des citoyens une procédure simple, facile, presque volontaire; les jurés se formeraient, ils acquerraient et de la consistance et de l’habitude; les lois à leur usage se feraient, oq aurait pour les faire les avantages de l’expérience, sans avoir les inconvénients attachés à tous les premiers essais. Les résultats de la réflexion et du génie, qui ont besoin des lumières générales de l’opinion et du tern ps, pour s’affermir, se développer, pourraient longiemps perfectionner cette institution avant qu’elle ait pris ce caractère politique, qui ne peut plus, sans danger, être si souvent modifié ou dérangé: on aurait conservé cette liaison nécessaire entre l’ancien ordre de choses et le nouveau; le mouvement de la société ne se serait pas arrêté un instant, et le nouveau bâtiment serait déjà habitable et commode, lorsqu’il faudrait détruire l’ancien* On aurait donc passé, sans secousse d’un état [Assemblée nationale J de ehoses à un autre : les jurés seraient établis; les peuples jouiraient de cette institution sans en avoir un moment connu les inconvénients; et lors-qu’éclairés par l’expérience et par l'esprit public, ils en connaîtront tout le prix, elle datera pour eux de l’an de la liberté ; elle aura une origine commune avec tous les biens sortis de la constitution; ils y tiendront comme à une victoire due à leur énergie, comme à une possession conquise lors du triomphe de la liberté sur le despotisme. Quelle différence, Messieurs, si vous remettiez à un temps plus éloigné d’établir les jurés ! On vous proposera, Messieurs, d’énoncer simplement l’idée des jurés et d’en remettre à un temps plus éloigné l’exécution: je ne juge l’intention de personne, moins encore lorsque je ne connais pas leurs discours; maisje le dis hautement, il ne peut y avoir pour le résultat de conseil plus perfide ;* c’est mettre contre la vérité et le bonheur public toutes les chances de l’avenir; c’est armer toutes les passions, tous les intérêts en faveur de l’erreur ; enfin, c’est pour une Assemblée constituante, douée d’une force que n’aura aucune législature, avoir vu le bien et n’avoir pas eu le courage de le faire. Je ne vous appelle point à cette considération par l’idée de la gloire bien belle et bien pure d’avoir fondé la base de la liberté. J’ose vous y montrer votre devoir, le plus important de ceux que la nation vous a imposés, lorsqu’elle vous a donné cette honorable preuve de sa confiance en remettant entre vos mains son bonheur et ses plus chers intérêts. Qui peut se vanter de connaître toutes les combinaisons de l’avenir, et des hommes qui aiment leur pays et la liberté laissent-ils échapper une occasion de faire si aisément un si grand bien? Je sais ce que l’on dit toujours. Vous changez toutes nos institutions, nos habitudes ; croyez-vous le pouvoir sans danger? Et pourquoi ne pas se contenter de réformer, et laisser nos successeurs parvenir successivement au point où vous nous placez subitement? Je connais toute la force de cet argument, et surtout le sentiment qui le produit presque toujours. Je réponds d’abord que l’on peut tout quant à une volonté forte l’on joint d’avoir la raison pour soi; daignez, ensuite, remarquez, Messieurs, que jamais il ne se présentera une occasion plus heureuse de changer notre ordre judiciaire. Les nations n’ont qu’un moment pour redevenir libres; bientôt le despotisme toujours agissant, ou nos passions, notre propre jalousie, pourraient nous diviser dans cette sainte entreprise. U ne faut pas, non plus, se fier au temps et au progrès des lumières dusoind’opérer d’utiles et grandes améliorations dans la société. Dans la crainte de perdre ce que l’on possède, inséparable de toute révolution, les raisons de ne point changer d’état sont toujours les plus fortes et militent en faveur de l’ordre établi: le civisme consiste alors à ne pas changer, dit-on, la constitution de ses pères. Des hommes honnêtes se rallient autour d’elle. Voyez l’Angleterre, comme elle est stationnaire sur ses lois politiques et civiles. Elle n’ose pas encore réformer la représentation la plus inique et la procédure la plus monstrueuse. De bons citoyens même s’y opposent (1). Ces grandes et (l) M. Burkô, si par hasard il lisait cet écrit, ne se plaindrait pas de là classe dans laquelle je le place; mais j’ose dire qu’il ri’eSt pas un véritable ami de la liberté qui ne doive se plaindre de lui. Comment un [29 mars 1790. j 43 1 salutaires innovations dans les institutions humaines sont réservées aux moments de crise, où chacun, forcé de prendre part au rUaintien de la société, sent se réveiller dans son âme les principes de la morale, où l’on est ramené aux notions primitives de la justice et de la raison, parce que la routine et l’usage, ces motifs ordinaires de nos actions, nous abandonnent, et enfin où le concours de toutes les volontés favorise l’établissement de tout ce qui est grand, de tout ce qui est bon, de tout ce qui est utile. Un législateur habile ue manque jamais de saisir ces occasions, qui ne reviennent qu’après * des siècles, de régénérer les hommes, et de faire entref, pour ainsi dire, leurs âmes dans de nouveaux moules qui les rendent meilleures, plus justes, plus sociables. Si une profonde analyse du cœur humain, si l’usage habituel des hommes et des affaires, en décolorant à nos yeux le spectacle de la vie, nous en montre un grand nombre faibles, injustes, envieux, jaloux; si c’est une erreurdaDS un homme d’Etat de ne pas les calculer ainsi lorsqu’il les emploie, c’est une erreur plus grande et plus funeste que de douter que les institutions politiques ne puissent modifier utilement les hommes et leur rendre les mœurs et la vertu. Vous avez, Messieurs, dans vos mains, ces moyens sublimes et simples; le bonheur de vingt-quatre millions d’individus dépend de l’usage que vous en ferez : refuserez-vous de vous en servir ? Je crois avoir répondu aux plus importantes objections. Je pense que ce plan, quoique très î ditférent de l’ancien, ne sera pas rejeté, s’il est bon. J’ai cru nécessaire de n’étabiir ici que les principes, les bases du plan et la possibilité de son exécution. Les détails seront ensuite faciles à y adapter, ils ne se feront pas attendre, et ils auraient dérangé l’ordre dans lequel la question doit être traitée. Je vais d’ailleurs finir par vous proposer, Messieurs, quelques articles qui contiendront ce pian et tout ce que je crois de constitutionnel dans l’ordre judiciaire. J’estime que la première Assemblée de l’univers, sur qui l’Europe entière a les yeux, de laquelle doit sortir le bonheur et la liberté du monde, et dont les opérations seront jugées par la postérité et par les hommes les plus éclairés du siècle, doit toujours se maintenir à la hauteur de ces grandes circonstances. Anglais, dont l’âme, dit-on, est si belle et si sensible, et que l’on a toujours compté parmi ces hommes rares qui semblent nés pour le rôle sublime de défendre les droils des hommes contre les divers attentats de l’autorité, a-t-il pu se permettre de méconnaître dans ses voisins le sentiment qui l’anime lui-même? Et quel mortel peut refuser son estime, je dirais presque son admiration, à un peuple à la fois fier, modéré, généreux, qui, après avoir détruit en entier son gouvernement, et avoir secoué le joug du despotisme, est resté soumis encore à l’autorité de la raison et des mœurs? Au milieu de tous les maux que l’on détruit et de tant de hiens qui se préparent, l’homme sensible, il est vrai, peut voir avec douleur des malheurs particuliers. Quoique grande et pure, cette révolution, sans doute, eât payée chèrement par ceux dont elle dénature l’exislôhce, et dont elle dérange toutes les habitudes. Mais ee ïi'est jamais que par un sentiment exagéré, ou des intentions perfides, qu’en rappelant ces événements qui affligent tout honnête homme, l’on est insensible aux grandes et profondes compensations que présente la révolution au peuple et à l’humanité entière. M. Buike l’aurait sènti lui-même, sangles récits faux et envenimés qué les Français fugitifs lui ont faits des événements c[üi sè Sont jîiàsâés ea I France. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 432 l Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 mars 1799.] Cette question ne pouvant plus nous trouver divisés de sentiment, j’espère que si l’on parvient, Messieurs, à vous proposer quelque chose d’utile et de vrai, tous s’v réuniront comme autour d'un intérêt commun ; que chacun pouvant voir son honneur, sa fortune, sa liberté, sa vie dépendre de l’organisation judiciaire, chacun doit désirer qu’elle soit la plus parfaite possible. Je crois à peine utile de vous faire observer, Messieurs, combien dans mon plan la justice est peu dispendieuse; c’est vers les autres avantages qu’elle présente, queje désire surtout de voir votre attention se diriger. En rappelant ici le problème que j’ai établi au commencement, il me semble qu’il est résolu. Vous aurez une justice facile, prompte, surtout impartiale. Vos juges seront honorés, parce qu’ils seront utiles, parce qu’ils seront en petit nombre, parce qu’ils ne seront pas humiliés par une absurde hiérarchie de tribunaux: ils ne seront pas redoutables néanmoins, parce que, par la combinaison des jugements, nul homme ne peut jamais dire à un autre : c’est moi qui déciderai de ton sort. La justice et la loi seront devenues simples, familières, à la portée de chacun; celle-là ne sera plus un mystère ou un gouffre dévorant. Peut-être approuverez-vous aussi l’idée de délivrer les campagnes de tous les éléments de la justice contentieuse; et comme ses habitants et leurs mœurs appartiennent plus à la nature, de leur laisser les institutions simples qu’elle indique. Enfin, Messieurs, l’organisation du pouvoir judiciaire sera tel que jamais vous n’aurez à redouter des entreprises sur votre liberté publique et individuelle; et toutes les parties de votre constitution, établies et fondées sur la même base, concourront toutes au même but, de ramener dans cet empire les mœurs, la justice et la loyauté. Je le répète, Messieurs, jamais question ne sera jugée avec plus d’impartialité, précisément parce qu’elle intéresse un grand nombre de vous. Vous n’avez plus que ce pas à faire. L’Europe entière vous observe, elle suspend encore son jugement. L’Angleterre surtout voudrait reprendre le droit de mépriser vos lois et votre régime judiciaire. Mais vous sortirez vainqueurs de cette dernière épreuve, où vos détracteurs vous attendent pour calomnier votre patriotisme et votre désintéressement. Qu’il me soit permis, en finissant, de prier l’Assemblée de recevoir et d’examiner avec quelque attention un plan dont les bases sont le fruit de longues méditations, et de douze années d’expérience dans un état qui n’a pu jusqu’à ce moment être bien connu que par la réunion de ces deux moyens. DÉCHET. L’Assemblée nationale décrète comme articles constitutionnels ce qui suit; Art. l°r. Le roi étant le chef du pouvoir exécutif suprême, aucun jugement ne pourra être exécuté qu’en son nom, et par des officiers qui tiennent de lui leur autorité. Art. 2. 11 sera institué, dans tout le royaume, des jurés pour décider les questions de fait, tant au civil qu’au criminel. Art. 3. En coqséquence, aucun jugement ne pourra être rendu, tant au civil qu’au criminel, que les faits n’aient été préalablement convenus par les parties, ou décidés par les jurés. Art. 4. Les faits ayant été convenus entre les parties, ou décidés par les jurés, le jugement sera rendu par des juges élus par les citoyens, pour un temps déterminé. Art. 5. Il sera désigné dans chaque district une ville pour yftenir les assises, dans laquelle ville se-rontétablisdeuxofficiersde justice, qui rempliront alternativement: l’un, les fonctions de juges d’assises, et l’autre, celles qui doivent être exercées sur les lieux, et qui seront déterminées. Art. 6. Il sera établi dans les mêmes villes un officier destiné à exercer les fonctions de la partie publique. Art. 7. Les jugements des juges d’assises pourront être revus par des grands juges, et lorsque ces jugements auront été rendus contre la teneur précise de la loi, ils seront par eux cassés et ren-vovés à d’autres juges d’assises. Art. 8. Les grands juges seront élus alternativement dans les départements ; ils seront communs à tout le royaume, et se transporteront pour rendre leur jugement dans les chefs-lieux d’arrondissement qui seront désignés à cet effet. Art. 9. Dans chacun desdits chefs-lieux d’arrondissement il sera établi un officier civil, pour faire devant les grands juges les rapports des affaires dont la révision aura été demandée, et un officier nommé par le roi, chargé de faire exécuter tous les jugements qui auront été rendus dans toute l’étendue de l’arrondissement. Art. 10. Les juges ne pourront s’arroger aucune fonction publique autre que celles qui leur seront expressément attribuées par la constitution, sous peine de forfaiture ; et ils seront tenus, sous la même peine, de transcrire immédiatement et sans observations, et d’exécuter et faire exécuter sans délai, en ce qui les concerne, tous les décrets du Corps législatif. Art. 11. Usera, en outre, établi dans chaque canton un arbitre ou juge de paix, chargé spécialement de concilier les parties. Ce juge sera susceptible des diverses fonctions qui lui seront attribuées, soit par cette convention, soitpar les législatures, sans pouvoir jamais devenir un élément ou un degré de la justice contentieuse. L’Assemblée nationale se réserve de décréter incessamment les dispositions de détail, nécessaires à la pleine et entière exécution des articles constitutionnels contenus dans le présent décret (1). (1) On a dit que les trois quarts des articles présentés par le comité comme constitutionnels étaient inutiles, les autres dangereux ou mal exprimés. Je crois qu'on a eu raison de le dire. L’article premier est mal conçu. Tous les jugements doivent être exécutés au nom du roi, ainsi que la forme des arrêls l’indique, et l’on serait bien étonné dans vingt ans de lire ce qui suit : que nul citoyen, nul corps ne peut avoir le droit de la rendre en son nom. Les articles 3 et 10 me paraissent du plus grand danger. J’aimerais autant donner au roi la nomination que de faire que ses ministres puissent choisir entre deux présentés; car on peut être sûr que d’ici à longtemps le moins populaire et le plus intrigant des deux serait choisi. Les articles 1 et 5 ne peuvent entrer dans la constitution. Le 4 est inutile après le second, et il souillerait notre constitution. Les articles 6, 7, 8, 9, 13, 14, 15, 16 sont des énonciations superflues et insuffisantes de ce que les juges ne pourront pas faire. On parait n’y avoir en vue que ce qu’ils ont fait jusqu’à présent� mais tout cela ne peut pas entrer dans la Constitution. Il faut dire en un article qu’ils ne pourront avoir d’autres fonctions que colles qui leur seront attribués par la Constitution. L’article 8, qui donne le droit de représentations directes, p&ut être fort dangereux. À l’égard de l’article 11, il faut une dis-