[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1790.] 532 de celui du 23 février dernier, qui leur enjoint d’employer tous les moyens que la confiance publique met à leur disposition pour la protection efficace des personnes et des propriétés; de ceux des 22, 23 et 28 avril suivant, qui défendent à toutes personnes de chasser et de détruire aucune espece de gibier dans les forêts du roi, dans les parcs attenant aux maisons royales, et généralement sur le terrain d’autrui; enfin, de celui du 10 août 1789 qui, en chargeant expressément les municipalités de veiller au maintien de la tranquillité générale, ordonne que, sur leur simple réquisition, les milices nationales, ainsi que les maréchaussées, seront assistées de troupes, à l’eff°t de poursuivre et d’arrêter les perturbateurs du repos public. » M. Merlin expose ensuite, au nom du même comité féodal, que le parlement de Toulouse vient d’accorder uu retrait féodal contre la teneur des décrets de l’Assemblée nationale qui détruisent le régime féodal. Pour annuler un pareil acte, il propose un projet de décret qui est adopté en ces termes : « L'Assemblée nationale, considérant qu’il importe à la tranquillité des citoyens d’arrêter les poursuites en retrait féodal et censuel, qui depuis, et nonobstant la sanction du décret du 15 mars dernier, continuent de s’exercer dans plusieurs tribunaux, sous prétexte qu’elles avaient été commencées avant cette époque ; » Déclare, conformément à l’article 34 du titre II dudit décret, que toute demande en retrait féodal ou censuel qui n’a pas été adjugée avant la publication des lettres-patentes du 3 novembre 1789, par un jugement en dernier ressort, est et doit demeurer sans effet, sauf à faire droit sur les dépens des procédures à cette époque ; et seront déclarés nuis tous jugements et arrêts qui auraient été ou seraient ci-après rendus au contraire. » M. le Président. L’Assemblée va passer à son ordre du jour qui est la suite de la discussion sur le droit de faire la paix et la guerre. Le tour de la parole est à M. le marquis de Sillery. M. le marquis Brûlart de Genlis de Sillery. Messieurs, le roi aura-t-il le droit de faire la paix ou la guerre, sans l’aveu et le consentement de la nation ? En déclarant que la souveraineté appartenait à lamation, vous avez également décrété que l’on ne pourrait lever aucun impôt ni accorder aucun subside sans son consentement. D’aprè3 ces deux principes, la question me paraît décidée et il suffit de les développer pour en montrer l’évidence : en effet, Messieurs, si vous accordez au roi le droit de faire la guerre sans le consentement de la nation, et qu’elle ait celui de refuser les subsides dont il aura besoin, ce droit me paraît entièrement illusoire. Et, d’un autre côté, si la nation ne peut refuser au roi les subsides qu’il demandera pour soutenir une guerre entreprise sans son aveu, le droit que la nation possède de s’établir l’impôt que de son consentement, devient également illusoire pour elle. (1) Nous empruntons le discours de M. le marquis de Sillery au journal le Point du Jour. Tome 6, page 89. — Cette version est plus complète que celle du Moniteur. Qu’il me soit permis de dire qu’il existe un grand nombre de membres dans cette assemblée qui croient, en combattant mon opinion, défendre la dignité royale, qu’ils se figurent compromise, si le roi n’est pas investi du terrible pouvoir qui fait, dans ce moment, l’objet de votre discussion. Je leur répondrai que la nation ne peut restreindre ou augmenter le pouvoir dont le monarque doit être revêtu. Elle a décrété qu’en ses mains résidait le pouvoir exécutif suprême; par conséquent, tout ce qui est exécuiion lui appartient, lui seul en est chargé ; mais il ne peut agir avant que la nation, qui seule est souveraine, ait donné ses ordres. Comme il est chargé de veiller à la sûreté publique, on ne peut mettre en doute qu’il a le pouvoir de prendre toutes les précautions qu’il croira nécessaires, pour être en mesure vis-à-vis des nations, dont il aurait lieu de craindre quelques infractions aux traités; mais ces premières dispositions une fois faites, il doit compte à la nation des motifs qui ont déterminé les précautions et pour lors c’est à elle seule à elle seule à décidersur le parti ultérieur qu’elle doit prendre. — C’est précisément le cas où nous nous trouvons présentement. Le roi a commencé par donner ses ordres pour l’armement de plusieurs vaisseaux et il a rendu compte à l’Assemblée nationale de ses prévoyantes dispositions : maintenant c'est à elle à délibérer sur le plan qu’elle adoptera. Je ne vous répéterai point, Messieurs, la distinction exacte que vous a fait hier un des préopinants sur la justice d’une guerre défensive, et sur le crime d’une guerre offensive. Une grande nation qui se régénère doit, premièrement, être juste ; elle doit proscrire de sa Constitution tout ce qui est contre le droit sacré des hommes et des nations; il est donc inutile qu’elle s’occupe du cas extraordinaire d’une guerre offensive, puisque jamais elle ne doit la permettre. Je pourrais ici vous répéter, Messieurs, plusieurs vérités que je vous ai déjà dites dans mon opinion sur la sanction royale; car les mêmes raisons, qui m’ont fait voter pour le veto suspensif, détermine encore aujourd'hui mon opinion; je me borne à une seule que je me plais à redire ; vous avez le bonheur d’avoir un bon roi, mais vous en avez eu debien pervers, et vous tenez dans vos mains la destinée des races futures. Si vous cédiez à vos rois cette grande prérogative, avez-vous calculé tous les malheurs qui pourraient en résulter ? Avez-vous oublié tous les obstacles que vous avez éprouvés depuis un an? Ignorez-vous les écrits incendiaires dont toutes les provinces sont infestées? N’est-ce pas à votre courage et à votre énergie que les peuples devront cette Constitution si désirée ? Et sans désigner ici personne, croyez-vous qu’il n’existe pas un parti formidable qui cherche à la détruire? Il serait le premier à animer les peuples contre un pareil décret, et vous perdriez en un moment leur confiance, que vous avez si justement méritée. Ecoutez, Messieurs, les reproches de la nation entière. Elle serait en droit de vous dire : « Nous vous avons envoyés pour faire une nouvelle Constitution ; nous avons voulu sortir de i’esclavage, et vous nous y avez replongés, après nous avoir bercés d’espérances. Vous avez décrété que la souveraineté résidait dans la nation, et la nation est obligée d’obéir à la volonté d’un seul homme. Vous avez décrété que les impôts [17 mai 1790.] [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 533 ne pourraient avoir lieu sans notre consentement, et ce droit devient illusoire, puisque nous sommes obligés de soutenir les frais d’une guerre entreprise sans notre aveu. Vous nous aviez promis de soutenir nos droits, et vous n’avez pas eu courage de les faire connaître. Croyez-vous que nous ayons oublié combien de guerres ont été entreprises, tantôt par des ministres ambitieux qui voulaient soutenir leur crédit chancelant; tantôt pour la vengeance d’une favorite offensée ; et pouvons-nous oublier les motifs qui furent cause de la rupture de l’alliance avec le roi de Prusse, et du traité désastreux qui nous a entraînés dans la guerre de Sept ans, qui nous a coûté plus de trois cent mille hommes et plus d’un mil liard 1 « Nous avez-vous affranchis des suites funestes de l’ambition des monarques, et de la perversité de ses ministres? En demandant la liberté, nous avons voulu être le peuple le plus juste de la terre, et, connaissant nos droits, nous avons voulu être instruits des dangers de la patrie avant de prodiguer tout notre sang pour elle. Vous êtes assemblés depuis plus d’une année ; jusqu’à ce moment vous nous avez donné des preuves de zèle et de patriotisme; par quelle fatalité avez-vous oublié le plus sacré de nos intérêts? Avez-vous pu croire que la nation française souffrirait le moindre outrage ou manquerait à la foi qu’elle aurait promise? Les nations étrangères savent ce dont nous étions capables dans le temps où nous étions accablés sous le joug, mais ont-elles calculé l’énergie de la nation française libre et ne formant qu’un peuple de frères? « A l’époque où les ministres disposaient seuls de tous les subsides du royaume; où les favoris et les courtisans se partageaient, sans honte, le fruit de nos sueurs et de nos travaux, avec quelle indifférence nos alliés ont-ils été traités? « A-t-on mis des armées en campagne pour s’opposer au brigandage des trois puissances qui ont partagé la Pologne? Quelle protection a-t-on accordé aux Hollandais que nous avons laissé écraser sous le despotisme le plus affreux, malgré le traité le plus solennel? Et c’est au moment où l’on vient vous rendre compte d’une prétendue rupture entre l’Angleterre et l’Espagne, que vous abandonnez le plus saint de nos droits : quelle confiance pouvons-nous avoir dans cette Constitution que nous avons admirée, puisque votre conduite actuelle est manifestement opposée aux principes que vous avez décrétés? 0 mes compatriotes! vous ne me ferez pas le reproche de n’avoir pas défendu vos intérêts; je répéterai, Messieurs : Que la nation française est libre, qu’elle est souveraine, que la Constitution que son sage monarque vient d’accepter, a fixé ses droits et les assure à jamais; que si l’on osait les méconnaître, 24 millions u'hommes sauraient les défendre; que le roi, chef suprême de la nation, dépositaire du pouvoir exécutif qu’elle lui a confié, doit veiller à sa défense et en combiner tous les moyens; mais que c’est à elle seule de juger si elle est offensée. Ah! Messieurs, pourquoi ces vaines discussions? Le roi n'est-il pas le chef de la nombreuse famille des Français? Pourquoi n’aurait-il pas la confiance de s’en rapporter à la nation? Peut-il avoir des intérêts différents des nôtres? Que le roi pèse lui-même dans une balance exacte la différence de sa situation actuelle et celle dont il avait autrefois le malheur de jouir. D’un côté, il y verra le désespoir des peuples au moment où on leur annonçait une guerre dont ils ignoraient les motifs, les larmes de tous les habitants des campagnes, dont on prenait la subsistance et dont on enlevait les enfants, l’exécration générale pour son ministère et cette indifférence effrayante de la nation sur les événements, également passive sur les victoires et les humiliations et désirant à quelque prix que ce fût la fin du fléau. De l’autre côté, il verra une nation fière de sa liberté, ne voulant jamais attaquer injustement, mais repoussant l’oppression avec l'énergie nationale; il verra toute la nation se confédérer pour marcher sous ses drapeaux contre l’agresseur et ne calculer ni les subsides qu’il faudra accorder, ni le sang qu’il faudra répandre. M. Malouet (1). Messieurs, l’avis du préopinant et l’accueil qu’il a reçu me donnent lieu de remarquer que, toutes les fois qu’une grande question est traitée dans l’Assemblée, on ne manque pas de convenir généralement de son importance et de ses difficultés, ce qui annonce un examen froid et attentif; et cependant, dès le début, il semble qu’il ne puisse y avoir qu’un seul avis sur une grande question, tant il s’élève de défaveur contre celui qui parait s’éloigner du système dominant! tant il est vrai que les moins apparentes, comme les plus fastueuses dominations, supportent difficilement la contrariété I Pour moi, je ne ferai pas cette injure à la liberté et à la raison de douter quechacun de nous n’ait le droit de choisir et de combattre l’affirmative ou la négative de la proposition qui attribuerait au roi le pouvoir de déclarer la guerre et de faire la paix. J’ai donc choisi et adopté le parti qui m’a paru le plus sage, le plus convenable à la sûreté, aux intérêts, à la situation politique de cette grande monarchie. J’ai aussi examiné si la liberté pourrait être plus facilement compromise par l’influence immédiate d’un nûnistère responsable sur la guerre et la paix, que par celle d’un Corps législatif indépendant de toute autorité. — J’ai examiné s’il n’y avait point aussi quelques dangers à redouter des erreurs et des passions d'une grande Assemblée ; et en m’appuyant, à cet égard, des observations de MM. de Sérent et de Virieu, je m’attacherai de préférence aux raisons présentées pour retirer des mains du monarque le pouvoir de faire la guerre ou la paix. Ces motifs se réduisent à soutenir que la nation ne doit déléguer aucun des pouvoirs qu’elle peut exercer; qu’il serait absurde qu’une nation, qui veut être libre, ne se laissât engager, sans son consentement, dans les querelles des rois; qu’en débarrassant la politique de tout ce qu’elle a d’insidieux et d’inutile, en réduisant les intérêts et les relations de la France à ce qui est juste et nécessaire à sa sûreté, il n’est point de traité, point d’alliance etde guerre qui ne puissent être discutés et déterminés par le Corps législatif. — Enfin on a soutenu que le droit de faire la guerre et la paix était et devait être absolument séparé du pouvoir exécutif. Je pense, en effet, contre l’avis de quelques publicistes et de plusieurs préopinants, que ces deux pouvoirs sont différents, et que l’un n'est pas essentiellement une attribution de l’autre, comme le pouvoir judiciaire l’était dans mon opi-(1) Le Moniteur ne donne qu’une courte analyse du discours de M. Malouet. 534 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1790]. nion; — car celui-ci ne consiste guedans l’application et l’exécution de la loi, au lieu que le droit de faire la paix et la guerre emporte nécessairement celui de donner des lois aux vaincus, ou la faculté de rendre obligatoire, pour la nation, les lois du vainqueur. Le droit de guerre et de paix se trouve donc intimement lié au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif : — A la législation, par l’importance des déterminations qui en constituent l’exercice. — Au gouvernement, par la disposition et le développement des forces qu’il emploie. Si c’était un pouvoir semblable à celui de faire les lois, l’influence du monarque se trouverait déjà déterminée par la Constitution, le roi aurait le droit de confirmer et de rendre exécutoire ou de suspendre les résolutions du Corps législatif. Si, au contraire, le droit de guerre et de paix ne consistait que dans l’exécution d’un acte législatif, il n’v aurait pas davantage de question à résoudre, le roi aurait, sans difficulté et sans partage, la direction et l’emploi des moyens. Mais de la double alliance des principes qui se réunissent dans le pouvoir de déclarer la guerre et de faire la paix, résulte la nécessité d’un nouveau mode d’influence pour le monarque, qui concilie la liberté constitutionnelle avec l’unité et l’activité monarchique. Il me semble que ces premières observations démontrent déjà que le Corps législatif, d’après les principes constitutifs, ne pourrait exercer seul'le droit de déclarer la guerre et de faire la naix et que cette sanction se trouve plus naturellement attribuée au chef du pouvoir exécutif par son intervention nécessaire dans tous les actes législatifs. On dit alors : « Vous voulez donc soumettre les intérêts publics à l’intérêt d’un seul, à l’intrigue à l’ambition des ministres? vous voulez compromettre la liberté, les trésors, le sang de la nation en l’engageant, contre son gré, dans une guerre étrangère? A cette possiblilé morale, je réponds par des raisons et par des faits, — que, dans un gouvernement libre, le prince est dans l’impuissance d’entreprendre et de continuer la guerre malgré le vœu de la nation. Dépendant, par. les subsides, par la responsabilité de ses agents, le prince et son conseil éprouveraient alors plus d’obstacles et de sollitudes qu’il ne pourrait avoir d’avantages en satisfaisant des vues personnelles. Mais la disposition absolue de tous les traités, et leur conclusion définitive dans tous les cas, attribuée au seul conseil du roi, pourrait, plus quele droit de faire la guerre, influer u’une manière dangereuse sur la fortune publique, caron peut empêcher la levée ou lamarcbe des troupes par défaut d’argent; — mais, lorsqu’on a pris l’engagement de remplir ceux contractés par le prince, il n’y a plus de raison de s’y soustraire. Et il faut le dire ici, les peuples qui font eux-mêmes leur constitution, qui ne la reçoivent pas d’un conquérant, ne peuvent accorder au prince un droit absolu, illimité dans quelque genre que ce soit. La pleine puissance ne peut être unie à l’autorité royale, qui résulte de la loi, qui n’est forte que par la loi, et qui est très distincte de la volonté personnelle du monarque. Ainsi la constitution anglaise, en attribuant au roi le droit de faire la guerre et la paix, n’a pu le faire despote en cette partie, mais seulement lui confier une portion des pouvoirs que le législateur n’a pas cru sûrement et utilement exercés par d’autres que le monarque. Déterminé par la nécessité du secret dans les négociations, et de la plus grande activité dans les dispositions offensives et défensives, la constitution anglaise donne à la prérogative royale la plus grande étendue en cette partie, mais elle en limite l’exercice par d’autre lois, telles que celles relatives aux subsides, à la levée et à l’entretien de l’armée, à la responsabilité des ministres. Et dans le fait, quoiqu’on ait assuré le contraire, les peuples libres ont fait autant de guerres d’ambition que les despotes, — Depuis plus d’un siècle la seule puissance de l'Europe qui n’ait constamment fait que des guerresdéfensives, c’est le grand Turc. — Les rois d’Angleterre en ont fait de très injustes en obéissant au vœu de la nation, et ils n’en ont pas entrepris, contre son gré, depuis la Révolution; car, comme on l’a remarqué, celle d’Amérique a eu pour motif le refus d’obéir à un acte du parlememt. C’était donc une querelle nationale, un droit de suprématie que la métropole a voulu maintenir contre la vie des principaux armateurs et manufacturiers qui faisaient le commerce des Etats-Unis, et auxquels il était dû des sommes immenses par les Américains. Nous, au contraire, nous avonsfait ladernière guerre d’Amérique sans que le ministère, alors absolu, y ait été provoqué par d’autres motifs que l’opinion publique qui l’entraina malgré lui. La reine Anne Ht la paix d’Utrecht malgré son parlement, mais elle résistait à un ressentimeut pour en satisfaire un autre, et servait néanmoins le véritable intérêt de son pays, qui ne pouvait jouir que par la paix, de tous ses succès dans la guerre de la succession. Quiconque a examiné les actes du parlement et de l’administration britannique depuis la Révolution, a dû remarquer que les guerres et les traités y subissent une discussion et une censure si sévère que, malgré la plénitude du droit attribué à la prérogative royale, il n’est pas de ministre qui pût conserver sa* place, et peut-être sa tête, s’il avait coopéré à un truité ou à une guerre évidemment contraire aux intérêts ou aux passions de la nation. Ilne faut donc pas comparer le droit attribué au prince, dans une constitution libre de faire la guerre et la paix, aux dangers, aux abus qui résultent d’une telle puissance dans un gouvernement absolu . Louvois n’eût pas fait la guerre de Hollande, il n’eût pas incendié la Palatinal, s’il avait pu être cité à l’Assemblée nationale, à moins qu’il n’y eût remarqué ce germe de passion, ou d’orgueil ou d’inimitié nationale, qui produisent autant de maux que le ressentiment d’un despote. Ainsi, Messieurs, tout ce qui vous a été présenté comme principe sur la modération et la justice des nations ou des assemblées législatives, comparées à l’injustice des rois, dans les guerres et les traités, se trouve démenti par les guerres du peuple romain jusqu’à celle de la Hollande. Le despotisme et la liberté ont produit les mêmes excès. Mais des maximes plus pures, une morale plus saine et plus inaltérable semblent devoir déterminer désormais nos décisions. On vous a proposé de faire une déclaration solennelle à toules les nations, de vos principes, de vos projets d’éviter constamment toutes agression et toute querelle injuste. Messieurs, l’Europe est accoutumée à de semblables déclarations ; elles se trouvent dans tous [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1790.] 83o les manifestes et il n’existe plus de moyens sur la terre de persuader aux hommes qu’ils peuvent se reposer uniquement sur la justice et la bonne foi de leurs voisins. J’oserai dire plus, il faut être fort pour être juste avec succès, et toutes les puissances de la terre sont comme les assemblées délibérantes où ce n’est pas telle maxime, mais la majorité qui fait la loi. On a dit : la France est assez puissante, assez assez forte par elle-même, pour n’avoir rien à craindre d’aucune nation, tant qu’elle ne voudra qu’êlrejuste, et passant delà àdes considérations particulières, aux circonslancesqui nous environnent, on a ajouté qu’elles nous commandaient la plus grande défiance, le plus grand éloignement ae toute négociation qui pourrait nous engager directement ou indirectement à la guerre; que l’on ne pouvait donc abandonner au hasard de quelques combinaisons perfides le sort de la Constitution. Je pense, en effet, Messieurs, qu'une guerre étrangère, dans h-s circonstances où nous sommes, serait un grand malheur. Soit que l’on considère l’état actuel des finances et de l’armée, soit qu’on s’arrête aux dispositoins des esprits, aux alarmes des uns, au mécontentement des autres, à la diminution du travail et de toutes les ressources industrielles, la guerre ne peut qu’ajouter à cette somme d’embarras et de désordres. Mais puisqu’on a soulevé le voile qui pouvait vous cacher un funeste avenir, il faut le déchirer tout à fait, et vous montrer combien d’autres mal heurs pourraient produire une funeste imprévoyance. Puisqu’on fait dépendre des circonstances momentanées et de quelques considérations relatives aux personnes, la solution de la grande question qui vous occupe, il est indispensablede fixer un moment votre attention sur la situation politique de l’Europe et sur l’espèce de liens qui nous y attachent, quoi qu’on en dise, encore pour longtemps. Cet équilibre, si vanté et si calomnié qui balance par des alliances et souvent par des intrigues, les forces des différentes puissances, ne méri'e ni l'admiration, ni le mépris qu’on lui prodigue. L’Europe eût été plus d’une fois bouleversée ; on y aurait vu, comme en Asie et en Afrique, des empires détruits, des peuples exterminés, sans la surveillance réciproque de toutes les cours, sans leurs combinaï'ons d’attaque et de défense, que la justice ne dirige pas toujours, mais qui maintient les parties de ce grand tout dans une sorte d’harmonie. En vain, essaierions-nous de nous isoler aujourd’hui de tous ces mouvements politiques ; le commerce a changé la face du globe, les mœurs et les lois, les besoins, les richesses, la liberté, la servitude, la guerre et la paix, tout a subi son influence, et nous ne pourrions nous séparer des autres peuples du continent, sans créer un nouveau système dont les bases reposeraient sur le sable et nous placeraient sur les bords d’un précipice. Si vous n’étiez chargés d’une dette immense dont la moitié des intérêts se payeaux étrangers; si vous n’aviez, en outre, à leur compter annuellement cinquante à soixante millions pour la solde des marchandises qu’ils nous fournissent, il serait encore difficile que la France, comme la Chine, pût se suffire à elle-même : mais dans la position où nous sommes, relativement à l’impôt, aux finances, à la dette de l’Etat, aux besoins et aux débouchés de nos manufactures, nous ne pouvons nous passer de nos colonies, nous ne pouvons les conserver que par des alliances, et si nous venions à les perdre, il serait difficile de calculer les effets désastreux de cette catastrophe. Nous n’avons pas un moindre intérêt à ce que l’Espagne conserve les siennes ; car la part qu’elle nous laisse dans leur approvisionnement est un des plus précieux débouchés de nos manufactures de toiles, de soierie et de quincaillerie. Considérez maintenant la situation de l’Angleterre : une dette à peu près égale à la nôtre se trouve balancée par un effectif, par un ordre parfait dans ses finances, par les riches produits d’un commerce immense dans les deux Indes, et dans toutes les parties du globe. Mais un grand revers, la perte de ses possessions dans l’Inde, l’affaiblissement même de 6a marine, la restauration de notre commerce, la liberté solidement affermie en France, et tous les biens qui en sont la suite, menacent la prospérité de l’Angleterre. qui n’oublie pas d’ailleurs qu’elle nous doit la perte de l’Amérique. Cependant le traité de commerce auquel nous avons accédé, a soumis l’industrie nationale à un tribut aussi honteux qu’il nous est préjudiciable et l’Angleterre se décidera difficilement à nous en affranchir en nous déclarant la guerre. Nous n’ignorons pas que le parlement britannique croit pouvoir en épargner les frais et eu obtenir tous les avantages en évitant de nous distraire des troubles intérieurs qui affligent le royaume et eu s’attachant ou à séparer l’Espagne de notre alliance, ou adétruire sa marine, àenva-hir ses possessions, s’ils s’aperçoivent que nous ne pouvons pas les défendre. Ces considérations, Messieurs, qui ne peuvent échapper à aucun observateur attentif, nous dictent la conduite que nous avons à tenir. Mais c’est moins pour la déterminer que je suis entré dans ces détails que pour répondre aux assertions hasardées sur la confiance que nous devons prendre en nos propres forces, sur l’inutilité des alliances et le peu d’importance de nos relations politiques. Quant à ce qu’il pourrait y avoir de suspect, de dangereux pour la liberté dans les négociations que le roi nous a communiquées, il n’y a qu’un seul mot à répondre. Suppose-t-on que l’Angleterre soit aussi dans le secret de ces combinaisons perfides, et quelle veuille nous faire la guerre pouropérer une contre-révolution? alors il n’y a pas de moyen de l’éviter; il faut nous y préparer, et défendre tout à la fois notre liberté et nos possessions. Est-ce, au contraire, de sa part une spéculation indépendante de notre Constitution? il faut encore nous préparer et attendre. Mais, dans tous les cas, la solution de laquestion qui nous occupe ne peut être déterminée par des soupçons qui se multiplient tous les jours, se reproduisent sous toutes les formes, et ne font qu’éloigner de nos foyers la paix que nous voulons tous conserver au dehors, et dont nous avons grand besoin au dedans. Je ne vous ai présenté, Messieurs, qu’un seul point des relations politiques de la France, qui se trouve inévitablement intéressée à tous les mouvements des grandes puissances de l’Europe. Qui pourrait croire maintenant que des intérêts aussi divers, aussi compliqués, peuvent être traités comme la guerre de Macédoine, sur la place d’Athènes? Qu’arriverait-il, Messieurs, si les délibérations du Corps législatif avaient pour objet l’examen des ï)3& [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1790.] projets des affections et de toutes les passions des princes étrangers et de leurs ministres? si de telles correspondances et les observations, les soupçons, les inquiétudes qui en résultent, étaient livrés, dans une aussi nombreuse Assemblée, à la curiosité des spectateurs qui nous entourent, et aux commentaires des journalistes? Croyez-vous, Messieurs, qu’il n’entrerait point dans les calculs d’un prince, pour rechercher ou refuser notre alliance, ce qu’il aurait à craindre d’une communication préalable de ses vues et de ses moyens? Pensez-vous que la liberté nécessaire de nos avis ne rendrait pas nos discussions dangereuses, en excitant les préventions, les inquiétudes, l’inimitié des princes étrangers, ou eu recevant nous-mêmes toutes ces impressions? J’abrège, Messieurs, toutes les considérations que je pourrais vous présenter, et je ne reviens sur aucune de celles qui vous ont été proposées pour démontrer l’impossibilitéd’aUribuer au Corps législatif l’exercice du droit de guerre et de paix dans toute sa plénitude. Il n’est point, dans l’autre système, d’inconvénients, de désavantages qui égalent ceux auquels vous exposeriez, par une telle décision, les intérêts de la nation. Dans une République un sénat, dans une monarchie, le prince peuvent seuls remplir ces fonctions qui sont véritablement celles du gouvernement. Mais comme le monarque ne doit être investi que de la mesure du pouvoir nécessaire pour la sûreté commune, et comme, ainsi que je l'ai déjà dit, aucun droit absolu et illimité ne peut être attribué au prince dans une constitution libre, il me paraît très raisonnable de déterminer avec précision la manière dont le monarque peut user du droit qui lui sera attribué de faire la guerre et la paix, et je l’exprimerai ainsi : Le roi a le droit et le pouvoir d’ordonner toutes les dispositions d’une juste défense et de déclarer la guerre lorsque les Français ou leurs propriétés auront été attaqués, insultés ou menacés par une puissance étrangère. Le roi pourra faire des préparatifs offensifs, lorsqu’il le jugera indispensable, pour la conservation des possessions nationales; mais s’il n’y a point agression de la part des puissances étrangères, la guerre ne pourra être déclarée que du consentement du Corps législatif. C’est au roi qu’il appartient de déterminer le moment et les conditions de la paix; mais s’il est question de céder une portion du territoire natioual ou de l’accroître par des conquêtes, le traité ne pourra être définitif ou obligatoire que lorsqu’il aura été accepté par le Corps législatif. 11 en sera de même des traités de commerce et de ceux portant stipulation de subsides ; tous autres pactes et alliances seront défini tivement arrêtés, par les ordres du roi, lorsqu’ils ne contiendront que des engagements de défense et de secours mutuels eutre les parties contractantes. M. Pétion de Villeneuve (1). Messieurs (2), (1) Le Moniteur ne donne qu’une analyse du discours de M. Pétion de Villeneuve. (2) Ce discours pourra paraître un peu long, il est cependant trop court, il s’en faut beaucoup que la grande question sur le droit de faire la paix, laquerre et les traités , y soit présentée sous toutes ses faces et dans tous ses détails : néanmoins, comme il a été assez favorablement accueilli, l’auteur s’est déterminé je viens soumettre à vos lumières une des plus grandes questions qui puisse jamais être agitée chez aucun peuple; une question à laquelle tient essentiellement votre liberté, celle de vos descendants, le salut de la patrie. Jusqu’ici vous n’avez porté vos regards qu’au-tourde vous; vous n’avez considéré l’empire que dans ses rapports intérieurs; vous avez vu qu’il n’existait ni ensemble ni harmonie dans les parties éparses et divisées de ce grand tout; vous avez senti la nécessité de refaire à neuf une machine usée par le temps, par lu rouille des préjugés, et dont les ressorts, les uns relâchés, les autres brisés, n’avaient plus de jeu ; et vous avez puisé dans les principes éternels de la raison et de la justice les éléments simples qui devaient former une nouvelle et meilleure organisation; mais vous n’avez pas encore envisagé les relations île ce corps politique avec les autres corps de la même nature qui l’environnent; vous n’avez pas calculé la force d’action et de réaction que ces corps ont les uns sur les autres. Il s’est établi, entre toutes les nations du globe des liens de correspondance de toute espèce. Les di tances immenses des mers qui les séparent, l’élévation prodigieuse des montagnes, les déserts les plus sauvages, tous les obstacles réunis que la nature semblait avoir mis à dessein, n’ont pu empêcher le génie actif et industrieux de l’homme de faire ces rapprochements admirables. Les quatre parties du monde ont ensemble les communications les plus promptes et les plus faciles; elles échangent leurs productions diverses; elles se portent mutuellement leurs goûts, leurs mœurs et leurs usages; elles s'engagent par des traités, elles s’unissent d’intérêt; heureuses, mille fois heureuses, si elles ne connaissaient entre elles d’autres liens que ceux de la fraternité, d’autres sentiments que ceux de la bienfaisance, d’autres conventions que celles fondées sur la bonne foi, sur les services et les. secours réciproques; mais trop souvent aussi des semences de haine et de rivalité les divisent; elles s’associent, tantôt pour former des attaques, tantôt pour repousser des entreprises, de sorte que le moindre événement qui agite deux peuples dans l’un ou l’autre hémisphère, intéresse tous les autres d’une manière plus ou moins directe, plus ou moins sensible , et une guerre qui s’élève dans les Indes embrase à l’instant l’Europe. Ces relations politiques ont i’intluence la plus active et lu plus puissante sur la destinée des empires, sur leur ruine ou leur prospérité, sur le bonheur ou le malheur des peu p es. Combien n’est-il donc pas important de confier le soin de les établir, de les diriger à des mains pures, Fidèles, désintéressées, et d’employer des mesures si sages, qu’elles écartent invinciblement les abus ! J'appelle un instant vos pensées et vos méditations sur ce grand objet. Il est inutile, je pense, de m’arrêter ici à prouver que les nations ont le droit de laisser ou de ne pas laisser entre les mains de leurs chefs la puissance formidable de faire à leur gré la paix, la guerre, tt de conclure les traités, c’est-à-dire de disposer des forces publiques, des richesses, de la liberté et de la vie des peuples. Personne ne doute aujourd’hui de la souveraineté des nations; personne n’ignore que tous les pouvoirs à le faire paraître, le temps ne lui a pas permis d® faire aucun changement. (Note de M. Pétion de Ville-neuve.) [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1790.] 537 «émanent d’elles; qu’elles seules peuvent les conférer, les étendre, les restreindre, suivant qu’elles le jugent convenable; qu’il n’est d’autorité légitime que celle qu’elles ont instituée; que tous les officiers publics sont leurs agents et leurs subordonnés; que les chefs, pour être les premiers, n’en sont pas moins soumis à cette règle générale ■et sacrée. Ainsi, qu’on ne demande plus désormais si une nation a le droit de faire telle ou telle chose, parce qu’elle a le droit de faire tout ce qu’elle veut, tout ce quelle croit utile à son bonheur ; mais qu’on considère s’il est de son intérêt, s’il est de sa prudence d’embrasser le parti qui lui est proposé. Eu toutes choses, voilà la seule question qui puisse véritablement se présenter lorsqu’il s’agit des droits éternels et imprescriptibles des nations. J’examinerai donc si vous pouvez, sans inconvénient et sans danger, rendre le pouvoir exécutif maître absolu de faire la paix, la guerre et les traités. Avant d’entrer dans cette discussion, je ne puis me défendre de jeter un coup d’œil rapide sur les anciens usages, sur les lois primitives et fondamentales du royaume. Ce n\ st qu’avec uq respect religieux et profond qu’il est permis de contempler lesassemblées augustes des premiers âges de la monarchie. Nos aïeux, dans leur simplicité guerrière, avaient le sentiment de leurs droits et de leur dignité : le chef de l’empire était à leurs yeux le premier parmi ses égaux ; ils ne lui accordaient de prérogatives que celles qui tenaient à son rang, sans pouvoir nuire à la chose publique; ils se gardaient bien surtout de lui laisser la puissance de faire, suivant son caprice, la paix, la guerre et les traités ; ils se réservaient ce droit redoutable ; ils ne portaient les armes que quand ils l’avaient résolu ; ils ne les déposaient qu’après leurs triomphes et quand ils avaieutdicté la loi à leurs ennemis ; ils avaient partagé les périls, ils partageaient les dépouilles. C’était en commun qu’ils prescrivaient les conditions de la paix. Les exemples qui attestent ces vérités sont si nombreux et si connus, que je me crois di-pensé d’en citer aucun. Les capitulaires, ces anciens et précieux monuments de notre droit public, en sont remplis. Plusieurs siècles sesont écoulés avantque nos rois eussent des troupes réglées à leurs ordres ; ils ne pouvaient dès lors entreprendre une guerre sans implorer le secours et sansavoir le vœu des hauts barons, des grands propriétaires de fiefs et de la nation. Tout ce qui intéressait le sort de l’Etat, ses relations avec les peuples voisins, se traitait publiquement au champ de mars et de mai. Si nous passons de ces diètes fameuses aux Etats généraux, nous voyons que, sous le roi Jean, le 17 octobre 1356, ces Etats demandèrent la liberté du roi de Navarre, décidèrent la guerre, accordèrent une aide pour l’entretien de l’armée et la délivrance du roi; Que, sous Charles V,le9 mai 1369, ils décidèrent la guerre contre les Anglais; Que, sous Charles VII, en 1441, ils avisèrent de la paix; Que, sous Louis XI, en 1467, ils statuèrent que le duc de Bretagne serait sommé de rendre au roi les villes qu’il détenait par son intelligence avec l’Angleterre ; Que, sous Louis XII, en 1506, ils entrèrent dans les details des inconvénients du mariage de Mme Claude de France avec un prince étranger, à cause du démembrement de tant de beaux Etats que la princesse porterait en dot à son époux ; Que, sous François II et Charles IX, en 1560, ils agitèrent les moyens propres à consolider la paix; Que, sous Henri III, en 1576 et 1588, ils délibérèrent également sur la paix à faire avec le roi de Navarre ; Que, sons Louis XIII enfin, en 1614, ils approuvèrent l’alliance avec l’Espagne par le mariage du roi avec la fille de Philippe 111, et ils proposèrent des traités avec cette puissance et l’Angleterre pour la sûreté des navires français (1). Ici se trouve une lacune considérable dans notre histoire. Depuis longtemps les Etats portaient ombrage à l’ambition démesurée de nos rois, qui voulaient tous les pouvoirs et en jouir sans partage. Affectant de méconnaître la source d’où ils tiraient leur puissance, ils le faisaient descendre du ciel même; et c’était au nom de l’Eterne! qu’ils prétendaient gouverner la nation en maîtres absolus. Les prêtres favorisaient ce despotisme d’autant plus imposant, que son origine était respectable et sacrée. Les Etats généraux disparurent, et à leur place on substitua un fantôme de pouvoir; des corps judiciaires choisis par la cour remplacèrent le corps national choisi par le peuple. Les magistrats se crurent insensiblement les mandataireset les représentants de la nation; ils agirent et stipulèrent eu son nom. Ce fut alors que nos rois ne rencontrèrent plus d’obstacles à leurs volontés, qu’ils franchirent aisément les fragiles barrières qu’on voulut de temps en temps leur opposer. Ce fut alors surtout qu’ils se livrèrent sans mesureà leur penchant pour la guerre, qu’ils attaquèrent leurs voisins, qu’ils troublèrent la paix de l’Europe, qu’ils versèrent à flots l’or et le sang de la nation, qu’ils firent des traités sans jamais daigner la consulter. Peut-être, au reste, devez vous bénir ces coupables excès, puisque c’e&t au poids insupportable de vos maux que vous devez d’être rétablis aujourd’hui dans vos droits ; mais montrez-vous jaloux de les conserver ; ne soyez pas moins éclairés que vos pères sur vos véritables intérêts. Vous n’avez rien fait pour la liberté et le bonheur public, si vous laissez entre les mains de vos chefs le terrible pouvoir de faire la paix, la guerre et les traités. Réfléchissez un peu sur ce pouvoir, sur ses fatales conséquences. Et d’abord, je vous prie d'observer qu’un Etat bien constitué ne peut jamais périr par ses maux intérieurs, qu’il n’a rien à redouter que de l’oppression étrangère. Je suppose pour un instant la France isoléedu surplus du globe et sans aucune communication extérieure; avec son sol fertile, ses productions riches et variées, l’activité industrieuse de ses habitants, un bon régime, que manquerait-il à celte puissance pour être heureuse et florissante? qu’aurait-elle à craindre ou à désirer? Rien, absolument rien. Mais c’est en vain que vous aurez un bon système de finance, que vous établirez une sage et sévère économie dans les dépenses publiques, si un roi, enivré de la folie des conquêtes, vous suscite au dehors des guerres sanglantes et ruineuses. C’est en vain que vous serez riches d’une population immense, si elle est immolée dans des combats impies, qui n’ont ni l’utilité publique, ni la défense de la patrie pour objet. (1) Ces exemples sont tirés de l’excellent ouvrage de M. Peyssonnel, sur la situation politique de la France et ses rapports actuels avec toutes les puissances de l’Europe. 538 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1790.] C’est en vain que vous aurez unis tous vos soins à protéger, à faire fleurir le commerce, cette source féconde de prospérité, si des ministres ignorants ou pervers lui portent des atteintes funestes, en faisant pencher la balance du côté des nations étrangères. C’est en vain que vous aurez jeté le9 bases d’une bonne constitution, si elles peuvent être renversées en un instant parla violence. Et tous ces dangers sont à craindre, si vous n’y prenez garde; et tous ces dangers vous menacent: l’exemple du passé est une grande leçon pour vous. Combien de fois le désir effréné de vos rois de dominer leurs voisins, de remplir le monde de leur nom, a-t-il mis le royaume en feu? combien de citoyens ont-ils été victimes de leur ardeur guerrière, de leurs passions insensées? que de pillages, de désastres, de misères, d’impôts, de calamités de toutes espèces ! Sans remonter àdeè époques trop éloignées, à ces temps où la guerre était un état habituel ; où le crime et le carnage se succédaient saus interruption; où l’ennemi était dans l’intérieur de l’empire, et sur le point de s’en rendre maître ; où la nation allait s’anéantir, je m’arrête à des temps plus voisins de nous, à ce roi despote, vain et superstitieux; jaloux de tous les genres d’honneur et de gloire; grand de la grandeurde ses ministres, de ses généraux et des grands hommes qui l’environnaient; grand de la grandeur de son siècle dont l’éclat a rejailli sur lui, cher aux gens de lettres dont il achetait les louanges, odieux au peuple dont il faisait le malheur, qui ne respira que la guerre, la fit avec barbarie, dirigea ses armes meurtrières contre ses propres sujets, excita la jalousie de tous les peuples de l’Europe par sa vanité ridicule, mit le royaume à deux doigts de sa perte, l’épuisa d’hommes et d’argent par ses revers, son faste et ses dépenses scandaleuses, fit des plaies profondes à l’État, qui saignent encore aujourd’hui. Je veux parler de Louis XIV. Son successeur, quoique moins ambitieux, quoique naturellement porté aux plaisirs et à la paix, n’en a pas moins entrepris et soutenu sans intérêt comme sans nécessité, une multitude de guerres désastreuses. Laissant échapper de ses mains les rênes de l’empire, se débarrassant du soin trop pénible de régner sur ses favoris et ses maîtresses, ce roi faible et voluptueux est parvenu à force d’impéritie et d’infortune, à avilir chez les cours éirangères la nation la plus jalouse de son honneur, et à la faire descendre du haut rang qu’elle occupait, et qu’elle n’aurait jamais dû perdre. Louis XVI, ce roi citoyen, ne s’est-il pas laissé entraîner dans la guerre la plus ruineuse et la plus injuste? Je dis injuste, dans les principes de ceux qui l’ont fait entreprendre, et dans les motifs qui les ont dirigés. Qu’ont-ils voulu? Ils n’ont pas voulu briser les fers d’un peuple esclave pour le rendre libre; cette grande idée était trop éloignée de leur politique étroite et artificieuse. Ils ont voulu se venger d’une nation rivale, l’huini-lier, l’affaiblir. Heureusement qu’en désirant n’arriver qu’à ce but, ils en ont atteint un bien plus noble, bien plus désirable, le seul qui puisse consoler les amis de l’humanité et du bien public, du sang et de l’or qui ont été répandus pour cette guerre. Ils ont placé dans le nouveau-monde le ianal de la liberté, et ce fanal éclairera insensiblement tous les peuples de la terre. Quels traités funestes, impolitiques et déshonorants ont été conclus sous ces règnes ! Dans l’un après avoir fait des dépenses énormes, pour soutenir sur le trône un prince que le peuple en avait fait descendre, et qui dès lors ne pouvait pas y remonter, on l’abandonne lâchement et on reconnaît son successeur. On est forcé, en outre, de renoncer à des provinces qui avaient coûté les plus grands sacrifices, aux places les plus importantes et les mieux fortifiées, et on s’estima heureux de n’être pas réduit à des pertes plus fâcheuses. Dans l’autre, on reçoit avec soumission toutes les conditions qu’il plaît au vainqueur d’imposer. On cède le Canada; on cède toutes nos possessions dans l’Amérique du Nord; on cède dans les Indes nos villes, nos belles contrées septentrionales; et la France destinée à commander en souveraine dans cette partie du monde, sans celte longue suitede fautes, d’impéritie et de trahisons du ministère, est réduite à de simples comptoirs. Elle est réduite à ce point d’avilissement, que le gouvernement britanniqne lui interdit l’usage de ses propres ports, qu’il place un agent pour sur-veilW l’exécution de cette clause tyrannique et révoltante et qu’il force la France de le soudoyer. Dans celui-ci, la France victime de la politique artificieuse de la maison d’Autriche, sans aucun intérêt réel et solide, sans proportion ni réciprocité dans les engagements, s’asservit aux projets ambitieux de cette puissance, s’expose à des guerres perpétuelles avec ses nombreux ennemis, se soumet à faire marcher des armées, ou à fournir des subsides, laisse échapper de ses mains la balance qu’elle pouvait si facilement maintenir dans I Empire et en Italie, perd sa considération dans l’Europe, néglige les alliances précieuses des cours du Nord, indispose son plus ancien, son plus fidèle allié,... le Turc,... court le risque de perdre son riche commerce du Levant. Vous connaissez, Messieurs, les suites fatales pour la France de ce fameux traité de 1756; elles avaient été prédites par un des plus grands politiquesdu siècle, M. Favier. J’éviterai de vous les rappeler. Dans celui-là, une nation active, industrieuse, éclairée sur ses vrais intérêts, animée de l’esprit public, surprend l’ignorance de notre ministère, profite peut-être de sa mauvaise foi pour ruiner notre commerce, nos manufactures; tout y est calculé contre nous. Les articles qui présentent des avantages pour la France, ou sont prohibés, ou sont surchargés de droits; ceux exclusivement profitables à l 'Angleterre, ceux où la réciprocité lui est utile, sont favorisés. Quels encouragements surtout sont donnés à toutes les importations qui peuvent se faire par les navires de construction anglaise ? Quand on réunit ces dispositions à celles du fameux acte de navigation d’Angleterre, on explique comment vingt bâtiments anglais sont employés au commerce des deux nations, depuis le traité, contre un seul bâtiment français. Il faut dire que ce traité qui nous est si pernicieux, n’a été fait et conclu que d’après les avis et observations des plus habiles négociants des différentes parties de l’Angleterre, qui furent appelés et entendus à la barre du parlement, et que nos ministres dédaignèrent d’assembler le commerce, de le consulter, de s’instruire , ils ne prirent conseil que d eux-mêmes et de leurs commis. Je ne parlerai plus que d’un seul traité qui subsiste depuis longtemps et se renouvelle sans cesse ; mais il est si révoltant, que je ne puis le passer sous silence. C’est celui par lequel la France paie des tributs annuels à des corsaires 589 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1790.] qui ne vivent que de vols, de meurtres et de rapines. Ces brigands, retranchés dans leurs rochers comme dans une caverne, en sortent pour infester les mers, s’emparent à force armée des vaisseaux dont ils font la rencontre, égorgent les matelots, les voyageurs, jettent dans les fers ceux qui échappent à leur fureur sanguinaire, les mutilent et exercent envers eux les cruautés les plus inouies. G’est pour acheter l’amitié de ces scélérats, et se soustraire à leur rage, qu’on a la lâcheté de composer ainsi avec eux et de s’en rendre tributaires. Ce qui a bien droit sans doute de surprendre, c’est que presque toutes les nations commerçantes soient descendues à ce degré d’avilissement, qu'elles leur donnent de semblables rançons, au lieu de se réunir pour exterminer ces monstres odieux, et réduire en cendres leur infâme repaire: mais ce qui excite l’indignation la plus profonde, c’est que plusieurs de ces nations favorisent sourdement ces horreurs, ces brigandages, et qu’elles éprouvent une secrète joi ci-quand ils se commettent envers des peuples qu’elles croient pouvoir nuire à leurs intérêts, et Su’iiles regardent comme leurs rivaux. Grand ieu ! quelle affreuse politique, et comme elle dégrade l’homme ! Peut-on croire que si la nation eût exercé ses droits, elle auraitété assez aveugle, assez ennemie d’elle-raême et de son bonheur pour se livrera ces guerres éternelles, pour prodiguer ainsi son sang et ses trésors ? Peut-on croire qu’elle aurait consenti à des traités aussi humiliants, aussi contraires à sa prospérité ? ...... Non, sans doute. Je ne conçois pas, je l’avoue, comment un peuple peut dire à son chef : Tu disposeras de moi à ta volonté ; tu m’enverras au carnage, et j’obéirai ; tu m’exposeras à ma ruine, et je me soumettrai; lu céderas mon territoire à ton vainqueur, tu me céderas moi-même comme un vil troupeau, et je respecterai ce pacte de ta toute-puissance. Tel est le langage d’un esclave à son maître: tel est cependant celui que tient un peuple, au moment où il investit son chef du droit de faire à son gre la paix, la guerre, les traités, et telles sont les conséquences effrayantes auxquelles il s’expose. EU bien ! chez presque toutes les nations, ce droit redoutable se trouve entre les mains des rois. De là même on veut en conclure que les nations ont senti la nécessité de leur confier et les dangers de s’en réserver l’exercice. Dites que les rois ont usurpé ce droit, mais non Ïas que les nations le leur aient abondonné. aimerais autant que pour justifier la dépendance absolue dans laqueii« la plupart des peuples sont de leurs chefs, on soutint que ces peuples ont reconnu les inconvénients de la liberté, et l'usage dangereux qu’ils tu pouvaient faire ; qu’ils ont Î référé dès lors vivre dans un honteux esclavage. vec cette manière de raisonner, tout ce qui existe serait juste et légitime. Je vais plus loin, toutes les nations du monde, sans exception, auraient librement consenti à laisser à leurs monarqu s le droit de faire la paix, la guerre et les traités, qu’il n’en faudrait pas moins examiner si cet abandon est raisonnable, s’il n’est pas sujet aux plus grands abus. Or, cet abandon est insensé, et les suites en sont cruelles. Ouvrez l'histoire, et contemplez ces nombreux forfaits politiques, tous ces crimes de lèse-humamté, commis par ces maîtres du monde. Vous verrez que chaque page est teinte du sang qu’ils ont versé; vous verrez que la terre a été un théâtre perpétuel de guerres et de carnage; vous verrez que les peuples n’ont pas cessé d’être les vils instruments et les victimes des passions et de l’ambition de ces farouches despotes. Mille et mille traits, tant anciens que modernes, attestent cette triste vérité, et il suffit de dire qu’il n’est pas un seul peuple sur la terre qui n’ait eu à gémir d’avoir laissé entre les mains de ses chefs le droit de satisfaire à son gré ses penchants pour la guerre. Qu’on vienne nous dire ensuite que l’intérêt des rois étant le même que celui des peuples qu’ils gouvernent, que ne pouvant pas en avoir d’autre, ils sont forcés de vouloir le bien, et qu’on ne doit pas craindre dès lors qu’ils abusent d’un droit dont tout les engage à user pour le bonheur commun. Je sais que les apôtres du despotisme répètent sans cesse ce misérable sophisme. Mais pour démontrer combien il est ridicule, il ne faut qu’examiner quelle en serait la vraie et nécessaire conséquence : c’est que tous les rois ayant intérêt à être justes, sont justes ; c’est qu’ayant intérêt à être vertueux, ils sont vertueux; c’est qu’ayant intérêt à administrer la fortune publique avec une sévère économie, ils sont économes; c’est qu’ayant intérêt à ne pas verser le sang des peuples, ils en sont avares. Or, cette conséquense est démentie par une longue et constante expérience. Les rois sont des hommes, la raison n’est pas toujours leur guide. Les passions les égarent; ils échappent difficilement à tous les genres de corruption qui les asriègent sans cesse. L’amour de la domination, ce penchant si naturel à l’homme, se fortifie chez eux par les vices de leur éducation et par les hommages idolâtres qu’ils reçoivent dans tous les moments de leur vie de ceux qui les environnent. Ils se croient supérieurs aux autres hommes, et, pour ainsi dire, d’une autre nature; se croient nés pour les commander, et ils veulent être servilement obéis; et remarquez ici que l’ivresse du pouvoir peut les aveugler, d’autant plus aisément sur l’intérêt des peuples, que cet intérêt se présente difficilement àleurs yeux sous ses vrais rapports. Peut-on en être surpris, lorsque tant de débats s’élèvent parmi les hommes les plus instruits et les plus désintéressés, sur la meilleure nature des gouvernements; lorsque tant d’abus sont tour à tour blâmés et justifiés; lorsqu’on met en problème si l’on doit instruire le peuple ou le laisser dans l’ignorance; si la liberté ne lui est pas plus nuisible qu’utile, lorsque les plus grandes questions de morale et de politique deviennent un objet de controverses, comment voulez-vous que les rois, nourris de préjugés dès leur enfance, tranchent ces difficultés, si ce n’est en leur faveur? comment voulez-vous qu’ils ne regardent pas comme légitime et comme nécessaire l’autorité la plus absolue? De sorte que le roi, le plus ami du bien, peut se croire permis d’employer les mesures les plus despotiques, pour conduire le peuple à ce qu’il regarde comme son bonheur. Jugez de ce que pourra faire un despote, emporté par la fougue de ses passions, par un caractère violent et inhumain, qui veut dominer par la terreur, qui ne respire que le carnage ; si vous lui laissez le droit de faire la paix et la guerre, de disposer de la force publique à son gré, il entreprendra la guerre, sous le plus léger prétexte, ou excitera ses voisins à la lui faire; le tout pour avoir de l’argent; avec l’argent, il cor- 840 [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1790.] rompra les troupes, et ceux qui pourraient s’opposer à ses desseins ; avec les troupes, il opprimera la liberté, il fera tout fléchir sous l’empire de la force: qu’il revienne vainqueur, le peuple sera à ses genoux et bénira ses fers; il protestera bien cependant qu’il n’a en vue que le bonheur de ce peuple, séduit égaré, et qu’il ne cherche que son intérêt. On m’observera que la nation se réservant d’accorder ou de refuser l’impôt, sera toujours la maîtresse de s’opposer à une guerre injuste, à des vues ambitieuses. Quelle fragile ressource 1 quel faible frein! Et d’abord, comment autoriser un mal pour se réserver la satisfaction d’y appliquer le remède? ne vaut-il pas mieux prévenir le mal que de s’exposer à le guérir? Comment ensuite mettre la nation en opposition avec son chef et établir une lutte perpétuelle que la prudence et la tranquillité publique engagent d’éviter? comment enfin s’aveugler au point de croire qu’il soit aussi facile, aussi praticable d’arrêter à volonté des hostilités commencées? Les premiers coups portés, une nation peut se trouver forcée de continuer la guerre a plus injuste, et pour laquelle elle a le plus de répugnance. L’ennemi irrité l’attaque, la poursuit, fait des descentes dans ses possessions lointaines, s'empare de ses vaisseaux, pénètre dans l’inlérii ur même du royaume. Il faut bien aloi s qu’elle se défende, qu’elle repousse les attaques et qu’elle se garantisse des désastres dont elle est menacée. Qu’elle abandonne son chef, en le privant de secours devenus indispensables, elle va se trouver en proie aux dangers les plus imminents. L’orage qu’on a conjuré va fondre sur sa tête et tout ravager. La loi impérieuse de la nécessité la contraint donc à fournir ces subsides. Qu’on vienne dire maintenant qu’avec la liberté de refuser l’impôt, une nation tient toujours son chef dans une salutaire dépendance. Les ministres seront responsables, ajoutera-t-on. Eh ! ne nous laissons pas séduire davan tage par cette responsabilité. Manque-t-on jamais d»* prétextes et de détours pour l’éluder? Comme il est facile de donner le change, lorsque des négociations sont secrètes; comme il est facile de paraître sur la défensive, lorsqu’au fond on est l’agresseur; comme il est facile d’avoir tous les dehors de la raison, lorsqu’on a les torts lès plus réels: comment démêler tous les fils, tous les ressorts cachés du labyrinthe tortueux de notre politique actuelle? De plus est-ce que la tête d’un homme peut répondre des calamilés affreuses de la guerre? Quand des milliers d’hommes auront été égorgés, quand des villes auront été saccagées, quand des maisons auront été dévastées, est-ce donc une réparation que l’exii ou lamortd’un ministre? Pourquoi, ne cesserai-je de le répéter, pourquoi s’exposer à d’aussi grands maux, et ne se réserver que le triste privilège de punir? Ce que je dis de la guerre, je le dis également des traités; quand une fois ils sont conclus, s’ils font le malheur de l’empire, qu’importe la responsabilité des ministres? Il faut les exécuter ou bien il faut en venir aux armes, et parcourir sans cesse cet épouvantable cercle de violations de promesses et dVl'fusion de sang. Voyez l’Angleterre, me dira-t-on ; ces fiers insulaires ont cru qu’il suffisait au maintien de leur liberté, de leur sûreté, de se réserver la faculté de refuser l’impôt et de rendre les ministres responsables. Voyez l’Angleterre, leur répondrais-je à mon tour, suivez les événements qui ont agité cette île célèbre et vous reconnaîtrez que ces précautions ont toujours été vaines, que les rois et leurs ministres ont entrepris les guerres les plus injustes et les plus inutiles, qu’ils les ont entreprises sans daigner consulter l’opinion publique, quelquefois même en la bravant : témoin la dernière guerre d’Amérique, contre laquelle on présentait de toutes parts des pétitions; que ces guerres ont porté la dette publique à des sommes effrayantes, que les impôts n’ont point été refusés, que les accusations contre les ministres D’ont rien produit, que la responsabilité a été sans effet, que toujours la cour a eu le secret d’assoupir les réclamations et de corrompre les membres qui lui portaient ombrage, crue je parlement n’a conservé qu’un simulacre de pouvoir pour les articles mêmes des traités, qui, d’après les lois de l’Etat, ont besoin de son concours ; que la volonté du roi finit sans cesse par être dominante. Ne serait-ce pas le comble de l’imprudence que de se fiera de semblables mesures, que de prétendre garantir la chose publique des attaques par d’aussi faibles barrières, lorsque la raison et les faits démontrent qu’elles peuvent être si facilement renversées? Nous touchons à une grande objection : on parle souvent des difficultés sans nombre qu’éprouverait un Corps législatif, s'il voulait traiter les affaires politiques; on exagère ces difficultés, on les présente comme insurmontables. Je pourrais me contenter de répondre par un seul mot et il est sans réplique : c’est que les peuples les plus fameux de l’antiquité les agi-naient, les discutaient; que plusieurs nations modernes les agitent et les discutent dans de semblables assemblées. Mais je ne m’arrête pas là, et je crois utile de détruire d’anciens préjugés avec lesquels on captive la crédulité et on enchaîne la raison du peuple. Le secret, dit-on, est l’à ne de la politique ; la publicité dans les discussions trahirait les mesures les plus prudentes; les nations ennemies en profileraient pour déconcerter les projets les plus sagement combinés et faire réussir leurs entreprises. Et moi je soutiens que ce mystère dont on fait tant de cas, auquel on attache de si précieux avantages, ne sert, au fond, qu’à cacher les passions, les fautes et les erreurs de ceux qui gouvernent, qu’à maintenir les peuples dans une dépendance servile, et dans une soumission aveugle. Toutes les fois qu’on a voulu égarer les hommes, on a ainsi éloigné la lumière de leurs yeux et on n’a jamais manqué de prétextes plausibles pour les rendre esclaves de leur ignorance: Ç’a toujours été pour leur propre intérêt qu’on leur a interdit de s’instruire, et depuis les opérations les plus mécaniques de l’esprit, jusqu’à ses combinaisons les plus sublimes et les plus profondes, il n’est rien sur quoi on n’ait voulu jeter un voile ténébreux. Il serait inutile de rappeler ici toutes les précautions injustes et violentes que, dans tous les temps, les hommes ambitieux de dominer leurs semblables ont prises pour empêcher les connaissances humaines de se faire jour et pour s’en réserver la possestion exclusive. Il n’y a qu’un instant encore que l’administration du royaume était enveloppée d'une obscurité impénétrable. Eh bien! que de sophismes n’employai t-on pas pour justifier ce régime funeste et oppresseur ? A entendre ses partisans, [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1790.J 541 la prudence, la tranquillité et le bonheur des peuples en dépendaient; il était dangereux, il était contraire à son bonheur de lui laisser apercevoir par quels secrets ressorts il était conduit, il fallait lui inspirer une confiance sans bornes dans tous les agents du pouvoir. La célérité dans l’exécution paraissait, un bienfait d’un si grand prix, qu’il rendait excusables les violations des formes et des règles ordinaires; les méprises, les injustices, les abus de tous genres étaient des maux passagers inséparables des grandes affaires, mais qui se perdaient dans le bien et ôtaient plus que compensés, Que ne disait-on, que ne faisait-on pas pour épaissir de plus en plus le voile qui couvrait une partie importante de l’administration, les finances? Soulever ce voile était un crime, c’était ouvrir la porte à tous les désordres, mais séduire le peuple par des apparences trompeuses, lui annoncer une situation favorable au moment de la plus grande détresse, un avenir fortuné lorsqu’il n’offrait ni ressources, ni espérances, paraissait le système le plus sage, le plus adroit, le seul qui pût, qui dût raisonnablement être suivi. Eh bien ! qui de nous n’est pas maintenant convaincu que c'est à cette marche ténébreuse de l’administration, à ces opérations clandestines du ministère que nous devons attribuer ces déprédations, ces iniquités et cette foule de maux enfin qui désolent le royaume? Si elles nous ont été si pernicieuses pour notre régime intérieur, pourq uoi produiraient-elles de plus salutaireseffets lorsqu’il s’agit de nos rapports extérieurs? Je cherche en vain de quelle utilité est le secret dans les affaires politiques. D’abord, lorsque deux ou plusieurs nalions traitent ensemble, chacune agissant avec mesure, avec réserve, avec mystère, chacune a l’avantage du secret : cet avantage est égal pour toutes; dès lors il est nul. Je ne prétends pas dire que dans cette guerre de dissimulation et de ruse, l’une ne puisse parvenir à donner le change à l’autre, à l’induire en erreur sur ses intentions, sur ses desseins cachés; mais considérant cet objet sous son point de vue, vrai et général, sans application à tel ou tel exemple particulier, je soutiens et il est évident qu’on ne peut pas appuyer la nécessité du secret sur le bien et l’intérêt d’une nation, puisqu’il n’est pas possible de savoir si ce procédé tournera pour ou contre elle; qu’aujourd’hui il lui sera favorable et demain nuisible; qu’il peut servir à tromper comme à être trompé. Cet artifice méprisable est même devenu à peu près sans objet. Les détours les plus subtils en ce genre sont usés; les pièges sont à l’instant éventés et découverts. On sait quel intérêt doit naturellement prendre une nation dans une guerre, dans un traité; on connaît ses alliés, les engagements qu’elle a pris avec eux, et on en calcule aisément les suites. Les cours entretiennent réciproquement chez elles des espions titrés qui les instruisent de tous les mouvements qui se passent, des préparatifs, des armements qui se font, soit dans les ports, soit sur terre. On corrompt une maîtresse, un secrétaire, un commis, qui dévoilent les plans, les correspondances et tout ce qu’on voulait tenir caché. Il n’est plus, on peut le dire, de véritable secret envers les puissances. De mille exemples que l’on pourrait ci ter, je ne veux que celui de ce roi philosophe, législateur et guerrier. L’immortel Frédéric ignorai t-il rien de tout ce qui se passait dans les cabinets de l’Europe? et n’a-t-il pas sans cesse déconcerté les projets les plus mystérieux de ses ennemis, au moment où ils y pensaient le moins ? Enfin, je suppose que, par des manœuvres adroites, on ait su échapper à la clairvoyance de ceux qui avaient intérêt de vous découvrir, c’est le prestige d’un moment, dont les effets sont nécessairement passagers. Quelle petite et vile ressource! Il semble que les ministres ne traitent que pour le temps de leur ministère, ou tout au plus, pour le règne de leur maître; comme si les nations ne vivaient qu’un jour, cornue si l’on pouvait se réjouir du triomphe de l’infidélité et de la fourberie, comme si ce succès pouvait être durable! ....... Non, non, c’est inutilement qu’on aura surpris par la ruse, qu’on aura arraché par la force des conditions onéreuses et oppressives à une nation vaincue et humiilée; on n’a fait que jeter des semences de haine et de division, qui se développeront avec plus ou moins de rapidité. Il n’v a de traité solide et respectable que celui fondé sur la justice et l’utilité commune. Les nations calculent comme les particuliers entreeux; chacune cherche son intérêt et rie peut letrouver quedans l’avantage réciproque et commun. L’intérêt des nations ainsi que celui des particuliers est d’être justes. Toute convention qui ne porte pas ce caractère auguste, est tôt ou tard enfreinte. Telle est la nature impérieuse des choses. Tous les efforts de l’esprit humain n’arrêteront jamais ce torrent. Que toute la science de ces hommes d’Etat, si célèbres, est souvent puérile et vaine! Ils éblouissent leurs contemporains, ils font le malheur de leurs descendants; vainement ils emploienttoutes les ressources de leur génie pour établir de prétendues balances politiques, de prétendus contrepoids entre les nations : hélas! le plus petit événement dérange l’équilibre, et pour le réparer, que n’en coûte-t-il pas desoins, de dépenses, de sang et de malheurs ! Toujours il en sera ainsi, tant que la justice, tant que les intérêts respectifs ne serviront pas de régulateurs. Qu’on examine les belles et savantes spéculations politiq uti-s qui ont été faites jusqu’à ce jour, et on verra qu’elles n’ont contribué en rien à la perfection et surtout au bonheur del espôèe humaine. Or, je soutiens que toute opération sociale qui, en dernière analyse, ne conduit pas à ce résultat, le seul désirable, le seul digne de nos recherches, est nécessairement fausse, vicieuse et immorale. Oui, le temps viendra, il faut Fespérer et peut-être n’est-il pas loin, où les nations, éclairées sur leurs droits et sur leurs intérêts, renverseront tout cet échafaudage qui fascine aujourd’hui les yeux du vulgaire. Qu’il serait étonné, s'il voyait à découvert elles petits moyens, et les ridicules agents qui fout mouvoir les empires! Les discussions publiques et nationales, n’en doutons pas, seront très propres à accélérer cet heureux changement dans la politique. En toutes choses, ce sont les discussions qui répandent la lumière et dissipent l’ignorance. Qu’on ne croie pas que ces matières ne puissent pas être traitées dans une assemblée un peu nombreuse, ainsi qu’on affecte de le répandre. Il n’existe pas sur ce point plus de difficultés que sur une multitude d’objets de législation, d’administration, qui ne sont ni moins délicats, ni moins compliqués, ni moins étendus dans leurs rapports. La déclaration des droits de l’homme, les principes de la Constitution, les finances, paraissaient peu susceptibles d’être examinés et discutés par douze cents personnes ; cependant ces obstacles ont été surmontés, et s’il [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17�naal 1790.J fallait de3 exemples puisés dans la chose môme , je demanderais comment font les peuples qui décident, dans leurs assemblées, du droit de la paix, de la guerre et des conditions des traités? Pour peu qu’on y réfléchisse, les prétendus inconvénients qui se rencontrent à agiter, à régler les affaires politiques dans les assemblées représentatives, non seulement disparaissent, mais cette méthode présente des avantages incalculables. Les intérêts d’une nation seraient mieux connus, mieux approfondis, mieux conservés par une assemblée que par un ministre souventigno-rant, mais qui, eût-il des connaissances, ne peut jamais réunir celles d’une assemblée, qui ne peut surtout ni les comparer, ni les rectifier par l’épreuve si nécessaire de la discussion. Ces intérêts ne seraient pas exposés de même à être compromis ; les intrigues, la corruption et tous les vices qui ont tant de prises sur les hommes isolés, qui n’out pour témoins de leur conduite qu’eux-mêmes, sont sans force contre une assemblée dont les membres exercent une censure active et perpétuelle les uns sur les autres. Les guerres seraient moins fréquentes; une assemblée n’est pas susceptible de ces petites passions malfaisantes, de toutes ces faiblesses, de cette délicatesse d'amour-propre qui s’irrite de tout, sources fécondes des querelles qui mettent les armes à la main des peuples. Uu pas refusé à un embassadeur, un propos indiscret, l’ambition d’un favori, les intrigues d’une mai-tresse, ne lui feraient pas égorger des millions d’hommes. A. vaut de déclarer la guerre, une assemblée frémirait des suites terribles qu’elle entraîne; elle verrait ce fléau détruisant l’agriculture, le commerce, l’industrie, la population, la fortune publique de la nation qui lui a confié ses intérêts, et ce né serait qu’en tremblant et forcée par les circonstances les plus impérieuses, qu’elle pourrait s’y résoudre. Les rois, ii faut l’avouer, sont moins tourmentés par ces craintes; ils cèdent plus facilement aux mouvements personnels de la vengeance et de l’ambition ; ils ne calculent pas avec la même sollicitude les sinistres effets d’une guerre qui leur offre des lauriers à cueillir et des ennemis à humilier. Les traités seraient plus justes et plus durables; une assemblée inet de la franchise et de la bonnefoldans sa marche ;|elle neconnaü point ces ruses, ces perfidies dont se compose la politique ténébreuse des cours ; elle n’a pas celte mobilité dans les principes, qui est si ordinaire dans un ministère dont les membres se succèdent sans cesse avec des vues différentes et souvent opposées ; elle se fait un point d’honueur surtout d’être fidèle à ses engagements. J’ignore si, d’après ces motifs, d’après ces considérations, il est permis de balancer encore pour savoir entre quelles mains doit reposer le droit de faire la paix, la guerre et les traités. Mais, dira-t-on, le pouvoir exécutif sera donc étranger à ces grands intérêts; il sera donc nul .dans les affaires politiques; la paix, la guerre et les traités se feront donc hors de sa présence et sans sa participation, et alors vous en faites un ennemi dangereux qui conspirera sans cesse pour sortir de cet état de nullité, et si on peut le dire, d’abjection, et qui mettra tout en œuvre pour troubler l’harmonie sociale. Non, non: le pouvoir exécutif ne doit point être oublié ; on doit conserver à ce pouvoir le geare d’activité et d’énergie qui lui convient dans les relations extérieures. Ces grands rapports sont réglés par des lois politiques, car enfin les traités, de quelque nature qu’ils soient, d’alliance ou de commerce, ne sont autre chose que des lois de nation à nation. Les traités d’alliance sont des actes d’une souveraine injustice lorsqu’ils engagent les nations à se prêter mutuellement une aveugle assistance, à se protéger dans leurs usurpations, dans leurs vues ambitieuses. Gomment est-il possible de dire qu’on défendra uae prétention, sans examiner si elle est légitime ou coupable? Gomment peut-on se rendre ainsi complice des plus criminels attentats? Gomment peut-on se jouer aussi légèrement de la vie et de la fortune des peuples ? Tant que les alliances ne seront pas générales, que tous les peuples qui se communiquent et ont des relations entre eux, ne formeront pas ensemble une confédération pour le bonheur commun, ces alliances partielles n’auront rien de solide. Fondées sur la prévoyance de l’avenir, sur des probabilités, elles ne seront jamais qu’un jeu aveugle et trompeur, dont les chances incertaines et trompeuses seront tantôt bonnes, tantôt mauvaises. Le hasard cependant a encore ses combinaisons et ses calculs, et tant que ces engagements subsisteront, il importe beaucoup que le pouvoir exécutif n’ait pas le droit de risquer ainsi le sort d’un empire par des conventions qui peuvent avoir les plus terribles conséquences. Les traités de commerce ont des suites qui ne sont pas moins dignes d’attention. De ces traités, dépendent souvent la richesse ou la misère d’uu Etat : le commerce extérieur agit sur le commerce intérieur et celui-ci réagit à soji tour sur celui-là. Une prohibition imprudente dessèche une branche d’industrie qui donnait les pins heureuses espérances, tandis qu’une combinaison sage en développe une autre dont les germes étaient à peine aperçus. Un article gêue ou favorise les progrès de l’agriculture, multiplie ou diminue la main-d’œuvre, un article frappe de stérilité tel genre de production, un autre, au contraire, attire telle ou telle denrée. Une disposition qui aggrave ou allège les droits, qui restreint ou étend la liberté, a sur le commerce une influence souvent incalculable. Or, s’il n’appartient pas au pouvoir exécutif de faire les lois les plus simples, comment pour-rait-ou lui donner le droit d’en conclure d’aussi importantes? Je l’avouerai, j’avais d’abord pensé que le pouvoir exécutif devait être réduit à une exécution purement passive, et je limitais ainsi ses fonctions : Le Corps législatif, me disais-je, a jugé une guerre indispensable; il rend seul la déclaration, ta remet au pouvoir exécutif et lui dit de déployer la force armée; c’est à ce pouvoir à prendre les mesures que les circonstances exigent, c’est à lui à faire marcher les troupes, à les commander, à diriger la campagne, à tout préparer pour le succès de 1 entreprise ; il est général absolu, et décide souverainement les opérations militaires. La guerre se termine ; il s’agit de régler les conditions de la paix : c’est au Corps législatif à décider des avantages qu’il convient d’exiger et des sacrifices qu’il est possible de faire. Les conditions une fois projetées, il doit confier le soin de les négocier au pouvoir exécutif qui, parla voiedeses ambassadeurs, doit eu presser l’accomplissement et mettre tout en œuvre 543 [Assemblée'nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1790. j pour les faire accueillir, la même marche s’applique naturellement aux différents traités. Je me sentais entraîné dans cette opinion qui n’est pas dénuée de fondement et de vérité, mais l’ayant plus mûrement examinée, voici les nouvelles idées qui se sont présentées à mon esprit pour la combattre. L’Assemblé nationale a déclaré que les lois émanées du Corps législatif avaient besoin de la sanction du pouvoir exécutif, elle a regardé ce concours comme nécessaire pour la perfection etjta stabilité des lois ; elle n’a pas voulu donner à Fu n de ces pouvoirs, un ascendant trop marqué sur l’autre ; elle a cru qu’ils devaient se balancer et s’observer sans cesse. Or, ici, le Corps législatif dicterait seul les lois et forcerait le pouvoir exécutif à une obéissance passive; le pourrait-il sans blesser les principes consacrés ? Il n’en faut pas davantage pour décider la question. Ce parti, d’ailleurs, serait-il sans inconvénient ? Le pouvoir exécutif remplirait-il avec zèle des ordres qu’il aurait acceptés avec répugnance? Prendrait-il à une guerre, faite contre sou gré, cet intérêt sans lequel il n’est point de succès à attendre? Mettrait-il beaucoup d'empressement à la réussite des négociations qui ne seraient point son ouvrage, et auxquelles il n’aurait pris aucune part? Combien il lui serait facile de les faire échouer ! combien ne pourrait-il pas occasionner d’embarras et faire naître de difficultés! C’est dans les relations extérieures surtout que le pouvoir exécutif a le plus de moyens secrets pour dominer ; il ne faut donc pas cherchera lui mettre des entraves inutiles, parce qu’il pourrait s’en jouer avec impunité, dangereuses parce qu’elles ne serviraient qu’à l’irriter. Il ne faut pas non plus lui laisser un empire trop étendu et dont il pourrait abuser, et c’est ici où le partage entre les deux pouvoirs offre de véritables écueils. Remarquez qu’il n’en est pas des lois de nation anation comme des lois intérieures du royaume; pour ces actes de législation politique on ne doit laisser le veto à aucun des pouvoirs, sans quoi il n’est pas difficile d’apercevoir les funestes conséquences qui en résulteraient infailliblement. Ce ne pouvant être levé que par une nouvelle législature, et après d’éternelles longueurs, les mesures les plus sages pourraient être détruites, les occasions les plus favorables manquées, et le royaume, divisé et sans défense, serait en proie à i’ennemi. Vous savez, Messieurs, à quels périls imminents la Hollande est sans cesse exposée à cause des retards inévitables et du défaut d’action que la forme de son gouvernement entraîne dans ses résolutions politiques. Dès lors, il est nécessaire et indispensable que l’un des deux pouvoirs fasse pencher la balance et entraîne la détermination. — Plus souvent sans doute ces pouvoirs seront d’accord et agiront de concert ; mais, enfin, le cas d’opposition doit être prévu et décidé et il n’y a pas, je crois, à hésiter pour donner au Corps législatif cette juste prépondérance. Par cela même, c’est au pouvoir exécutif à proposer, parce que celui qui propose ne doit pas être celui qui décide. Une autre raison encore pour que ce soit le pouvoir exécutif qui ait l’initiative, c’est qu’il est à portée de savoir ce qui se passe au dehors, et que le Corps législatif ne l’est pas. C’est donc à lui à faire part au Corps législatif des mouvements qui agitent les cours étrangères, à lui communiquer ses correspondances, à l’instruire des réponses qui sont faites à ses ambassadeurs, à lui présenter dts projets, et c’e3t au Corps législatif à discuter, à modifier, à admettre ou à rejeter les propositions. Cette faculté accordée au pouvoir exécutif est puisée dans la nature même des choses, et elle ne peut manquer de produire des effets très salutaires. D’abord, le pouvoir exécutif est intéressé à ne faire que des propositions justes, prudentes et bien mesurés, puisqu’il s’expose à les voir refuser. Ensuite, lorsqu’elles sont acceptées, il est vivement intéressé aies faire valoir. Ainsi, si le pouvoir exécutif a proposé de soutenir une guerre, on peut croire qu’il la suivra avec activité ; ou peut croire qu’il mettra également tout en œuvre pour le succès d’un traité dont il aura présenté les conditions. û’uu autre côlé, cette faculté n’a rien de dangereux pour la liberté de la nation, puisque le Corps législatif est maître absolu d’accueillir ou d’écarter les propositions, et que sa volonté fait la loi. Il me semble que, dans l’état actuel des choses, ce parti est le meilleur et le plus sage. Il n’est pas sans inconvénients, sans doute, mais je n’eu connais pas qui en présente moins. On pourra alléguer, et on l’a déjà fait, que la célérité des opérations serait toujours un peu retardée par la double action des pouvoirs. D’abord, il ne faut pas se faire illusion sur cette idée vague et générale ; une marche lente et réfléchie est presque toujours la seule convenable ; les mesures promptes et brusques sont rarement nécessaires. Est-ce la nation qui déclare la guerre? Avant de l’entreprendre elle se plaint, elle demande la réparation des injustices qu’on lai a faites, des torts qu’dle éprouve ; on négocie, on fait des propositions respectives; de là des délais inévitables. Déclare-t-on la guerre à la nation? elle est prévenue par les mêmes démarches ; on engage avec elle les mêmes négociations ; de là des retards qui laissent le temps de délibérer et de prendre un parti. Les exceptions à cette marche générale sont peu fréquentes. Il est un cas, c’est celui d’une irruption soudaine et imprévue. On peut autoriser alors le pouvoir exécutif, en l’absence du pouvoir législatif, à faire marcher les troupes, à repousser l’attaque, et à garantir le royaume. Est-il question d’un traité? Rien ne demande plus d’examen et de maturité dans les délibérations, la précipitation serait aussi déplacée que dangereuse. En admettant même la nécessité d’une très grande célérité dans les opérations, aussitôt que les deux pouvoirs ne se choquent pas, iis ne ralentissent point le mouvement. Le pouvoir exécutif lui-même ne délibère-t-il pas avant d’agir ? ne recourt il pas à son conseil? et ce conseil examine, discute et décide. Ici c’est le Corps législatif qui se charge de ce soin ; la double action existe dans i’un comme dans l’autre cas. Il me reste à vous parler d’un dernier moyen qui, réuni à ceux que je vous ai déjà indiqués, pourra amener insensiblement la plus heureuse révolution et la plus consolante pour l’humanité. Vous pouvez, vous devez donner un grand exemple à toutes nations ; un exemple, j’ose le dire, inconnu dans les fastes de l’histoire : Déclarez d’une manière solennelle que vous entendez bannir désormais de vos négociations cette politique de ruse et de fourberie; que le langage de la §44 [Assemblée nationale.] loyauté et de la bonne foi est le seul qui vous convienne, le seul dont vous ferez usage; que vous êtes convaincus qu’il n’est pas plus permis aux nations qu’aux particuliers de se surprendre et de se tromper; que depuis trop longtemps les peuples divers sont habitués à ne s’envisager qu’avec défiance, comme des ennemis toujours prêtsà s’égorger; qu’il faut enfin qu’ils se regardent comme frères, qu’ils travaillent à se rapprocher, à s’unir pour leur bonheur commun, et à établir entre eux une paix durable. Déclarez que vous renoncez à tous projets ambitieux, à toutes conquêtes; que vous regardez les limites de votre empire comme posé* s par l’éternel lui-même; que vous ne les franchirez jamais, mais que vous les protégerez contre toutes lesattaquesjusqu’à votre dernier soupir; que vous regardez toute irruption subite et ira prévue sur un territoire étranger et contre ses paisibles habitants, comme uuelâcheethon-teuse perfidie dont vous ne vous souillerez jamais. Conjurez vos voisins d’imiter cet exemple, de prendre les mêmes engagements que vous. Conjurez-les au nom de leur intérêt, au nom du bien universel, au nom de tout ce qu’ils ont de plus cher, de ne plus verser le sang humain dans des guerres perpétuelles et insensées. Déposez dans un manifeste ces principes augustes et sacrés, ces sentiments dictés par l’humanité et la justice, et vous n'auriez rien fait qui mérite autant d’exciter l’étonnement et l’admiration de l’univers et de la postérité. Quelle impression profonde et salutaire, quels heureux effets ne produirait pas cette noble et généreuse déclaration I Elle deviendrait, je me plais à le croire, le premier signe d’alliance et de concorde entre les nations; elle éteindrait peu à peu le flambeau de la guerre, car enfin tôt ou tard les vérités utiles et bienfaisantes doivent régner sur la terre, les préjugés l’ont assez longtemps désolée, et leur règne ne peut pas être éternel, ils doivent céder à la lumière: telle est la marche naturelle et impérieuse de l’esprit humain et des événements. Il est impossible que les nations n’ouvrent pas les yeux, qu’elles ne voient pas qu’elles ont toutes perdu à cet état continuel de division et de guerre ; que les combats ne servent qu’à faire égorger les hommes, et à ruiner les empires; que funestes aux vaincus, ils le sont aussi aux vainqueurs ; que dans ce jeu cruel, tour à tour victorieuses et vaincues, elles éprouvent un épuisement commun ; que la victoire ne décide pas du bon droit; que les traités qui la suivent ne sont que des trêves que la partie lésée se propose de rompre à la première occasion ; que la force ne peut jamais être un lien durable ; qù’elle ne peut jamais établir de rapports solides; qu’elle ne peut jamais servir de base stable à des relations poliques ou commerciales ; qu’elle finit nécessairement par soulever les opprimés ; que c’est ce système de force, le seul que b s nations aient connu jusqu’à ce jour, qui a causé tous leurs malheurs et toutes leurs querelles ; que, sans ces principes d’oppression, elles jouiraient d’une égale sécurité, quelle que soit l’étendue de leur territoire et quelle que soit leur puissance; qu’elles perfectionneraient tranquillement leur régime intérieur; qu’elles profiteraient de tout le bonheur de leur positionnes dons delà nature, des bienfaits de société; que des biens plus touchants les attacheraient d’une manière plus intime les uns aux autres ; qu'elles se rendraient des services vrais; qu’elles se porteraient des secours nécessaires; qu’elles se communiqueraient leurs jouissances ; que leurs échanges se-[17 mai 1790.]' raient réglés par les lois des convenances, bien plus fortes que celles dictées les armes; à la maiD, ou pour mieux dire, les seules qui soient durables et respectées ; et qu’enfin, au sein de la paix, elles s’élèveraient au plus haut degré de prospérité et de bonheur. Il est impossible, dis-je, qu’elles ne soient pas frappées de ces vérités, et qu’elles n’abjurent pas ces antiques erreurs qui ont ensanglanté la terre depuis des siècles, et qui ont enfanté tant et tant de maux. Quand l'humanité ne leur en ferait pas un devoir, la raison et leurs intérêts leur en prescrira ienWa loi. Un jour viendra peut-être où lesystème d’un des plus ardents et des plus vertueux amis de l’humanité, qu’on a souvent appelé le rêve d’un homme de bien, sera le droit public des nations, et voos aurez la gloire d’avoir préparé ce beau jour. Je finis et je propose le décret suivant : L’Assemblée nationale décrète les articles qui suivent; Art. 1er. Le pouvoir exécutif ne pourra déclarer, entreprendre, ni suivre la guerre, que du consentement exprès du Corps législatif. Art. 2. En cas d’attaque ou d’invasion de la part de nations ennemies, si le Corps législatif n'était pas assemblé, le pouvoir exécutif fera marcher les troupes pour s’opposer à ces entreprises et il convoquera à l’instant le Corps législatif. Le pouvoir exécutif proposera les conditions de la paix; mais ces conditions seront examinées, discutées par le Corps législatif, qui pourra les modifier, les rejeter ou les admettre. Art. 4. il en sera de même pour les articles des traités. Art. 5. Les déclarations delà paix et de guerre et les traités seront revêtus de la signature du roi, faits au nom de la nation et au sien. Art. 6. L’Assemblée nationale décrète, en outre, qu’il sera envoyé un manifeste à toutes les cours, pour leur déclarer que la France ne se permettra d’employer dans les négociations que la loyauté et la bonne foi qui doivent caractériser tout peuple libre; qu’elle renonce expressément à toute idée d’agrandissement et de conquête et qu’elle entend se reufermer dans les limites de ses possessions, telles qu’elles existent aujourd’hui. M. de Montlosier. Je vous avoue, Messieurs, que ce n’est pas avec une grande confiance que j’aborde en ce moment la question qui est soumise à votre délibération. Je ne sais quel engouement général a égaré toutes les idées, a corrompu et vicié l’opinion publique. Et le moyen de délibérer avec sagesse sur une matière aussi importante dans un moment où toutes les têtes et toutes les notions en ce genre sont renversées! J’aurai cependent l honneur de vous exposer mes idées ; elles perceront si elles peuvent au milieu du délire qui agite aujourd’hui la France entière, et du moins j’aurai rempli mon devoir. J’examinerai les idées des deux préopinants qui m’ont précédé dans cette tribune, M. Petion de Villeneuve et M. le comte Charles de Lameth. Et d’abord j’avoue que ce n’est pas sans quelque étonnement que j’ai entendu M. Pétion de Ville-neuve parler du droit public de France, et des anciens Etats généraux ; en vérité, je croyais que tout cela devait être oublié dans l’Assemblée nationale. (1) L’opinion de M. de Montlosier est incomplète au Moniteur. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Assamblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1790.] 545 Cependant, ditcet opinant, les Etats semêlèrent souvent des guerres étrangères pour lesquelles ils votaient des subsides considérables; il aurait pu citer de même les débats du Parlement d’Angleterre, ou l’ont voit la nation anglaise occupée sans cesse de ses intérêts politiques au dehors, quoi qu’on ne disconvienne sûrement pas que le roi d’Angleterre n’ait, en vertu de la constitution anglaise, les pouvoirs les plus étendus à cet égard. Ce que cet honorable membre a dit des divers traités d’alliance de paix et de commerce dont plusieurs portent l’empreinte de l’impéritie ministérielle ou de la. faiblesse même de nos rois serait assurément beaucoup plus fondé. Il ne manque à l’application qu’il en a voulu faire que cette seule circonstance : c’est qti'il n'y avait alors ni Corps législatif permanent, ni administration de département et de district , ni enfin aucune corporation constitutionnelle existante et capable de surveiller officieusement les démarches et les volontés du prince. L’honorable membre a parlé de même, avec succès, des dangers délaisser au prince la liberté de concéder à des puissances étrangères une partie du territoire français; mais, en cela, il n’a sûrement pas réussi à réfuter qui que ce soit, car tout le monde est de son avis. Quelques membres de cette Assemblée, peu versés dans ces matières, avaient imaginé que le refus de consentir des impôts destinés à une guerre injuste, serait un préservatif sufflsant contre tout péril, qui, en ce cas, pourrait menacer la liberté. M. Pétion montre qu’en plusieurs circonstances, une nation pourrait se trouver malgré elle-même engagée par les ministres dans une guerre injuste. La réponse toute naturelle alors à cette allégation, c’est la responsabilité. Point du tout, le préopinant soutient que cette responsabilité, que nous avions regardée jusqu’à présent comme un des plus précieux boulevards de la liberté publique est une précaution illusoire. Je ne crois pas pour cela, Messieurs, que l’Assemblée nationale se décide à effacer cet artiile de la Constitution. Il a cité la dernière guerre de l’Angleterre contre l’Amérique. Jamais, suivant moi, citation ne fut plus malheureuse, quoi qu’il est certain que cette fameuse guerre si souvent attaquée dans le Parlement par un parti considérable fut constamment approuvée par la majorité. Pour ce qui est des efforts que l’honorable membre a fait pour nous prouver qu’il est possible de confier à une nombreuse assemblée la discussion et les préparatifs d’une guerre étrangère, et quand il a ajouté que la publicité, en ce genre, ne peut nuire en aucune manière au salut public, je ne peux m’arrêter à cette idée, puisqu’il n’a rien dit pour la justifier. Je dois cependant rendre justice à son courage, car il est le premier de tous les politiques du monde qui ait osé avancer une pareille assertion. Voici un de ses plus forts raisonnements : Frédéric, dit-il, déconcertait les projets de tous ses ennemis parce qu’il les savait; donc nous devons toujours publier les nôtres afin qu’on ne les déconcerte pas. Enfin je lui ai entendu parler d’un manifeste qui sûrement sera sublime, puisqu’il renfermera les idées les plus pacifiques et surtout les plus conformes à la nouvelle Constitution; c’est un étalage de métaphysique; c’est un livre de philosophie que l’honorable membre prétend opposer avec succès à l’intérêt, à l’ambition, à toutes les pas-sionsdespeupIesquinousentourent.Au demeurant, ce qu’il a ajouté sur la nature du pouvoir exécutif 1M Série. T. XV. sur la nouvelle combinaison qu’il nous propose avec le pouvoir législatif, le veto d’une nouvelle espèce qu’il accorde à ce dernier, l’initiative au contraire qu’il attribue au premier, sont des idées si nouvelles en politique qu’il me faudrait beaucoup plus de temps que je n’en ai pour,les examiner, et pour y répondre. Je me hâte de passer à l’opinion de M. de La-meth. Au milieu du désordre sublime qui a régné dans son discours, j’ai cru devoir extraire trois idées principales. Elles roulent : 1° sur la définition du droit de déclarer la guerre ; 2° sur les moyens qui sont entre les mains du peuple, pour se défendre de l’influence que des guerres inutiles ou dangereuses pourraient avoir sur sa liberté; 3° sur des considérations tirées des exemples anciens ou des circonstances présentes. Vous allez, je l’espère, Messieurs, reconnaître que dans ce discours si fort applaudi, il a régné bien peu de justesse dans les raisonnements, aussi bien que dans les principes, et surtout, bien peu de justice dans leur application. 1° Qu’est-ce que déclarer la guerre suivant M. de Lameth? C’est déclarer, c'est prononcer la volonté nationale. Or, un prince, suivant lui, ne peut pas disposer de la volonté nationale, sans le consentement de ses représentants. Comme s’il n’était pas évident que la volonté nationale est toujours de se défendre contre des attaques injustes ; comme s’il n’était pas évident que c’est le prince qu’elle a fait dépositaire de la force publique et que c’est toujours en vertu de la volonté de la nation que le prince en dispose pour la protection de tous. M. de Lameth regarde sans doute le monarque comme le premier commis du Corps législatif. Oui , Messieurs , il est peut-être le commis de la nation , mais il n'est pas le vôtre. Représentant du peuple français tout comme vous , le peuple français lui avait fait des droits avant de fixer les vôtres; et le premier de ces droits comme le premier de ces devoirs , est de disposer seul de la force publique. Ce n’est donc pas, comme on vous l’a dit, entre le monarque et la nation qu’il convient de juger, mais entre le pouvoir exécutif et le Corps législatif, entre les représentants passagers du peuple et son représentant habituel et permanent, entre ceux à qui il a donné le pouvoir de faire des lois et celui auquel il a remis la force publique pour la défense intérieure et extérieure de l’Etat. 2° M. de Lameth a regardé le refus des impôts comme un préservatif insuffisant contre l’in-fluenceque des guerres étrangères pourraient avoir sur la liberté publique; suivant lui, ce refus des impôts serait un crime de la part du peuple, ou du moins un acte violent de sédition ou d’insurrection contraire à la liberté même qu’il serait destiné à protéger ; l’on n’entend pas sûrement ce raisonnement de M. de Lameth et peut-être il ne l’entend pas lui-même. En effet, ou un peuple se soulève contre des impôts qu’il n’a pas consentis et il ne fait en cela qu’user d’un droit légitime, où il se refuse au payement des impôts que ses représentants ont votés, et cela n’est nullement applicable à l’espèce présente; ou enfin l’honorable membre a voulu dire que les représentants du peuple ne peuvent se refuser, sans un crime, aux demandes injustes d’un prince pour une guerre dangereuse ; en cela il est évident qu’il aurait avancé une absurdité complète. Je passe donc à la troisième partie du discours de M. de Lameth . Ce sont ses considérations ti-35 546 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 mai 1790.] rées, tant des exemples anciens que des circonstances actuelles. Celui qu’on vous donne pour le meilleur des rois, a-t-il dit, Henri IV, à la veille de sa mort, était, au moment de livrer son royaume à une guerre désastreuse et de le sacrifier ainsi à une misérable passion ; et voilà, Messieurs, comme la calomnie essaie ses traits impuissants sur ce qui a été l’objet du culte et de l’amour des Français. C’est ainsi que de lâches écrivains qui figurent aujourd’hui dans vos clubs patriotiques, vils adulateurs de la tyrannie populaire, comme ils l’étaient il y a peu d’années de la tyrannie des rois, ont cherché à verser leur poison sur la mémoire des Tiles, des Trajans et des Marc-Aurèle. Aujourd’hui c’est le grand Heuri qu’on ose inculper ; c’est l’attentat horrible de Ravaillac, sur lequel on ose vous proposer des consolations. M. Charles de SLameth. Cette inculpation est trop importante pour que je n’aie pas le droit de demander la parole. (Plusieurs membres demandentqu’on rappelle à l’ordre M. de Montlo-sier. — M.le président veut le rappeler à l’ordre.) M. de Montlosier. M. le président, je dois vous observer que j’ai encore plusieurs phrases de ce genre... (L’Assemblée, consultée, décide que M. de Mont-losier doit être rappelé à l’ordre.) M. Caborde de Méréville. Au moment où M. de Montlosier a été mis à l’ordre par un décret de l’Assemblée, pour avoir en quelque sorte calomnié l’opinion de M. deLameth, il a annoncé qu’il avait encore plusieurs phrases du même genre. Je demande formellement qu’il soit tenu d’en purger son opinion. M. de llontlosier. Non, Français, vous ne croirez pas à ces imputations calomnieuses ; l’ombre du grand Henri en a frémi d’indignation. Ha vie domestique et privée put ne pas être toujours exempte de faiblesse; il les couvrit du moins de toutes ses vertus publiques : le héros, le bon prince, «'abandonnèrent jamais l’homme privé, et, quoi qu’on en dise, l’amour de son peuple fut toujours la première passion de son cœur. L’exemple de Henri IV ne peut donc s’attacher en aucune manière à la cause actuelle et je dois dois ajouter que c’est peut-être une grande maladresse de rappeler la mémoire de ce grand homme, pour tâcher de favoriser ici la cause des rois. Les circonstances actuelles ne me paraissent pas offrir plus d’avantage à M. deLameth ; et d’abord, j’oserai lui demander s’il prétend nous donner une constitution de circonstances. Je lui demanderai ensuite de quelle manière il pense nous faire délibérer sur une matière aussi grave. Le peuple français attend de vous, Messieurs, une délibération froide et réfléchie; il s’agit desplusgrandsintérêtsd’un vaste empire, et dans un moment où il serait si essentiel de déposer tous les intérêts particuliers, toutes les passions, toutes les haines, et d’en faire, si j’ose m'exprimer ainsi, un holocauste à la patrie; c’est ce moment que M. de Lameth va choisir pour vous investir d’images ténébreuses, de conspirations d’ennemis à la patrie, de projets de contre-révolution : tout cela orné de je ne sais combien d’exclamations incendiaires qui ont pour but de souffler encore la rage delà guerre au milieu du temple de la paix, de frapper toutes vos imaginations de terreurs, pour maîtriser vos jugements et de vous dominer par la crainte, dans le désespoir de vous entraîner par la raison : et qui sont-ils, que font-ils ces ennemis, ces conspirateurs que vous présentez sans cesse à la haine des Français: qui sont-ils? Ce sont des Français, ce sont vos frères! Que font-ils ? ils souffrent, et ils se taisent. C’est sans doute un grand et un sublime spectacle aujourd’hui que celui de la noblesse française, attaquée dans ses demeures par des brigands, ici traînée dans des cachots, là égorgée, massacrée, dépouillée en même temps par l’Assemblée nationale de ses anciennes propriétés légitimes et insultée encore dans cette Assemblée après avoir été dépouillée. Plusieurs membres à gauche. A l’ordre l’orateur 1 M. le président, rappelez l’orateur à l’ordre ! M. de Montlosier (1). Les voilà ces hommes si ardents envers les ennemis de la patrie, si fiers, si irritables pour leur honneur ou leurs intérêts personnels; les voilà tombant de toutes parts et tournant muets sous le fer de leurs bourreaux. L’un s’oppose à ce que ses soldats le défendent, l’autre en apprenant l’incendie de la maison ne regrette que ,es grains ou les étoffes qu’il avait destinés à soulager les malheureux ; d’un côté, l’acharnement de la fureur, de l’autre la résignation de l’héroïsme : partout on entend les cris des oppresseurs, jamais les plaintes des opprimés, et ce qu’il y a de plus extraordinaire encore, c’est que, malgré toutes les recherches vexatoires, qui partout ont été si fort multipliées, pas un gentilhomme français qu’on ait osé trouver coupable. Et voilà ces hommes si patients, ces hommes pillés, vexés, proscrits, fuyant de toutes parts une terre malheureuse, ensanglantée de leur propre sang ou de celui de leurs frères ; les voilà ces hommes qu'on vous présente méditant paisiblement sur des tonnes d’or des plans de mort et de destruction ...... Ils ont de l’or, nous dit-on , nous avons du fer ! Vous avez du fer... vous avez du fer. , . Et vous avez aussi des torches !... Ah ! oui, on en a eu du fer, et c’est ce ferqui a assassiné les Rully, les Sainte-Colombe, les Beausset, les Du voisins et tant d’autres ; ah ! oui, on en a eu du fer et c’est ce fer qui a égorgé sous ses yeux, les meilleurs serviteurs du roi et qui a menacé les jours de son épouse. Ah ! oui, vous en avez eu du fer et c’estde ce fer dont sont composées toutes vos lois. Actuellement, Messieurs, j’attaquerai plus directement la question qui vous est soumise ; elle se partage naturellement en deux questions indépendantes. Le roi aura-t-il le droit de faire la paix, aura-t-il le droit de faire la guerre? Le droit de faire la paix, je ne pense pas qu'on songe sérieusement à le lui contester. Il ne reste donc que le droit de faire la guerre qu’on pourrait diviser aussi en guerre offensive et défensive, comme on fait quelques préopinants; mias en y (1) J’ai été rappelé injustement à l’ordre et plusieurs fois menacé de l’être; mais je jure à la France entière qu’aucune considération ne sera capable d’affaiblir mon .courage. Il m’importe de servir mon pays et non pas de plaire à l’Assemblée nationale. Ministre de la nation, mon devoir est de lui dire la vérité, de la lui dire, tout entière, et je puis lui promettre ici que même, au péril de ma vie, elle sortira toujours de ma bouche, toute chaude et toute pure, telle qu’elle est dans mon cœur. ( Note de M. de Montlosier.)