278 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790.] P. S. — Si, parmi tant de libeilistes, je n’ai dénoncé que le sieur Camille Desmoulins, c’est parce qu’en montant à la tribune un de mes collègues m’a montré son dernier numéro. Il en est beaucoup d’autres aussi coupables et je n'ai point à me plaindre de celui-ci. Il n’a jamais parlé de moi qu’avec éloges ; car, de la part de tels hommes, les injures sont des éloges. 2e ANNEXE. DÉNONCIATION DE M. DE LA LUZERNE, ministre de la marine (1). Nota. Dans la séance du 24 avril 1790* M* de Gouy-d’Arsy, au nom des députés de Saint-Domingue, dénonça à l’Assemblée nationale M. de La Luzerne, ministre de la marine (Voy. Archives parlementaires, tome XV, p. 284). — Cette affaire fut renvoyée au comité des rapports. — Le 18 juin 1790, M. de La Luzerne adressa à son tour au comité et lit distribuer aux membres de l’Assemblée un mémoire en réponse aux attaques dirigées contre lui. — Ces pièces devenues très rares sont intéressantes au point de vue de l’histoire coloniale de la France, et comme elles font parties des documents parlementaires de la Constituante, nous les insérons dans notre recueil. (J. M. etE.L.) PREMIER CHEF DE DÉNONCIATION. Refus obstiné de lettres de convocation à la colonie de Saint-Domingue. Dès le mois d’avril 1788, Saint-Domingue, averti des dispositions annoncées par le roi de convoquer bientôt les Etats généraux de son royaume, avait éprouvé un mouvement qui ne tarda pas à se propager dans toute la colonie. De bons citoyens s’assemblèrent, illicitement peut-être, mais non illégalement* Ils firent des réflexions sages sur leur position. Ces réflexions circulèrent ; des comités se formèrent, ils s’accrurent; enfin, presque tous les propriétaires de la colonie réclamant l’union de leurs compatriotes résidant en France, leur adressèrent des mémoires, des doléances et des pouvoirs très étendus, à l’effet de nommer des commissaires qui pussent s’occuper efficacement de solliciter le souvenir du monarque, et des lettres de convocation pour la session des Etats généraux qui devaient prochainement s’ouvrir. Les colons résidant en France, animés d’un enthousiasme patriotique, se coalisèrent avec ceux qui résidaient à Saint-Domingue. Un grand nombre de ceux de Paris, de tous les ports et de toutes les provinces, se réunirent en personne ou par adhésion, et élurent neuf commissaires, tous propriétaires dans la colonie, auxquels ils donnèrent, pour instruction principale, celle de procurer à Saint-Domingue unead mission soleunelledanscette assemblée si désirée, d’où devait sortir la liberté et le bonheur de laFrance .Vous jugerez, Messieurs, si nous avons rempli notre mission; mais vous n’imagineriez jamais les obstacles renaissant sous (1) Le Moniteur s’est borné à mentionner cette dénon-eiatioH s«r» insérer le texte. nos pas, dont il nous a fallu sans cesse triompher pour parvenir jusqu’à vous. Cependant nous n’avions qu’un seul contradicteur, qu’un seul ennemi, le ministre de la marine; lui, par état, notre protecteur, notre soutien, notre appui. Et remarquez pourtant, Messieurs, combien il est essentiel qüe je vous prouve que toutes ses démarches tendaient à nous fermer le sanctuaire de la vérité ; car, si je parviens à vous le démontrer, il sera clair alors, ou qu’il avait conçu le projet de conserver sur nous son tyrannique empire, et de régner seul par le despotisme au milieu d’une nation libre désormais, ou qu’il craignait que nos voix ne se fissent entendre et ne révélassent des secrets qu’il lui importait de cacher. Ëh bien ! Messieurs, je vais vous prouver jusqu'à l’évidence cette proposition importante. Le 4 décembre 1788, nous nous présentâmes au ministre de la marine avec des pouvoirs revêtus de pius de quatre mille. signatures de toutes les parties de File et de toutes les provinces de France. Il ne voulut ni les lire ni même se prêter à regarder les signatures. Nous lui remîmes une lettre pour Sa Majesté et une pour lui, toutes deux explicatives du vœu de nos commettants, celui d’être appelés aux Etats généraux, et pas autre chose; il les lut, se récria, dit qu’il était trop tard, et nous remit à quinzaine. Nous fûmes exacts; il nous assura qu’il avait remis notre lettre à Sa Majesté, qu’il en avait fait le rapport à son conseil le 11 du même mois, et que le conseil avait prononcé. Quoi, s'il vous plaît, Monsieur le comte ? — C'est, Messieurs , ce que vous ne saurez jamais. Le roi me l'a, défendu ; c'est le secret de l’Etat . Ce n’était pas le secret de l’Etat: le roi ne l’avait pas défendu; mais le fait est que nous ne l’avons jamais su, et que nous l’ignorons encore. Avec de semblables décisions, un ministre demeure maître de la campagne, et un royaume entier reste dans les fers du despotisme. Nouvelles lettres de notre part au roi et à tous les ministres. Toutes sont renvoyées à M. le comte de La Luzerne, et le secret de l’Etat, qui veille autour de lui, empêche l’espérance même de transpirer jusqu’à nous. Deux mois se passent dans cette anxiété. Les notables sont assemblés, et tout aussitôt les colons se présentent devant eux avec leurs pouvoirs, leurs .instructions et leur ignorance sur le secret de l’État. Une liste de questions avait été envoyée aux notables par le conseil du roi. Peu sans doute étaient aussi importantes que celles dont nous demandions la solution ; elle n’avait point été omise sans dessein. Cependant elle parut d’une telle conséquence à tous les présidents des bureaux, qu’ils voulurent tous la traiter, qu’ils nous récrivirent, et qu’ils s’en occupèrent. Une défense ministérielle vint enchaîner leur patriotisme, et nous empêcher de découvrir le secret de l’jûtat. Ainsi renvoyés de toutes parts au ministre, et toujours repoussés par le ministre, au moment où la liberté surgissait de toutes parts, nous fûmes les derniers jouets du despotisme ; et si M. le comte de La Luzerne fut coupable de n’avoir point appelé les colons français, comme les Gorses, à l’assemblée de la grande famille, il fut plus coupable d’avoir repoussé le vœu bien prononcé de Saint-Domingue, lorsquequatre mille propriétaires le faisaient entendre, et qu’il ne lui était pas possible, dans sa conscience, de douter de l’évidente majorité de ce vœu contre lequel l’intrigue n’avait pas encore soulevé un seul opposant. Enfin, il fut plus coupable encore d’avoir suscité contre [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790.] 279 les justes et patriotiques demandes des colons, les ministres ses collègues, le conseil du roi et les notables; d’avoir étouffé les voix plaintives d’un peuple malheureux; de lui avoir soigneusement fermé toutes les avenues du trône ; de l’avoir placé dans la dure alternative, ou de ployer la tête sous le joug, ou de la relever par une insurrection qui pouvait avoir des suites dangereuses, et de n’avoir eu d’autres motifs de tant d’oppositions, que le désir de conserver dans les deux mondes un empire tyrannique, absolu, arbitraire, auquel je conviens qu’il est pénible de renoncer quand on en a fait le principe de son cœur et l’habitude de sa vie. Pour prouver, Messieurs, combien le vœu des colons était énergique et combien sa vérification était facile, je ne puis mieux faire que de laisser mes commettants eux-mêmes se servir, en votre présence, des mêmes expressions qu’ils ont adressées tant de fois à M. de La Mardelle, procureur général; à M. de Marbois, l’intendant, et par notre organe et leurs écrits, à M. le comte de La Luzerne, ministre, qui nous a toujours écoutés, mais qui n’a jamais voulu nous entendre. Les pièces originales vous seront communiquées en nature, et vous seront lues par extrait quand voüs l’ordonnerez. — Signé : Chabanon, Cuurrejolles, Regnaud, Laborie, Rouvray, Magal-lon, le comte de Marmey, de Villeblanche, Coche-rel, de Thebaudière, le comte O’Gorman, le marquis de Perrigny et de Gouy d’Arcy. Collationné et certifié la présente copie conforme à l’original déposé au secrétariat du comité des rapports, délivré parnons, député, secrétaire dudit comité, cejourd’hui. Signé : Anthoine. SECOND CHEF DE DÉNONCIATION. Obstacle mis dans la colonie à la nomination de ses députés aux Etats généraux. Tandis que le ministre de la marine nous fermait toutes les avenues du trône, considérons ce qui se passait dans son cabinet, et les fils qu’il faisait jouer depuis le mois de septembre 1788, jusqu’au moment de la Révolution. Le roi venait de lui donner pour successeur au gouvernement généra! de Saint-Domingue M. le marquis duC... Ce dernier emporta des instructions qu’il nous montrera, sans doute, et qui présenteront quelque intérêt aux commissaires que vous chargerez d’en faire l’examen ; je ne les ai pas vues, mais à en juger par les faits, elles étaient un peu despotiques : vous allez, Messieurs , les apprécier à l’instant. M. du C ..... débarque à Saint-Domingue, le 24 décembre 1788, prévenu par M. de La Luzerne, et est accueilli parl’intendantMarbois; sans lui donner le temps de se reconnaître, ni de rien connaître, ce perfide collègue lui fait signer, le surlendemain, 26, une ordonnance qui n’était rien moins qüe la violation la plus évidente de tous les droits des citoyens et des nations, et qui devait le perdre dans l’esprit de la contrée qu’il allait gouverner, s’il n’eût bientôt reconnu son erreur, et prouvé, par sa conduite, qu’il n’était réellement pas coupable. Le but de cette ordonnance était, sous prétexte de condescendre au vœu des habitants, d’en rendre la manifestation impossible, et de contrarier d’autant plus efficacement les assemblées coloniales que le ministre craignait tant, et surtout les élections des députés dont l’admission paraissait si redoutable à ceux qui avaient de fortes raisons de ne pas laisser passer la vérité dans le continent. Vous la verrez, Messieurs, cette ordonnance remarquable; elie permettait aux colons d’exprimer leurs, vœux pour on contre une représentation aux États généraux ; et pour donner à cette déclaration toute la latitude possible, des requêtes écrites devaient être adressées aux administrateurs; cinq personnes seulement pouvaient signer chaque requête, la signature d’une sixième rendait nul le vœu des cinq autres. Plusieurs autres nullités devenaient autant de fins de non-recevoir; et comme ces manifestations libres se passaient par écrit et sous cachet, toute la colonie aurait souscrit ces requêtes quinaires, que les administrateurs auraient pu dire qu’ils n’en avaient pas reçu douze. Malgré tous les soins que l’intendant se donna pour faire prévaloir son système, il eut bien de la peine à obtenir un résultat et encore ce résultat fut-il absolument contre son vœu. Que fit-il? Muni du pouvoir législatif dont il était l’organe, soutenu de pouvoir exécutif qui résidait dans la main du gouverneur, enfin, aidé du pouvoir judiciaire que dirigeait son procureur général, le sieur de La M..., il imagina d’intimider, par l’abus de ce dernier, ceux qui n’avaient point été effrayés par l’exercice des deux autres. Le procureur général, le ministère public chargé de poursuivre les crimes pour conserver la vertu, menaça de dénoncer au tribunal souverain tous ceux “qui avaient émis un vœu contraire aux vues de la Cour, de décréter les coupables, de les faire arrêter, de les embarquer pour le continent, enfin de les traiter comme des scélérats, parce qu’ils avaient senti qu’ils étaient des hommes ; mais ce qui est le comble de la démence, c’est que, dans son aristocratique fureur, ce digne magistrat fut tenté de dénoncer aussi les neuf commissaires nommés par les colons de France, en vertu des pouvoirs des habitants de la colonie : cette menace indiscrètement ébruitée, sauva une grande imprudence au sieur de LaM ..... ; il vit que cette violence ne prendrait pas, et il nous garda ses bonnes intentions pour une occasion prochaine. Informés de cette disposition vexatoire, qui n’aürait excité que notre mépris si elle n’eût pas compromis la liberté de nos compatriotes résidant dans l’île, nous en portâmes plainte formelle à M. de La Luzerne. Loin d’improüver, il approuva, et noüs confirma ainsi dans l’opinion douloureuse que les tyrans de Saint-Dominique n’étaient que les agents de ses ordres arbitraires. Cependant, nos députés furent nommés : revêtus des pouvoirs d’une grande colonie, chargés de ses griefs, ils s’embarquèrent à la vue et aux apjdaudissements de tout un peuple ; mais ce succès fut dû tout entier à leur patriotisme, à leur énergie, et M. de La Luzerne n’en fut pas moins coupable d’avoir choisi des agents malfaiteurs, et deleur avoir donné des instructions dedespôtisme et de rigueur. Il fut plus coupable d’avoir employé ou secondé de petits moyens pour faire un grand mal à un peuple fidèle, qui se jetait tout entier entre les bras d’un souverain chéri qu’on dérobait aux empressements de ses sujets ; enfin, il fut plus coupable encore, après avoir connu, malgré lui et jusqu’à l’évidence, le vœu clairement manifesté de trois grandes provinces, de l’avoir soigneusement caché à notre bon roi, et d’avoir ainsi compromis jusqu’à Son cœur, puisque, placé pour ainsi dire sûr les confins des deux hémisphères, 280 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790.] tandis que sa bienfaisance paternelle tendait une main paternelle à ses enfants du continent, M. de La Luzerne l’excitait à repousser impitoyablement , de l’autre main, ses enfants de l’Amérique et de l’Asie. Pour vous prouver, Messieurs, combien d’astuces ont été employées contre nous, et à quel point des refus réitérés ont ulcéré la colonie, nous vous soumettons, suivant notre usage, et d’après des pièces originales, les œuvres du ministre et les plaintes de nos commettants. Signé : Chabanon, Reynaud, Rouvray, Courre-jolles, lechevalier de Marmey, Magallon.Laborie, de Villeblanche, Cocherei, le comte O’Gorman, de Tbebaudière, le marquis de Perrigny, de Gouy d’Arcy. Collationné et certifié la présente copie conforme à l’original déposé au secrétariat du comité des rapports, délivré par nous, député, secrétaire dudit comité, cejourd’bui. Signé : Anthoine. TROISIÈME CHEF DE DÉNONCIATION. Etat enlevé à un citoyen estimable pour couvrir de ses dépouilles son calomniateur. En 1874, le sieur B..., médecin du roi au Gap, citoyen généralemen t estimé pour ses lumières et respecté pour sa probité, passa en France pour quelques affaires. Lors de son départ, les administrateurs donnèrent sa place, par intérim, à un sieur A.,., leur protégé. B... revint en 1786 et reprend sa. place ; ce procédé déplut fort au sieur A... et à son protecteur. Quelque temps après, la femme du sieur B..., non commune en biens avec son mari, achète le magasin de l’apothicaire du roi ; aussitôt A... se démasque, il dénonce auministre, en France, une incompatibilité révoltante entre deux places aussi disparates que celle d’apothicaire et de médecin : le ministre, qui ne veut pas décider entre Rome et Carthage, renvoie le mémoire aux administrateurs. Ces derniers, comme de juste, veulent s’éclairer, et, pour recevoir des instructions impartiales, M. de La Luzerne et son collègue chargent de cette mission le sieur A..., c’est-à-dire le compétiteur de B... : A... fait son rapport, et l’assaisonne de calomnies atroces contre B... et un autre citoyen dont le crédit ne pouvait nuire à ses vues. Sur ce rapport, au moins bien suspect, les administrateurs forcent B... à donner sa démission, et disposent, par intérim, de sa place en faveur du sieur A.. . ; B... obéit à la force, mais, à l’instant même, il se pourvoit au tribunal supérieur du Cap, et, de concert avec le citoyen lésé comme lui, ils demandent une réparation éclatante. La Cour souveraine prononce en sa faveur, et le sieur A. . . est condamné comme calomniateur. Ce jugement devait être une mauvaise recommandation pour obtenir d’un ministre la confirmation d’une place accordée par intérim ; mais, sur ces entrefaites, M. le comte de La Luzerne est appelé lui-même au ministère : en y entrant, il n’oublie pas ses créatures ; il fait casser, par un arrêt du conseil, l’arrêt si juste du tribunal souverain, et, oubliant qu’un arrêt du conseil ne lave pas un homme entaché, il consomme la spoliation du sieur B..., et, comme ministre et comme dispensateur suprême, il nomme définitivement A... à la place de médecin du roi, qu’il lui avait déjà conférée deux fois, par intérim, comme gouverneur. Ainsi, dans cette affaire, M. de La Luzerne est coupable d’avoir, pour s’éclairer, consulté une des parties ; il est plus coupable d’avoir abusé de l’autorité ministérielle pour sanctionner l’abus qu’il avait fait de son autorité comme gouverneur ; enfin il est plus coupable encore d’avoir, sans accusation, sans décrets, sans preuves, sans jugement, enlevé son état à un citoyen qui, depuis vingt-cinq ans, l’exerçait sans reproche ; d’avoir donné un désagrément injuste à un tribunal qui avait eu la force de n’écouter que son devoir, et d’avoir récompensé un calomniateur des dépouilles de l’innocent . Ce fait, Messieurs, est attesté par toute la colonie, prouvé par les registres du conseil supérieur du Cap, par ceux du conseil d’Etat, et par d’autres pièces qui vous seront présentées. Signé : Chabanon, Courrejolles, Rouvray, Labo-rie, Magallon, de Tbebaudière, Reynaud, le chevalier de Marmey, de Villeblanche, Cocherei, le comte O’Gorman, le marquis de Perrigny, et Gouy d’Arcy. Collationné et certifié la présente copie conforme à l’original déposé au secrétariat du comité des rapports, délivré par nous député, secrétaire dudit comité, eejourd’hui. Signé : Anthoine. QUATRIÈME CHEF DE DÉNONCIATION. Citoyens vendus àun aventurier pour les puissances étrangères. Vers les commencements de l’année 1787, un de ces hommes entreprenants, astucieux, déterminés, qui s’introduisent partout parce qu’ils sont sans pudeur, et qui tentent tout parce qu’ils n’ont rien à perdre, arriva à Saint-Domingue, et s’établit au Port-au-Prince; il s’appelait Vidal. Je ne vous rapporterai pas, Messieurs, les motifs de cet homme, ni les détails de sa négociation; un voile épais a couvert des conférences très secrètes, et l’enquête que vous ordonnerez pourra seule percer ce mystère d’iniquité; tout ce que je puis vous exposer, ce sont les résultats. Vidal parut avoir obtenu en peu de temps la confiance intime de M. le gouverneur. Ce n’étaient qu’entrevues secrètes, que conférences dont le but était ignoré, et pendant qu’elles avaient lieu, il sembla que la police avait redoublé de rigueur. La moindre rixe entre les citoyens, le plus léger soupçon d’ivresse était puni par une incarcération à laquelle on ne prit pas d’abord garde, mais qui s’expliqua facilement après l’événement. Quel fut l’étonnement de tous les habitants, lorsqu’au mois de mars 1787, après bien des entrevues de Vidal et de M. de La Luzerne, les prisons s’ouvrirent, et qu’on en vit processionnel-iement sortir, à plusieurs reprises, quatre à cinq cents hommes blancs, marchant deux à deux, enchaînés, serrés par des menottes, et s’avançant tristement vers le port; plusieurs embarcations les attendaient; le fidèle Vidal ne les abandonna pas, et la petite flotille fit voile pour Carthagène, Porto-Bello, etc. Elle jeta l’ancre auprès d’un fort situé dans la rade de l’une de ces possessions espagnoles, et nos cinq cents hommes blancs y furent débarqués. Quanta Vidal, il sereudit à terre, vit les 281 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790.] chefs espagnols, traita avec eux, termina ses affaires, et ne reparut plus. Peu après son départ, un détachement de troupes espagnoles fut introduit dans le fort, et la baïonnette au bout du fusil détermina, en peu de moments, nos cinq cents blancs sans armes à arborer la cocarde rougeetàs’engager librement au servieed’Espagne. Gomme pourtant leur bonne volonté n’était pas encore éprouvée, on les pria de se soumettre à la précaution des menottes, et, sous une escorte convenable, on les conduisit ainsi, Messieurs, jusqu’à Quito, capitale du royaume de ce nom; là on leur ôta leurs chaînes, et on les incorpora avec les troupes qui gardent le pays. Plusieurs étaient morts en chemin, de fatigue et de misère; d’autres, pressés de ce besoin naturel par lequel l’homme s’élance vers la liberté, tentèrent de s’échapper de Quito, et désertèrent. On en arrêta beaucoup, qui, suivant la loi, furent envoyés aux mines; mais un petit nombre d’entre eux échappa aux recherches, et côtoyant les bords des Amazones ou de l’Orénoque, ils descendirent au miliende mille périls jusqu’à la Guyane et à Cayenne, d’où plusieurs sont revenus à Saint-Domingue. G’est à ces victimes du despotisme que l’on doit le récit que vous venez d’entendre; il est possible d’en révoquer en doute l’exactitude, mais il restera toujours un fait notoire et bien grave que je ne me suis pas permis de citer sans témoignage : c’est l’embarquement de quatre à cinq cents blancs privés de leur liberté, et chargés de chaînes sans jugements. Quels étaient-ils? où allaient-ils? M. de La Luzerne satisfera sans doute a ces questions: mais quand il rejetterait cette exécution arbitraire sur quelque ordre inhumain, il fut coupable de ne s’être pas généreusement refusé à en être l’instrument; il fut coupaDle, s’il n’avait point d’ordre, d’avoir abusé de son autorité suprême pour se laisser aller aux insinuations criminelles d’un aventurier méprisable dont il devenait le complice; il fut plus coupable encore d’avoir dévoué à un bannissementéterne!, et l’on peut dire à la mort, des Français réfugiés près de lui, sous la sauvegarde du droit des gens que son devoir lui prescrivait de faire juger s’ils étaient criminels, ou de ne pas punir s’ils étaient innocents. Mille témoins nous ont dénoncé ce fait, dont la notoriété a soulevé l’indignation publique. Signé : Chabanon, Laborie, Reynaud, Gourrejol-les,Rouvray, Magallon, le chevalier de Marmey, de Thébaudière, de Viileblanche, Gocherel, le comte O’Gorman, de Gouy d’Arcy. Collationné et certifié la présente copie conforme à l’original déposé au secrétariat du comité des rapports, délivré par nous, député, secrétaire dudit comité, cejourd’hui. Signé : Anthoine. CINQUIÈME CHEF DE DÉNONCIATION. Arrêtement scandaleux d'un citoyen innocent et jugement arbitraire et injuste. Un ancien officier, qui, depuis plus de trente ans, servait le roi avec distinction en qualité d’ingénieur; qui, formé par de longues études, avait consacré une partie de ses loisirs à celle des finances; qui, chargé de plusieurs négociations importantes dans cette partie, avait été dans toutes couronné du succès; qui, dans la circonstance la plus critique de la dernière guerre, avait su procurer à l’armée française trois millions de l’argent d’Espagne, sans lesquels l’armée, dénuée de tout, manquait absolument la belle et importante opération de New-York, sans laquelle l’Amérique ne serait peut-être pas indépendante; qui aussi brave que bon calculateur, avait payé de sa personne, et conquis à la nation les îles tur-aues, près Saint-Domingue;, ce brave officier retiré du service, affranchi de tout assujettissement, désormais citoyen paisible, avait acquis un terrain au Gap sur lequel il imagina de construire cinq maisons , dont les loyers devaient augmenter sa fortune et dédommager ses enfants de celle que ses pères avaient sacrifiée au service de l’Citat. Les bons et loyaux services qui lui avaient valu l’estime de toute la colonie n’avaient pu lui mériter les bonnes grâces du sieur Jauvin, commissaire-ordonnateur et créature de l’intendant Marbois, lequel s’était déclaré avec indécence l’instituteur de M. de La Luzerne qui le trouvait bon : cet agent subalterne laissa avancer la construction de ces cinq maisons, et quand le propriétaire eut versé dans cette bâtisse des fonds considérables ou pris des engagements importants, le sieur Jauvin lui fit signifier d’avoir à retirer ses ouvriers d’un terrain qui appartenait au roi. M. de La Luzerne nomma des experts à la réquisition du plaignant, et comprit dans cette nomination le sieur Jauvin; les pièces et les plans furent mis sous leurs yeux, et après sévère examen, il se trouva, non pas que le citoyen avait usurpé sur le terrain du roi, mais que le sieur Jauvin, au nom du roi, avait empiété de soixante pieds sur le terrain du citoyen. Cette découverte bien constatée mortifia singulièrement le sieur Jauvin, et dans le combat qui se livra dans sa conscience entre l’aveu d’une fausse imputation et la morgue de sa place, il s’oublia au point d’injurier cruellement, par un démenti formel, un ancien officier auquel il aurait pu, sans se dégrader, faire quelques excuses. L’offensé eut le mérite bien rare de la modération; il ne se permit ni un geste, ni un propos; mais il écrivit sur l’heure à M. de La Luzerne, pour le prier de lui faire faire une réparation convenable. Ge générai ne se crut pas permis de prononcer, sans en référer à l’intendant son conseil. Mais l’honneur outragé ne compose pas avec lui-même; l’offensé insista auprès du général, et le général peu habitué à cette récidive, donna l’ordre, bien imprudent sans doute, d’arrêter le plaignant. Des grenadiers, commandés pour cette exécution tyrannique, vinrent en plein jour saisir, au milieu de ses ouvriers, un citoyen paisible, sur ce terrain même dont son seul crime était d’avoir prouvé, par ses titres, qu’il avait la propriété. Traîné au fort Picolet, une prison l’y attendait; il y entra avec son innocence, et au bout de cinq jours il en sortit avec tranquillité, pour être conduit avec scandale à bord d’une frégate qui le transporta à quatre-vingts lieues de chez lui, au Port-au-Prince, résidence des tyrans de ce malheureux pays. En débarquant, une garde et des officiers-majors vinrent le recevoir, et le conduisirent avec appareil au palais du gouverneur. Un conseil de guerre était assemblé, et le vice-roi s’en était à lui-même réservé la présidence. . Là parut comme un criminel, pour être jugé militairement, un officier citoyen qui s’était plaint d’avoir reçu une offense grave, et qui avait instamment réclamé la punition de l’agresseur. Cette scène, digne des nababs de l’Inde, s’ouvrit à huit (Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790.) 282 heures du matin, et dura jusqu’à une heure après midi, entre le prétendu coupable et les juges. On passa cinq heures entières à chercher un crime, et le soupçon d’une faute légère même ne se trouva pas ; les six officiers que le gouverneur s’était adjoints pour former ce tribunal extraordinaire rougissaient du rôle auquel on les avait associés ; les yeux baissés, n’osant ouvrir la bouche, ils attendaient avec embarras le dénouement. Le voici, Messieurs : M. le président du conseil, M. le gouverneur, sans faireuntour d’opinions, sans prendre les voix, se lève, déclare que le conseil de guerre est fini , et que l’accusé gardera pendant trois jours les arrêts ! Trois jours les arrêts! et c’était pour lui ordonner les arrêts, qu’on avait arraché de ses foyers avec éclat, qu’on avait enlevé à des affaires les plus intéressantes pour sa fortune, à des constructions commencées, qu’on avait resserré dans une prison, qu’on avait embarqué avec scandale, qu’on avait exposé dix jours aux dangers de la mer et à ses incommodités, et qu’on avait fait comparaître, sans accusation, devant un tribunal imposant, un ancien serviteur du roi, un citoyen chéri, un homme estimé de tous ses compatriotes, pour lui dire : Vous n’aurez ni réparation ni justice. Ainsi dans cet abus révoltant d’autorité, dont plusieurs témoins s’assoient parmi nous, et dont le plaignant lui-même a obtenu, pour y siéger, le suffrage de ses compatriotes, M. de Lai Luzerne fut coupable d’avoir obstinément nommé pour ar ¬ bitre un homme suspect et récusé; il fut plus coupable de n’avoir pas osé punir une injure dans le favori de son favori, quand l’honneur exigeait cette satisfaction, et que la modération la réclamait de sa justice; il fut plus coupable encore d’avoir attenté avec éclat à la liberté d’un citoyen, d’avoir mis sa vie en danger, sa fortune en péril, son innocence en doute; de lui avoir, avec opiniâtreté, refusé toute satisfaction de la part de son agresseur, et de l’avoir, par un arrêtement arbitraire, puni très injustement, puisqu’en définitive, le tribunal arbitraire lui-même n’a pas trouvé matière à la plus légère punition. Voilà mon récit, Messieurs; M. le chevalier de G ..... . député de Saint-Domingue à l’Assemblée nationale* à qui nos armées d’Amérique ont dû un jour leur salut et leurs succès, est la victime que je viens de citer. Nos collègues en ont été les témoins, la correspondance des parties en est la preuve. Nous la soumettons à l’examen de vos commissaires. Signé : Ghabanon, Magallon, Gourrejolles, de Thebaü-dière, Reynaud, de Villeblanche, Gocherel, La-borie, le comte O’Gorman, Rouvray, le marquis de Perrigny, le chevalier de Marmey, et de Gouy d’Arcy. Collationné et certifié la présente copie conforme à l’original déposé au secrétariat du comité des rapports, délivré par nous, député, secrétaire dudit comité, ce jourd’hui. Signé : Authoine. SIXIÈME CHEF DE DÉNONCIATION. Réunion désastreuse des conseils supérieurs de Saint-Domingue. M. le comte de La Luzerne, lieutenant général des armées du roi, nommé par le roi au gouvernement général de Saint-Domingue, est arrivé au Port-au-Prince au mois d’avril de l’année 1786. Ses services précédents, les différents emplois qu’il avait remplis, etle genre connu de ses études favorites, n’avaient pas jusque-là dirigé son attention vers les intérêts commerciaux de la métropole et de nos colonies, vers les connaissances administratives de ces îles précieuses et éloignées, dont le régime ne nous présente qu’un petit nombre d’analogies avec le système du gouvernement continental. M. de La Luzerne voulant acquérir ce qui lui manquait sur ce point, et connaître parfaitement toutes les parties d’une contrée qui a deux cent cinquante lieues de côte, partit du Port-au-Prince au mois de décembre 1786, c’est-à-dire huit mois seulement après son arrivée, et se rendit au Cap, la ville la plus intéressante de la colonie et le siège de son commerce; il y demeura six jours et retourna de suite au Port-au-Prince, dont il ne fût pas absent quinze jours. Quelques temps après, il tourna ses pas vers le sud de la colonie. G’est la partie la plus délaissée jusqu’ici, la moins prospère, la moins peuplée, la moins avancée en culture ; celle enfin qui présente le plus d’accroissements possibles et le plus d’espoir de richesse. Ge voyage ne fut pas tout à fait si long que le précédent, et ces deux tournées de quinze jours, dans une île immense, furent les seules que fit le gouverneur pendant les vingt mois que dura son administration. Il est vrai qu’uneopératiou importante au ministère, méditée dès longtemps dans le cabinet, redoutée dès longtemps par la colonie et à laquelle elle rapporte tous les maux qui l’accablent, occupa vivement M, de La Luzerne, et dut absorber beaucoup de ses moments. Nous allons vous offrir un tableau raccourci de ce désastreux événement. Quelques années après l’époque ou Saint-Domingue se donna à Louis-ie-Grand, ce prince, qui voyait dans la prospérité de cet établissement, la prospérité future de son royaume, voulut accorder à ses nouveaux sujets le plus grand des bienfaits sans doute : la justice qui peut seule maintenir la paix entre les membres du corps social, ou terminer leurs différends. Il choisit pour la leur rendre des habitants intègres, qui se firent, en 1685, un honneur d’être les modèles d’un système judiciaire, à la pureté duquel vos décrets viennent de rappeler le nôtre. Ges patriarches de la grande famille coloniale se firent un devoir de rendre gratuitement ia justice, et ils ne voulurent recevoir du monarque que la patente honorable qui les constituait en cour souveraine. Ge tribunal établi d’abord au Petit-Goave, ensuite à Léogane, et depuis transféré au Port-au-Prince, fut pendant seize ans le seul corps de magistrature supérieure de la colonie. Sa population peu considérable encore, la simplicité des affaires, la bonne foi des habitants, n’excédaient point les forces de leurs magistrats dont le zèle était à toute épreuve. Mais en 1701, les augmentations rapides qu’avait déjà éprouvées Saint-Domingue, ses succès, son accroissement prodigieux, une suite de défrichements qui, dus à l’infatigable activité des colons, avaient fécondé plus de deux cents lieues de côte, multipliant les rapports, compliquant un peu les affaires, en étendant le nombre, il devint impossible au tribunal patriarcal de suffire aux besoins de tous les habitants ; et Louis XIV, pour rapprocher la justice des justiciables qui s’étaient fort étendus, établit au Gap Français un autre conseil supérieur sous le même mode que celui [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790.] qui jugeait au Port-au-Prince, et lui traça son ressort. Ges deux cours rendirent constamment et gratuitement la justice jusqu’en 1766. Voici, Messieurs, le premier pas du despotisme vers nos contrées, alors trop heureuses. Leur prospérité croissante ayant peuplé une troisième province, les habitants firent des démarches pour obtenir l’érection d'un troisième conseil supérieur. Tandis qu’ils sollicitaient cette faveur utile, un sieur La M ..... , homme perdu de réputation dans la colonie, osa, par cupidité, engager M. le général de Gastries a supprimer le conseil supérieur du Gap, à le réunir à celui du Port-au-Prince, afin que la place de procureur général de ce conseil inique lui valût le double et au delà de ce qu’elle lui rapportait. Il lui représenta que la colonie n’ayant plus qu’une seule cour souveraine, et cette cour siégeant dans la résidence ordinaire des adininiê-trateurs, il s’établirait bientôt entre elle et eux une liaison qui mettrait en peu de temps tous les colons dans une dépendance absolue du gouverneur. Il l’assura que l’intérêt des habitants exigeait. cette mesure, que moins il y aurait de tribunaux, moins il y aurait de procès ;"et par une de ces disparates qui semblaient alors indiquées en France, tandis que le chef de la magistrature, sous prétexte de rapprocher la justice des justiciables, créait dans le continent une multitude de grands bailliages, le ministre de la marine éteignait pour ainsi dire à Saint-Domingue le flambeau de la justice, en éloignant tellement les justiciables de son sanctuaire, que la plupart ne pouvaient y parvenir qu’après une route pénible et dangereuse de plus de quatre-vingts lieues. M. de La Luzerne, prévenu de ce projet avant son départ, aurait pu en détourner l’exécution, si depuis le mois d’avril 1786, époque de son arrivée, jusqu’au mois de juillet 1787, époque de la suppression, il eût écouté le vœu des habitants, voulu s’occuper sérieusement de . leurs intérêts, et si désabusant le ministre en l’éclairant, il lui eut fait sentir les dangers d’une disposition qui allait porter la désolation dans la colonie. En dépit du silence criminel qu’il garda sur un objet de cette importance, M. le maréchal de Gastries recueillit apparemment quelques doutes sur ce point ; car malgré la fermeté de son caractère, malgré ies instigations pressantes du sieur La M..., qui ne Je quittait pas, il craignit, au moment de signer l’ordre, de mettre le trouble à Saint-Domingue • et, par une espèce de pressentiment de ce qui devait arriver, il envoya à M. de La Luzerne un ordre particulier de suspendre la cassation du conseil du Gap, si la réunion comportait de grands inconvénients. Ges inconvénients incalculables étaient dans toutes les bouches, dans tous les cœurs, sur tous les visages; et pourtant l'ordre particulier envoyé par la prudence, fut celé par l’opiniâtreté, et pourtant l’édit despotique de la cour n’en fut pas moins exécuté, malgré le deuil universel des habitants à qui l’on enlevait leurs magistrats, pour les transférer à soixante lieues de leur résidence, et par leur réunion en un seul conseil, mettre le sceau au malheur de la colonie. Ainsi, dans cette circonstance majeure, dont les pièces justificatives vous montreront, Messieurs, toute l’importance, M. de La Luzerne fut coupable de n’avoir pas prévenu un ordre dangereux; il fut plus coupable de l’avoir exécuté, ayant pu s’y soustraire ; il fut plus coupable encore, ne s’y étant pas soustrait, d’en avoir, 283 depuis son avènement au ministère, maintenu avec opiniâtreté lés meurtrières dispositions. Signé: de Goüy d’Àrcy, Chabânôü, Magallon, Gourrejolles, le chevalier de Marmey, de Ville-blanche, Gocherèl, le comte O’Gorman", le marquis de Perrigny, Reynaud, Roüvray, de Thebaudière, Laborie. Collationné et certifié la présente copie conforme à l’original déposé au secrétariat dû comité des rapports, délivré par nous, député, secrétaire dudit comité, Cejourd’hüi. Signé : Antoine» SEPTIÈME CHEF DE DÉNONCIATION. Grand, chemin du Cap ; mensonge publie ; corvées arbitraires ; dépenses énormes et inutiles . Lorsque le précédent ministre de la marine adopta, pour notre malheur, le projet désastreux delà réunion des conseils, il ne s’était pas donné le loisir d’en peser toutes les conséquences, mais dans l’intervalle de temps qui s’écoula entre la détermination du gouvernement et l’exécution du plan, frappé de quelques objections que de bons esprits eurent le courage de lui présenter, il commença, comme j’ai eu le bonheur de vous le dire, à avoir quelques doutes, sur la possibilité du succès. On lui dit entre autres : le Gap est la ville la plus florissante de la colonie, le siège du commerce, celle où il se fait le plus d’affaires, celle par conséquent où les discussions entre l’acheteur et le vendeur doivent être plus fréquentes. Gomment voulez-vous que tous ses habitants quittent leurs manufactures et leur commerce, pour aller plaider à quatre-vingts lieues de distance? Quatre-vingts lieues, dit peut-être le ministre, ne sont pas un obstacle à citer en poste ; c’est l’affaire de deux jours. Mais, répliqua l’observateur, vous jugez Saint-Domingue comme la France, et vous ignorez, sans doute, qu’il n’y a point de grands chemins à Saint-Domingue; que larouteduCap au Port-au-Prince est coupée de montagnes à pic, de rivières sans ponts, de fleuves dangereux, de torrents rapides; que le pavé y est incounu, que le sable est calciné, que le climat est brûlant, qu’il n’y a ni poste, ni relais, ni voitures publiques, ni auberges ; que l’on ne peut voyager qu’à cheval, et qu’à cheval il est peu d’hommes qui puissent soutenir l’ardeur d’un soleil brûlant qu’aucun nuage ne tempère ; qu’ainsi le voyage par terre, souvent mortel, est presque impossible aux Européens. Je conviens qu’on peut aller par mer ; mais outre que la route est bien plus longue, les écueils sont si multipliés le long des côtes que la prudence ne permet pas de confier à des risques imminents, des titres précieux, des pièces originales, dont la perte serait irréparable; et les bâtiments du. cabotage sont si incommodes, que ceux même qui bravent tout, y regardent à deux fois, lorsqu’il s’agit, pour aller voir un avocat, ou solliciter un rapporteur, de se livrer au perfide élément pendant six semaines; car il arrive souvent que la traversée du Gap au Port-au-Prince, est de quinze jours, et que le retour est d’un mois» Gette observation était sans réplique, et il n’y a pas de doute qu’elle influa beaucoup sur le parti que prit le ministre d’euvoyer à M. de La Luzerne cet ordre particulier qui l’autorisait à suspendre, si lés inconvénients lui paraissaient trop graves. Que lit-il, Messieurs, de concert avec ce malheureux La M ..... . qui avait ourdi toute 284 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790.] cette trame, et avec le sieur de Marbois, intendant, qui jouera un rôle fâcheux dans ce mémoire? Il se crut assuré de lever tous les scrupules du ministre, en lui certifiant que de superbes chemins amèneraient de toutes parts avec facilité les justiciables dans le temple de la justice. M. le maréchal de Castries ne put résister à ce motif déterminant; il n’était pas dans son âme de soupçonner qu’il pût exister entre trois de ses créatures, une coalition criminelle, dont le seul but fût de le flatter, de l’abuser, et de le sacrifier à leur intérêt personnel. Il envoya donc l’édit qui devait frapper le coup fatal; mais comme s’il avait prévu que cette loi provoquée aurait un jour des suites funestes, il eut soin de déposer dans l’acte même sa justification future, et il ne manqua pas d’insérer dans le préambule, pour principal motif de la réunion des conseils, la belle communication des chemins, c’est-à-dire que dans un acte public, revêtu du sceau royal, et censé émané du souverain en personne, trois agents payés par lui pour l’éclairer, le trompaient sciemment, et sous l’égide de l’éloignement ou de la faveur, publiaient sans pudeur un mensonge avéré, un faux matériel, bien propre à compromettre le nom sacré du souverain, si un peuple entier, témoin de l’imposture, n’en avait, dans sa justice, hautement nommé les auteurs. Pour procurer cette belle communication qui n’existait pas, M. de La Luzerne commença par demander des corvées aux habitants riverains. Ils y prêtèrent leurs forces épuisées; il en exigea de ceux qui demeuraient au loin ; ils envoyaient avec une extrême répugnance des nègres à dix, quinze et vingt lieues de chez eux, au grand détriment de leurs manufactures, et de la santé de leurs ateliers. Bientôt des ordres de rigueur furent promulgués, bientôt on les exécuta avec bien plus de rigueur encore : tandis que le gouvernement en France supprimait la corvée, le gouverneur à Saint-Domingue établissait la corvée; mais la corvée fut insuffisante, parce que les ingénieurs de France n’avaient pas prévu tous les obstacles appartenant au sol de Saint-Domingue : alors, Messieurs, on eut recours à la caisse publique. Le gouvernement et l’intendant ouvrirent ce canal par où s’écoule la substance des peuples. L’opiniâtreté employa pour se justifier des hommes que le discernement aurait pu appliquer à des établissements utiles; partout les administrateurs forcèrent de moyens, partout la nature se rit de leurs efforts. Enfin, Messieurs, la réunion désastreuse des conseils a été publiée il y a trois ans. Le chemin dont la beauté l’excusait en quelque sorte, a été commencé il y a trente-trois mois; mais la réunion a été consommée en vingt-quatre heures, et le chemin n’est pas fait au bout de trois ans. Mais la réunion n’a coûté qu’un édit au despotisme et des larmes au peuple, et le chemin a coûté des sueurs aux malheureux, des hommes à la colonie, et deux millions à la caisse. Ainsi, dans ce fait grave dont vous allez connaître toute la vérité, M. de La Luzerne fut coupable d’avoir trompé le ministre, en lui fournissant comme un fait un moyen matériellement faux; il fut plus coupable de vouloir justifier son assertion par des moyens destructeurs de l’humanité; il fut plus coupable encore d’avoir, depuis son avènement au ministère, persisté avec opiniâtreté dans des dispositions si pernicieuses pour l’intérêt général et à jamais inutiles. Voilà notre récit, Messieurs; permettez à nos commettants d’en sanctionner la scrupuleuse exactitude par la présentation des pièces justificatives que nous allons vous soumettre. Signé : Ghabanon, Gourrejolles, Laborie, Rou-vray, Reynaud, Magallon, de Villebranche, Gocherel, le chevalier deMarmey, de Thebaudière, le comte O’Gorman, le marquis de Perrigny, de Gouy d’Arcy. Collationné et certifié la présente copie conforme à l’original déposé au secrétariat du comité des rapports, délivré par nous, député, secrétaire dudit comité, cejourd’hui. Signé : Anthoine. HUITIÈME CHEF DE DÉNONCIATION. Démission arrachée injustement à un magistrat septuagénaire , doyen du conseil. Lors de la désastreuse réunion des deux conseils souverains de Saint-Domingue, en 1787, M. de S..., magistrat septuagénaire, doyen du conseil, éclairé par une expérience de quarante années dans les affaires publiques, et récompensé par l’estime générale de toute la colonie, sollicita et obtint des administrateurs la permission de rester au Gap, pour raison de santé. Ce loisir si mérité par un juge qui, depuis quarante ans, n’avait pas demandé un seul congé, fut encore troublé par ce désir de se rendre utile, qui devient un besoin pour ceux qui l’ont toujours été à leurs concitoyens. Le sieur de S ..... fut chargé, avec deux de ses collègues, de présider à l’inventaire du greffe du Gap. Tandis qu’il y donnait tous ses soins, le greffier s’enfuit avec la caisse, dans laquelle il pouvait y avoir pour 100.000 livres de dépôts. Cet événement, naturel delà part d’un coupable infidèle, semblait ne devoir pas donner matière à des soupçons outrageants ; mais comme si le vœu le plus cher des deux administrateurs eût été de trouver des coupables parmi les bons habitants de la colonie, certains, par leur place, de l’impunité, MM. de La Luzerne et de Marbois se permirent d’accuser M. de S..., d’avoir coopéré à ce criminel enlèvement. Ce respectacle magistrat, père de six enfants, tous revêtus de places et de décorations honorables, aïeul d’un grand nombre de petits enfants dont il était l’exemple, environné de l’estime de la colonie, n’avait qu’une manière digne de lui de repousser cette atroce accusation ; il se dénonça lui-même à sa compagnie déjà réunie au conseil du Port-au-Prince, à sa compagnie résidant à soixante lieues de chez lui, à sa compagnie, présidée par ses deux adversaires, les deux délateurs, ses deux accusateurs, MM. de La Luzerne et de Marbois. Daus cette assemblée, quelque pressée qu’elle fût entre le devoir et l’autorité, se manifesta une indignation générale contre ceux qui s’étalent crus assez puissants pour porter impunément atteinte à l’honneur d’un septuagénaire, qui jamais ne s’était écarté de la voie de l’honneur. Les deux administrateurs redoutant un jugement qui allait les couvrir de honte, eurent l’adresse bien tardive de prévenir, par une rétractation formelle, l’examen d’une calomnie qu’il n’était pas de leur intérêt de laisser approfondir. j Un arrêt solennel et unanime de la cour vint ■ rendre à l’innocent tout son éclat, au mérite tout ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790.J 285 [Assemblée nationale.] son lustre, à la vieillesse toute la vénération qui lui est due. Le rapporteur fut chargé par toute la compagnie d’écrire à leur doyen une lettre remplie de ces témoignagnes d’intérêt, de respect et d’amitié, qui seuls pouvaient guérir la blessure que la calomnie avait osé lui faire. Déjà ce digne magistrat avait recouvré le repos si nécessaire à ses derniers jours; déjà M. de La Luzerne, parti pour la France, venait d’être élevé au ministère, lorsque immédiatement après les premières dépêches reçues de ce nouveau ministre, l’intendant de Marbois, souverain en son absence écrivit à M. de S..., au nom du roi, pour lui ordonner de se rendre au Port-au-Prince sans délai, ou d’envoyer sa démission. Cet ordre conçu dans ces termes qui annoncent le malheur du mécontentement était évidemment la punition de cette rédaction publique à laquelle l’honneur outragé avait forcé MM. de La Luzerne et de Marbois. Cet ordre était au nom du roi, et pourtant la justice et la bonté du roi ne pouvaient avouer Perdre inhumain d’exposer un septuagénaire malade, à entreprendre une route longue et impraticable. Que fit cet infortuné vieillard? 11 écrivit la lettre la mieux raisonnée et la plus respectueuse, et il conjura les deux administrateurs, au nom de leur propre honneur, à ne pas persister de le déshonorer. Mais vaine instance : la victime était marquée ; le complot médité depuis six mois était irrévocable, le coup était porté ; le tyrannique intendant, fort de l’appui du ministre, répondit par un ordre absolu de donner sa démission, sous peine d’être à l’instant même saisi, arrêté et embarqué de force pour le continent. Ainsi, parce que ce septuagénaire malade ne pouvait pas faire soixante lieues, on le menaçait de lui en faire faire deux mille, c’est-à-dire qu’on l’envoyait à la mort. Encore nécessaire à sa famille, il n’hésita pas entre ses jours et son état ; il envoya la démission qu’on lui arrachait, pour prix d’un demi-siècle de service, et la colonie perdit le doyen et l’exemple de ses magistrats. Ainsi, Messieurs, dans cette coalition monstrueuse de despotisme, de vengeance, de calomnie, M. de La Luzerne fut coupable d’avoir, sans preuve aucune, accusé d’un crime affreux, un magistrat intègre; il fut coupable de n’avoir pas confirmé dans son cœur la rétractation généreuse qu’avait prononcée sa bouche, et d’avoir écouté un ressentiment qui devait diriger le premier acte de sa toute puissance contre l’innocence reconnue; enfin, il fut plus coupable encore d’avoir consommé son noir projet, en arrachant son état, sans dédommagement ni retraite, sous peine de l’exil et de la mort, à un septuagénaire entouré d’une nombreuse postérité, et environné de l’amour de tout un peuple. Cette cause particulière nous est spécialement recommandée par nos commettants ; iis ont recueilli le mérite et la vertu éconduits par le ministre : leurs suffrages ont placé à la tête du comité colonial de la partie du Nord, M. de Saint-Martin ; eux-mêmes ont dérobé à sa modération les preuves des vexations inouies dont il a été l’objet ; et tout à l’heure l’assemblée provinciale du Nord vient, à l’unanimité des voix, de le nommer président du conseil supérieur du Gap, que les vœux des habitants de cette contrée ont enfin rétabli. Signé: Chabanon, Courrejolles, Laborie, Rey-naud, Rouvray, Magallon, le chevalier deMarmey, Cocherel, le comte O’Gorman, le marquis de Per-rigny et de Gouy d’Arcy. Collationné par nous, secrétaire du comité des rapports de l’Assemblée nationale, conforme à la copie étant au comité, le 1er mai 1790. Signé: Anthoine. NEUVIÈME CHEF DE DÉNONCIATION. Exaction publique, poursuite tyrannique envers un père de famille innocent , et suites cruelles de ce traitement barbare. Parmi divers traits odieux de fiscalité, nous en choisissons un, Messieurs, qui est venu mettre le sceau à la haine que l’on portait à l’intendant. Quant à M. de La Luzerne, il n'a pas tardé, d’abord par son silence, et ensuite par une approbation bien coupable, à étendre sur lui-même la tâche dont s’était couvert le sieur de Marbois : ceci, Messieurs, demande toute votre attention. Lorsque Saint-Domingue se donna à la France, ce fut sous la clause bien expresse de recevoir du souverain une protection gratuite, et de ne payer aucun autre impôt que celui qui provenait naturellement de la prohibition du commerce. Lorsque' Saint-Domingue, pour donner une preuve de patriotisme, offrit à Louis XIV, dans ses malheurs, de se charger ëlle-même des frais de la protection de la France, ces frais ne se montaient qu’à cent mille écus, et ce fut sous la clause bien expresse que les habitants répartiraient cette imposition volontaire entre eux comme bon leur semblerait, et pour un temps limité. Voilà deux lois fondamentales de la colonie, que tous nos souverains ont reconnues et respectées, et que le roi a sanctionnées lui-rnême en 1775, lorsque dans l’article 34 de son ordonnance sur le gouvernement civil de Saint-Domingue, il défend expressément toute levée de deniers , sans une délibération préalable des habitants. Je dois observer ici que cet octroi gratuit de 300,000 livres, accordé à Louis XIV, s’étant insensiblement accru jusqu’à la somme annuelle de cinq millions, qui en produisent plus de dix dans la perception, le peuple généreux qui donnait des marques si éclatantes de son dévouement à la métropole avait dû s’attendre que les administrateurs qu’elle lui envoyait, loin de chercheriàjaugmenter ce fardeau patriotique, auraient des ordres précis d’en alléger le poids, en conservant au moins précieusement le droit acquis aux habitants de répartir eux-mêmes entre eux cet impôt volontaire. Outre les différents prélèvements qui composaient ce produit annuel, se trouvait la recette des droits curiaux qui servaient à l’entretien des ministres des autels, et la recette des droits des suppliciés, qui payait les maréchaussées et autres objets relatifs à la sûreté publique. Ces deux caisses étaient distinctes, et elles étaient alimentées par une cotisation fixée depuis longtemps à trente sous par chaque tête de nègres. Le 27 février 1787, M. François de Neufchâteau, procureur général du conseil supérieur du Cap, encore existant, conclut à ce que, vu l’état brillant de ces caisses, la cotisation fût modérée à vingt sous au lieu de trente. Un an après, en mars 1788, sans 286 [Assemblée nationale.] cause, sans motif, sans besoin, il plaît à MM. de Vincent et de Marbois de réunir ces deux caisses, déporter l’imposition à un écu par tête de nègres, c’est-à-dire d’en tripler la quotité, de s’en rendre les administrateurs souverains, d’annoncer une augmentation pour l’année suivante, et de donner ainsi tacitement au conseil le droit d’imposer arbitrairement à l’avenir tous les habitants de la colonie, au gré de la cupidité ou de l’ineptie des administrateurs en chef et des ministres. Ainsi, par une singularité que vous aurez pu, Messieurs, observer plusieurs fois dans les faits contenus dans ce mémoire, tandis que les parlements, en France, effrayés de l’ahîmeque le génie du lise avait ouvert sous nos pas, abrogeaient le droit d’imposer que nos souverains avaient usurpé, et renonçaient à ces enregistrements dont ils reconnaissaient les ahus ; un ministre du roi, comme s’il eût voulu conserver au despotisme un trône en Amérique pour le dédommager de celui qu’il allait perdre en Europe, cherchait à établir dans cet hémisphère l’aristocratie parlementaire et la bureaucratie fiscale, que le vœu de ses anciens habitants et le droit des gens semblaient en préserver à jamais. Le ministre et l’intendant avaient bien prévu les difficultés qu’entraînerait la recette de la nouvelle imposition. Us en avaient chargé les mar-guilliers des paroisses, citoyens notables, et les avaient rendus responsables des recettes qu’ils ne feraient pas. Le sieur de La F..., propriétaire-planteur, négociant, père de famille, honoré de l’estime de ses concitoyens, nommé par leurs suffrages mar-guillier de la paroisse de la ville du Cap, reçut l’ordre de collecter le nouvel impôt arbitraire établi par le ministre et par l’intendant, son organe. Il essaya en vain de faire sa collecte, mais personne ne* voulant payer, il écrivit au receveur général des droits municipaux la lettre la plus mesurée, la plus honnête, par laquelle il le priait de désigner un autre receveur qui serait plus heureux que lui. Sur cette lettre, dénonciation du sieur de La F... ap procureur général La M..., conclusions rigoureuses du ministère public, et sur ses conclusions adoptées, arrêt de la cour qui décrète d'ajournement personnel cet excellent citoyen ; ordonne que son procès lui sera fait et parfait, que ses biens seront saisis, garnison établie chez lui, ses meubles exécutés et sa personne arrêtée, si dans le délai de l’ordonnance il ne paye pas a lui seul la somme entière imposée sur toute la ville du Gap. Cet arrêt est nais en exécution un dimanche, malgré le texte de la loi, et avec une publicité et un scandale qui ajoutent encore aux rigueurs de ses dispositions. Tout est saisi au Gap chez ce négociant respectable, aux risques de lui faire perdre son crédit. La commune s’assemble et offre aux exécuteurs une garantie de dix millions ; elle est refusée ; ils se transportent à l’habitation du sieur de La F... ; on le trouve alité et sérieusement malade ; mais les ordres portaient sans doute de ne respecter ni la religion ni l’humanité. On l’arrache inhumainement des bras de sa femme et de ses enfants, on l’entraîne sans ménagement jusqu’au Gap, et là, malgré les cris de tous les habitants, malgré les remontrances respectueuses et fortes que la Ghambre de commerce juge à propos d’adresser aux commandants, on lui lait verser de force dans la caisse municipale la somme imposée. Il satisfait; mais le décret fatal était lancé, il fallait le purger en-118 juin 1790.) core. Pour éviter la prison dont il était menacé, il est contraint, en dépit d’une fièvre ardente, de se faire transporter, sous un ciel brûlant, au Port-au-Prince, à soixante lieues de chez lui. 11 comparaît par devant le rapporteur de la cour, et lui démontre à son grand étonnement et sans réplique, non seulement que la perception de ces nouveaux droits est absolument indépendante de la charge de marguiilier, et contraire à l’esprit et à la lettre des ordonnances du roi, mais encore qu’il n’est marguiilier ou collecteur que pour l’année 1787 ; que l’on est presque à la fin de 1788, puisqu’il s’agissait d’un impôt créé en 1788, collectible en 1788 ; que l’on s’est trompé cruellement vis-à-vis de lui, et que cette méprise étrange peut avoir des suites bien funestes. Hélas! il ne disait que trop vrai. Il revient chez lui par cette route pénible, fatigante, que les administrateurs représentaient comme si belle, et qui est uu des fléaux de la colonie. Il nous trace le tableau déchirant des atrocités dont une autorité exagérée et des lois abusives l’ont rendu victime, nous conjure de dénoncer ces actions tyranniques au roi, à la nation, signe de sa main avec les autres commissaires élus par la paroisse du Gap les pouvoirs nécessaires pour parvenir à ce but, nous somme de venger sa patrie, et meurt. A l’instant toute la ville est en deuil ; tous les habitants, comme dans une calamité publique, se cherchent, se rapprochent, et la maison du malheureux La F... devient le rendez-vous de toutes ces âmes émues et le théâtre de la scène la plus touchante. Dans cette consternation générale, dans ce moment de contraction universelle où tous les cœurs serrés avaient besoin d’épancher leur douleur, un citoyen patriote, un ancien serviteur du roi, officier général dans ses armées, et justement honoré de l’estime de la colonie, qui depuis lui a accordé ses suffrages en le nommant l’un de ses députés à l’Assemblée nationale, M. le marquis de Rouvray prend la plume : en plaçant un papier sur le cercueil même de cet infortuné collègue, il écrit, sous la dictée de tous les cœurs, aux commandants particuliers du Gap, une lettre couverte d’un grand nombre de signatures, que toute la ville voulait signer, et qui n’exprime que littéralement les sentiments d’exécration dont les excès du despotisme avaient rempli toutes les âmes. Après cette satisfaction aux mânes de la victime immolée, tout le cortège se rendit à l’église, là, en présence d’une foule immense de peuple qui honorait de ses larmes celui qui avait su mériter son estime et ses regrets, M. le marquis de Rouvray s’avançant noblement vers les représentants des administrateurs, leur remit à eux-mêmes une minute de l’adresse funèbre qui exprimait si bien le sentiment général, et que je transcris ici sur l’original que j’ai dans mes mains, littéralement conforme au duplicata qui a été envoyé à M. le comte de La Luzerne. « Vans, l'église du Cap , sur le cercueil de M-de La F... « Ge 22 décembre 1788. « Messieurs, « G’est «ur la tombe d’un des plus honnêtes « propriétaires-planteurs de cette dépendance, « d’un négociant des plus considérés de cette » ville, d’un citoyen moissonné à l’âge de trente-« quatre ans, d’un père de famille laissant des « enfants en bas âge, d’un époux tendre et adoré « d’une femme intéressante ; c’est sur la tombe ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790-] 287 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. « de M. de La F...., victime nouvelle de la réunion « homicide des deux conseils de Saint-Domingue, « que nous vous faisons part de nos regrets et * de notre terreur, en mêlant notre voix aux « gémissements, aux cris de la veuve et des or-« phelins qui demandent vengeance à Dieu et « aux hommes. Le désespoir de cette dépen-« dance est au comble, Messieurs ; vous avez, « comme nous, devant les yeux, l’effet terrible « de tous les changements oppresseurs qui ont « été la suite de la réunion des conseils au « Port-au-Prince. « Plusieurs pères de famille, épuisés comme « M. de La F... par les fatigues du voyage, ont « perdu la vie, soit au Port-au-Prince, soit dans « les routes, soit à leur retour dans leurs foyers. « (Jn autre trait l’a frappé d’un coup de mort ; « c’est l’appareil vraiment scandaleux qui a été « employé contre lui sous lés formes perfides « d’exécution judiciaire ; et déjà les autres mar-« guilliers de cette dépendance sont aussi me-« nacés du même sort, s'ils n’obéissent aveu-« glément à ces lois combinées entre l’adminis-« tration et les conseils réunis au Port-au-Prince ; « à ces lois qui font verser dans une caisse « étrangère nos contributions volontaires desli-« nées à l’entretien de nos églises, de leurs tni-« nistres, et à la décence du culte divin dans « nos paroisses. « Nous vous sommons donc, Messieurs, par « tout ce que vous devez à la colonie, particuliè-« rement à cette dépendance, de faire parvenir à « MM. les administrateurs l’affreux spectacle « dont vous êtes témoins ; nous chargeons leur « conscience et la vôtre de tous les désastres que « continuera de produire la réunion des deux « conseils et leur incorporation avec 1 adminis-« tration. Nous sommons les administrateurs « mêmes de faire savoir au meilleur des rois « qu’on l’a trompé, qu’on a trompé ses minis-« très, qu’on a eu intérêt de les tromper. « Nos cœurs sont remplis de douleur, d’afflie-« tion et de terreur ; nous sommes au désespoir, « Messieurs. » Dois-je m'astreindre ici, Messieurs, à la forme ordinaire que j’ai adoptée? dois-je vous récapituler ici les délits dont M. de La Luzerne est coupable ? Hélas 1 les détails horribles que vous ve-nez d’entendre, sont les crimes de son intendant et de son procureur général ; la protection spéciale accordée par lui à ces deux vampires de la colonie lui est personnelle. Le sieur de Marbois fut coupable d’avoir, au mépris des lois fondamentales de la colonie, osé promulguer une imposition qu’elle n’avait pas décrétée ; il fut bien plus coupable d’avoir ordonné la réunion des caisses, comme il avait exécuté la réunion des conseils ; il fut plus coupable encore d’avoir dénoncé sans motifs, et fait décréter sans sujet un citoyen qu’il n’avait pas le droit de rendre responsable d’une recette illégalement établie ; en-tin, il fut singulièrement coupable d’avoir, par une intention criminelle, ou par inadvertance inexcusable, dirigé tous les traits de son despotisme contre celui qui n’était plus comptable. Quant à M. de La Luzerne, alors ministre, il fut coupable de tous ces faits, puisqu’il en a autorisé plusieurs, et qu’étant instruit des autres par la clameur publique et par les représentants eux-mêmes de la colonie, qui les lui ont plusieurs fois officiellement dénoncés, non seulement il n’a pas eu égard à nos justes griefs, non seulement il n’a pas ordonné de reparer le mal céjà fait, non seulement il n’a pas puni les instigateurs de tant de forfaits, mais il les a approuvés par son silence, ou encouragés par ses correspondances, ou récompensés par des témoignages honorables, dont l’existence, Messieurs, devrait vous paraître une fable, si dans un des chefs de dénonciation qui va suivre, je n’étais à même d’en mettre la preuve écrite sous les yeux de l’Assemblée; alors, Messieurs, nous déposerons sur le bureau toutes celles qui ont trait à la perte du malheureux La F...., notre compatriote, notre commettant, et le client de la colonie tout entière. Signé : Chabanon, Reynaud, Laborie, Courre-jolles, Rouvray, Magallon, le chevalier de Mar-mey, de Thebaudière, de Yilleblanche, Gocherel, le marquis de Perrigny, le comte O’Gorman et de Gouy d’Arcy. Collationné et certifié la présente copie conforme à l’original déposé au secrétariat du comité des rapports, délivré par nous, député, secrétaire dudit comité, cejourd’hui. Signé : Anthoine. DIXIEME CHEF DE DÉNONCIATION. Réunions tyranniques au domaine du roi et concessions frauduleuses. C’est sans doute avec horreur, Messieurs, que vous avez vu, dans le cours des dénonciations qui précèdent, les infortunés colons de Sainl-Domingue, victimes du plus outrageant despotisme, privés, sans motifs, sans jugements, de leur liberté individuelle, être encore contraints de risquer sans cesse leur existence dans des routes pénibles qui en ont vu périr un grand nombre. Le ministre et l’intendant qui s’étaient fait un jeu cruel de compromettre la liberté, la vie même des peuples, n’avaient plus qu’un pas à faire pour achever le tableau* Nos propriétés seules, aux impôts arbitraires, aux concessions près, semblaient être restées intactes. Vous allez voir, Messieurs, comment les administrateurs de Saint-Domingue sont parvenus à nous en ravir le fonds. Louis XIY n’eut pas plutôt pris sous sa protection ce second royaume, qu’il chargea ses délégués d’en diviser les terres et de les concéder à des cultivateurs patriotes qui osassent les défricher, braver les influences d’un climat alors bien dangereux, et féconder ces contrées lointaines. Ces concessions auraient trompé le vœu du prince, si des lois sages n’avaient surveillé l’exécution politique de ses intentions. Quoique ces concessions si profitables à l’Etat, n’eussent aucune analogie avec les aliénations dont on a fait tant d’abus dans le continent, quoique celles-ci fussent un sacrifice arraché par la faveur à la substance du peuple, tandis que celles-là étaient une semence de prospérité pour la métropole, cependant le gouvernement imposa des obligations fort raisonnables aux concessionnaires. La contenance de chaque concession fut limitée; l’obligation de cultiver fut imposée; la défense de vendre, avant d’avoir commencé un établissement, fut intimée à la cupidité, qui n’aurait vu dans la cession multipliée de ces terres qu’un aliment à l’agiotage, sans aucun profit pour la métropole. Ainsi, sous peine de réunion au domaine du roi, il fallait, dans le cours de la première année, avoir opéré des défrichements, avant-coureurs d’une récolte prochaine. C’est à ces lois, dictées par la plus sage politique,' que Saint-Domingue dut des accroisse- 288 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790.] méats rapides et c’est à leur observation, modifiée par la prudence, que l’on peut attribuer le degré de splendeur qui lui donne aujourd’hui tant d’importance dans la balance du commerce européen. Mais depuis plusieurs années, depuis environ quinze ans, les choses ont bien changé de face dans ces précieuses contrées. L’indigo, plante vorace et d’une culture facile, à laquelle les premiers planteurs avaient confié d’abord le soin d’absorber les sels trop substantiels dont ce riche sol était pénétré, avait préparé les terres à recevoir le dépôt de ce roseau balsamique, la plus parfaite de toutes les productions végétales qui nous donne le sucre. Déjà toutes les plaines couvertes de cannes, semblaient avoir rempli les intentions du législateur et avoir fermé tout accès aux spéculations de l’industrie. Cependant cette industrie accoutumée à triompher de tous les obstacles, après avoir promené les regards sur ces plaines couronnées de sucre, et contemplé avec satisfaction son ouvrage, leva les yeux sur ces montagnes élevées dont les bois épais ou des lianes rampantes ombragent la cime, elle chercha la culture qui pouvait convenir à ce local, et bientôt les forêts antiques et le cacao peu productif, cédèrent peu à peu la place à cet arbrisseau précieux qui nous donne le café. Tandis qu’elle s’appliquait à en recueillir les avantages, une découverte fâcheuse vint contrebalancer nos succès ; on s’aperçut que le café comme l’indigo épuisaient prodigieusement la terre, et que jamais peut-être elle ne pourrait reproduire le même plant. Cette observation fut bientôt suivie d’une foule de demandes en concessions. Heureusement que les forces des colons, que leurs moyens aratoires étaient au-dessus de leur zèle : s’ils eussent pu défricher tout ce qui leur avait été concédé, le café serait tombé sans doute à un prix très bas qui n’aurait pas dédommagé des frais de culture, et dans dix à douze ans l’Europe et l’Amérique auraient été soudainement privées d’une boisson devenue presque un besoin, et cet inconvénient n’eût pas été le dernier. Quand on connaît nos colonies, quand on a parcouru cet autre monde, on sait que dans ces pays où l’on trouve beaucoup de torrents et fort peu de rivières, où l’on découvre des bois immenses et pas un seul canal de navigation, la seule manière de défricher, est d’appliquer le feu à la destruction des forêts anciennes comme le monde. On sait aussi que, dans ces climats brûlants, la vie ne serait pas supportable, si l’air n’était quelquefois rafraîchi par des pluies bienfaisantes. Or, détruire les forêts, ces conducteurs que la nature a si sagement établis entre les nuages et nous, ce serait nous soustraire à sa bienfaisance et nous priver à jamais de ces rosées célestes auxquelles seules une terre calcinée doit sa prodigieuse fécondité. De ces connaissances nécessaires pour juger, Messieurs, le cas qui vous est soumis, il résulte qu’un ministre qui, sans considérer la différence des époques et les changements que le temps apporte à toutes les institutions humaines, prétendrait se référer servilement aux lois du siècle dernier et les faire observer aujourd’hui avec rigueur, serait un très mauvais politique, qui servirait très mal sa nation et la province particulièrement confiée à ses soins. Cette erreur serait moins excusable dans un naturaliste profond, dans un chimiste consommé pour qui les détails physiques que j’ai eu l’honneur de vous offrir, sont des éléments familiers. Elle serait, j'ose le dire, impardonnable, si ce ministre et ses sous-ordres avaient devant les yeux des exemples que l’expérience de leurs prédécesseurs se serait plu à leur présenter. Or, M. le comte de La Luzerne se trouve dans ce cas, le moins graciable de tous; il était sur les lieux, il connaissait le sol ou devait le connaître, il pouvait ou devait consulter les hahitants. Tous les journaux de la colonie lui auraient appris, à chaque page, que les administrateurs qui l’avaient précédé avaient tous senti que pour ne pas ruiner les propriétaires actuels de cafèteries, que pour ne pas rendre cette source de richesses nulle dans la main des commerçants, que pour ne pas occasionner tout d’un coup à l’univers une privation qu’une abondance momentanée rendrait encore plus sensible, que pour ne pas exposer, par une fausse démarche, le sort de toutes les sucreries et l’existence même des habitants, en risquant de changer totalement le climat par la destruction subite et universelle des forêts, il fallait employer désormais avec une extrême modération la loi sur les réunions; qu’il fallait bénir l’heureuse impossibilité où se trouvaient plusieurs colons d’étendre dans ce moment une culture précieuse au delà des besoins de la consommation; qu’il fallait économiser, pour la postérité, le peu de terre qui restait à défricher dans les montagnes ; qu’il ne fallait pas incendier en un jour tous ces bois debout dont la rareté augmente sans cesse, et dont la conservation importe tant à la salubrité du climat ; qu’il fallait enfin ne pas braver l’expérience et qu’il était sage d’imiter des administrateurs qui, déterminés par les motifs qui viennent d’être développés, n’avaient pas, depuis dix ans, prononcé vingt réunions par chaque année. Après vous avoir prouvé que le système immodéré des réunions ne tendait à rien moins qu’à consommer publiquement le malheur de la colonie, je vais vous montrer une concussion véritable dans les actes tyranniques exercés par M. de Marbois, et sanctionnés par M. de La Luzerne. Il y a eu tyrannie, si les propriétés ont été arrachées aux citoyens avec injustice; il y a eu concussion, si les tyrans ou leurs sous-ordres ont trouvé dans ces larcins publics ou des avantages personnels, ou le plaisir de la vengeance, eu le moyen funeste d’énerver la liberté et de perpétuer le despotisme. Vous avez vu que, depuis plusieurs années, il n’y avait presque plus de réunions à Saint-Domingue. Le sieur de Marbois est nommé à l’intendance de ce malheureux pays, et forme le projet d’en bouleverser tous les usages, d’en changer toutes les lois, d’en modifier à sa guise la constitution. Pour parvenir à ce but, quel moyen de succès? Commander avec hauteur ne suffit pas, il faut se faire des créatures; il faut donc devenir riche et donner beaucoup : mais on ne peut devenir riche en peu de temps, et donner beaucoup sans prendre; il prit donc au moins pour donner, mais il eut soin de couvrir ses exactions odieuses du voile respectable de la loi. Déjà, de concert avec M. de La Luzerne, il avait réuni les conseils souverains, et vous en avez vu les abus; déjà il avait réuni toutes les caisses, et vous en avez déploré les fâcheux effel s ; il ne lui restait plus qu'à réunir au domaine les 289 {Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (18 juin 1790.] propriétés les plus sacrées, et vous allez voir et tous les maux qui découlèrent de cette fatale opération, et à quel dessein elle avait été résolue. M. l’intendant se fit informer exactement de toutes les terres qui n’étaient point établies, et un beau jour, ses commis, ses secrétaires et autres agents affidés présentèrent , à M. l’intendant , requêtes en réunion de plusieurs de ces terrains. Ces requêtes ne peuvent être appointées sans la permission du gouverneur; cette formalité n’était point un obstacle entre amis; M. de La Luzerne donna les permissions, et les réunions furent prononcées. Voilà donc des propriétaires indigents, de pauvres pères de famille, des veuves, des orphelins dépouillés; mais aussi voilà le domaine du roi enrichi de toutes ces propriétés. Quelles richesses, Messieurs, des propriétés incultes, et qui, suivant la loi, doivent être concédées à un nouveau maître sans aucune rétribution ! Vous sentez que l’enrichissement de l’Etat ne pouvait être la vue de l’agiotage du sieur de Marbois, car jusque-là il n’y avait que du mal de fait, et de profit pour personne. Il faut vous dire que les ordonnances et l’usage accordent aux poursuivants en réunions la préférence pour la nouvelle concession à faire de ces terres réunies : or, les poursuivants étaient les créatures des administrateurs; donc les créatures des administrateurs furent très légalement gratifiées de ces terrains enlevés et réunis. Nantis de ces terres incultes, il fallait, au terme de la loi, les établir dans l’année, et ne pas les vendre que l’établissement ne fût fait. Sur ces deux points embarrassants, les administrateurs interprétèrent la loi, et permirent en premier lieu de pas établir les terrains; en second lieu, de les vendre sans être établis. On sent déjà toute l’utilité de ce nouveau commerce, qui n’offrait aucun risque, et présentait des bénéfices certains : de si heureux commencements encouragèrent puissamment tous les subalternes et bien d’autres à se mettre sur les rangs des courtisans de M. le gouverneur et de M. l’intendant. Bientôt ils furent accablés de demandes; bientôt les gazettes et les. affiches de la colonie furent souillées de ces nombreuses annonces : la cupidité une fois éveillée ne s’endort pas facilement; d’abord on demandait pour soi, ensuite on demanda pour vendre. Un mortel heureux qui avait obtenu quatre concessions en vendait trois pour établir la quatrième, et la spoliaiion de quatre citoyens composait la fortune d’un favori de l’administration. C’est ainsi qu’un secrétaire intime de M. de Marbois, par une activité sans exemple et une avidité inextinguible, parvint à réunir dans ses mains seize concessions à la fois, digne récompense de plus de cent spoliations dont lui seul avait été l'infatigable agent. Cet oubli de toute pudeur avait élevé un cri universel d’indignation dans toute la colonie : plusieurs habitants, à la convenance desquels se trouvaient des biens véritablement négligés, voyant avec quelle facilité les réunions se prononçaient, et craignant d’être prévenus par les furets de l’intendant, formèrent en leur nom personnel des demandes en réunion de ces terrains incultes : de crainte d’être dépouillé, on devenait spoliateur. Jusque-là les poursuivants avaient aussi toujours obtenu la concession nouvelle ; ainsi ces habitants n’eurent pas la moindre inquiétude du succès, et crurent qu’il suffirait de poursuivre pour être sûrs de l’investiture dé-lre Série. T. XVI. sirée. Ils firent donc elles poursuites et les frais considérables qui y sont relatifs ; les jugements furent favorables, et les réunions prononcées ; mais quami ils se présentèrent pour recueillir le fruit de leur découverte et de leurs démarches, ils apprirent, avec autant de surprise que de douleur, qu’un favori des administrateurs avait été l’être prédestiné qui, sans peines nisoins, avait obtenu les objets de leur convoitise. Un de ces citoyens éconduits, le sieur Rousseau de la Gautrave, habitant depuis vingt ans à Cavaillon, partie du sud, père d’une nombreuse famille, avait songé, pour l’établir, à profiter des circonstances favorables; il venait de faire prononcer la réunion d’un terrain de quiuze cents pas carrés appartenant à la dame Noguez; il en demande aussitôt la concession, point de réponse. Il se rend au Port-au-Prince, s’adresse directement à M. de La Luzerne et de Marbois, et apprend que le sieur Wante, secrétaire particulier de l’intendant, ce concessionnaire universel que j'ai déjà cité, vient d’être gratifié de ce terrain quilui était si précieux : il ne cache pas son mécontentement, la douleur qu’il éprouve de Voir passer ce sol à sa convenance entre tes mains d’un homme chargé de dettes et couvert de bienfaits. Le sieur Wante n’était pas cruel; il fait proposer au sieur Rousseau de lui céder cette terre dont il avait envie, et ne lui demande que quarante mille livres pour ce sacrifice. On peut juger de là que le métier était bon : aussi un des sous-ordres du bureau du sieur Wante, encouragé par la brillante fortune de son patron, écrit-il au sieur Torrez son ami, qu'il va tâcher de marcher sur ses traces , et de gagner comme lui., s’il est possible en une seule année , trois cent mille livres sur le commerce des réunions. Ce brigandage, source inépuisable de fortune pour soi ou ses protégés, ce brigandage, objet de scandale et de corruption, se continue publiquement sans pudeur sous les yeux de M. de La Luzerne ; et pendant tout le temps qu’il fut gouverneur, Saint-Domingue était aux abois, le désespoir dans tous les cœurs, lorsque heureusement M. le marquis du Ghilleau débarqua dans la colonie. Sa délicatesse lui inspira une méfiance involontaire contre cette opération usitée ; sa politique lui en découvrit les abus, et sa fermeté lui prescrivit de ne pas se laisser entamer sur ce point; il refusa toute permission, et ce trait d’honnêteté, qui lui valut l’amour de Saint-Domingue, fut, dit-on, le principe de sa disgrâce. Un seul homme avait suspendu les calamités dont deux hommes seuls avaient été les instruments; sa perte fut jurée, son rappel ordonné : alors le sieur de Marbois redevenu souverain, et par conséquent despote, reprend ses anciens errements, le trafic honteux et lucratif des réunions recommence. M. de Peynier obtient la place de M. du Ghilleau, mais on ne l’avait pas nommé son successeur pour être le contradicteur de l’intendant, il se montre au contraire son complaisant, il ne s’oppose point à ce désastreux commerce qui fait gémir toute la colonie, pour enrichir quelques favoris ou quelques fripons ; et ces scandaleuses opérations, M. de La Luzerne en a été le témoin, M. de La Luzerne en fait la continuation ; M. de La Luzerne ne les proscrit pas. Qu’il nous montre la correspondance de M. du Ghilleau; qu’il nous laisse jeter les yeux sur l’effroyable tableau que lui fait de tant d’attentats ce vertueux gouverneur, et qu’il convienne qu’après avoir fait le malheur de la colonie de Saint-Domingue, un de 19 $90 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1190. [ ses agents affidés, son procureur général La M... i a pensé consommer sa ruine en abrogeant le règlement sage par lequel un concessionnaire qui, au désir de son titre, avait rempli les formalités d’usage et formé un établissement sur son terrain, ne pouvait plus être troublé par un concessionnaire, même plus ancien, qui avait laissé déchoir son titre; qu’il convienne enfin qu’après avoir fait le malheur de la colonie, il a voulu consommer sa ruine en autorisant la continuation de ces réunions perfides au domaine du roi, prétexte de tant d’injustices et de tant de maux. Ainsi dans ce chef de dénonciation de la plus grande importance sous un rapport politique, de la plus cruelle connivence sous un point de vue moral, quatre individus chargés spécialement par le monarque du bonheur et du salut d’une contrée utile et éloignée, un procureur général, un intendant, un gouverneur, un ministre (M. deLa Luzerne jouant lui seul ces derniers rôles), se sont rendus collectivement coupables: D’impéritie envers les deux mondes, en risquant de faire disparaître sous peu d’années de tous les marchés européens cette graine recherchée à laquelle nous devons une boisson salutaire ; D’impéritie envers Saint-Domingue, en risquant de la priver tout à coup des ressources que lui présentent ses forêts, et de provoquer dans son climat un changement aussi dangereux pour les manufactures qu’insalubre pour les habitants. Ils se sont rendus coupables de tyrannie envers les pères de famille indigents, en prêtant une extension rigoureuse à une loi que, vu le changement des temps, la prudence devait restreindre ; De concussion envers tous les colons, en leur enlevant leurs biens, comme vous verrez, pour investir de leurs dépouilles, si ce n’est eux-mêmes, au moins leurs favoris, et parla rétrécir le domaine de la liberté, en étendant les conquêtes du despotisme ; Enfin, d’un crime public envers la nation, en attaquant ouvertement l’un des précieux apanages de l’homme, sa propriété, pour prostituer le produit de ces larcins à l’entretien d’un agiotage honteux, d’un commerce infâme, d’un brigandage scandaleux, indigne de tous les temps de la loyauté française, et si contraire aux principes actuels de la nation magnanime qui marche avec tant de majesté vers la régénération et la liberté. Tous les faits que je viens d’avoir l’honneur de vous citer, Messieurs, ne sont que la quintessence des nombreux mémoires qui nous ont été adressés sur cet important sujet par nos commettants. Veuillez bien, Messieurs, parcourir avec nous ces originaux intéressants. Signé : Chabanon, Laborie,Reynaud, Rouvray, le marquis de Perrigny, le chevalier de Marmey, Go-cherel, lecomte 0’Gorman,Magallon, Courrejolles, de Thebaudière, de Villeblanche, de Gouy d’Arcy. Collationné à l’original déposé au comité des rapports de l’Assemblée nationale par nous, secré ■ j taire dudit comité. A Paris, le 29 avril 1790. j Signé : Anthoine . I ONZIÈME CHEF DE DÉNONCIATION. Disette de farines. Insouciance criminelle du ministre . Quelque désir qu’on ait, Messieurs, d’excuser M. de La Luzerne, il est impossible de croire qu’il ait jamais ignoré que, de toutes les portions d’un vaste empire, celle qui a le plus de droits à la certitude de Ses subsistances, c’est une colonie qui ne produit point l’aliment de première nécessité, et qui, située au milieu des eaux, à deuxcems lieues de la métropole, pourrait périr dans les angoisses du désespoir, par l’oubli coupable, fût-il même involontaire, d’un ministre négligent. M. de La Luzerne n’a pas du ignorer non plus que les intempéries désastreuses de l’année 1788 avaient diminué l’abondance des farines, et avaient laissé sur cette denrée si nécessaire des inquiétudes qui devaient naturellement resserrer la quotité des exportations. Dans cette circonstance, ses regards devaient se tourner avec intérêt vers Saint-Domingue et vers nos ports de France ; et si ces derniers ne se trouvaient pas à même de fournir abondamment aux besoins de la colonie, les champs de l’Amérique nous présentaient des ressources dont la prohibition nous interdisait pourtant 1'uSage, jusqu’à ce qu’il plût à la puissance exécutive de verser sur nous les trésors de ses guérets. Cependant la disette avait commencé à se faire sentir à Saint-Domingue, et le ministre, uniquement occupé à Versailles à nous interdire l’entrée des États généraux, n’avait pas encore songé à donner aucun des ordres qui devaient nous procurer efficacement des subsistances. M. le marquis du Chilleau y pourvut le 30 mars, par une ordonnance sage, qui ouvrait aux navires étrangers les trois principaux ports de la colonie. M. de Marbois, qui n’était pas encore en guerre ouverte avec le gouverneur, se prêta à cette mesure, mais elle fut infructueuse. Les armateurs des Etats-Unis ne pouvant point, aux termes de nos lois prohibitives, [charger en retour leurs bâtiments des denrées de nos manufactures, emportaient le peu de numéraire que nous avions, nous faisaient ainsi un tort irréparable, se retiraient mécontents et ne revenaient plus. La disette reparut donc, et avec elle la nécessité d’un moyen plus efficace. Le seul qu'il y eût à prendre” fut proposé en plein conseil par M. du Chilleau : c’était d’ouvrir les dix ports d’amirauté, et de permettre à nos voisins de charger des sucres et des cafés en retour de leurs farines. L’intendant s’y opposa ouvertement; il plaida avec force la cause de la prohibition contre le salut de la colonie : ses discours, imprimés par son ordre dans les gazettes, vont être mis sous vos yeux. Vous y lirez la condamnation formelle de M. de La Luzerne, que la force de la vérité arrachait au sieur de Marbois, sans qu’il s’en doutât. « Pour-« quoi, disait-il en substance, présenter de nou-« velles facilités à l’introduction des farines ? Je « conviens qu’elles sont rares, mais cette rareté « ne peut pas durer ; elle doit nous faire présu-« mer au contraire que les mers sont couvertes « de bâtiments bordelais qui cinglent vers nos « ports, et quoique l’on n’en ait point d’avis « certain, la meilleure preuve que l’on puisse en « offrir, c’est la vigilance connue du ministre de « la marine. Il sait notre position ; il connaît notre « détresse : assis au conseil d’Etat, il a sous les « yeux toutes les ressources du royaume, et dans « les mains les moyens de les diriger vers nous. « Peut-on supposer qu’il nous laissât en péril « sans avis, sans ordre, sans pouvoir de veiller « par nous-mêmes à nos pressants besoins ? » Et tandis qu’il parlait ainsi, le ministre ne songeait point à nous; il n’écrivait ni à Bordeaux, ni à Philadelphie, ni à Saint-Domingue; il voyait l’inquiétude sur les subsistances augmenter chaque jour en France, et il n’en concevait aucune {Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Ï8 juin 1790.] c>9i sur l’état critique où nous étions ; il voyait la di-1 sette ou le resserrement des grains préparer ici des révolutions de la plus Haute importance, et il ne songeait pas que la même cause pouvait produire sous le tropique les mêmes effets : enfin, il se rendait coupable ici de cette haute négligence dont son favori se faisait à Saint-Domingue un argument contre le gouverneur prévoyant qui voulait nous sauver. Le croiriez-vous, Messieurs? Du 5 juillet au 20 septembre, il n’est pas entré un seul navire de France dans les ports de Saint-Domingue. Qu’arriva-t-il? c’est que M. du Ghilleau signa seul l’ordonnance, et qu’à ce dévouement généreux nous dûmes, nous, notre salut; lui, sa disgrâce. Bientôt les Américains entrèrent dans nos ports ; l’abondance semblait devoir amener une diminution dans le prix de la denrée, lorsque la colonie vit, à son grand étonnement, le sieur de Marbois entretenir la cherté en achetant par préférence une grande quantité de farines : c’était, disait-il, pour les troupes... Jusque là leur subsistance était expédiée de France en droiture, et, par conséquent, n’était point prélevée sur les besoins des colons ; mais depuis la rareté des grains en France, non seulement M.de La Luzerne n’avait pas pourvu à nos besoins, mais il avait eu la cruauté de nous charger, dans notre disette, de pourvoir à ceux de nos garnisons. Nous ignorions ce nouveau malheur; non seulement il contribua à soutenir le haut prix des farines, mais il ouvrit la porte aux plus dangereux abus. L’intendant, sous prétexte d’acheter pour la troupe, fut soupçonné d’accaparer pour le compte du gouvernement. Ce soupçon se changea presque en certitude, quand on vit affiché, dans un nouveau moment de détresse, que le gouvernement vendrait pour 120 livres en détail, ce qu’on avait pu se procurer à 80 livres en gros. Le souvenir des biscuits gâtés se retraça douloureusement dans toutes les têtes. On observa que le sieur de Marbois avait chez son beau-père, à Philadelphie, des magasins de farines qu’il avait proposé de transporter dans la colonie ; et de cette masse de remarques sur un monopole dont la rareté d’un aliment nécessaire accréditait le bruit, et dont la négligence du ministre avait été la première cause, ii résulta que M. de La Luzerne fut trouvé coupable de n’avoir pas surveillé un objet aussi important que la subsistance d’une colonie immense, spécialement confiée à ses soins; plus coupable d’avoir sévi contre l’administrateur généreux qui avait appliqué si à propos le remède au mal ; enfin, plus coupable encore de n’avoir pas prévenu en temps utile ses coopérateurs, à Saint-Domingue, de l’état de pénurie où se trouvait le royaume, de n’avoir pas même approvisionné les troupes dans le moment où la disette se faisait ressentir à tous les habitants, et d’avoir autorisé ou toléré de la part de l’intendant, des accaparements inutiles dans l’abondance, odieux dans la disette, et qui, dans des circonstances critiques, deviennent tôt ou tard le prétexte fâcheux des insurrections les plus dangereuses. Ce que je viens, Messieurs, d’avoir l’honneur de vous exposer, n’est point un récit; ce sont les plaintes de nos commettants dont nous ne sommes que les organes, et nous avons en main toutes les pièces originales et justificatives à l’appui. Signé : Ghabanon ; Laborie; Rouvray ; Reynaud ; Gourrejolles; Magallon; le chevalier de Marmey ; de Thebaudière; de Yilleblanche ; Gocherel ; le comte O'Gorman; le marquis de Perrigny, et de Gouy d’Arcy. Collationné par nous secrétaire du comité des rapports de l’Assemblée nationale, le 1er mai 1790. Signé : Anthoine. DOUZIÈME CHEF DE DÉNONCIATION. Maintenue opiniâtre d’un intendant proscrit ; rappel soudain d’un gouverneur cher à la colonie. Vous n’avez point oublié, Messieurs, qu’en octobre 4788, le nouveau ministre de la marine avait eu pour successeur, dans le gouvernement général de Saint-Domingue, M. le marquis du Ghilleau. Le roi, un peu malgré son ministre, avait fait de ce poste important, la digne récompense du vainqueur de la Dominique, qui, après avoir conquis cette île dans la dernière guerre, s’y était fait adorer en la gouvernant jusqu’à la paix. Ge général, parti avec des instructions ministérielles que nous avions lieu de craindre, avait pris terre au Port-au-Prince dans les derniers jours de cette même année 1788. L’intendant essaya de circonvenir le nouveau général et de l’affilier à ses principes-, mais ce dernier, dès qu’il eût reconnu le terrain, remercia son guide, c’est-à-dire qu’il ne voulut plus de bandeau : franc, loyal, vertueux, il ne voulut voir que par ses yeux, commander par sa raison, gouverner par la loi. Cette manière d’être était incompatible avec celle du sieur de Marbois ; de là des différends dans leurs opinions, de là des aigreurs dans leurs discussions, de là de l’humeur dans leurs dispositions respectives, de là enfin une opposition publique et soutenue dans leurs actions, et un éloignement qui finit par rendre tout rapprochement inutile. Un exemple frappant vient à l’appui de cette assertion. La disette se fait sentir à Saint-Domingue : M. du Ghilleau et son collègue ouvrirent, aux termes des ordonnances, les trois ports d’entrepôt aux farines américaines, et attendirent de cette mesure le retour de l’abondance. Mais l’abondance ne revint pas, parce que les Américains n’avaient pas liberté d’exporter de ces ports, en payement de leurs farines, des denrées coloniales. Le gouverneur voyant que le mal ne cédait point au remède jugea le remède insuffisant; et convaincu que le salut du peuple est la loi suprême, et que toutes les prohibitions doivent tomber devant le besoin impérieux de conserver son existence, il proposa une seconde ordonnance, par laquelle il ouvrait aux farines étrangères tous les ports d’amirauté, et permettait aux navires qui les importeraient de se charger en retour des denrées de nos manufactures. Cette ordonnance devait être le salut de la colonie; l’intendant s’y opposa de toutes ses forces, et finit par refuser hautement de la signer. Le gouverneur jugea froidement le résultat de ce refus ; il ne se dissimula pas qu’il fallait se perdre ou perdre la colonie. Il îrhésita pas, il signa seul l’ordonnance, il la porta au conseil souverain de la colonie ; et cette cour, électrisée par le dévouement patriotique du Decius français, osa, en présence de l’intendant lui-même, enregistrer unanimement cette ordonnance si nécessaire, et lui donner ainsi publicité et force de loi. La colonie fut sauvée ; mais on dit que £92 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790.) l’audacieux intendant eut assez de confiance dans l'aveuglement du ministre, pour Jui mander qu’il fallait qu’il optât entre M. du Chilleau et lui. Ici, Messieurs, je dois vous supplier de bien observer les époques. Cette lettre et cette menace de l'intendant arrivèrent à Versailles le 29 juin, c’est-à-dire six jours après le 23, et quatorze jours avant celui de la Révolution. Le même bâti-mentnous apporta des lettres de nos commettants et des ordres précis sur la conduite que nous avions à tenir. La députation de Saint-Domingue se transporta tout entière chez M. le comte de La Luzerne, pour lui dénoncer la perfidie de l’intendant, et exalter auprès de lui la magnanimité du gouverneur. De grandes vérités lurent dévoilées dans deux conférences successives, et M. de La Luzerne n’en nierait pas une seule phrase, puisque nous étions dix témoins. Toutes deux se terminèrent par la demande expresse de notre part du rappel de M. de Marbois, et d’une approbation formelle de la conduite de M. du Chilleau. Voici la réponse du ministre après la dernière entrevue : « Je ne puis me dispenser, Messieurs, « de donner une petite réprimandé à M. du Chil-« b au, parce qu’il a manqué aux formes; mais je « vais rappeler sur-le-champ M. de M,«rbois , «. puisqu’il paraît que la colonie le désire. » Ces propres termes de M. de La Luzerne furent transmis par nous le même jour à nos commettants. Quelle fut notre surprise, lorsqu’au milieu des secousses violentes qui agitaient la cour, le conseil, l’Assemblée nationale à Paris, et toute la France, nous apprîmes que M. le marquis du Chilleau avait été rappelé secrètement, que son successeur avait été nommé secrètement, qu’il était parti très brusquement, que déjà il était sous voile, que, par conséquent, le ministre nous avait trompés indignement, qu’il avait craint que 1 Assemblée nationale n’éclairât la religion du roi; et nous vîmes alors clairement que, dans ces jours de fermentation et de désordre, où quelques conseillers coupables étaient parvenus à élever, entre le monarque et la vérité, un mur d’erreurs et de mensonges, M. de La Luzerne, par une connivence criminelle avec les ennemis de la patrie, s’était réservé le soin de maintenir dans nos possessions d’outre-mer le despotisme odieux que la franchise américaine voulait dénoncer à la nation. Et remarquez, Messieurs, quelle importance le ministre de la marine attachait à ce secret ! Son insouciance habituelle fil place, en cette occasion, à la vigilance la plus active ; il craignit que l’expéditionnaire des patentes de gouverneur général ne laissât transpirer cette disposition, et ne fit point expédier le brevet; il craignit que l’armement d’une frégate pour Saint-Domingue ne donnât quelques soupçons: il envoya l’ordre à Brest d’armer une frégate pour l’Inde, de l’approvisionner pour l’Inde, et de l’expédier pour l’Inde avec la personne de M. de Peynier. Il ne pouvait pas ignorer que cette destination simulée pour les régions les plus lointaines coûterait en pure perle à l’Etat 60 à 80,000 francs, plus ou moins, au delà d’un frêt pour nos colonies ; mais dans cette crise violente qui devait décider de l’esclavage ou de la liberté française, dans ces moments désastreux où le conseil, au milieu de la paix, prenait contre la nation toutes les précautions que des hostilités étrangères auraient pu seules justifier, qu’était-ce que 100,000 liv. même prises sur le Trésor public, pour conserver à un ministre, auquel il n’en coûtait rien, un empire absolu que rien alors ne semblait plus détruire? Nous sommes donc fondés à conclure que, dans cefchef capital, M. de La Luzerne fut coupable de n’avoir pas voulu, dans une correspondance très claire, dont nous avons vu une partie, distinguer les calomnies de 1 intendant de la loyautédugou verneur; d’avoir sacrifié M.du Chilleau, vertueux et chéri, au sieur de Marbois, prévenu et détesté; qu’il fut plus coupable, lors des plaintes graves et sans répliques que nous lui portâmes contre l’intendant, de nous avoir formellement promis son rappel, lorsqu’il était bien loin de le rappeler ; de nous avoir dit de lui-même que notre gouverneur général ayant péché contre la forme, il ne pouvait se dispenser de lui faire une légère réprimande, lorsque l’ordre de son injuste rappel était déjà parti ; qu’il fut bien plus coupable, puisque ce délit-là. Messieurs, appartient tout entier à la nation, d’avoir, entre le 23 juin et le 12 juillet, disposé avec despotisme du sort entier des colonies, et fait courir à la France le hasard d’une insurrection que le patriotisme aurait réprouvée, mais qui, dans les premiers moments d’une fermentation toujours dangereuse, pouvait nous faire perdre la plus importante de ces possessions si précieuses pour la métropole. Enfin, qu’il fut plus coupable encorede ne s’être prêté à ces manœuvres criminelles qu’avec une parfaite connaissance de leur culpabilité ; jusqu’au milieu de la paix, il les obombrait du manteau mystérieux du silence et les couvrait d’un voile dont leTrêsor public faisait les frais. Après ce récit, Messieurs, c’est à nos commettants eux-mêmes à vous prouver par les pièces originales qui sont entre nos mains, que le gouverneur était chéri, que l’intendant était honni, que le rappel de M. du Chilleau a été injuste, que le départ de M. de Peynier a été secret, et que son arrivée à Saint-Domingue, à la place d’un général adoré, a éié l’étincelle d’une insurrection qui nous a fait trembler sur le sort de cette immense contrée, et dont vos sages décrets ont pu seuls arrêter les suites incalculables. Signé : Chabanon, Reynaud, Laborie, Courre-jolles, Rouvray, Magallon, de Tbebaudière, le chevalier de Marmey, de Villebranche, le comte O’Gorman, Cocherel, le marquis de Perrigny, et de Gouy d’Arcy. Collationné et certifié la présente copie conforme à 1 original déposé au secrétariat du comité des rapports, délivré par nous, député, secrétaire dudit comité, cejourd’hui. Sign : Anthoine. TREIZIÈME CHEF DE DÉNONCIATION. Lettre d'approbation dictée au roi, en faveur de l'intendant coupable. M. le comte de La Luzerne, en cédant le 1er juillet dernier, Messieurs, comme nous avons eu l’honneur de vous le dire, à la demande que faisait l’intendant Marbois de rappeler le vertueux gouverneur avec lequel des principes diamétralement opposés ne lui permettaient plus de partager le commaudement de Saiot-Domingue, M. de La Luzerne, dis-je, ne s’était pas dissimulé la hardiesse de cette décision purement ministérielle, dans un moment où la France attentive à la voix de ses représentants, semblait ne vouloir plus obéir qu à des décrets nationaux sanctionnés par le souverain. Cependant, il osa fabriquer dans ce jour désas- 293 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790.] [Assemblée nationale.] treux deux arrêts du conseil, dont M. de Peynier fut porteur. L’un d’eux, suivant l’usage, cassait et annulait les ordonnances rendues par M. duGhil-leau, quoique la colonie leur fut redevable de son salut; et l’autre, en prorogeant inutilement une prime considérable en faveur de la traite des noirs, offrait, à la vérité, un bénéfice aux armateurs négriers, mais pouvait coûter plus d’un million à l’Etat : la nation, sans être exigeante, aurait pu désirer d’être consultée sur ce point. Ges deux arrêts si contraires au vœu manifesté à Saint-Domingue n’étant propres qu’à satisfaire M. de Marbois, qui les avait provoqués, et non à concilier en faveur de leur exécution une obéissance que les vexations inouïes de cet intendant n’avaient que trop affaiblie, M. de La Luzerne tourmenté sans doute également par le désir de servir son favori et par l’inquiétude d’une responsabilité certaine, si la nation triomphait du despotisme, imagina un moyen tout nouveau et qu’il eut l’aveuglement de croire infaillible pour mettre le despotisme lui-même à l’abri des recherches de la nation, en le plaçant plus immédiatement sous l’égide de l’autorité royale. Il écrivit, comme ministre, à M. de Marbois, une lettre dans laquelle il lui donnait ses ordres et lui traçait sa conduite ; et comme s’il eût craint, dans sa conscience, que les coions ne crussent plus à ces prétendus ordres du souverain, dont les ministres abusaient depuis si longtemps pour consacrer le malheur de la colonie, il osa, par un renversement bien étrange, au lieu d’ordonner au nom du roi, et de certifier par son seing la vérité de la signature royale, il osa, dis-je, déterminer son roi à certifier que son ministre n’était pour cette fois que l’organe fidèle de ses intentions, et ne trompait point ses sujets; et saisissant cette occasion précieuse d’annuler, d’un trait de plume, tous ces griefs effrayants que la colonie entière reprochait à son favori, même de sanctionner authentiquement tous les actes tyranniques de son administration, il abusa de l’empire que lui donnait sa place sur un monarque qui, quelles que soient ses propres lumières, ne peut pas étendre ses regards bienfaisants sur toutes les parties de sa domination dans les deux Indes, et il ne rougit point del’engageràécrire de sa propre main, au bas de sa propre lettre, à l’intendant Marbois, ce que Louis XIV n’écrivit jamais peut-être à Colbert: « G’est par mon ordre exprès que M. de La « Luzerne vous écrit : continuez vos fonctions et « à m’être aussi utile que vous me l’avez été juste qu’ici ; vous pouvez être sûr de mon àpproba-« tion, de mon estime, et compter sur mes bontés. « Signé : Louis. « Versailles, 1er juillet 1789. » Que de réflexions, Messieurs, l’analyse de ces quatre lignes royales ne présentent-elles pas aux législateurs de la France! C’est par mon ordre exprès que M. de La Luzerne vous écrit. Ainsi donc, dans ces contrées éloignées, situées à deux mille lieues du trône, où l’authenticité des ordres du souverain est bien plus nécessaire que dans le continent, toutes les fois que le monarque n’écrira pas de sa main quelques phrases entières au bas de chaque ordre donné, sa signature royale, si révérée jadis, ne produira plus d’autre effet que de paraître au peuple un moyen subreptice que le ministre aura mis en œuvre pour le tromper. Continuez à remplir vos fonctions : mais personne ne les disputait, et cette autorisation, suggérée coupablement, n’a pu avoir, dans l’esprit de l’instigateur, d’autre sens déterminé que celui-ci : Si le peuple, justement soulevé contre vos prévarications, voulait, dans son désespoir, vous expulser de la colonie, dites-lui, et montrez-lui, de la main du roi, qu’il veut lui-même que vous continuiez à remplir vos fonctions. Et à m'être aussi utile que vous me l’avez été jusqu'ici. Ah ! que les rois sont à plaindre, puisque le meilleur de tous peut être abusé à ce point ! Et aussi utile... Marbois... utile 1 J’avais cru jusqu’ici que, parmi les agents du pouvoir exécutif, ceux-là seuls étaient des serviteurs vraiment utiles, qui, pénétrés des intentions pures du souverain, et gouvernant par la loi, associaient sans cesse, dans tous les cœurs et dans toutes les bouches, le nom du roi aux expressions de la reconnaissance et de l’amour des peuples; mais ceux qui, substituant leurs passions particulières à celles d’un monarque qui n’en a d’autres que de faire le bonheur de ses sujets, n’emploient son nom sacré qu’à autoriser leurs malversations, couvrir leurs bévues ou récompenser leurs flatteurs, et qui finiraient par lui aliéner le cœur de ses peuples, s’il était possible à des Français de cesser d’aimer leur roi, ceux-là, non, sans doute, ne lui sont point utiles ; je dis plus, ce sont les plus dangereux ennemis du trône, puisque toutes leurs actions tendent à avilir l’autorité dont le maintien est si nécessaire à l’ordre public. Vous pouvez être sûr de mon approbation , de mon estime , et compter sur mes bontés. Est-il bien possible que ce soit à un sieur de Marbois que M. de La Luzerne ait fait adresser, par le premier souverain de l’Europe, ces paroles honorables qui mettraient le sceau de l’immortalité à la réputation d’un de ces hommes de génie et de vertu qui Gnt de temps en temps paru sur la surface du globe? Ah! quand notre excellent roi les traçait, avec complaisance, de sa propre main, il croyait qu’elles étaient la récompense de grands services, et il n’avait garde de penser qu’elles étaient destinées à couvrir de grandes fautes et à consacrer de grands délits; il ignorait qu’un jour, cet écrit rémunérateur viendrait se placer entre le coupable et la justice de la nation ; il ignorait que, lorsque la colonie entière dénoncerait au tribunal national des opérations désastreuses, des assertions évidemment fausses, des abus inouïs d’autorité, des trafics honteux, des intrigues criminelles, des traits incroyables d’inhumanité, des exactions tyranniques, des dénis de justice révoltants, des oppressions cruelles, des calomnies atroces, des forfaitures prouvées, des jugements pervers, des concussions démontrées, enfin tous les délits dont le sieur de Marbois est d’autant plus coupable, qu’il a eu constamment l’adresse de s’associer pour complice le gouverneur, son collègue, ou le ministre, son supérieur, cet intendant serait à même de dire à tous les colons soulevés contre lui : Apaisez vos cris, et retirez-vous sans espoir de réparations; toutes vos dénonciations sont des mensonges, puisque le roi a approuvé toutes mes actions, puisque le roi m’a accordé toute son es-time, puisque le roi m’a promis toutes ses bontés. C’est ainsi que le despotisme flottant entre l’espérance et la crainte, en renversant tous les principes, mettait l'autorité royale aux prises avec la puissance nationale, et, compromettant l’une et l’autre, lésait également toutes deux. G’est ainsi que des expressions royales qui, depuis l’établissement de la monarchie, traversaient les mers pour la première fois peut-être sans altération; qui, pour la première fois 594 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790. peut-être, avaient été fidèlement transmises aux habitants d'un autre hémisphère, au lieu de ne leur peindre que des sentiments de bienfaisance et d’appeler l’allégresse publique, la bénédiction de toutes les provinces et la reconnaissance de tous les cœurs, altérées dans leurs sources par le souffle ministériel, produisirent des effets tout contraires et bien fâcheux, triomphe insultant du despotique intendant qui fît, à son détrompé, publier dans toutes les villes cette lettre si flatteuse de son roi; mépris plus insultant de sa part pour ses nombreux ennemis, douleur unanime, désespoir universel, insurrection générale et préparatifs de la scène la plus tragique dont l’exécution allait suivre, si la fuite précipitée du coupable n’eût épargné à la colonie une catastrophe sanglante. Ainsi, tandis que le ministre engageait le roi à écrire de sa propre main à un administrateur : je vous approuve, je vous estime, je vous aime, les peuples, qui pe se trompent pas sur leurs persécuteurs, s’écriaient unanimement : nous vous blâmons, nous vous méprisons, nous vous détestons. Ainsi, M. de La Luzerne fut coupable d’avoir saisi un moment de trouble pour faire secrètement, dans son département, des dispositions extrêmement importantes sous les yeux de l’Assemblée nationale, sans la consulter, et contre le vœu formel des députés de Saint-Domingue; il fut plus coupable, sentant, comme il le faisait, le danger de ces dispositions, d’avoir, â quelque prix que ce fût, tenté d’en maintenir l’exécution entière; il fut encore plus coupable d’avoir essayé, pour échapper à la responsabilité qui l’attendait , un moyen absolument inusité, qui ne tend à rien moins qu’à mettre l’opinion du roi en contradiction avec le jugement des peuples ; enün, en inspirant au monarque de tracer de sa main royale le témoignage le plus honorable en faveur d’un homme vraiment indigne de ses bontés, il s’est rendu véritablement coupable et envers la nation dont il voulait enchaîner la justice, et envers la majesté souveraine dont il a compromis les droits. Ces réflexions, Messieurs, n’ont point échappé à nos commettants eux-mêmes. Ce sont eux qui nous ont expressément chargés de vous les transmettre, et de dénoncer à l’Assemblée nationale ces abus et leurs sentiments. Nous vous supplierons d’examiner les pièces originales de la mission qu’ils nous ont donnée à cet égard. Signé : Chabanon, Reynaud, Courrejolles, La-bone, Magallon, de Thebaudière, Rouvray , le chevalier de Marmey, le marquis de Perrigny, Gouv d’Arey, de Villeblanche, Cocherel, le comte O’Gorman. Collationné et certifié la présente copie conformer l’original déposé au secrétariat du comité des rapports. Délivré par nous député, secrétaire dudit comité, ce joura’hui. Signé : Anthoine. QUATORZIÈME PIÈCE COMMUNIQUÉE-Extrait des registres des délibérations de V assemblée provinciale de la partie du nord de Saint-Domingue . De la séance du vendredi Tl janvier 1790, a été extrait ce qui suit : Sur la représentation faite à rassemblée : 1° d'une feuille imprimée, intitulée : Instructions $un prppriétaire de biens situés g Saint-Domingue, résidant en France, au porteur de sa procuration ; 2° d’une autre feuille imprimée contenant procuration d’un propriétaire colon, résidant en France, à son représentant à Saint-Domingue, relativement à la convocation et tenue des assemblées paroissiales, provinciales et coloniales; 3° d’un manuscrit contenant protestation par la chambre de commerce de Nantes contre une motion projetée par M. de Mirabeau, pour la suppression de. la traite des noirs: lecture faite de toute ces pièces, et sur l’avis donné par l’assemblée provinciale de l’Ouest, qu'un sieur de Saint-Germain est chargé d’une quantité considérable de ces imprimés pour les distribuer, et les faire passer sans doute aux divers fondés de procurations; il a été remarqué que si les deux premières de ces pièces ne sont pas l’ouvrage de M. de La Luzerne, elles sont du moins trop conformes aux principes qu’il a toujours manifestés, et à ses vues particulières, pour pouvoir douter qu’elles ne soient le fruit de ses impulsions. Que la recommandation consignée dans la première de ces pièces, de faire en sorte que le gouvernement conserve une grande force décèle bien l’esprit qui l’a dirigée ; que la crainte qui y est annoncée qu’on n’ait déjà secoué le joug", jointe au désir qu’il ne soit opéré aucun changement s’accordent bien avec la demande que ce ministre a faite à l’Assemblée nationale de laisser subsister provisoirement le régime de Saint-Domingue tel qu’il était. Qu’il est notoire que ce n’a été que par les manœuvres sourdes de quelques hommes vendus au ministre, qu’il s’est formé à Paris une corporation de plusieurs colons à la tête desquels se trouvent ces hommes pervers et corrompus dont le principal but a été de traverser la députation de Saint-Domingue à l’Assemblée nationale ; que c’est par des insinuations perfides et mensongères qu’ils sont parvenus à fasciner les yeux de ces colons au point de leur faire adopter un plan qui, s’il était exécuté, non seulement ramènerait la colonie dans les fers des tyrans qui l’on constamment opprimée', mais même en opérerait bientôt la ruine totale. Qu’en effet, il est inconcevable que ces colons se soient laissés induire à donner ordre à leurs représentants d’acquiescer aux folles demandes des gens de couleur, dont l’accomplissement ne tendrait à rien moins qu’à supprimer la ligne de démarcation d’entre eux et les blancs ; ce qui, dans le système politique de la colonie, et sous tous les rapports, peut être regardé comme le renversement de tous principes constitutionnels. Que cette révolution, si elle pouvait avoir lieu, entraînerait certainement la perte de la colonie et la destruction des individus qui la composent; et que, pour en avoir conçu ou adopté l’idée, il faut être mai intentionné ou tombé en démence; qu’à la vérité les auteurs de ce projet n’en doivent l’approbation des cotons de l’hôtel de Massiac qu’à l’ignorance absolue où sont la plupart d’entre eux, de tout ce qui peut concerner la colonie de Saint-Domingue, et les intérêts dont ils y ont hérité, ou à la sottise et à la conduite des autres. Que les habitants de Saint-Domingue n’ont pas besoin de tuteur pour décider de ce qui leur convient ; qu’il est conséquemment bien inutile que des convulsionnaires se creuseut la tête pour enfanter des monstres ; que tous les systèmes concernant l’esclavage des noirs ou l’état des affranchis n’intéressent et ne peuvent intéresser que la colonie, tant qu’ils ne blesseront pas ses [18 juin 1790.1 ARCHIVES PARLEMENTAIRES [Assemblée nationale.) rapports avec la métropole ; que c’est doue à la colonie seule qu’appartient le droit de faire des changements à l’état actuel des choses, s’il y en avait quelques-uns à apporter. Qu’il convient de déclarer à ces convulsionnaires que la colonie est très déterminée à n’admettre en ce genre ou en tout autre aucunes innovations que celles que l’assemblée coloniale, différemment composée et organisée suivant le mode et la lettre particulière du ministre, pourra trouver utiles. Qu’il n’est point à craindre que l’Assemblée accueille la motion de M. de Mirabeau tendant à la prohibition de la traite des noirs, que la nation n’abandonnera pas ainsi une partie d’elle-même qui fait consister sa gloire et son bonheur dans les liens étroits qui les unissent ; qu’elle ne forcera pas ses frères, ses enfants, ses alliés enfin, à recourir à des étrangers pour en obtenir des moyens qu’ils regretteraient infiniment de ne plus tenir de la mère-patrie. Qu’il devient pourtant nécessaire de dissiper, s’il est possible, les tentatives que les ennemis de la nation ne cessent de faire contre une colonie dont on ne peut compromettre l’existence sans compromettre celle de la métropole; que tous ces ouvrages insensés, ces projets pernicieux et incendiaires, travaillent cette contrée depuis trop longtemps; que, si elle a été assez heureuse pour éviter, jusqu’à ce jour, tous les dangers dont on l’a environnée, ses représentants ne doivent pas ralentir leur vigilance pour prévenir les suites des troubles et des inquiétudes que ses ennemis cherchent à y introduire. Par toutes ces considérations, et après en avoir mûrement délibéré, l’Assemblée déclare nuis et de nul effet toutes procurations et tous pouvoirs limités et impératifs adressés par les colons résidant en France à leurs représentants dans cette colonie, concernant la convocation et tenue des assemblées paroissiales, provinciales et coloniales, et tout ce qui peut y être relatif; fait défense auxdits représentants d’en faire aucun usage; défend pareillement à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, de distribuer aucune de ces procurations ou pouvoirs, ainsi que les instructions qui les accompagnent, et, à tous officiers publics, d’en recevoir le dépôt, le tout sous telles peines qu’il appartiendra, n’autorisant, quant à ce, que les pouvoirs généraux et illimités. Ordonne à tous propriétaires de la province du Nord actuellement en France, et notamment ceux qui composent le conciliabule de l’hôtel Massiac, de se rendre en cette colonie dans le délai de huit mois, pour partager le péril commun dont elle est menacée et pour l’aider de leurs lumières, ou d’envoyer, dans le même délai, à leurs fondés de procuration, des pouvoirs illimités, dans lesquels ils seront tenus d’insérer leur renonciation formelle à se mêler directement ou indirectement des intérêts de la colonie, et à s’assembler, pour cet effet, soit audit hôtel ou ailleurs que dans la colonie même; et ce, sous peine de confiscation, au profit de la province, de leurs revenus, et sous telles autres peines ultérieures qu’il appartiendra. Enjoint néanmoins aux députés de la province du Nord de rester auprès de l’Assemblée nationale, pour recevoir les instructions ou ordres que la colonie sera dans le cas de leur faire passer. Proteste contre toutes motions qui pourraient être faites concernant le régime et la constitution particulière de la colonie; déclare que c’est aux seules assemblées provinciales et coloniales qu’appartient l’une et l’autre. Et attendu qu’il est constant qqe le comte de La Luzerne est l’ennemi juré de la colonie, qu’il a toujours cherché à lui nuire par tous les moyens possibles , l’assemblée le dénonce à l’Assemblée nationale comme coupable d’avoir abusé de la confiance que le roi lui avait accordée, en opérant, conjointement avec les sieurs L... et Barbé de Marbois, la réunion des conseils de Saint-Domingue, malgré qu’ils eussent la liberté et l’ordre de ne pas l’opérer si elle était nuisible. D’avoir, contre sa conscience et son devoir, soutenu cet ouvrage, dont il a savouré les effets funestes. D’avoir, avec le sieur de Marbois, vexéles colons, et notamment ceux de cette dépendance , dans toutes les parties de l’administration, et plus particulièrement dans celle des finances, ayant poussé cette vexation jusqu’à ôter aux colons de la province du Nord la disposition de leurs cotisations et droits de fabrique, destinés à la desserte des cures. D’avoir ensuite, quand il a été ministre, secondé les vexations, les injustices, les rapines et les caprices du sieur de Marbois, avec une ponctualité et une promptitude dont il n’y a jamais eu d’exemple. D’avoir refusé de donner des ordres pour faire arrêter les sieurs M ..... et G ..... . accusés de s’être embarqués avec des milliers de fusils, pour tenter une insurrection dans la colonie. D’avoir pareillement refusé de s’opposer à. l’embarquement des écrits et estampes destinés à faire naître les plus grands désordres, produire un bouleversement total dans la colonie et faire courir des risques presque certains à la sûreté individuelle de tous ses habitants. D’avoir fait les plus grands efforts pour empêcher l’admission des députés de Saint-Domingue à l’Assemblée nationale. D’avoir favorisé et de favoriser encore les démarches des gens de couleur, pour obtenir le succès d’une demande dont il sait bien que le résultat serait l’anéantissement de la colonie, D’avoir, enfin, affecté de ne pas envoyer l’ordre pour la prestation de serment des troupes, qui n’a été faite, au Port-au-Prince, que le 15 de ce mois, et quand le général s’y est vu forcé. Défend, en conséquence, à toutes personnes , de quelque qualité, condition et état qu’elles soient, de correspondre en aucune manière avec ledit sieur comte de La Luzerne, à peine d’être réputées traîtres à la patrie et, comme telles, poursuivies et punies suivant la rigueur des ordonnances, Ordonne que le présent sera enregistré au conseil général du Gap et juridictions de sa dépendance ; qu’il sera imprimé et affiché partout où besoin sera, et qu’il en sera envoyé des exemplaires aux assemblées provinciales des parties de l’Ouest et du Sud, à tous les comités de ig correspondance dans toutes les colonies françaises et dans tous les ports de mer, ainsi que dans les principales villes de France. Signé : Bacon de la Chevalerie, président; Geanty, secrétaire. Collationné : Sourbieu, secrétaire; Larchevêque-Thibault, président. Plus bas est écrit : , Imprimé par ordre de l’assemblée proyincifCp du Nord, ne varietur. 296 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 juin 1790.] Signé : le comte de Gouy, fondé de pouvoirs de la députation. Collationné à l’original déposé au comité des rapports de l’Assemblée nationale, par nous, secrétaire dudit comité, à Paris, le 29 avril 1790. Signé : Anthoine. QUINZIÈME PIÈCE COMMUNIQUÉE. Lettres adressées aux députés de Saint-Domingue. Au Cap, le 9 février 1790. Une grande révolution s’est opérée dans la colonie comme en France. La verge tyrannique des administrateurs de cette belle et infortunée colonie a été mise en éclat, et l'autorité ministérielle, entée sur le trône, a fait parmi nous à la suprême loi le salut , c’est-à-dire la volonté du peuple. Vous avez appris, Messieurs, les mouvements qu’a excités dans toute la colonie la secousse donnée à la métropole par l’esprit régénérateur. Ces mouvements ont été aussi mesurés que leur principe était noble, et une gloire impérissable pour la colonie sera d’avoir su être libre sans effusion de sang. Une seule victime a été immolée à la sûreté publique; cet exemple nécessaire a montré tout à la fois notre justice, notre force et notre modération. C’est dans la province de l’Ouest, et comme au centre de la colonie, que s’est fait cet exemple, et c’est du sein de notre province que sont éclos et que se sont propagés les germes de l’heureuse régénération dont nous sommes prêts à recueillir les fruits. Ces germes précieux, d’abord fécondés par le comité qui s’était formé au Cap depuis dix-huit mois, et qui a, le premier, appris aux colons de se réunir, ont enfin reçu d’une fermentation générale le développement qui leur était nécessaire pour produire le nouvel ordre de choses auquel tendaient depuis si longtemps les vœux de tous ceux qui habitent la colonie. Sur les ruines d’un comité qui avait rempli sa destination, en préparant les esprits, et qui ne pouvait répondre à de plus hautes destinées, s’est élevée, dans cette partie de la colonie, la première colonie provinciale ; et aussitôt on a vu ce que pouvaient, pour le bonheur d’un peuple, les lumières réunies de ses représentants, lorsque la liberté la plus parfaite préside à leur choix comme à leurs opérations. Un même serment a bientôt uni tous les citoyens entre eux, et Jes a tous confondus dans un seul sentiment , celui du patriotisme. Tous les Îiouvoirs se sont peu à peu ralliés à leur centre ; a sûreté publique a été raffermie par des mesures qui ont prévenu tous les troubles; les abus ont été éclairés de toutes parts, et plusieurs ont déjà subi une réforme salutaire; le désordre des finances a cessé avec l’émigration des fonds publics hors de la province; les milices, dont l’établissement a été un objet de rébellion dans cette colonie, parce que c’était un moyen de plus d’oppression dans la main du gouvernement, sont devenues un objet d’ardeur universelle, parce que le patriotisme leur a donné son nom comme son empreinte; enfin, la justice suprême, qu ’un complot odieux avait bannie de cette province, pour l’enchaîner dans le repaire du despotisme, a été rappelée dans son sanctuaire par le vœu général des justiciables d’un conseil qui n’avait cessé d’être plus vivement regretté à mesure que l’arbitraire des administrateurs pesait plus fortement sur la liberté, l’honneur et la fortune des colons. Ce vœu, qui est le cri du besoin, et qu’on ne saurait contrarier sans crime, a pressé les représentants d’une province vivement irritée d’un arrêt insolent et incendiaire, rendu par le conseil supérieur du Port-au-Prince, de faire cesser, enfin, la réunion frauduleuse et despotique de deux tribunaux, dont l’association forcée n’a donné , jusqu’ici, que la ruine ou la mort des plaideurs, l’enrichissement des juges et la servitude de tous. Telles sont, Messieurs, les opérations de l’assemblée provinciale du Nord : leur vigueur vous annonce l’énergie qui règne dans cette province, et leur sagesse vous prouve en même temps que cette énergie n’est pas l’effet d’un mouvement tumultueux et passager, mais qu’elle a pour cause la résolution froide et ferme de secouer à jamais un joug qui n’a que trop longtemps courbé des têtes fièreset ennemies, désormais irréconciliables, non pas d’une autorité légitime, c’est-à-dire fondéesur lesdroitsimprescriptibles etinaltérables des sociétés, mais de cette autorité égoïste, insultante, et tôt ou tard révoltante, qui veut soumettre tout un peuple au caprice de quelques I hommes, ou qui cherche à étendre les lois au delà de leur sphère naturelle, au delà des bornes qui leur sont circonscrites par les divers rapports des sociétés entre elles, et par leurs intérêts généraux et particuliers. L’assemblée provinciale du Nord vous charge, Messieurs, de présenterincessamment à l’Assemblée nationale et au roi le tableau de ses opérations, et d’en demander la sanction. Cette sanction doit porter nommément : 1<> sur la formation même de l’assemblée, comme assemblée provinciale , sauf le mode ultérieur qui sera déterminé pour son organisation dans la prochaine assemblée coloniale ; 2° sur la transformation des milices, telles qu’elles étaient ci-devant établies, en milices patriotiques, uniquement sous la dépendance de la province dont les pouvoirs résident dans son assemblée provinciale ; et 3° sur le rétablissement du conseil supérieur du Cap, que l’assemblée provinciale du Nord n’a fait que remettre en exercice, ce tribunal n’ayant jamais été supprimé , mais simplement réuni, d’une réunion qui s’est opérée contre toute vérité, contre toute justice, contre toute règle, contre tout droit, contre toute raison. Les arrêtés relatifs à ces trois objets demandent, Messieurs, une sanction pure et simple , parce que ces trois objets sont essentiels à, la sûreté et à la félicité de cette province ; le refus de leur sanciion entraînerait les plus grands maux, et on peut en juger par les transports d’allégresse qui ont éclaté ici dans les mémorables journées du 6 et du 11 de ce mois. Vous en avez les relations ci-jointes. Il convient aussi, Messieurs, que les pouvoirs de l’assemblée provinciale du Nord, tels qu’ils sont exposés dans ses arrêtés et dans les autres actes émanés d’elle, soient formellement reconnus, parce qu’il est impossible de ne pas s’en rapporter, pour ce qui est des vrais intérêts, aussi éloignée de la mère-patrie que l’est Saint-Domingue, aux représentants que cette province s’est elle-même choisis, et qui, élant sur les lieux, sont plus à même incontestablement de connaître ce qui lui est avantageux ou nuisible. La conduite, soit de M. de La Luzerne, soit des administrateurs, soit du conseil supérieur qualifié [18 juin 1790.) 297 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. de Saint-Domingue, ne justifie que trop, Messieurs, la nécessité où nous avons été et où nous sommes encore de nous administrer nous-mêmes. M. de La Luzerne a plus que perdu notre confiance, il est notre ennemi; tyran d’autant plus dangereux, qu’il semble n’être venu à Saint-Domingue que pour nous nuire d’une manière plus efficace par la présomption mensongère qu’élève en faveur de ses connaissances le séjour qu’il a fait dans cette colonie. On ne le voit occupé que du soin de la pressurer, de la tourmenter et delà retenir plus fortement que jamais sous l’empire du despotisme ministériel, lorsque toutes les provinces du royaume ont eu le bonheur de s’en affranchir. Il ne se borne pas là, et il pousse sa perfidie jusqu’à favoriser sous main les insurrections d’une caste qui tient tout des bienfaits de ses anciens maîtres, et à flatter bassement, dans sa correspondance avec elle, des espérances dont l’accomplissement ne serait rien moins que la subversion totale de la colonie. Il était temps que ce tyran fût démasqué, confondu et puni. Après l’avoir dénoncé au public, nous le dénonçons à l’Assemblée nationale; et comme elle est juste, elle nous en fera justice. Nous avons tous applaudi à la dénonciation que vous en avez déjà faite par la bouche de M. Gouy d’Arcy. Notre arrêté pris à cette occasion, et que nous vous enverrons très-incessamment, vient à l’appui de cet acte de courage ; et loin que vous deviez reculer, nous vous donnons charge expresse de poursuivre vigoureusement cette dénonciation : les preuves ne vous manqueront pas. Vous en avez une surtout des plus victorieuses dans le manquement qu’il a commis, en n’envoyant pas au gouverneur de cette colonie l’ordre de faire prêter aux troupes et milices le serment décrété par l’Assemblée nationale le 10 août dernier. Ce défaut d’ordre n’excuse pas sans doute M. de Peynier, qui ne pouvait jamais se compromettre, en prenant sur lui de faire un acte qu’il savait être conforme aux intentions du roi lui-même, puisqu’il n’ignorait pas que le décret de l’Assemblée nationale, du 10 août, avait été sanctionné par Sa Majesté, et envoyé dans toutes les provinces. Mais tout coupable et tout suspect que se soit rendu M. de Peynier, par sa négligence et son refus de faire prêter le serment décrété par l'Assemblée nationale, refus qui durerait encore s’il n’avait été forcé de se rendre au vœu de lassée blée provinciale de l’Ouest, il n’en est pas moins vrai que c’est le défaut d’ordre, de la part de M. de La Luzerne, qui a été le motif ou Je prétexte dont M. de Peynier a cherché à colorer sa conduite. Qui sait même si ce gouverneur n’avait pas des défenses secrètes de faire prêter un serment si contraire aux vues despotiques d’une administration qui a toujours mis dans le militaire sa force et son appui, poar nous subjuguer et nous vexer? Nous sommes à jamais soulevés contre cette infâme administration, où tous les pouvoirs se réunissent pour faire respecter les volon tés arbitraires de deux hommes dont tous les subordonnés se regardent comme les aveugles instruments, et qui ne se considèrent eux-mêmes que comme les agents purement passifs d’un ministre qui gouverne seul sous l’autorité empruntée du monarque perpétuellement surpris, dont la confiance est d’autant, plus exposée à l’abus qu’on peut en faire, qu’il est plus honnête. Il faut qu’un aussi mauvais ordre de choses cède à un nouveau; que les lumières de notre siècle tendent à l’introduire partout, et qui est peut-être encore plus nécessaire dans une colonie, qui ne peut prospérer qu’autant que ceux qui en forment la population la plus précieuse jouiront d'une plus grande somme d'égalité et de liberté, pour les dédommager d’une plus grande somme de travaux et de risques de toute espèce, dont la métropole retire en dernier résultat tous les avantages. Loin donc que nous soyons disposés à souffrir qu’on laisse à un gouvernement oppresseur la force dont il a si longtemps abusé, nous avons au contraire résolu de le réduire aux bornes que le droit naturel et des gens lui prescrivent ; et nous ne vous cachons pas, Messieurs, que ce qui a achevé de nous indigner contre la con luite des colons qui s’assemblent à l’hôtel de Massiac, c’est principalement leur opposition à nos principes sur ce point, laquelle éclate, non seulement dans le mode qu’ils se sont ingérés de donner au ministre pour la convocation d’une assemblée générale de la colonie, mais encore certaines instructions imprimées, envoyées ici à un très grand nombre de fondés de procuration, et qui ne peuvent partir que de leur conciliabule. Aussi l’assemblée provinciale du Nord vient-elle de prendre un arrêté pour les obliger, ainsi que tous les autres colons qui se trouvent eu France, dese rendreincessammentdansla colonie, ou de cesser absolument des assemblées tout au moins inutiles, et d’envoyer à leurs fondés de procuration des pouvoirs illimités pour voler dans les assemblées paroissiales, provinciales et coloniales, sur les intérêts généraux de ce pays, si tant est qu’il soit décidé que des colons absents peuvent transmettre de pareils pouvoirs à leurs représentants, en laissant aux Américains qui sont en France l’alternative de venir ou de cesser leurs assemblées, et d’envoyer des pouvoirs indéfinis. Nous les traitons en frères; s’ils s’obstinaient à vouloir nous faire la loi, nous serions forcés à les traiter en ennemis. C’est être ennemi de la colonie, que de l’abandonner, sans excuse légitime, dans la position critique où elle se trouve ; c’est être bien plus son ennemi, que de prétendre la faire passer de l’odieux despotisme des ministres, sous l’orgueilleuse aristocratie des riches. Au reste, Messieurs, quoique l’assemblée provinciale du Nord désapprouve les traverses que l’hôtel de Massiac a apportées à votre députation, elle ne trouverait pas moins mauvais que vous prissiez le moins du monde sur vous de rien proposer à l’Assemblée nationale touchant la constitution de la colonie, ou qui tendît à donner une atteinte quelconque à ses privilèges, d’autant plus qu’elle est tout à fait hors des termes dans lesquels se trouvent les autres provinces du royaume ; contentez-vous de veiller pour elle, et attendez ses ordres sur quoi que ce soit. La voilà sur le point de s’assemijler ; elle fera elle-même sa constitution, et alors elle vous fera parvenir les nouveaux pouvoirs et les nouvelles instructions dont l’état actuel dés choses vous fait un devoir indispensable. Surtout, Messieurs, veuillez mettre plus d’activité dans votre correspondance avec nous. 11 est affreux que nous n’apprenions que par les papiers publics, ou par des lettres particulières, ce dont vous deviez être les premiers à nous instruire. Il ne faut pas vous dissimuler que cette insouciance de votre part peut amener un refroidissement dans la confiance dont vos conci- 298 ]A*iemblé« nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ]18 juin 1190.] toyens vous ont honorés, et qu’il vous est d’autant plus nécessaire de la justifier dans ces circonstances, que le conciliabule de l’hôtel de Mas-siac et ses adhérents, font tous leurs efforts pour vous noircir auprès de la colonie. Nous avons l’honneur d’être avec les sentiments de l’attachement le plus cordial et de la fraternité la plus intime, Messieurs et chers compatriotes, vos très humbles, etc. Les membres de l'assemblée provinciale de Saint-Domingue ; Signé : LaRCHEVÊQUE-ThibaüD, président. p.-S. — Nous vous avons adressé le primata de cette lettre par le navire YAstrée, du Havre, capitaine Poupel, sous le couvert du président de l’Assemblée nationale. Ce navire a mis à la voile le 30 janvier. Ce 1er février 1790, ne varietur. Signé : le comte de Gouy, fondé des pouvoirs de la députation. Collationné et certifié la présente copie conforme à l’original déposé au secrétariat du comité des rapports. Délivré par nous, député, secrétaire dudit comité, cejourd’hui. Signé : ânthoine. 3e ANNEXE. MÉMOIRE ENVOYÉ LE 18 JUIN 1790, au Comité des rapports de l’Assemblée nationale , par M. de La Luzerne, ministre et secrétaire d’Étal, ayant le département de la Marine (1). « Paris, le 18 juin 1790. « Monsieur le Président, « J’ai l’honneur de vous envoyer un exemplaire de ma réponse à la dénonciation faite contre moi. Lorsque j’ai commencé à m’occuper de ce travaille ne projetais point de le faire im-rimer; mais les chefs d’accusation sont si nom-reux, l’affaire est si compliquée, et le rapport en sera nécessairement si long, que l’attention la plus suivie ne pourrait suffire à ceux qui n’auraient point une connaissance préalable des bases de ce rapport. J’ai cru, Monsieur, que j’avais le droit, et qu’il était même de mon devoir d’éclairer la justice de chacun de Messieurs les députés, puisque c’est par eux tous que je dois être jugé-« J’ai l’honneur d’être « avec un sincère attachement, « Monsieur , « votre très humble et très obéissant serviteur, « La Luzerne. » AVANT-PROPOS. Dénoncé aux représentants de la nation, j’ai cru devoir présenter à chacun d’eux ma défense appuyée de pièces justificatives. Ces pièces sont peu nombreuses, mais elles suffisent. Je me suis volontairement abstenu de produire beaucoup de témoignages que j’aurais pu invoquer. Des actes authentiques, des pièces qui ont été imprimées et publiées, soit en France, soit dans (1) Le Moniteur ne donne que des �extraits de ce ocument. la colonie, à une époque où l’on ne présumait pas qu’elles serviraient à ma défense, m’ont paru mériter un tout autre degré de foi que des lettres de particuliers, écrites d’une autre partie du monde ; lettres qu’on m’aurait peut-être reproché d’avoir sollicitées, et que, dans l’amertume de la critique, on aurait pu même suspecter d’antidate ou de contrefaçon. Un temps fort long se serait écoulé avant que j’eusse pu dissiper de tels soupçons ; il n’est pas aisé de constater la vérité à une aussi grande distance ; et, dans une affaire de la nature de celle-ci, on ne peut être trop en garde contre les pièces qu’on produit soi-même. Celles sur lesquelles j’appuie principalement ma justification, sont les édits, les ordonnances, les règlements et les arrêts ; j’en cite un très grand nombre, je ne les ai point fait réimprimer, ils sont connus ; ils ne peuvent être altérés, ils ont une date certaine ; on les trouve dans le recueil des lois de Saint-Domingue, publié par M. Moreau de Saint-Merry, en six volumes in-4°. Le papiers publics de la colonie constatent aussi la fausseté de plusieurs imputations qui m’ont été faites. J’ai indiqué, dans une note, que ces journaux sont exactement envoyés à la bibliothèque du roi, où l’on peut les consulter. Je n’avais point eu d’abord le projet de faire imprimer et d’insérer dans mon mémoire les quinze pièces qui m’ont été communiquées, et qui contiennent les chefs de dénonciation. Quel qu’en soit le syle, comme je désire surtout faire discerner là vérité et en faciliter le plus scrupuleux examen, mon vœu personnel eût été de présenter les dénonciations avec ma défense : je regrettais que chaque membre de l’Assemblée nationale ne pût pas avoir en même temps sous les yeux le reproche et la réponse ; mais des motifs de délicatesse me retenaient, je voulais ne blesser celle de qui ce soit. Ma discrétion serait aujourd’hui superflue, les dénonciations vont être publiques, puisque M. de Gouy d’Arcy a annoncé dans le supplément au Journal de Paris, du 14 juin 1790 n° 39, qu’elles étaient sous presse. Je joins donc au mémoire qui les réfute, les quinze pièces produites par les dénonciateurs, telles qu’elles m’ont été délivrées le 1er mai, après avoir été collationnées et signées par celui de MM. les députés qui est secrétaire du comité des rapports. � Cette addition retardera de quelques jours l’envoi du mémoire; le 18 de ce mois, lorsque je l’ai signé et envoyé en manuscrit au comité des rapports, il était déjà presque entièrement imprimé. Il en a résulté qu’on n’a pu se conformer à un décret postérieur de l’Assemblée nationale, et les noms propres se trouveront précédés des titres qu’il était d’usage d’y annexer. MÉMOIRE. Des députés de Saint-Domingue ont cru pouvoir me dénoncer sous le double rapport d’ancien gouverneur de cette île, et de ministre de la marine. J’avais, sans doute, le droit d’exiger, avant de répondre à la communication de leurs preuves (a), d’examiner si la loi de la responsabilité nouvellement portée, peut avoir un effet (a) Les députés de Saint-Domingue, qui ont signé la dénonciation, n’opt produit aucune pièces à l’appui. Je dois croire qu’il n’en existe point au dépôt du comité des rapports.