132 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE 31 Le représentant Louvet demande un congé d’une décade et demie, pour porter des secours à son père infirme. Accordé (1). 32 ROBESPIERRE, au nom du Comité de salut public : C’est dans la prospérité que les peuples ainsi que les particuliers doivent pour ainsi dire se recueillir, pour se mettre en garde contre l’ivresse et pour écouter dans le silence des passions la voix de la sagesse et de la modestie qu’elle inspire. Le moment où le bruit de nos victoires retentit dans l’univers est donc celui où les législateurs de la République française doivent veiller avec une nouvelle sollicitude sur eux-mêmes et sur la patrie, et affermir les principes sur lesquels doivent reposer la stabilité et la félicité de la République. Nous venons donc aujourd’hui soumettre à votre méditation des vérités profondes qui importent au bonheur des hommes, et vous proposer des mesures qui en découlent naturellement. Le monde moral, beaucoup plus encore que le monde physique, semble plein de contrastes et d’énigmes. La nature nous dit que l’homme est né pour la liberté, et l’expérience des siècles nous montre l’homme esclave; ses droits sont écrits dans son cœur, et son humiliation dans l’histoire; le genre humain respecte la vertu de Caton et se courbe sous le joug de César; la postérité honore la vertu de Brutus, mais elle ne la permet que dans l’histoire ancienne. Les siècles et la terre sont le partage du crime et de la tyrannie; la liberté et la vertu se sont à peine reposées un instant dans quelques points du globe. Sparte brille comme un éclair dans une nuit éternelle... Ne dis pas cependant, ô Brutus, que la vertu est un fantôme ! et vous, fondateurs de la République française, gardez-vous de désespérer de l’humanité ou de douter un moment du succès de votre grande entreprise ! Le monde a changé, il doit changer encore, Qu’y a-t-il de commun entre ce qui est et ce qui fut ? Les nations civilisées ont succédé aux sauvages errants dans les déserts; les moissons fertiles ont pris la place des forêts antiques qui couvraient le globe; un monde a paru au-delà des bornes du monde; les habitants de la terre ont ajouté les mers à leur domaine immense; l’homme a conquis la foudre et conjuré celle du ciel. Comparez le langage imparfait des hiéroglyphes avec les miracles de l’imprimerie; rapprochez le voyage des Argonautes de celui de La Pérouse; mesurez la distance entre les observations astronomiques des Mages de l’Asie et les découvertes de Newton, ou bien entre l’ébauche tracée par la main de Dibutade et les tableaux de David. (1) P.-V., XXXVII, 45. Pas de minute. Décret n° 9049. Tout a changé dans l’ordre physique, tout doit changer dans l’ordre moral et politique; la moitié de la révolution du monde est déjà faite, l’autre moitié doit s’accomplir. La raison de l’homme ressemble encore au globe qu’il habite : la moitié est plongée dans les ténèbres quand l’autre est éclairée. Les peuples de l’Europe ont fait des progrès étonnants dans ce qu’on appelle les arts et dans les sciences, et ils semblent dans l’ignorance des premières notions de la morale publique. Ils connaissent tout, excepté leurs droits et leurs devoirs. D’où vient ce mélange de génie et de stupidité ? de ce que, pour chercher à se rendre habile dans les arts, il ne faut que suivre ses passions, tandis que pour défendre ses droits et respecter ceux d’autrui il faut les vaincre. Il en est une autre raison : c’est que les rois, qui font le destin de la terre, ne craignent ni les grands géomètres, ni les grands peintres, ni les grands poètes, et qu’ils redoutent les philosophes rigides et les défenseurs de l’humanité. Cependant le genre humain est dans un état violent qui ne peut être durable. La raison humaine marche depuis longtemps contre les trônes à pas lents et par des routes détournées, mais sûres. Le génie menace le despotisme alors même qu’il semble le caresser; il n’est plus guère défendu que par l’habitude et par la terreur, et surtout par l’appui que lui porte la ligue des riches et de tous les oppresseurs subalternes qu’épouvante le caractère imposant de la révolution française. Mais le peuple français semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l’espèce humaine; on serait tenté même de le regarder au milieu d’elle, comme espèce différente. L’Europe est à genoux devant les ombres des tyrans que nous punissons. En Europe, un laboureur, un artisan est un animal dressé pour les plaisirs d’un noble; en France, les nobles cherchent à se transformer en laboureurs et en artisans, et ne peuvent pas même obtenir cet honneur. L’Europe ne conçoit pas qu’on puisse vivre sans roi, sans nobles; et nous, que l’on puisse vivre avec eux. L’Europe prodigue son sang pour conserver ses chaînes, et nous pour les briser. Nos sublimes voisins entretiennent gravement l’univers de la santé du roi, de ses divertissements, de ses voyages; ils veulent absolument apprendre à la postérité à quelle heure il a dîné, à quel moment il est revenu de la chasse, quelle est la terre heureuse qui à chaque instant du jour, eut l’honneur d’être foulée par ses pieds augustes; quels sont les noms des esclaves privilégiés qui ont paru en sa présence, au lever, au coucher du soleil. Nous lui apprendrons, nous, les noms et les vertus des héros morts en combattant pour la liberté; nous lui apprendrons dans quelle terre les derniers satellites des tyrans ont mordu la poussière; nous lui apprendrons à quelle heure a sonné le trépas des oppresseurs du monde. Oui, cette terre délicieuse que nous habitons, et que la nature caresse avec prédilection, est faite pour être le domaine de la liberté et du bonheur; ce peuple sensible et fier est vraiment né pour la gloire et pour la vertu. O ma patrie ! si le destin m’avait fait naître dans une contrée étrangère et lointaine, j’aurais adressé au ciel des vœux continuels pour ta prospérité; j’au-132 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE 31 Le représentant Louvet demande un congé d’une décade et demie, pour porter des secours à son père infirme. Accordé (1). 32 ROBESPIERRE, au nom du Comité de salut public : C’est dans la prospérité que les peuples ainsi que les particuliers doivent pour ainsi dire se recueillir, pour se mettre en garde contre l’ivresse et pour écouter dans le silence des passions la voix de la sagesse et de la modestie qu’elle inspire. Le moment où le bruit de nos victoires retentit dans l’univers est donc celui où les législateurs de la République française doivent veiller avec une nouvelle sollicitude sur eux-mêmes et sur la patrie, et affermir les principes sur lesquels doivent reposer la stabilité et la félicité de la République. Nous venons donc aujourd’hui soumettre à votre méditation des vérités profondes qui importent au bonheur des hommes, et vous proposer des mesures qui en découlent naturellement. Le monde moral, beaucoup plus encore que le monde physique, semble plein de contrastes et d’énigmes. La nature nous dit que l’homme est né pour la liberté, et l’expérience des siècles nous montre l’homme esclave; ses droits sont écrits dans son cœur, et son humiliation dans l’histoire; le genre humain respecte la vertu de Caton et se courbe sous le joug de César; la postérité honore la vertu de Brutus, mais elle ne la permet que dans l’histoire ancienne. Les siècles et la terre sont le partage du crime et de la tyrannie; la liberté et la vertu se sont à peine reposées un instant dans quelques points du globe. Sparte brille comme un éclair dans une nuit éternelle... Ne dis pas cependant, ô Brutus, que la vertu est un fantôme ! et vous, fondateurs de la République française, gardez-vous de désespérer de l’humanité ou de douter un moment du succès de votre grande entreprise ! Le monde a changé, il doit changer encore, Qu’y a-t-il de commun entre ce qui est et ce qui fut ? Les nations civilisées ont succédé aux sauvages errants dans les déserts; les moissons fertiles ont pris la place des forêts antiques qui couvraient le globe; un monde a paru au-delà des bornes du monde; les habitants de la terre ont ajouté les mers à leur domaine immense; l’homme a conquis la foudre et conjuré celle du ciel. Comparez le langage imparfait des hiéroglyphes avec les miracles de l’imprimerie; rapprochez le voyage des Argonautes de celui de La Pérouse; mesurez la distance entre les observations astronomiques des Mages de l’Asie et les découvertes de Newton, ou bien entre l’ébauche tracée par la main de Dibutade et les tableaux de David. (1) P.-V., XXXVII, 45. Pas de minute. Décret n° 9049. Tout a changé dans l’ordre physique, tout doit changer dans l’ordre moral et politique; la moitié de la révolution du monde est déjà faite, l’autre moitié doit s’accomplir. La raison de l’homme ressemble encore au globe qu’il habite : la moitié est plongée dans les ténèbres quand l’autre est éclairée. Les peuples de l’Europe ont fait des progrès étonnants dans ce qu’on appelle les arts et dans les sciences, et ils semblent dans l’ignorance des premières notions de la morale publique. Ils connaissent tout, excepté leurs droits et leurs devoirs. D’où vient ce mélange de génie et de stupidité ? de ce que, pour chercher à se rendre habile dans les arts, il ne faut que suivre ses passions, tandis que pour défendre ses droits et respecter ceux d’autrui il faut les vaincre. Il en est une autre raison : c’est que les rois, qui font le destin de la terre, ne craignent ni les grands géomètres, ni les grands peintres, ni les grands poètes, et qu’ils redoutent les philosophes rigides et les défenseurs de l’humanité. Cependant le genre humain est dans un état violent qui ne peut être durable. La raison humaine marche depuis longtemps contre les trônes à pas lents et par des routes détournées, mais sûres. Le génie menace le despotisme alors même qu’il semble le caresser; il n’est plus guère défendu que par l’habitude et par la terreur, et surtout par l’appui que lui porte la ligue des riches et de tous les oppresseurs subalternes qu’épouvante le caractère imposant de la révolution française. Mais le peuple français semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l’espèce humaine; on serait tenté même de le regarder au milieu d’elle, comme espèce différente. L’Europe est à genoux devant les ombres des tyrans que nous punissons. En Europe, un laboureur, un artisan est un animal dressé pour les plaisirs d’un noble; en France, les nobles cherchent à se transformer en laboureurs et en artisans, et ne peuvent pas même obtenir cet honneur. L’Europe ne conçoit pas qu’on puisse vivre sans roi, sans nobles; et nous, que l’on puisse vivre avec eux. L’Europe prodigue son sang pour conserver ses chaînes, et nous pour les briser. Nos sublimes voisins entretiennent gravement l’univers de la santé du roi, de ses divertissements, de ses voyages; ils veulent absolument apprendre à la postérité à quelle heure il a dîné, à quel moment il est revenu de la chasse, quelle est la terre heureuse qui à chaque instant du jour, eut l’honneur d’être foulée par ses pieds augustes; quels sont les noms des esclaves privilégiés qui ont paru en sa présence, au lever, au coucher du soleil. Nous lui apprendrons, nous, les noms et les vertus des héros morts en combattant pour la liberté; nous lui apprendrons dans quelle terre les derniers satellites des tyrans ont mordu la poussière; nous lui apprendrons à quelle heure a sonné le trépas des oppresseurs du monde. Oui, cette terre délicieuse que nous habitons, et que la nature caresse avec prédilection, est faite pour être le domaine de la liberté et du bonheur; ce peuple sensible et fier est vraiment né pour la gloire et pour la vertu. O ma patrie ! si le destin m’avait fait naître dans une contrée étrangère et lointaine, j’aurais adressé au ciel des vœux continuels pour ta prospérité; j’au-