[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mari 4190.] 7g Si jamais. Messieurs, vous vous décidez à ne rendre, sur les objets qu’embrasse la pétition de Bordeaux, qu’un décret dilatoire ou suspensif, vous ne feriez que prolonger les doutes qui ont si mortellement frappé le commerce français depuis le commencement de la Révolution; ces doutes qui, dans le port de Bordeaux seul, ont paralysé l’activité de 1,419 vaisseaux; croyez, Messieurs, croyez que, dans les rapports de la politique comme dans ceux du commerce, les incertitudes sont un poison lent, mais qui à coup sûr • porte plus tôt ou plus tard une mort inévitable; la connaissance positive du mal est préférable à cet état cruel, qui finit par rendre ce mal infiniment plus funeste et presque toujours irréparable. Pesez donc bien, Messieurs, dans votre sagesse ce principe, et songez qu’aucune considération humaine ne peut arrêter la détermination de vos pensées, de ce sens intime auquel vous ne ' pouvez vous soustraire sans que vous en soyez responsables à la France entière, aux générations futures, au tribunal même de votre conscience, à ce juge sévère qui vous poursuivrait sans cesse, et qui vous condamnerait à des regrets et à des remords d’autant plus affreux que vous auriez mis la législature qui vous succédera dans la douloureuse impuissance d’apporter aucun soulagement salutaire aux malheurs infinis que vous auriez fait naître, et qui n’auraient pour bornes que des ruines, les dévastations et l’anéantissement de toutes les fortunes. C’est dans cet esprit, Messieurs, et convaincu qu’il existe encore un remède à tant de maux, mais qu’il faut se hâter de s’en servir, et qu’un seul instant de retard est peut-être un malheur irréparable, que je propose le décret suivant : 1° Que l’Assemblée nationale met sous sa protection le commerce français, qu’elle n’entend rien changer à celui de la traite des noirs; 2° Que la liberté rendue aux esclaves africains qui exploitent les bieus des habitants, ne pouvant être qu’un bienfait funeste pour eux, ils continueront d’être dans la possession de ceux auxquels ils appartiennent; mais que comme les lois puissantes de l’humanité réclament pour eux les plus grands égards et les plus grands soins, il sera nommé un comité composé de membres de l’Assemblée nationale, qui appelleront à eux 12 colons; c’est-à-dire 6 de l’île Saint-Domingue, 4 de la Martinique, et 2 de la Guadeloupe. Ce comité sera chargé de faire un projet de loi et de police, qui établisse des rapports humains et raisonnables entre les colons et leurs esclaves : ce projet sera remis à l’Assemblée avant la fin de la présente législature, afin qu elle y statue; 3» Que l’Assemblée ayant reconnu que les différents rapports de la politique et du commerce lient tellement les colonies et la métropole, qu’il ne peut s’opérer aucun partage ni liberté de commerce avec les puissances étrangères, sans les plus grands dangers, a décrété que le commerce des colonies serait fait exclusivement par les négociants français; mais que, pour faire cesser toutes craintes de la part des colons, relativement à l’approvisionnement des colonies, il serait formé, de jour à autre, un comité composé de 12 colons, dans l’ordre ci-dessus établi, et de 12 négociants français, pris dans les ports de Bordeaux, Nantes, Marseille, le Havre, Bayonne et Saint-Malo; que ce comité s’occuperait d’un projet de loi ou de règlement, par lequel le pouvoir exécutif se trouverait dans l’obligation étroite de porter, sur les colonies, la surveillance la plus active, afin d’y maintenir une continuelle abondance. Ce projet de règlement sera remis incessamment à l’Assemblée nationale, qui s’en occupera aussitôt; 4° Les lois concernant l’administration intérieure de la colonie, celle de sa justice, sa police, et généralement toute son administration particulière, seront rédigées, dans chaque colonie, au sein d’une assemblée coloniale, légalement convoquée, acceptées ensuite par le Corps législatif du royaume et sanctionnées par le roi ; 5° Que tous les habitants des colonies seront assimilés aux citoyens de la France, dans tous les cas prévus et déterminés par la loi. 2a ANNEXE à la séance de l'Assemblée nationale du 8 mars 1790. Discours sur la traite des noirs (t), par M. Pétion de Villeneuve (2). Messieurs, les divers objets qui sont soumis, dans ce moment , à votre délibération sont d’une haute importance et exigent les discussions les plus approfondies ; je ne fixerai vos regards que sur un seul ; la traite des noirs. J’espère vous démontrer que cette traite est un acte de barbarie et d’inhumanité; qu’elle ne s’alimente que par des injustices de toute espèce; qu’elle est onéreuse à l’Etat, au commerce, aux planteurs même; que, loin de favoriser la culture ae nos îles à sucre, elle lui est nuisible. J’appuie cette démonstration sur les faits les plus certains, sur les calculs les plus incontestables; ces faits, je les puiserai dans les voyageurs qui ont le mieux connu l’Afrique, dans les écrits d’hommes intéressés à la traite, et qui ont résidé longtemps sur les lieux où elle se fait; et, enfin, dans cette collection précieuse de dépositions faites, soit à la barre des communes de l’Angleterre, soit à son conseil privé, et je terminerai par indiquer un parti que je crois sage et conforme aux circonstances, sans blesser les principes. Je vous prie de me prêter toute votre attention et de m’écouter avec indulgence. C’est à la découverte de l’Amérique que remonte l’origine de la traite des noirs. Le farouche et barbare Espagnol, après avoir épuisé dans ses mines, et fait périr dans les tourments l’immense population que renfermait cette contrée nouvelle, imagina d’appeler des mains étrangères pour cultiver un sol qui lui offrait tant de jouissances. La cupidité se masque souvent du voile de l’humanité pour parvenir plus sûrement à son but. En volant des hommes. à l’Afrique pour les répandre dans les colonies, en demandant la protection des puissances étrangères pour soutenir ce brigandage, jes trafiquants exposèrent que ces peuples étaient (1) Le discours de M. Pétion de Villeneuve n’a pas été inséré au Moniteur. (2) Je ne me permettrai aucune réflexion sur le décret que l’Assemblée nationale a rendu dans l’affaire des colonies, ni sur la manière dont elle l’a rendu. Voici Je discours que je me proposais de prononcer, si la discussion eût été ouverte. Je me suis fait un devoir de n’y rien changer. (Note de M. Pétion de Villeneuve). 80 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars 1790.] livrés à l’idolâtrie la plus extravagante, à la misère la plus affreuse, et que c’était leur rendre un double service que de les arracher de ce pays ingrat et de les soustraire aux peines éternelles qui les attendaient. Tels furent les prétextes artificieux avec lesquels on séduisit la reine Elisabeth et Louis XIII , qui répugnaient à consacrer de leur autorité un commerce aussi infâme. La religion lui prêta d’abord son manteau, mais on le rejeta quand l’habitude y eut familiarisé les esprits. Les apôtres de la traite n’osent plus reproduire aujourd’hui cet hypocrite argument de la religion ; ils sentent bien que ce moyen se concilierait difficilement avec les idées de tolérance universellement répandues, et ils savent qu’il n’est pas permis d’être cruel pour amener à la religion la plus sainte des hommes que le ciel a fait naître dans une autre croyance. Depuis que la philosophie a donné l’alarme contre la traite, les partisans de ce trafic cruel ont employé des arguments de toute espèce pour le défendre : examinons-les. Mais, avant de passer à cet examen, nous devons rendre hommage au zèle infatigable des hommes vertueux et des sociétés qui ont dénoncé les inconvénients et les cruautés de la traite. C’est à la philantropie qui anime la respectable secte des quakers dans l’Amérique du Nord que nous devons les premiers efforts pour abolir la traite. Un homme seul, inspiré sans doute par la divinité, entreprend de persuader, de convertir la cupidité, et il réussit. À la voix de Benezet, tous ses amis, ses frères s’empressent de faire tomber les fers de leurs esclaves et de demander aux diverses législatures la proscription de ce commerce; cette proscription a été un des premiers actes qui ait signalé l’indépendance américaine. Le congrès a, dès l’aurore de la liberté, déclaré solennellement que la traite des esclaves était incompatible avec une constitution libre. Il a exhorté les diverses législatures à la prohiber. Dix sur treize l’ont proscrite à jamais , et il existe dans les trois autres une prohibition temporaire qui ne peut manquer de devenir irrévocable. On ne s’est pas borné en Amérique à prohiber la traite. On a préparé par l’instruction l’affranchissement gradué des esclaves ; on a décrété la liberté de leurs enfants parvenus à un certain âge. Ah ! Messieurs, peut-on voir sans attendrissement, sans reconnaissance les institutions établies pour instruire, de leurs devoirs et de leurs droits, ces malheureux Africains qui, dans plusieurs de nos habitations coloniales, ne sont pas même traités avec ces soins physiques que l’on prodigue aux animaux domestiques? Ces grands exemples d’humanité ne devaient pas se concentrer dans le nouvel hémisphère; ils ont eu des imitateurs dans l’ancien, et le pays qui cultivait le plus cette branche infâme de commerce, l’Angleterre, a vu se former dans son sein une société nombreuse qui a demandé au Parlement l’abolition de la traite. Je ne puis m'empêcher, en passant, de m’élever contre les mensonges répandus dans une foule de libelles pour diffamer et cette société et la nation, et le ministère et le Parlement britanniques; ces libellâtes nous ont dit que les Anglais n’agitaient cette question que pour nous duper, pour profiter de notre générosité, de notre humanité, si vous abolissiez la traite française. Peut-on croire qu’une société, composée de quatre à cinq mille personnes de tous partis, wighs et tories, puritains épiscopaux, quakers, méthodistes, s’entendent depuis trois ans à n’agiter une question que pour prendre leurs Voisins dans un piège? Peut-on croire qu’ils ont répandu l’inquiétude parmi les commerçants, leurs créanciers, les planteurs, et tout cela pour amuser les Français? Peut-on croire qu’une foule d’écrivains respectables, qu’une majorité dans la Chambre des communes, que le ministère lui-même se soient solennellement prêtés à cette comédie politique, et qu’ils continuent à la jouer depuis trois ans, uniquement pour nous tromper? De pareilles rêveries ne mériteraient que la pitié, si elles n’avaient pas eu une coupable intention, celle de diffamer la société qui s’est formée en France ; société qui n’a été, qui n’est guidée que par les motifs les plus purs, les plus patriotiques, les plus sacrés. On a osé l’accuser d’être l’instrument des desseins secrets de l’ Angleterre; que dis-je, on a porté la calomnie au point de l'accuser d’être de concert avec cette puissance pour semer la révolte parmi les noirs de nos îles et nous les enlever, et c’est ainsi qu’on travestit les actions les plus innocentes, les écrits les plus philosophiques en projets atroces. Gomment a-t-on osé se permettre ces infamies contre une société composée des hommes les plus respectables par leurs ouvrages, et par les preuves qu’ils ont données de leur patriotisme dans la révolution actuelle ; j’ai l’honneur de lui appartenir et quoique je n’aie pas été à portée de suivre souvent ses travaux, je dois cependant rendre justice au patriotisme qui les anime, et je vois avec plaisir dans le sein de cette Assemblée, plusieurs de ses membres qui s’empresseront de lui reudre le même hommage. Ce que nous avons de lumières sur cet objet, j’ose dire que nous les lui devons; c’est elle qui a fait passer dans notre langue, qui a répandu avec profusion les meilleurs écrits que cette question ait produits en Angleterre, et surtout le traité dans lequel vous trouverez les faits les mieux constatés, les calcu ls les plus satisfaisants, les raisonnements les plus forts contre la traite des noirs; je parle du traité sur les inconvénients politiques de ce commerce, par le célèbre Clarksou, l’apôtre le plus infatigable de son abolition. Oh! Messieurs, qu’il me soit permis de célébrer ici comme il l’a été dans le parlement d’Angleterre, le nom de cet ange de l’humanité, que je dois mettre à côté de celui du respectable M. Howard, qui, depuis quinze ans, a consacré ses travaux, ses veilles, sa fortune à l’examen des prisons, et au moyen d’améliorer le sort des hommes qui gémissent dans les cachots. Voilà les vrais héros que produit une constitution libre ; voilà ceux que la nôtre fera naître. Je viens maintenant à l’examen de la traite. Le vaste pays où se recrutent les esclaves que nous employons à la culture de nos îles est divisé en une foule de petits Etats qui sont gouvernés de différentes manières. Si vous considérez ce pays physiquement vous trouverez qu’embrassant dans sa latitude et sa longitude un grand nombre de degrés, son sol est susceptible de toutes les productions. La nature, sans la main de l’art, y fait croître les plus riches, celles qui sont les plus nécessaires à nos jouissances ; que serait-ce si, par les développements de la civilisation, l’industrie pouvait y perfectionner les produits bruts de la nature ? Ainsi vous y trouverez les bois les plus propres à la construction des vaisseaux, le coton le plus fin, l’indigo, le café, la canne à sucre, le maïs, le millet, le riz, les gommes, etc. La classe des quadrupèdes y est nombreuse, variée, et offre les animaux les plus étonnants par [Assemblée nationale.] leur volume ; les rivières y sont peuplées de poissons; l’air, des oiseaux les plus magnifiques en couleurs; en un mot, la nature y a déployé des richesses dans tous les genres. Sur un sol fertile, aisé à cultiver, la population s’v accroît promptement, aussi a-t-elle été, est-elie encore considérable dans ce pays. Depuis près de deux siècles la traite a enlevé à l’Afrique environ neuf millions d’individus qu’elle a engloutis dans le vaste cimetière de nos îles. Elle moissonne touslesans plus de centmille malheureux, et cependant vous trouverez encore en Afrique des villages habités, nombreux, qui fournissent une recrue inépuisable. Je dois fixer votre attention sur ces deux points; sur la bonté du sol, sur la population nombreuse, pour répondre à deux objections des apôtres de la traite : pour la justifier, ils ne cessent de répéter que c’est pour rendre service à leurs captifs qu’ils les arrachent à un pays stérile. Eh! s’il était stérile, comment porterait-il une population aussi prodigieuse? Mais, d’ailleurs, la fertilité du sol est mise hors de doute, et par les dépositions faites au conseil privé d’Angleterre, et par les voyageurs qui ont le plus longtemps résidé en Afrique, par MM. Adanson, Moore, Bosman, Fal-conbridge et par un des défenseurs de la traite, M. Lamiral. Ils représentent ensuite les noirs comme des hommes sans idées, sans religion, sans talents, réunis en bandes éparses, toujours en guerre les uns contre les autres, luttant contre les besoins et la misère ; et ils en concluent qu’on a le droit de les transporter dans un autre pays, de les y enchaîner, de les y excéder de travail. Je reviendrai sur cette étrange conclusion ; mais je dois dire d’abord que chaque ligne de ce tableau est un mensonge. Certainement la race africaine n’a pas porté sa civilisation, son industrie, ses développements à un degré où ils sont parvenus en Europe; mais pour être loin de nous elle n’est pas stupide comme on le dit faussement. Les noirs sont sobres, ils ont peu de besoins, la chaleur les provoque au repos; pourquoi donc auraient-ils cette agitation perpétuelle du travail qui tourmente les Européens? Pourquoi leur faire un crime de s’abandonner à la nature des choses? Pourquoi leur faire un crime de la simplicité de leurs cabanes, des meubles qui les garnissent, de leurs vêtements, de leur nudité même, si le climat n’exige pas qu’ils prennent contre les intempéries de l’air les précautions dont nous faisons usage? Pourquoi leur faire un crime des faibles progrès de leur cul'ure, si le riz et le millet, si la pêche, si l’éducation de quelques bestiaux satisfont leurs besoins ? Sans doute ils n’ont pas porté les arts au degré qu’ont atteint les nôtres, mais ils savent fabriquer le sel, forger le fer, faire des outils d’agriculture et de bâtisse, et cela leur suffit, pourquoi les forcer d’aller au delà? Ils ne fout pas des livres, ils n’élèvent pas de superbes monuments, ils adorent Dieu dans les champs ; et on les enchaîne parce qu’ils pratiquent cette simplicité heureuse ! Leurs idées varient sur la religion et où ne varient-elles pas? Le mahométisme, l’idolâtrie, un christianisme défiguré y sont les cultes principaux ; mais être mahométan, mais croire à un marabout, mais adorer un fétiche, sont-ce là des crimes qu’il faille expier par un esclavage perpétuel ? Ah ! loin de nous cette doctrine affreuse qui a couvert, qui couvrirait encore la terre de torches funéraires, qui armerait les peuples les uns contre les autres. lre Série, T. XII. 8* Leur gouvernement est comme la nature du pays, simple et varié ; ici, c’est la monarchie ; là le républicanisme; partout peu de lois, peu de juges, peude taxes; et dans ce nombre de lois vous trouverez les lois les plus sages, vousy trouverez l’égalité des droits, l’égalité des partages dans les successions. Sous un bon climat avec peu de besoins, avec des arts peu avancés, sous un gouvernement simple vivant dans la campagne, nécessairement les mœurs sont pures et bonnes, et telles sont les mœurs des nègres, tempérance, douceur, attachement pour leurs femmes, leurs enfants, respect pour les vieillards, ils réunissent toutes les vertus domestiques; et ces traits ne sont point romanesques, je les puise dans les ouvrages mêmes des partisans de la traite. Ce sont encore eux qui m’apprennent que les noirs, dans plusieurs parties de l’Afrique, sont vifs, actifs pour le commerce, infatigables pour les travaux, soutenant gaiement les plus pénibles sous l’ardeur dévorante d’un soleil brûlant, tandis que cette chaleur anéantit l’activité des blancs. Parexemple le commercequi se fait du fort Saint-Louis à Galam,sous la brûlante canicule, et par des bateaux qui remontent la rivière, s’y fait entièrement par des noirs; les blancs qui l’affrontent ne peuvent pas y résister et ils périssent par la chaleur. Voilà, Messieurs, les hommes et le pays que l’avidité européenne a calomniés constamment pour justifier le vol et le trafic infâme qu’elle en fait, ils vivent contents au sein de la nature ! et on les en arrache sous le prétexte qu’ils sont malheureux, on feint de croire qu’ils sont à plaindre, parce qu’ils n’ont pas nos besoins. On les enlève sous le prétexte de les rendre plus heureux; et dans le fait pour les condamner à des tourments éternels! Aussi ne doit-on pas être étonné de voir ces infortunés regretter sans cesse l’Afrique, pleurer toujours le lieu de leur naissance, le sein qui les a nourris. C’est le refrain éternel de leurs gémissements et de leurs mélancoliques chansons. Cet attachement des noirs pour leur pays ne peut s’exprimer ; ils ne conçoivent de bonheur dans un autre monde que celui d’y revoir leur patrie, et malgré les ravages des Européens et des Maures, les noirs qui ont été forcés de déserter leurs cabanes y reviennent toujours lorsque l’orage est passé. Tout condamne donc ici l’Européen armateur, il est criminel, d’abord en enlevant des hommes; il l’est beaucoup plus, en les enlevant à un pays qu’ils chérissent, à un genre de vie qui les rend heureux. Et l’Africain ne fùt-il pas heureux, serait-ce un titre pour l’arracher de son habitation? L’homme seul a le droit de disposer de sa personne et de ses actions; la misère n’altère point ce droit, et ne donne point à un autre de titre sur la liberté. Qui d’ailleurs a rendu les armateurs européens juges du bonheur des noirs ? Encore si c’était pour les transporter dans nos maisons commodes et élégantes, pour les entourer de jouissances et de plaisirs, pour leur donner des lumières et perfectionner leur entendement; ce n’en serait pas moins un délit, puisque ce serait un attentat à la liberté ; mais non ! c’est pour les dévouer à des travaux continuels, aux fouets des bourreaux, aux humiliations, à lafaim, aux regrets, au désespoir! ainsi cette fausse charité n’est qu'une barbarie qu’on se fait un jeu de colorer par des mensonges absurdes. Ceux qui me restent à réfuter ne sont pas moins révoltants. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars 1790. | 6 82 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars 1790.] Parcourons la manière dont se fait la traite et afin de vous offrir des faits qui ne puissent pas être niés, je prendrai ceux qui sont à la connaissance de nos armateurs. Je m’attacherai surtout à la traite qui a lieu dans les pays situés près des comptoirs et des forts français, pays appelés de traite française. La France a deux forts sur la côte d’Afrique, Saint-Louis et Corée. Les contrées qui les avoisinent, telles que Gayar, Sin, Sallum, les Qualas, les Poules, etc., fournissent tous les ans environ 2,20U esclaves noirs qui sont amenés à ces deux forts. Le pillage, la guerre, la condamnation pour prétendus crimes, sont les principales sources de ce recrutement d’esclaves; car, il y a peu d’esclaves de naissance. On distingue le grand et le petit pillage et tous les deux sont ordonnés par des princes, quand ils ont besoin d’argent, quand ils sont excités par des présents, quand ils sont persécutés pour payer leurs dettes, ou quand enfin ils désirent acquérir des hochets européens. Le petit pillage est un guet-apens. Cinq ou six soldats du prince se mettent en embuscade à l’entrée de la nuit, surprennent un homme, une femme, des enfants, un voyageur, les mènent au prince qui les vend au courtier ou au vaisseau à la rade. Les grands pillages se font par des corps d’armée de 1,000 jusqu’à 4,000 hommes qui fondent à i’improviste sur un village dépendant même du souverain qui les commande, et emmènent tous les malheureux habitants qu’ils peuvent saisir. Ces pillages se font tous les ans parce que, pour entretenir une traite régulière, la compagnie du Sénégal et les armateurs particuliers y excitent les princes. Il n’est rien qu’on ne mette en usage pour réussir ; par exemple, en 1786, le roi de Sallum résistait à toutes les insinuations ; on savait qu’il aimait les monnaies brillantes, on étala devant lui des louis d’or neufs et il succomba. Un autre roi de Jaal se montra aussi inflexible; on l’enivra et on surprit un ordre pour piller un de ses villages. C’est ainsi, Messieurs, qu’au lieu d’enseigner à ces rois l’art de gouverner leurs peuples, de les rendre heureux, nous les séduisons pour commettre le crime le plus affreux, nous les transformons en voleurs, en bourreaux de ces peuples dont ils doivent être les pères-Que dis-je? nous faisons la guerre à ceux qui sont assez vertueux, assez humains pour résister aux sollicitations de la cupidité; en voici un trait frappant arrivé récemment et qui vous pénétrera d’indignation contre les marchands d’esclaves. Il est un roi d’une tribu nombreuse appelée les Poules, qui habite un assez vaste pays; ce roi ayant été élevé dans la classe des prêtres a porté sur le trône plus de lumières que ses prédécesseurs. Le sage Aluzammi (c’est son nom), s’est déterminé en 1785, non seulement à refuser les présents de la compagnie du Sénégal, non seulement à proscrire la traite de ses propres sujets, mais même il a déclaré qu’il ne permettrait à aucun marchand d’esclaves de passer sur ses terres avec sa marchandise. Savez-vous, Messieurs, quelle a été la récompense de ce trait sublime d’humanité, de cette leçon donnée par un prince noir aux Européens? On lui a suscité des ennemis qui ont pillé ses frontières ; on a excité contre lui les maures qui l’ont attaqué, qu’il a vaincus, et il est resté inflexible. Sa magnanime résolution met de grands obstacles à la partie de la traite qui s’étend sur Bambara, parce que les esclaves sont obligés de traverser ses domaines. Telle est l’horrible corruption de ce commerce, que pour l’exercer, on est obligé non seulement de séduire les princes, mais même leurs sujets et de transformer des noirs en chasseurs, en courtiers de la vente de leurs semblables. Eh! savez-vous ce qui justifie ces misérables à leurs yeux? Les Européens qu’ils regardent comme des êtres supérieurs leur montrent le chemin; ainsi, nous n’usons de l'opinion qu’ils ont de notre supériorité, que pour les engager dans un trafic qui n’est qu’un tissu perpétuel de crimes, car ces courtiers ne sont occupés qu’à tendre des pièges aux noirs, qu’à les faire surprendre par leurs chasseurs et qu’à les tourmenter quand ils les ont en leur possession. Ces facteurs nègres ont été arrachés à la culture pour se livrer à ce métier infâme, et ils ont contracté la dureté des Européens, la crainte de voir cesser ee commerce les tourmente comme les armateurs; un de ces courtiers nègres informé dernièrement que la société des quakers travaillait à l’abolition de la traite, dit que ce serait une chose fâcheuse pour lui et ses confrères, qu’ils seraient réduits au même état que pendant la dernière guerre, temps où la traite était suspendue et où la pauvreté les obligeait de labourer la terre. Les noirs ne sont pas les seuls que la cupidité européenne dresse à cette chasse humaine. Il est une classe d’hommes dont, par l’appât du gain, on a tourné l’industrie vers cet objet, ce sont les Maures,- peuplade errante, semblable à celle des Arabes Bédouins par ses goûts, ses qualités et ses mœurs; actifs, infatigables, sobres, ne redoutant aucun danger, n’étant attachés à aucun pays, avides d’argent, ayant peu de moyens d’en gagner, rusés dans le commerce, les Maures ont saisi avec ardeur les moyens que leur offraient les Européens. Ah! combien ces derniers sont coupables de ne leur avoir pas offert d’autres commerces, plus humains, qui, peu à peu, les auraient civilisés, auraient développé leur industrie pour le bien de l’humanité, pour le bien de ces noirs, qui, séduits par leur exemple, les auraient imités 1 Mais non, l’intérêt personnel ferme les yeux sur l’intérêt général, et ne calcule que son profit actuel, excités par les présents des Européens et par le prix qu’ils mettent à des individus qui leur coûtent peu de risques à voler, les Maures font un métier continuel de dévaster, de piller les villages des noirs ; et ce peuple doux , semblable de son côté à ces indiens que les Turcs ont subjugués depuis si longtemps, ne leur oppose aucune résistance. Il est plusieurs pays tels que Juidal, Bouny, Kalqbar, où les capitaines européens ne rougissent pas d’imiter les Maures, de forcer les matelots à remonter les rivières et à se mettre en embuscade pour surprendre les noirs. Vous voyez par ces détails, Messieurs, que le recrutement des esclaves noirs se fait principale-ment par le pillage des princes et par celui des Maures. Ceux que fournissent les condamnations sont peu nombreux en comparaison. C’est encore iei un nouveau genre de crime que l’avarice européenne a enseigné aux princes. Dans une société peu nombreuse et où il y a peu de besoins, il doit y avoir peu de crimes. Les Européens ont appris aux princes l’art de trafiquer de ces crimes, dé les distinguer, de les diviser, subdiviser, comme nos anciens casuistes, en un mot, l’art de multiplier les crimes pour multiplier les esclaves. Ainsi, non seulement l’adultère et le meurtre volontaire mais même le meurtre involontaire, [Assemblé nationale.] ARCHIVAS PARL£ME?iTAlRES. [8 mars 1790.} «3 le vol le plus léger, des discours indiscrets, l’accusation de sorcellerie sont aujourd’hui les causes et des prétextes de l’esclavage. A l’approche d’un vaisseau européen, ces accusations se présentent en foule, les jugements se prononcent légèrement, et la peiDe frappe non seulement le prétendu coupable, mais encore toute sa famille. Est-il riche? il se rachète en se remplaçant. Est-il pauvre? il est livré avec toute sa famille aux barbares commerçants. Eh! qu’on ne dise pas que cet usage est très ancien. Sans doute, avant la traite, les princes condamnaient quelquefois des coupables à l’esclavage, mais ces coupables étaient peu nombreux, parce qu’on n’avait aucun intérêt à les multiplier. Mais, d’ailleurs, cescoupables, en expiant leurs crimes, restaient dans leur pays, vivaient au sein de leur famille, n’étaient chargés que d’un travail supportable et modéré. Et c’est ici que je dois encore fixer vos regards parce que ce fait offre une objection souvent répétée par les armateurs. Us disent que le sort des esclaves est affreux et qu’on leur rend service en les transplantant dans les îles. Imposture démentie, par tous les voyageurs 1 Quelle différence du sort d’un esclave de Saint-Domingue à celui de l’Afrique. Ce dernier vit dans sa patrie au milieu de ses habitudes, il loge sous le même toit que ses maîtres, partage souvent leur nourriture ou au moins celle de leurs enfants, il peut se livrer au repos pendant quelques heures de la journée ; jamais ce repos n’est troublé par l’hop-rible bruit des fouets qui le rappellent au travail; et à Saint-Domingue, le malheureux captif confiné dans une terre étrangère, arraché aux siens, ne voyant autour de lui que des objets de désespoir, que des malheureux martyrisés comme lui, étranger à toute espèce de jouissance, traîne ses jours et ses nuits dans les larmes sous le poids des chaînes, sous les cris déchirants, jusqu’à ce que la mort bienfaisante vienne mettre un terme à ses misères ! Sans doute avant la traite il y avait des guerres en Afrique, et plus d’une fois tes prisonniers ont subi la mort, mais ces guerres n’étaient ni fréquentes, ni bien sanglantes. Le caractère connu des noirs ne permet pas de croire à des haines longues et implacables; leur défaut de moyens était un obstacle à la continuité des guerres. Une bataille qui coûtait peu de sang , décidait la guerre, et chacun se retirait chez soi : mais la traite a multiplié ces guerres et elles sont devenues cruelles. La crainte de tomber dans l’esclavage européen force les vaincus à se faire plutôt périr que de se rendre. On n’y déclare plus ces guerres pour se venger, mais pour faire des prisonniers, et l’on peut affirmer que les trois quarts de celles qui ensanglantent l’Afrique, sont occasionnées par les seuls artifices des Européens. Parmi les traits nombreux que je pourrais vous offrir, je ne vous en citerai qu’un raconté par un témoin oculaire : « Arrivé sur la côte, dit-il, le capitaine députa selon sa coutume au roi, pour lui envoyer ses présents et lui demander une cargaison d’esclaves. Le roi s’engage à la fournir, fond à l’improviste sur ses voisins; mais ils étaient préparés; le combat s’engage. Il dura trois jours; 4, 50Û hommes restèrent sur le champ de bataille. » Ces scènes sanglantes souillent toutes les années les pays de Juidal, de Bouny et de Kala-bar ; pays que la traite dépeuple doublement et par les hommes qu’elle y fait assassiner et par les prisonniers qu’elle en exporte. Mais je vous en ai dit assez, je crois, pour vous prouver que ce commerce n’est qu’un tissu de barbaries exercées sur un peuple bon, paisible et heureux; que ce commerce ne subsiste que par les vols, les pillages, les guerres, les condamnations injustes, et s’il est prouvé que cent mille individus sont chaque année victimes de cette conspiration des marchands européens contre les Africains, on peut affirmer que plus de quatre-vingt-dix-neuf mille jouissaient de leur liberté avant le cruel attentat qui les enlève à leur pays, et que les mille restants, quoique esclaves, sont arrachés à une servitude douce et supportable pour être plongés dans un esclavage infernal. Ici, Messieurs, s’ouvre une nouvelle scène d’horreurs, et il faut réunir toutes ses forces pour pouvoir la supporter. A peine l’esclave est-il livré à son nouveau maître, qu’on lui imprime sur l’épaule un fer rouge; cet étampement cruel paraît une précaution nécessaire pour s’assurer de cette bête de somme et empêcher sa fuite. A mesure que les esclaves arrivent on les entasse sur le vaisseau qui doit les transporter aux îles. Je ne vous peindrai point les tourments qui déchirent ces malheureux, assiégés tout à la fois par mille idées lugubres, par le désespoir de quitter leur patrie, leurs épouses et leurs enfants. Ayant sans cesse devant les yeux l’image d’une mort cruelle, la crainte d’être dévorés par les Européens qu’ils regardent comme des antropo-phages, je ne vous peindrai pas tous les efforts qu’ils emploient pour prévenir ce sort affreux ou en se révoltant ou en se jetant à la mer on en se donnant la mort. Les menottes, les chaînes, l’emprisonnement ne les empêchent pas toujours de réussir et il est difficile qu’un vaisseau quitte la côte sans avoir perdu quelques esclaves de l’une ou de l’autre manière. Vous êtes surpris sans doute, Messieurs, de m’entendre parler de menottes, de chaînes ; c’est un assortiment essentiel d’un vaisseau négrier. 11 semble à entendre la description que les armateurs font de la misère des Africains, et du bonheur des esclaves de nos Iles, que les premiers devraient, venir s'offrir sur leurs vaisseaux pour aller jouir dans une île fortunée d’une habitation commode, d’une nourriture abondante etd’unevie heureuse. Mais ces tableaux sont imaginaires, les noirs en sont bien convaincus; et en conséquence ils redoutent, ils fuient les Européens, et il n’est rien qu’ils ne tentent pour s’en délivrer. Leur fureur vengeresse est bien pardonnable. Suivez-moi, je vous supplie, dans le tableau rapide que je vais vous faire d’un vaisseau négrier, de l'amoncellement des victimes et des mauvais traitements auxquels elles sont soumises. J’ai sous les yeux une description authentique d’un deces vaisseaux faite par un capitaine négrier par ordre du gouvernement anglais; j’ai vu d'autres descriptions de vaisseaux négriers; et dans ceux où les esclaves sont les mieux traités on ne leur accorde qu’un espace de 6 pieds de long sur 16 ou 18 pouces de large. Ils sont tellement, pressés les uns contre les autres que le chirurgien qui va les visiter quand Us sont malades a de la peine à passer sans fouler quelques jambes ; la hauteur des. cloaques où ils sont couchés est de 2 à 3 pieds, en sorte que non seulement ils ne peuvent pas se tenir debout mais pas même assis s’ils sont un peu grands. Figurez-vous donc ici les maux qu’endurent ces pauvres Africains, enchaînés deux à deux par les deux pieds et les deux bras qui s’avoisioent, en sorte que l’un est toujours obligé de suivre les g4 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars 1790.] mouvements de l’autre et est associé à ses douleurs et à ses maladies. Représentez-vous ces malheureux, nus, couchés sur le bois, meurtris par les chaînes qui déchirent leurs bras et leurs jambes et dans les gros temps se heurtant, s’ensanglantant réciproquement par de violentes contusions; représentez-vous ces cadavres livides entassés dans un entre-pont étroit, sans aucune circu - lation d’air, exhalant des vapeurs fétides bientôt transformées en miasmes dangereux qui, repompés par leur aspiration portent dans leur sang le poison de la mort. En vain on multiplie les ventilateurs, les treillis, en vain les pauvres malheureux, la bouche ouverte, la langue pendante, se collent à ces treillis pour aspirer un peu d’air; ce soulagement leur est encore refusé; le soleil dans ces climats brûlants darde des rayons de feu, ou des pluies fréquentes inondant le vaisseau forcent de fermer les treillis, les ventilateurs; et les malheureux noirs sont ensevelis vivants dans un sépulcre horrible. C’est alors qu’on entend les sanglots, les les cris de la rage, du désespoir; un morne silence succède ; un abattement universel a frappé tous ces captifs, la mort vient successivement les arracher à leurs douleurs. Ce n’est point ici, Messieurs, une description romanesque; je vais mettre sous vos yeuxlerapportd’un chirurgien témoin d’un de ces spectacles affreux, qui accompagne presque chaque traversée de vaisseaux négriers aux îles. « Un grand vent, dit-il, accompagné de pluie nous ayant forcés de fermer nos sabords et même de couvrir les treillis, la fièvre et le flux se déclarèrent bientôt parmi les noirs. J’allais souvent les visiter, mais à la fin la chaleur de l’entre-pontdevint telle qu’elle était insupportable au-delà de quelques minutes. Ce n’est pas tout, le plancher de leur chambre était tellement infecté d’odeurs putrides et couvert de sang suite du flux dont ils étaient attaqués, qu’on croyait être au milieu d’une boucherie. Il n’est pas possible à l’esprit humain d’imaginer un tableau plus horrible et plus dégoûtant Un grand nombre de ces esclaves étaient sans connaissance, on les porta sur le pont où plusieurs moururent et les autres revinrent avec peine; peu s’en fallut que je ne fusse moi-même du nombre des victimes. » (1). Ne croyez pas, Messieurs, que ces scènes affreuses soient rares ; elles sont très fréquentes parce que les voyages sont longs sous un climat ou dévorant ou extrêmement pluvieux; parce que, quoi qu’on fasse, beaucoup d’hommes entassés dans une prison aussi étroite y corrompent bientôt l’air, y contractent bientôt des maladies. Ces maladies se manifestent même dans les vaisseaux où le nombre des noirs égale celui des tonneaux, et où l’on prend les précautions les plus grandes aiusi que l’a éprouvé le capitaine Brower, capitaine humain qui avait toujours un excellent hôpital à bord. Votre sensibilité s’émeut à ce détail; mais, Messieurs, c’est la cause de l’humanité que je plaide, et je serais coupable de vous déguiser les maux que les Africains endurent dans la traversée, je serais coupable de vous déguiser les cruautés que les capitaines exercent envers les esclaves, lorsque, s’abandonnant au désespoir, ces derniers refusent de manger ou lorsqu’on craint une révolte ou lorsqu’enfin des maladies contagieuses et la disette se déclarent. Le croiriez -vous, Messieurs, la cruauté euro-(1) Falconbridge’s account of the negro trade ou Tableau de la traite des noirs par Falconbridge, p. 251. péenne a poussé son art infernal au point d’imaginer des instruments pour forcer ces malheureux captifs de manger, et ces instruments onlesappli-que lorsque la question du palan a disloqué leurs membres et abattu leur courage. Ecoutez ce que dépose un témoin oculaire et véridique : « Dans mes quatre voyages, dit-il, je vis des esclaves qui refusèrent de prendre de la nourriture ; tantôt on étendait leurs corps au moyen de poulies, et dans cette situation, on les flagellait jusqu’à ce qu’ils consentissent à manger. Plusieurs d’entre eux refusant encore de prendre des aliments, on leur ouvrait la bouche de force avec des instruments. Presque toutes ces violences furent inu-les, et ces infortunés périrent. « Dans un autre voyage, un grand nombre d’esclaves refusèrent de manger; un jeune nègre, désespéré de sa situation, s’opiniâtra d’une manière plus particulière à rejeter toute espèce de nourriture. On prit tout les moyens possibles pour lui conserver la vie. On lui versa dans la gorge des aliments liquides avec un entonnoir faitde corne, on lui mitdes menottes aux pouces eteela presque tous les jours jusqu’à ce que les bras fussent devenus excessivement enflés. Tous ces excès furent inutiles, et il persévéra jusqu’à ce que la mort l’eût délivré de ses oppresseurs. » Le désespoir peint sur les figures annonce-t-il à l’âme craintive et soupçonneuse des tyrans qu’un complot est près d’éclater? Sur ces soupçons souvent sans fondement, quelques-unes de ces victimes sont dévouées aux traitements lesplus cruels, les plus douloureusement prolongés, jusqu’à ce qu’elles aient avoué un complot véritable ou supposé! Résistent-elles à ces, souffrances? jetées à la mer elles font place à d’autres, et le fouet vengeur frappe indistinctement sur toutes. Ces excès n’arrêtent pas, ne préviennent pas toujours les révoltes. Lisez la terrible histoire au vaisseau de Bristol, qui, dans un de ces soulèvements perdit cent noirs, et vous verrez ce que peut le courage de ces hommes, quoique désarmés, vous verrez que leurs barbares vainqueurs firent jeter tout vivants à la mer ceux qui avaient été mutilés dans le combat. Et qu’on ne dise pas que les révoltes sont rares à bord des vaisseaux français. N’en vit-on pas une éclater en 1788 sur quatre de ces vaisseaux à lacôte dont deux perdirent tous leurs noirs et furent brûlés ? Une maladie contagieuse se déclare-t-elle, ou craint-on une disette de vivres? le parti est bientôt pris. Les Anglais jettent à la mer les malheureux qui sont dénoncés; vous trouvez plusieurs exemples de cette atrocité rapportés par M. Clark-son et le docteur Frossard. Les Français, à ce qu’on assure, préfèrent se défaire de leurs esclaves d’une autre manière. J’ai entre les mains la déposition imprimée d’un Suédois, homme respectable par ses lumières, qui a résidé quelques années en Afrique, dans laquelle il déclare (1) que le capitaine Leloup et d’autres capitaines et négociants lui ont dit que lorsque des vaisseaux négriers français sont retenus par des calmes ou des vents contraires et sont menacés d’une disette de provisions, ou qu’ils craignent quelques maladies, alors ils mêlent dans les aliments des esclaves du poison pour s’en défaire. C’est pourquoi, ajoute-t-il, les vaisseaux négriers (1) Voir l’ouvrage intitulé: the substance of the évidence an the slave trade ; ou substance de dépositions sur la traite des noirs, pages 116 et 117 ;à Londres, chez Philips. [As «emblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars 1790.] 85 du Havre ont toujours à bord une provision de poison. Le capitaine Leloup cite entre autres bâtiments un de Brest, retenu par des calmes dans son voyage de Guinée aux îles, qui, sur 500, en avait tué par le poison 479 et n’en débarqua que 21 au cap. licite encore un autre vaisseau où, sur 400,30 périrent de la même manière. Qui de vous ne regarde pas maintenant un vaisseau négrier comme un enfer anticipé, où l’on éprouve les supplices les plus cuisants? Aussi quel en est le résultat ordinaire? Parcourez la liste authentiquedes morts qu’emportent ces cercueils flottants, telle qu’elle est donnée par M. Glarkson, vousy verrez tantôt la moitié, tantôt les deux tiers de la cargaison, tantôt la cargaison entière emportée par les maladies. Par un calcul moyen fait et dans les îles et en Angleterre, il est démontré que la perte est de 22 sur 100 noirsdans la traversée. Nous ne pouvons fixer avec la même précision les pertes des vaisseaux français, mais nous avons des renseignements qui nous prouvent qu’elle est trèsgrande; nous savons, par exemple, que cette année même, un vaisseau venant de Mosam bique avec 242 esclaves en a perdu dans son passage 200. Qu’on ne vienne pas nous dire qu’ils ne peuvent en prendre autant, parce que dans les vaisseaux français on n’entasse pas autant de victimes. J’ai dans les mains la preuve du contraire. Le vaisseau le Brooks est supposé porter 2 hommes par tonneau quoiqu’il ne dût en porter qu’un et demi ; et dans ce calcul il n’y a aucun intervalle d’un homme à un autre. Le navire le Diligent, jaugé en 1787 à Marseille pour 300 tonneaux, a porté 300 noirs. Et vous observerez, Messieurs, comme je vous le ferai voir dans un instant, que par la jauge française un tonneau négrier n’est qu’un demi-tonueau ; ainsi ce bâtiment d’une contenance réelle de 150 tonneaux a porté 2 noirs par tonneau. Mais, Messieurs, voici un fait que j’aurais de la peine à croire, si je ne le puisais dans une source authentique. Le navire la Marie-Louise, armé à Honfleur en 1788, jaugé pour 140 tonneaux a porté ausuddeSaint-Domingue 225 noirs. Ainsi en supposant que cette contenance de 140 tonneaux fut réelle, ce serait à peu près trois hommes par tonneau. Qu’est-ce donc si cette contenance n’était que la moitié du tonnage ordinaire? L’imagination peut-elle se peindre les tourments d’hommes s’étouffant les uns les autres dans un si petit espace? Eh '.pourquoi, dira-t-on, ne pas accorder plus de place à ces malheureux ? Pourquoi ? — Parce que si vous traitez les noirs autrement qu’une cargaison la perte est sûre. Ici tout est calculé, tout est combiné. L’atrocité devient nécessaire pour le profit; les marchands de Liverpool ont déclaré l’année dernière qu’ils seraient ruinés en transportant au-dessous d’un nègre et demi par tonneau. Et dans ce transport je vous ai dit qu’un nègre n’avait pas plusdesix pieds de long sur un pied et demi de large, n’est-ce pas toujours une situation affreuse que d’être pendant deux mois perpétuellement couché sur le dos, nu, sur le plancher, enchaîné? Les froissements violents dans les tempêtes, le manque d:air pendant les pluies, les maladies n’existent-elles pas toujours? Ehl si comme on nous le dit, les esclaves français sont mieux traités à bord, plus contents, pourquoi donc ces chaînes, ces menottes et tous ces instruments de barbarie dont ils sont couverts? Vous voyez, Messieurs, quelles atrocités se commettent dans la traversée, et pour les réunir et les peindre d'un seul trait, je vous dirai que sur 100 mille noirs exportés chaque année de l’Afrique aux îles, 22 mille périssent suivant le calcul commun le plus modéré. Cette considération ne doit-elle pas faire frémir? Ainsi, après avoir massacré des milliers d’Africains pour avoir 100 mille esclaves, en dévouer 22 mille à une mort certaine, quelle affreuse barbarie ! Il ne me reste plus qu’à vous entretenir du sort réservé aux noirs dans nos îles, et je ne serai pas long. Une nouvelle indignation s’élèvera dans vos âmes. Je n’arrêterai point vos regards sur les scènes dégoûtantes qui accompagnent la vente des esclaves ; je ne vous parlerai point de ces examens préliminaires, de ces indécentes recherches des déguisements imaginés par les vendeurs pour pallier les défauts de cette marchandise vivante. Je n’arrêterai point non plus vos regards sur la barbarie avec laquelle on sépare le mari de l’épouse, ta mère de ses enfants; je ne vous parlerai que de la manière dont les esclaves sont traités dans les habitations. Pendant la première et même la seconde année de leur captivité, on se conduit à leur égard avec assez de douceur. Gardez-vous de croire que c’est l’humanité qui dicte ce régime bienfaisant, c’est la crainte, c’est l’avarice. On veut apprivoiser ces malheureux toujours désespérés, toujours regrettant leur patrie; on veut les empêcher de se donner la mort; on veut enfin les acclimater. De là résulte un défaut de travail pendant deux ou trois ans, première perte . Malgré les soins qu’on a de ces noirs les premières années de leur transmigration, il en périt au moins un tiers dans cet intervalle, et c’est le résultat du chagrin, du désespoir, de la mauvaise nourriture qu’ils ont eue, des mauvais traitements qu’ils ont essuyés à bord, des remèdes répercussifs qu’on a employés pour pallier leurs maladies internes et leur donner pour la vente un faux air de santé, seconde perte. L’avide propriétaire veut ensuite se dédomma ger et du temps perdu et du prix qui lui a échappé par la mort d’une partie de ses esclaves, alors il excède de travail ceux qui lui restent. Ces malheureux perdent bieotôt leurs forces, leur santé. Il en périt constamment un douzième chaque année, troisième perte. Des hommes ainsi tourmentés, opprimés dans tous les instants de leur vie, ne se reproduisent pas, quatrième perte. Ce défaut de population est le plus invincible argument contre toutes les fausses idées que les partisans de la traite répandent sans cesse sur la situation des nègres, sur le prétendu bonheur dont ils jouissent, sur l’humanité avec laquelle on les traite. Pourquoi, leur dirai-je, leur population, loin de s’accroître, diminue-t-elle? Et je les défie de répondre, parce qu’il n’est pas un seul pays sur la terre où l’homme étant heureux ne multiplie pas. Dans la vérité, Messieurs, la vie d’un noir est un enchaînement continuel de travaux pénibles, de misères et de douleur qui le conduisent promptement au tombeau. Son travail de chaque jour n’a d’autre terme que la nuit, et la nuit arrive lentement dans ce climat voisin de l’équateur, et la nuit le voit souvent encore occupé lorsque la lune l’éclaire. Et quel travail! il n’en est point d’aussi pénible, d’aussi insalubre. Jamais un moment de repos ne vient réparer ses forces épuisées. Sous le prétexte qu’il est naturellement paresseux, on lui distribue [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars 1190.] des coups de fouet, si un instant il cède à la lassitude qui l’accable. Le croiriez-vous, le sexe faible et si digne d’intérêt, n’est pas exempt de ce traitement barbare; il n’en est pas exempt dans «et état même où les peuples les plus cruels respectent les femmes. Et quelle est la nourriture que l’on donne aux esclaves? des patates, des ignames, de mauvais vé-gétaux, jamais de viande, quelquefois delà morue vieille et desséchée, voilà les seuls aliments de malheureux condamnés à d’éternels et pénibles travaux. Au moindre murmure, au plus léger soupçon, au premier signe de résistance, des mutilations atroces, la mort même ne paraissent pas suffisantes pour expier ces mouvements si naturels dans l’homme opprimé. Je vous ferais frémir si ]e vous faisais le tableau de toutes ces victimes infortunées. 11 est des exemples de nègres qui ont été jetés vivants dans des fours ardents. On vous citera sans doute les lois faites pour protéger les noirs contre ces atrocités. S’il était question d’examiner ces lois, je prouverais que ce sont des lois féroces, des lois de sang et que dans leurs dispositions les moins inhumaines, elles ne sont même pas observées. Il est rare que le magistral dans, les îles, ne soit pas lui-même complice des attentats qu’on se permet contre les esclaves. Lui -même . possède des noirs, il est l’ami des blancs, il se laisse entraîner par le préjugé, par les exemples dont il est environné ; il cède aux idées générales répandues dans nos îles, que l’esclavage y est naturel, indispensable, et qu’il ne peut se maintenir que par la puissance illimitée du maître sur son esclave; de sorte que les lois étant sans organes et sans protecteurs, demeurent sans effet. L’intérêt, dira-t-on, est la meilleure des lois et la plus inviolablement observée. Or, elle commande au propriétaire de bien traiter son esclave s’il veut le conserver et en tirer du profit. Sans doute si ce propriétaire ne fondait pas ses espérances sur des recrues étrangères et annuelles, l’objection serait de la plus grande force ou pour mieux dire sans réplique; mais il calcule autrement, il calcule la durée d’une bête de somme en forçant le noir de travail pendant huit à dix ans, pour peu qu’il s’indemnise de son capital et des intérêts, voilà tout ce qu’il faut, quand il ne peut plus rendre de services, que lui souhaite-t-on? raut-il le dire? la mort et on le remplace. Je ne puis vous détailler, Messieurs, tous les maux affreux dont la traite est la source; plus on y réfléchit, plus on en demeure convaincu. Tel est cependant le commerce qu’une nation qui se vante d’être noble, douce et généreuse ne rougit pas de faire; tels sont les excès auxquels elle se livre. Un mot, un seul mot devrait suffire pour faire proscrire à jamais ces actes d’injustice et de barbarie. Peut-:1 être permis de trafiquer du saDg et de la liberté des hommes? La liberté, ce premier et le plus grand bienfait de la nature, n’est-il pas un droit inaliénable et sacré? Un homme est-il le maître de son semblable? peut-on l’acheter ? est-ce que ce traité n’est pas le plus terrible abus de la force, et la dépravation la plus abominable dont l’espèce humaine puisse se souiller? Invoquez tant que vous voudrez les intérêts politiques, les raisons d’Etat et tous ces subterfuges, à l'ombre desquels on couvre les iniquités les plus révoltantes, rien au monde ne peut légitimer ni excuser un crime aussi affreux. S’il était aussi vrai qu’il est faux que les sociétés ne puissent se soutenir et devenir florissantes que par des attentats de cette nature* il vaudrait mille fois mieux les déserter et vivre au milieu des forêts, que diriez-vous, je vous le demande si on vous arrachait ainsi de vos foyers, des bras de vos femmes, de vos enfants, pour vous vendre et vous traiter comme des bêtes de somme? Vous vous livreriez à toutes les horreurs du désespoir, vous feriez retentir l’air de vos gémissements, vous réuniriez toutes vos forces pour briser vos fers. Eh bien! les noirs ne sont-ils pas ce que vous êtes? n’ont-ils pas les mêmes droits que vous? Oui; il n’est personne qui, au fond de son cœur, ne se sente accablé, humilié de ces vérités terribles; mais la scène où toutes ces cruautés se passent est éloignée de nos yeux et elle ne nous fait pas uue impression’ aussi profonde ; on s’étourdit sur ce cri intérieur de la conscience; on l’étouffe par des idées fausses et vagues d’utilité publique; on se justifie à ses yeux d’un forfait qui n’est pas son ouvrage et que l’on croit avantageux de tolérer, comme si l’on : n’était pas complice du crime que l’on peut empêcher, et qu’on laisse commettre. Cruel intérêt! voilà comme tu dégrades l’homme! Eh bien! puisqu’il faut parler à cet intérêt, je vais donc descendre aux rapports politiques et prouver que la traite n’est pas moins condamnable sous cet aspect, qu’elle l’est sous celui de l’humanité ; je vais prouver qu’elle est tout à la fois funeste à l’Etat, au commerce, aux planteurs, qu’elle est nuisible à la culture de nos îles et à la manufacture. Je suis obligé de serrer ici mes preuves, elles se présentent en foule, et je ne puis les employer toutes. La traite pèse sur l’Etat de deux manières, par la prime et par la perte des hommes qu’elle emploie. Vous serez surpris sans doute, Messieurs, d’apprendre qu’un commerce qu’on vous a peint si lucratif, auquel on attache les destinées de millions de Français, vous serez surpris, dis-je, d’apprendre que, pour subsister, il a besoin de primes et de primes énormes. Un commerce avantageux peut demander des primes pour se soutenir dans son commencement; ce sont des lisières qu’on donne à l’enfant; mais lorsque l’enfant peut tracer lui-même et lui seul des pas assurés, il faut jeter au loin les lisières, ou s’il en a toujours besoin c’est un être avorté. Il en est de même d’une branche de commerce; si pour exister constamment elle a constamment besoin de la prime, c’est une preuve sensible que ce commerce est désavantageux. Aussi les Anglais si bien versés dans cette partie, diminuent-ils toujours graduellement leurs primes avec le temps. Vous l’avez vu pour les exportations de blé, pour l'encouragement de la pêche. Ëh bien, Messieurs, non seulement la traite française a besoin de prime, mais on t’a sans cesse augmentée sans que la traite ait sensiblement augmenté. Ces trois faits incontestables prouvent d’une manière irrésistible les désavantages de la traite. Mais concevez-vous, Messieurs, qu’un gouvernement ait pu avoir l’immoralité d’accorder cette prime! A quoi devons-nous attribuer cette prime coupable? Au défaut d’une constitution libre. Sans doute, si lorsque cette prime fut sollicitée, une assemblée nationale eut existé, elle aurait rejeté avec indignation une proposition aussi révoltante. Aussi, Messieurs, le parlement d’Angleterre n’a-t-il jamais offert à cet infâme trafic une semblable doneeur. 11 y a plus et je dois vous répéter ici un fait qui vous prouvera l’horreur que [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars 1T90.] ft*T son ministère a pour ce commerce. Il est dirigé en Angleterre par une espèce de compagnie ou de conseil, appelée compagnie d’Afrique, chargée de recueillir les débris des compagnies précédentes, qui, comme toutes celles de France, ont fait banqueroute dans ce commerce lucratif. Le parlement, par un arrangement particulier, accordait à cette compagnie 13,000 livres sterlingcha-que année pour l’entretien des forts et comptoirs. L’année dernière le ministre a déclaré, dans la Chambre des communes, qu’il ne donnerait pas son consentement pour renouveler ce don l’année suivante, parce que l’argent du trésor public pouvait être mieux placé que pour le soutien d’un commerce infâme. Je répète ce fait qui est à la connaissance de toute l’Angleterre, pour vous prouver combien il est peu permis de douter de la sincérité de l’Angleterre sur cette question. Je reviens à la prime; il est donc immoral d’en avoir donné une aux marchands d’esclaves; il est impolitique de l’avoir continuée si longtemps pour une branche de commerce ruineuse en elle-même. Il est plus qu’impolitique, j’oserai dire qu’il est coupable, d’en avoir donné une aussi énorme que celle qui se paie maintenant, et de l’avoir continuée malgré la dilapidation connue qui s’en faisait par les étrangers. Je ne vous parlerai point de la prime telle qu’elle se payait avant l’arrêt de 1784, et qui consistait dans l’exemption de la moitié des droits d’entrée et des droits locaux sur les sucres des îles provenant de la vente des nègres, et consommés dans le royaume : elle occasionnait tant de vols faits au trésor public, et ces vols étaient si évidents ]u’on se résolut à changer la forme de la prime. Par les arrêts du 26 octobre 1784 et du 20 septembre 1786 on accorde à chaque vaisseau né-rier 40 livres par tonneau et cette somme doit tre payée avant que le vaisseau ne parte du port. Ce n’est pas tout, on accorde ensuite 160 livres par chaque tête de nègre transportée à la Martinique et aux îles sous le vent, et 200 livres par Ghaque tête transportée au sud de Saint-Domin-gue. Ce n’est pas tout encore, le commerce n’était pas satisfait de cette prime exorbitante. Il a imaginé d’éluder l’intention du conseil ; sous prétexte ue des noirs ne pouvaient être entassés comme es marchandises, il a prétendu qu’on ne pouvait mesurer un vaisseau négrier, comme un vaisseau ordinaire; il a demandé une faveur pour la mesure. Je ne descendrai point ici dans les détails minutieux des méthodes pour jauger les vaisseaux de commerce ordinaire et les vaisseaux négriers ; il me suffit de vous affirmer, comme un usage incontestable et pratiqué dans tous nos ports que le tonneau d’un vaisseau négrier n’offre que la moitié du tonneau ordinaire. Le résultat de cette pratique est que, quoique l’arrêt ne porte que 40 livres par tonneau, l’Etat paie en réalité une prime de 80 livres par tonneau de commerce ordinaire. L’avidité, pour gagner cette double prime, a d’abord engagé quelques négociants à armer pour la Guinée. On avait la certitude de tirer du gouvernement pour la prime du tonneau, une somme qui indemnisait d’une grande partie des avances faites pour l’achat des noirs, et voilà pourquoi la prime a monté en 1786 à plus de trois millions ; en 1788, elle n’était que de 2,815,378 livres. En 1786, le commerce français n’a cependant importé que 25,000 noirs environ, et depuis il n’a pas sensiblement augmenté. De ce fait il résulte que la double prime a payé eu 1786, la moitié de la valeur réelle des marchandises données en échange d’un nègre valeur portée à 220 livres par M. l’amiral; c’est donc aux dépens de l’Etat réellement que se fait ce commerce. Vous vous étonnerez, Messieurs, de voir cette langueur avec un appât aussi considérable : vous vous étonnerez de voir les Français n’exporter en noirs que la moitié de ce que les Anglais exportent, quoique ces derniers ne soient soutenus par aucune prime; votre surprise cessera en apprenant ce qui cause cette différence. Le capitaine anglais vit à bord de viande salée et reste toute sa vie capitaine, le capitaine français veut, au contraire, du luxe et des jouissances coûteuses ; il veut delà viande fraîche, du pain frais, d’excellent vin ; il veut une foule de superfluités qui exigent beaucoup de place et d’avances. Son équipage, quoique moins bien traité que lui, participe "cependant à cette abondance de choses coûteuses. Ge capitaine exige d’ailleurs en appointements 2,000 écus, et en outre 2 et demi 0/0 sur la vente ; en sorte qu’une grande partie des profits lui passe dans les mains, et qu’il est à portée de se retirer après trois ou quatre voyages à la côte. Toutes ces considérations renchérissent nécessairement l’armement, el les commerçants anglais n’éprouvant point les mêmes inconvénients, font la traite avec bien plus d’avantages, et peuvent toujours donner leurs noirs à meilleur compte. Aussi, qu’en est-il résulté? une collusion entre les commerçants français et anglais, qui se pratique ouvertement et dont il est nécessaire que je vous rende compte. Malgré la double prime plusieurs marchands français n’étant pas encore indemnisés de leurs avances et des risques qu’ils courent dans ce commerce qui n’est qu’une vraie loterie, ont imaginé, pour gagner la prime sans risque, de s’entendre avec des armateurs de Liverpool qui font la traite; ces armateurs cèdent en apparence la propriété de leurs vaisseaux au maître fronçais, les lui envoient au Havre; on les jauge comme vaisseaux destinés à la traite française, ils partent avec la prime sous pavillon français, pour la côte, prennent des noirs de traite anglaise, les débarquent aux îles françaises, reviennent avec des sucres et des certificats, et les profits se partagent entre l’Anglais et le Français. Ainsi le but de l’arrêt est violé, car ce but était d’encourager la traite des noirs par les Français. On ne me niera pas sans doute cette pratique ; je pourrais en citer plusieurs exemples, je me bornerai à un seul récent, c’est celui du vaisseau anglais connu à Londres sous le nom de V Active, qui s’est naturalisé cette année même au Havre, sous le nom de Duc d’Orléans, qui a reçu la prime et est parti sous pavillon français. De tous ces faits, Messieurs, que devons-nous conclure? que cette prime est immorale, ju’elle est impolitique, qu’elle est exorbitante, qu’elle ne favorise point la traite française et que par une collusion coupable, une partie passe entre les mains des anglais; il en faut donc conclure qu’elle est onéreuse et qu’il faut se hâter de la proscrire. Un second aspect sous lequel la traite est onéreuse à l’Etat, c’est qu’elle gangrène physiquement et moralement sa marine. C’est une des plus belles démonstrations que M. Clarkson ait données dans son excellent ouvrage. On lui objectait ces mots que répètent les ignorants : la traite est une des pépinières de la marine ; c’en est le tombeau a dit M. Clarkson, 88 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars 4790.] et il l’a prouvé. Il a fait voir par des calculs incontestables que la mortalité des matelots de la traite, est plus considérable que celle de tous les autres commerces réunis ; que sur 5,000 matelots environ, il en périt la moitié chaque année ; qu’une partie de ceux qui échappent à la mort, ou déserte ou infecte de ses vices et maladies le reste de la marine anglaise. Et remarquez que cette mortalité, cette corruption physique et morale est un résultat inévitable de Ja nature même de ce commerce. Comment, en effet, les matelots ne deviendraient-ils pas inhumains, atroces, en faisant un commerce inhumain? Comment respecteraient-ils la bonne foi, en faisant sur Ja côte le métier de voleur d’hommes? Gomment respecteraient-ils les bonnes mœurs en voyant, en Afrique et aux Indes, leurs supérieurs se livrant à la débauche la plus ouverte et la plus crapuleuse? Gomment enfin la santé des matelots ne dépérirait-elle pas au milieu des miasmes infects et des maladies dont un vaisseau négrier est le réceptacle ? Ici, le geôlier, aussi misérable que le captif, aspire nécessairement le poison qui les tue tous deux. M’arrêterai-je maintenant à vous prouver, Messieurs, que la traite, vue du côté de l’intérêt du commerce, est une branche onéreuse. Ce que je vous en ai dit ci-devant a dû vous en convaincre. C’est un fait dont les armateurs français conviennent, que la traite française ne pourrait subsister sans une forte prime. C’est donc un commerce onéreux par lui même, et vous n’en douterez plus quand je vous rappellerai que de douze compagnies successivement élevées pour ce commerce, onze ont successivement fait banqueroute; que les compagnies instituées en Angleterre, en Hollande, en Danemarck, ont constamment éprouvé le même sort, que la plus grande partie des armateurs n’a pu s’y soustraire, ainsi que vous en trouverez la preuve dans M. Clarkson, qui cite les meilleures maisons de Liverpool et de Bristol ruinées par ce commerce. En considérant sa nature vous verrez que cela doit arriver, ce commerce n’est point fondé sur des gains constants et assurés, c’est une véritable loterie. Un vaisseau chargé de 1,100 nègres en perd près de 900 ; un autre chargé de 300 n’en perd que 6 ; mais généralement les pertes l’emportent, et les risques sont tels que les négociants anglais ont, depuis plusieurs années, refusé de se lier d’affaires avec les maisons de Liverpool ou de Bristol qui font la traite. De même, en France, très peu de maisons ont osé confier des fonds à ce commerce; et vous jugerez de sa médiocrité en voyant la liste des vaisseaux qui y ont été employés dans les années de 1786 à 1787, dans nos principales villes. En 1789, Bordeaux a expédié 1 1 vaisseaux ; le Havre 22, Marseille 2; en 1787, Bordeaux 17, le Havre 16, Marseille 5. Il est maintenant facile d’expliquer et de résoudre une objection qui se présente naturellement à tous les esprits. On se demande comment il est possible de concevoir que des négociants se livrent à cette spéculation, si elle n’était pas avantageuse. Comment? Le voici, et je viens de le dire, c’est que la traite des noirs est une loterie : tous espèrent, tous se flattent que la chance tournera en leur faveur et les enrichira rapidement, quelques-uns réussissent, un plus grand nombre échoue, et le commerce y perd. Il en est de même pour la loterie : on y joue avec passion, et rien ne peut désabuser de ce jeu aussi immoral que ruineux. Mais cette traite est encore plus onéreuse aux îles à sucre; et loin de favoriser la culture, elle l’arrête, c’est un point important que j’espère vous démontrer avec la plus grande clarté. Je pourrais employer ici beaucoup de raisonnements et de calculs, mais je me contenterai de choisir dans le grand nombre de moyens les plus concluants. Qu’est-ce que nos colonies ? Des fermes cultivées par le double intérêt des colons et de la métropole; des fermes dont la richesse augmente en raison de la multiplicité des bras et de la quantité des fonds que vous y versez. Si donc je prouve que la traite des noirs, loin d’augmenter les bras en diminue le nombre et emploie inutilement des sommes considérables, je vous aurai par là établi qu’elle est doublement funeste aux colonies. Or le calcul, fondé sur des faits incontestables, met cette double vérité dans tout son jour. La première avait été déjà découverte et démontrée par l’immortel Franklin, dans son traité sur la population de l’Amérique ; il prouvait que l’importation des esclaves était un des plus grands obstacles à la population intérieure. « L’Amérique « du Nord, disait-il en 1751, possède un million « d’Américains ; c’est le fruit d’une émigration de « 80,000 Anglais, qui dans l’espace de soixante « ans ont passé dans ce pays. » Ainsi leur nombre s’était décuplé en moins d’un siècle. C’est une opinion générale aujourd’hui répandue dans les Etats Unis, que leur population double tous les 25 ans. Mais c’est surtout de la population indigène que la masse s’accroît, et c’est le résultat de la liberté, de l’aisance, de la Bonté des mœurs et de la fertilité du sol. En Europe, la population n’y suit pas cette progression étonnante, elle est environ d'un dixième. Dans les îles, c’est l’inverse; on y portetous les ans une quantité prodigieuse de noirs et tous les ans la population décroît dans une effrayante proportion. Je vous citerai pour exemple Saint-Domingue. En 1775, on y comptait 300,000 noirs. En 1788, suivant le rapport de M. de Marbois, ce nombre était de 364,194. Pour calculer quelle est la décroissance de l’espèce noire, il s’agit de savoir combien de noirs on y a introduit dans cet intervalle. M. de Marbois porte à 30,839 le nombre de noirs importés en 1787. Sur les 15 années écoulées depuis 1775 jusqu’en 1789, nous ôterons 5 années pour le temps de la guerre, où la traite française a été suspendue où cependant beaucoup de noirs ont été introduits par contrebande; nous portons les 9 années restant à 25,000 noirs chacune, cela donne un total de 225,000 nègres qui, ajouté aux 300,000 qui existaient alors. forme 525,000 noirs, et ils n’en existe aujourd’hui que 364,194. Il y a donc un déficit de 160,806 noirs; ce qui donne par année un déficit de 17,864. Les calculs faits pour les îles anglaises donnent. des déficits encore plus forts. Pour la Jamaïque, on trouve que depuis 1740 jusqu’à 1745, le déficit a été, chaque année, d’environ 23,000 noirs, la population noire y était alors de 100 à 130,000, c’est donc un cinquième de déficit tous les ans. Il est donc vrai de dire : 1° que la traite ne multiplie point les bras dans les colonies ; 2® qu’elle les diminue, et cette seconde proposition dérive de la première ; car si pour soutenir le nombre des travailleurs à peu près au même degré, les colons ne recrutaient pas, il est évident qu ils seraient obligés de favoriser davantage la population indigène ; s’ils favorisaient cette population, elle leur fournirait un bien plus grand nombre d’individus, moins sujets à la mortalité [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars 1790.] §9 que les nègres africains. En ne calculant la progression de cette population que d’après le tarif le plus faible du dixième, et ce calcul est modéré, quand on pense à la fécondité des négresses, il en résulterait un dixième d’augmentation tous les ans, tandis que la population artificielle donne un déficit annuel d’un cinquième. Je veux citer, Messieurs, un exemple de la fécondité de la population noire. Il y a 70 ans, un vaisseau négrier échoua sur l’île Saint-Vincent ; les noirs se sauvèrent, s’établirent etse rendirent indépendants dans cette île ; malgré les combats qu’ils ont eu à soutenir contre les Caraïbes, ils montent à 3,000 aujourd’hui, ils ont quintuplé en 60 ans, en supposant qu’ils fussent 500. Et peut-on douter de la fécondité des noirs, même sous le climat de Saint-Domingue, lorsqu’on considère la rapidité avec laquelle multiplient les nègres libres répandus dans cette île ? Ainsi donc, en ne contrariant pas la population noire indigène, elle deviendrait nombreuse, on n’aurait pas besoin de recourir aux étrangers. On a donc moins de bras dans les îles, précisément parce qu’on en importe tous les ans un grand nombre d’Afrique. Portez votre attention mainte' uant sur une autre perte; sur celle de l’argent, M. de Marbois nous dit que les 30,839 nègres importés à Saint-Domingue, en 1787, ont coûté 60,563,264 livres. Voilà donc 60 millions dépensés pour acquérir des hommes maladifs, incapables de travail et dont les 7 dixièmes mourront dans l’espace de trois ans. Voilà 60 millions à déduire surcesdeux cent millions qu’on nous vante avec tant d’emphase comme le produit de nos îles. Cette traite équivaut donc à un impôt d’environ 30 0/0 mis sur les productions de nos îles ; impôt le plus onéreux, puisqu’il est payé avant que le produit soit arrivé ; le plus onéreux puisque l’objet sur lequel il est perçu est aux trois quarts un fonds mort ; le plus onéreux encore, puisque presque tous les colons, étant dans l’impuissance de l’acquitter, sont obligés d’en payer le crédité un taux énorme et d’essuyer souvent des procès dispendieux qui ajoutent encore aux horreurs de cet impôt. Supprimez la traite, vous n’avez plus à redouter ni les procès, ni les usuriers, ni la perte d’esclaves, ni la mauvaise foi des armateurs. Supprimez la traite, vous ôtez un impôt qui pèse horriblement sur les colons et qui tue la population indigène des colonies. Supposez maintenant ce colon avec ses 30 0/0 d’impôt dans sa bourse, sans dettes ruineuses, sans crainte pour ses esclaves ; il est évident que s’il entend bien ses intérêts, il versera ses fonds sur la terre, il les emploiera pour multiplier ses défrichements, ses engrais, ses charrues, ses bestiaux, et de là résulteraient des produits plus abondants et tout à (a fois la prospérité du colon et le bien général. Ce n’est point un roman que je vous trace ici, tous les colons éclairés qui se sont gardés du piège de cette funeste traite, qui se sont bornés à augmenter leur population de leurpropre fonds, ont eu un accroissement marqué et des profits constants, en même temps qu’ils ont été plus chéris de leurs esclaves. Il n’est pas un de ces colons qui ne regarde la traite comme un véritable fléau. Je pourrais vous citer une foule d’exemples rapportés par MM. Glarkson, Nichols, Dickon elle docteur Frossard. Le doyen JSichols a cité entre autres cinq habitations qui ont plus que doublé, par les naissances, en vingt ans. On vous dira sans doute que ce sont les localités; mais, Messieurs, ces expériences ont donné le même résultat partout, à Saint-Domingue, à la Martinique, à Antigues, aux Barbades. Dans cette dernière place surtout, il y a un très grand nombre d’habitations qui, depuis très longtemps, fleurissent sans recourir aux recrues d’Afrique. Quel est le secret de ceux qui les gèrent? Ils nourrissent bien leurs esclaves quand ils sont en santé; ils en prennent le plus grand soin quand ils sont malades. Songez encore, Messieurs, aux différences qui séparent le nègre né dans nos îles, du nègre apporté d’Afrique et vous expliquerez pourquoi la prospérité de ces habitations est si constante, lorsque celle des autres n’est qu’apparente et que les maîtres perdent un grand nombre d’esclaves et sont écrasés de dettes. Le nègre africain est désespéré d’être arraché à son pays ; malade par conséquent, rongé par le désespoir, peu accoutumé au travail, au climat. Trois ans sont nécessaires pour l’acclimater et à peine le tiers survit-il à cette période. Le nègre, né dans les îles, est au contraire accoutumé dès son enfance au climat, au travail, à l’obéissance. Il fait mieux, il fait beaucoup plus que l’autre. Il y a donc infiniment plus de profit à élever, à employer le nègre des îles que l’Africain. La question de l’abolition de la traite se réduit donc à ceci. Un nègre, dans le système des planteurs, n’est qu’une bête de somme ou une charrue. Vaut-il mieux préférer à des charrues solides, adaptées au sol, propres à le cultiver à peu de frais, des charrues étrangères, très coûteuses, très fragiles, et nullement façonnées pour cette culture? Il n’y a pas, je crois, à balancer. Ici, Messieurs, s’offre naturellement à nos esprits une conséquence irrésistible, qui doit vous rassurer sur des terreurs que les colons ont répandues. Si vous abolissez la traite, disent-ils, il faut renoncer à la culture du 3ucre aux colonies, et par conséquent ruiner le commerce de France. Encore une fois, rien de tout cela n’est ni vrai ni à craindre; quand bien même vous aboliriez la traite, ne vous reste-t-il pas 400,000 noirs à Saint-Domingue propres à la la culture, propres à la population? Traitez-les bien en bons serviteurs, et ils cultiveront, et ils peupleront et votre population augmentera toutes les années au lieu de diminuer, et vos produits augmenteront, et vous aurez à payer un impôt de 30 0/0 de moins et vous aurez moins de dettes et par conséquent la faculté de faire plus de défrichements. J’entends d’ici les créanciers des colons s’écrier: Et nos dettes, que deviendraient-elles? Eh quoi ! les dettes ne sont-elles pas hypothéquées sur 400,000 esclaves? Eh bien! est-ce que ces esclaves disparaissent? Je vais plus loin, par le nouvel ordre de choses, ces esclaves né peuvent qu’augmenter de prix et, par conséquent, votre hypothèque sera toujours mieux établie, plus solide. Ce raisonnement doit leur paraître concluant, à moins qu’ils ne préfèrent jouer le rôle d’usuriers, qui n’aiment les affaires qu’avec les enfants de famille aux expédients. Les manufacturiers français, loin d’être lésés, comme ils le répètent partout par l’abolition de la traite, y trouveraient au contraire par la suite un très grand avantage. J’observerai d’abord et ce fait mérite attention, qu’il entre peu d’objets de manufacture française dans les articles de la traite. — La quincaillerie, l’armurerie, la serrurerie, les verroteries, les toiles des Indes, l’eau-de-vie de grain surtout, en font le principal fond. Or, cette eau-de-vie se tire de Hollande, la quincaillerie, d’Allemagne ; les fusils, de Liège ; les 90 [Assemblée nationale.] ARCHIVES toiles, de l’Inde même, ou de l’Angleterre. Autrefois, Rouen en fournissait beaucoup, parce qu’il les imitait bien, mais depuis que l’avidité en a fait décroître la qualité, le commerce les a rejetés et les princes africains n’en veulent point. — Portez la traite française à 20,000 noirs et c’est beaucoup ; mettez à £00 livres la valeur réelle en marchandises de chaque nègre, c’est quatre millions. Supposez que la France fournisse un million, et elle ne le fournit pas; qu’est-ce qu’une aussi modique somme pour les manufactures d’un royaume aussi vaste que la France? Gomment a-t-on donc eu la hardiesse d’avancer que la traite faisait vivre des millions de Français? Gomment a*t-on avancé que la France serait ruinée si on l’abolissait ? J’ose affirmer, Messieurs, que les manufactures françaises trouveraient un bien plus vaste débouché après l’abolition de la traite, si on se bornait à échanger avec l’Afrique ses productions naturelles, parti que plusieurs maisons de Bristol suivent avec succès; si les planteurs, forcés d’améliorer le sort de leurs noirs et d’en augmenter le nombre, augmentaient la consommation des objets que produit l’Europe. Tous les intérêts se réunissent donc en faveur de l’abolition de la traite, Intérêt de l'humanité ; plus de ces assassinats, plus de ces guerres, plus de ces vols d’hommes qui déshonorent les Européens et dépeuplent l’Afrique. 150,000 hommes sauvés tous les ans à la mort et à l’esclavage. Plus de ces atrocités qui se commettent pour contenir les esclaves à bord ; plus de ces révoltes, de ces accidents horribles qui font périr des millions d’hommes au milieu des flots ; enfin plus de ces barbaries qui rendent la servitude insupportable aux îles. Les Africains seraient plus heureux, les nègres de nos îles plus contents et les blancs moins vicieux. Intérêt de l’Etat ; il y gagnerait tous les ans une prime de trois millions, et ne perdrait pas une quantité considérable de matelots. Intérêt des commerçants ; ils ne verseraient plus leurs fonds dans un commerce rempli de risques, qui les expose à des banqueroutes fréquentes. Intérêt des planteurs ; ils auraient un impôt de 60 millions de moins à payer tous les ans. Leur population noire s’accroîtrait par les naissances, ils auraient plus de bras, par conséquent plus de produits. Intérêt des créanciers même ; puisque leurs créances auraient des bases plus solides, des gages plus sûrs et plus considérables. Quelle est la conséquence naturelle et directe qui résulte de ces faits, de ces principes, de ces considérations puissantes et sans nombre, c'est qu’on doit proscrire avec horreur un trafic qui fait rougir l’humanité, et qui blesse tout à la fois l’intérêt de l’État et celui des particuliers. Je m’attends bien qu’on niera ces faits, ou que, du moins, on cherchera à en affaiblir la douloureuse et cruelle vérité. Je m’attends bien que ces assertions seront combattues, et ces calculs trouvés inexacts ; on répétera sans doute ce que mille fois j’ai entendu dire, ce qu’on cherche à propager partout, pour former l’opinion publique, que le negre, esclave et malheureux, dans un pays disgracié de la nature, dévoué à une mort prochaine et affreuse, est enlevé des mains de ses bourreaux pour jouir d’un sort plus doux sous mn climat plus fortuné ; que s’il travaille, il trouve une nourriture abondante; que son maître est PARLEMENTAIRES. {Amattimj intéressé à le ménager, qu’il lui abandonne un petit terrain, qu’il cultive à son profit; que s’il est sobre et laborieux, il ne tarde pas à se procurer quelques jouissances, et à amasser de quoi acheter sa liberté ; qu’il est plus heureux que la plupart des habitants de nos campagnes, et sans cesse on cherchera à faire illusion en mettant deg exceptions rares à la place des règles générales ; on soutiendra que la conservation des colonies dépend de la traite; qu’il est impossible de se passer des recrutements annuels ; que la population indigène serait insuffisante pour les besoins de la culture ; que cette traite est le plus ferme soutien de la marine; qu’elle fdrme des matelots expérimentés; qu’ellê fait la richesse du commerce, des armateurs, des colons et de l’Etat. Je pourrais, d'un seul mot, éearter ces allégations. Je pourrais prétendre que, fussent-elles vraies, elles ne pourraient pas autoriser la traite; qu’il ne peut jamais être permis de vendre ni d'acheter la liberté des hommes, sous quelque prétexte que ce soit; que ce traité offense les lois les plus sacrées de la nature et de la société ; mais je ne me borne pas là et je soutiens que ces allégations sont fausses. Je ne demande pas qu’on me croie sur parole, j’ai pu être induit en erreur, malgré toutes les précautions que j’ai prises pour m’assurer de la vérité; mais je demande, par la même raison, qu’on n’admette pas légèrement ce qu’il plaira aux défenseurs de la traite de hasarder. On est naturellement porté à croire que des négociants, que des planteurs ont des connaissances exactes et précises sur cet important objet. Eh bien 1 il est très peu de négociants qui en soient instruits, et de plus, il est à craindre qu’ils ne @e laissent entraîner à des considérations personnelles, à des intérêts particuliers. Au surplus, qu’est-ce que je propose? qu’oa examine, qu’on discute, qu’on s’instruise, qu'on réunisse toutes les pièces, tous les mémoires qui peuvent répandre du jour sur cette grande affaire, et qu’il soit nommé à cet effet un comité? Est-il quelqu’un qui puisse s’opposer à ce projet sans déclarer qu’il redoute la lumière et qu’il craint la vérité? Je ne me dissimule point que ces éclaircissements jetteront dans des longueurs inévitables. Les recherches seront immenses; il faudra compulser les registres des amirautés, eeux des chambres de commerce, examiner les états les plus authentiques et les plus fidèles, entendre des témoins irréprochables et instruits, connaître le nombre des vaisseaux qui partent de nos ports pour la traite, le chargement de leurs marchandises, la quantité des matelots qui forment les équipages, la quantité de ceux qui périssent dans la traversée, par les accidents, les maladies, ou qui, abandonnés dans les îles à leur triste destinée, ne reviennent plus dans leur patrie, tout ce qu’il en coûte pour nos établissements sur les eôtes d’Afrique, pour la prime, pour le fret, pour les assurances, pour les achats des nègres, pour leur transport, la durée de leur existence, l’utilité ou l’inutilité de leur recrutement, l’intérêt des négociants, celui des planteurs, celui de l’Etat et enfin mille autres objets généraux et de détail. Peut-être sera-t-il indispensable d’envoyer des commissaires sur les lieux, pourprendre des instructions plus particulières, plus précises et pour vérifier certains faits. Mais ces délais, loin d’être inutiles ou nuisibles, seront très précieux. Ils laisseront le temps an commerce de se préparer au changement, sans [Assemblée national».] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars n90.j 0| commotion violente ni fâcheuse; ils lui laisseront le temps de diriger ses spéculations et son industrie vers des sources plus pures et plus abondantes de prospérité publique. Sans doute, il* ne manquera pas de nouveaux débouchés, il s’en présente de toutes parts; et si quelque chose peut expliquer l’incroyable inertie dans laquelle il a langui jusqu’à présent, ce sont les vices d’une administration qui i’a sans cesse environné de chaînes et qui a empêché le développement et les progrès de son génie naturellement actif et entreprenant. Ils laisseront le temps aux négociants, aux armateurs et aux colons de prendre des précautions et de faire des arrangements convenables ; ils laisseront le temps de réfléchir sur la nature, l’étendue et la justesse des mesures qu’il faudra adopter pour parvenir à l’abolition de la traite. Peut-être croirez-vous de votre sagesse de concerter ces mesures avec les nations européennes, qui, eomme vous, se livrent à ce honteux trafic. Jamais, assurément, négociation entre des puissances n'aurait eu un motif plus beau, plus grand et plus honorable pour l’humanité. Combien il est douloureux de ne pas pouvoir anéantir à l’instant un aussi infâme commerce! je le dis avec amertume, le bien ne peut s’opérer qu’avec ménagement, qu’avec une sage lenteur : on ne détruit pas en un moment des habitudes, des liens, des rapports établis depuis plus d’un siècle. Mais s’il était vrai, comme le prétendent imprudemment les députés du commerce et les citoyens de l’armée patriotique de Bordeaux, que vous fussiez tenus de prononcer, dans cette séance, d’une manière positive et absolue sur l’abolition ou la confirmation de la traite, il me semble que vous n’auriez pas à balancer pour l’anéantir, malgré les inconvénients qui pourraient résulter de cette décision précipitée. À les entendre, si vous différez un instant de consacrer la traite, tout est perdu : les îles se révoltent et se séparent à jamais de la métropole; le commerce français est détruit; des provinces entières sont réduites dans la plus affreuse misère. Déjà les doutes et les incertitudes qu’on a semés sur le commerce ont occasionné les plus grands maux et une consternation générale. Je remarque d’abord avec étonnement que l’adresse qui vous a été présentée l’ait été sous le titre imposant d’adresse des députés du commerce, eomme si les négociants de toutes les villes de France prenaient intérêt à la traite des noirs, comme si la traite n’était pas nuisible au véritable commerce, comme si la traite ne se faisait pas par un petit nombre de négociants et d’armateurs. Je remarque ensuite qu’on a voulu jeter l’alarme dans nos âmes et effrayer notre imagination par des craintes chimériques pour surprendre un jugement irréfléchi dont vous ne tarderiez pas à vous repentir. Sans doute, le commerce est tombé dans un état de langueur, et il était impossible qu’il n’en fût pas ainsi; la cause de ce dépérissement est simple et frappante ; le commerce, dans tous les pays du mondé, ne fleurit qu’au milieu de la paix et de la confiance, et nous vivons au sein des orages inséparables d’une grande révolution. Ce n’est pas seulement le commerce de Bordeaux, celui de Nantes et des autres villes qui s’intéressent à la traite, qui éprouve une stagnation funeste, c’est le commerce de Lyon, de Rouen et de ioufe la France : la plaie est gêné� raie et ne se guérira que par un remède général, lorsque le calme sera rétabli et que le nouvel ordre de choses commencera à s’affermir. Qu'on ne cherche donc pas à attribuer les malheurs qui affligent le commerce à des bruits vagues répandus sur l’abolition de la traite des noirs qui subsiste encore, et dont l’Assemblée ne s’est même pas occupée jusqu’à ce jour. Certes, il serait bien fâcheux que le sort du commerce de la France dépendit de quelques vaisseaux négriers ; mais ce beau pays si favorablement situé pour communiquer avec toutes les nations du monde et échanger ses riches et immenses productions, n’en est pas réduit à cette triste et déplorable ressource. Eh quoi ! te moindre retard dans notre décret définitif sur la traite produirait toutes les calamités dont on veut nou3 épouvanter. Le Parlement d’Angleterre ne délibère*t-il pas depuis deux années entières sur le grand objet qu’on nous presse déjuger? L’Angleterre a-t-elle perdu son commerce parce qu’elle délibère? L’Angleterre a-t-elle perdu ses îles parce qu’elle délibère ? A-t-elle même discontinué de faire la traite ? Non, sans doute. Pourquoi voulez-vous que ce qui n’est pas arrivé en Angleterre vous arrive? Pourquoi voulez-vous que notre conduite étant la même, elle ait des effets si différents ? Je dois le dire, à la louange des Anglais, de ces nobles et fiers insulaires, c’est que le Parlement a reçu des adresses nombreuses pour l’abolition de la traite, de la part des villes les plus intéressées, en apparence, à la conserver; à Bristol, à Liverpool, il s’est formé des comités composés en partie de négociants et d’armateurs pour demander que la traite fut abolie. Birmingham et Manchester, qui fournissent à la traite la moitié des objets manufacturés, ont imité ce bel exemple. Mais un trait vraiment touchant et qui honore l’humanité, c’est que de pauvres ouvriers, des serruriers occupés à gagner leur vie en forgeant les fers des malheureux Africains, se sont réunis et ont présenté une pétition dans laquelle ils ont déclaré qu’ils renonçaient à travailler pour ce commerce infâme. 11 est cependant en Angleterre comme en France des partisans de la traite. Gomment concevoir une révolte dans les îles parce qu’on suspendrait en France de prononcer sur la traite ? Ce ne sont pas les planteurs qui se soulèveraient; car, enfin, quel intérêt auraient-iis à le faire ? Je ne l’aperçois pas ; ce ne sont pas les noirs ; rien au contraire ne serait plus propre à les ealmer, que d’apprendre qu’on s’occupe à adoucir leur sort. Je demande si les troubles qui agitent actuellement nos colonies ont le plus léger rapport avec l’abolition de la traite; c’est néanmoins ce qu’on a cherché à insinuer. La manière la plus sage, la meilleure, je dirai même la seule,’ d’empêcher des insurrections dans nos colonies, est de substituer au régime oppressif et violent qui écrase les habitants de ces contrées, un régime plus doux, plus humain, plus conforme aux droits de l’homme et à la liberté ; c’est de substituer la volonté constante de la loi aux caprices et aux ordres arbitraires des ministres. Ce sont eux, qui, par des actes tyranniques, ont occasionné plus d’une fois des mouvements dans nos colonies. Voilà, Messieurs, ce dont vous devez sérieuse-? ment vous occuper; ce qui doit exciter toute votre sollicitude, ce qui établira dès rapports vrais pt durables entre la métropole et les cdlq- 92 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars 1790.] nies ; ce qui les attachera ensemble ; ce qui confondra leurs intérêts ; ce qui pourra prévenir une scission funeste que l’on ne peut s’empêcher d’entrevoir dans l’avenir. Mais ce n’est pas en fermant les yeux sur les abus en tout genre qui désolent nos colonies, qui s’opposent aux progrès de leur agriculture, qui gênent leur commerce, qui font périr de langueur et de misère les malheureux esclaves , que vous y ferez régner la paix et le bonheur ; ce n’est pas en restant indifférent sur ces maux cruels, ou en nous les dissimulant que vous les guérirez. Renvoyez, ai je souvent entendu dire, la question de la traite des noirs aux prochaines législatures, ce parti est celui que dicte la prudence, et n’attirera sur nous aucune haine particulière. Les villes de commerce resteront tranquilles et vos successeurs agiront avec plus de sécurité dans des temps moins orageux. Et moi, je dis que ce parti n’est ni digne de l’Assemblée, ni propre à produire les effets que ses partisans paraissent en attendre. D’abord, si les esprits étaient aussi alarmés qu’on le suppose, il ne les calmerait point, parce qu’il ne dissiperait pas les doutes. Il exciterait les murmures des négociants, des armateurs et des colons qui se réunissent pour solliciter une prompte décision. Il décèlerait une pusillanimité honteuse ; il serait évident que l’Assemblée n’aurait pas éloigné l’affaire à cause de son peu d’importance ; car il n’en est pas qui présente un aussi grand intérêt. Alors le sentiment qui l’aurait porté à n’en pas connaître paraîtrait dans tout son jour et il n’aurait rien d’honorable. Combien le parti que je propose est plus noble, plus sage et plus conforme aux principes de raison et de justice l Je ne demande pas, il est vrai, que vous preniez à l’instant une détermination positive, et dans ce sens je laisse le commerce incertain sur les mesures que vous adopterez sur l’abolition de la traite ; mais cette incertitude est d’un tout autre genre que celle qui résulterait d’un renvoi aux prochaines législatures ; elle est tirée de la nature même des choses, de la nécessité d’une instruction . Si cette marche préparatoire entraîne des délais, ils sont forcés ; il est impossible de trouver mauvais qu’un juge examine, qu’un juge s’éclaire avant de prononcer. Quelque célérité qu’une affaire exige, encore faut-il qu’elle soit connue pour la décider. Vous vous en occuperez et voilà raisonnablement tout ce qu’on peut exiger de vous et tout ce que vous devez faire. Je pense bien que ce ne sera pas vous qui rendrez le décret définitif qui terminera cette belle et importante question. Les difficultés nombreuses qu’elle présente exigent un si long examen, qu’elle se trouvera transmise aux législatures suivantes. Mais si le temps ne vous permet pas de parcourir une carrière aussi vaste, et d’atteindre au but, ayez du moins la gloire de l’avoir ouverte, d’en avoir aplani les premiers obstacles et d’avoir tracé des sentiers faciles à vos successeurs. Un jour viendra, on ne peut en douter, où les fers de l’Africain seront brisés, où la liberté répandra ses bienfaits sur toute la terre; alors, peut-être, nos noms seront présents à sa mémoire, et il les bénira comme ceux des divinités tutélaires. Je finis ici une tâche qu’il m’a été bien doux de remplir. J’ai satisfait au devoir impérieux que m’imposaient l’humanité, ma conscience et mes opinions personnelles. Je m’estimerai heureux si j’ai pu vous inspirer les sentiments dont je suis pénétré, si j’ai pu vous convaincre que la traite des noirs est un acte qui blesse à la fois tous les principes de la morale et de la politique, l’intérêt général et l’intérêt particulier, qu’il est nuisible à l’Etat, au commerce, aux planteurs et à nos colonies. Si j’ai pu vous indiquer un parti prudent, juste et digne de vous, il ne me reste plus qu’à vous soumettre le décret suivant : « L’Assemblée nationale décrète qu’il sera établi un comité de douze personnes, pour faire les recherches, recevoir les témoignages, se procurer tous les renseignements relatifs à la traite des noirs, afin de mettre l’Assemblée ou les législatures qui lui succéderont, à portée de se prononcer sur cette importante question, et de prendre, pour parvenir à l’abolition de ce commerqe, des mesures prudentes, et qui puissent concilier tous les intérêts. » « Elle décrète en outre que ce comité sera chargé de lui présenter incessamment un projet de loi contenant les moyens d’adoucir le sort des esclaves dans nos colonies. » Observations de M. Carra, sur l’abolition de la traite des noirs (1). Messieurs, je n’examinerai point la question de savoir si, en vertu de la déclaration des droits de l’homme blanc, on doit réclamer contre l’esclavage de l’homme noir dans nos colonies. Il est aisé de comprendre que la moralité civile et l’intelligence politique des esclaves noirs ne sont pas mûres encore pour une liberté générale ; si elles étaient mures, ces hommes sauraient bien se rendre libres sans nous consulter et sans attendre les bonnes dispositions de leurs maîtres. Car les maîtres ou marchands particuliers d’esclaves, ainsique les tyrans des nations, n’ont été et ne seront jamais disposés d’eux-mêmes à reconnaître les droits de l’homme, quelle que soit sa couleur et quel que soit le climat qui l'a vu naître. Ainsi, Messieurs, je mets entièrement cette question à part, parce que cette question elle-même n’est pas plus mûre pour le succès que l’intelligence politique des noirs, en général, et que la disposition morale des maîtres et marchands d’esclaves de nos colonies. La seule question que je pose est de savoir, en dernière analyse, si l’abolition de la traite serait un si grand malheur pour nos îles et pour notre commerce, et si cette abolition préparée dès aujourd’hui ne deviendra pas réellement très avantageuse à nos îles, à notre commerce et à la population indigène des noirs, en même temps qu'elle remplira le vœu combiné de la prudence et de l’humanité. Si l’on veut considérer les défrichements qui restent encore à faire dans nos colonies, et l’empressement des colons à augmenter leurs richesses par ces défrichements, sans doute on ne s’occupera pas de longtemps de l’abolition de la traite; car pour ces défrichements il faudra sacrifier encore bien des milliers de noirs, et pour les sacrifier à ce travail il faudra continuer à aller les chercher sur la côte d’Afrique, où le ciel, dira-t-on peut-être, les a fait] naître tout exprès pour défricher jusqu'au dernier canton des îles de l’Amérique. (1) M. Carra, ayant appris que je faisais imprimer mon discours sur la traite des noirs, m’a prié de placer à la suite, les observations qu’il a faites sur cet important objet. (Note de M. Pétion de Villeneuve.) [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 mars 1790.] 93 Si, d’un autre côté, on veut attendre, pour cette abolition, que tous les maîtres et marchands d’esclaves aient perfectionné leur morale, aux dépens de leur intérêt, et qu’ils aient élevé leur âme jusqu’aux principes sublimes de cette philosophie contre laquelle ils s’élèvent tant aujourd’hui, on attendra bien des siècles encore, car il n’y a rien qui désorganise l’imagination et les mœurs de l’homme comme de commander à d’autres hommes esclaves, à des hommes qui vous obéissent aveuglément et au moindre signal sous peine du fouet; à des hommes enfin sur lesquels vous comptez non seulement pour vous épargner la moindre fatigue de corps et d’esprit, mais pour augmenter journellement vos jouissances et votre fortune aux dépens de leurs jouissances et de leur santé. Mais si l’on ne considère que les propriétés territoriales des colons, qui sont actuellement en valeur; si l’on ne considère également que les résultats actuels du commerce avec les colonies uels que soient ces résultats ; si l’on ne consi-ère de même que la nécessité absolue d’une éducation plus morale et plus constitutionnelle parmi les blancs de nos îles, alors on pourra commencer à voir que l’abolition de la traite, préparée dès à présent, ne serait pas un aussi grand mal : 1° parce que cette abolition à laquelle on devra s’attendre, forcera insensiblement les colons à sortir de leur indolence ordinaire, non pour s’irriter contre leurs noirs et les faire battre, mais pour veiller avec plus de soin à leur conservation et à la mesure des travaux qu’ils pourront supporter, et 2° parce que ces mêmes colons s’occuperont alors très sérieusement à favoriser la repopulation de ces noirs dans leurs habitations respectives. Ne nous y trompons pas, Messieurs, c’est autant la paresse d’esprit et la mollesse des blancs de nos îles que l’avidité du gain qui leur fait craindre l’abolition de la traite. C’est la conscience brute de cette paresse d’esprit et de cette mollesse qui les irrite si furt contre les arguments des amis des noirs, et qui ne leur permet pas même d’entendre à aucun accommodement. Mais nous, Messieurs, qui devons méditer et approfondir pour ceux de nos frères que la paresse d’esprit et la mollesse d’idées empêchent de méditer et d’approfondir, il est de notre devoir de leur faire envisager clairement l’alternative qui se présente aujourd’hui dans la question sur l’abolition de la traite des noirs. Ou l’abolition de la traite sera préparée dès à présent ou elle ne le sera pas. Si elle est préparée, il faudra nécessairement que le colon commence à trouver, dans une plus grande activité de corps et d’esprit, des moyens pour y suppléer,: et ces moyens, je viens de les donner en aperçu: veiller lui-même à la mesure des travaux de ses noirs et favoriser très sérieusement leur repopulation dans le pays. L’armateur trouvera de même, dans les productions de l’Afrique, de quoi se dédommager de la traite des noirs ; c’est à lui à s’aviser et à s’industrier sur cet objet. Si l’abolition de la traite n’est pas préparée dès à présent, qu’arrivera-l-il? que les noirs qui ne sont pas encore mûrs pour la liberté, ne voyant aucun terme à la misère des hommes de leur couleur (puisqu’on leur présentera tous les ans le spectacle d’un nouvel achat d’esclaves), aucune espérance pour l’amélioration de leur propre sort (puisqu’on voudra toujours continuer de nouveaux défrichements), s’exciteront mutuellement à la révolte: et nous savons, Messieurs, par des comparaisons prises dans l’histoire des colonies même, que la révolte deB peuples qui ne sont pas mûrs encore pour la liberté, est d’autant plus funeste pour leurs oppresseurs et pour eux-mêmes qu’elle n’a pour objet que la vengeance et le carnage, lljy a donc tout à craindre que les noirs de nos îles, sans conquérir réellement leur liberté et sans pouvoir la maintenir, ne commettent des massacres épouvantables sur les colons, si les lumières des Français européens ne parviennent pas à faire sentir à leurs frères des îles la nécessité d’une abolition de la traite, préparée dès à présent par un décret de l’Assemblée nationale que j’indiquerai tout à l’heure. Je ne prétends pas prononcer, comme vous voyez, Messieurs, que l’intérêt et la sûreté des colons ne doivent sè trouver que dans ce qui est juste et humain pour eux. S’ils veulent adopter la constitution que nous avons faite, et qui est fondée sur les grands principes d'une raison universelle, peuvent-ils vouloir, d’un autre côté, que l’ Assemblée nationale tolère la continuation du trafic des noirs, ou plutôt que cette Assemblée les v autorise ? Ne doivent-ils pas voir, que puisque leurs frères d’Europe ont si bien conçu et développé l’économie potitiquedes constitutions libres et des législations nationales, c’est à ces mêmes frères d’Europe qu’ils doivent s’en rapporter entièrement pour ce qui concerne l’avantage réel des colonies, sans commencer par les effrayer et les menacer ou d’une scission ou d’un bouleversement général dans l’empire, si l’on ose penser ici, sous aucun rapport, à l’abolition de la traite ? Ces craintes exagérées qu’on sème de toutes parts, ces cris de désespoir que jettent quelques négociants, ces clameurs furibondes qu’on élève contre des hommes qui méditent sur cette grande question et qui ne veulent pas précipiter leur jugement en faveur de la traite, ne seraient-ils pas un effet de manœuvres sourdes de quelques ministres et de quelques aristocrates combinés, qui seraient bien fiers de nous avoir fait donner cette fois-ci dans un piège dont les filets sont tendus au loin, et d’avoir fait prononcer à l’Assemblée nationale un décret totalement contradictoire avec tous ceux qu’elle a précédemment rendus? Mais, je reviens aux colons que je regarde comme les enfants gâtés de la mère-patrie, et je leur demande : 1° Dans quel temps ils croient que l’abolition de la traite pourra avoir lieu, si l’on s’en rapporte entièrement à eux ? 2° Comment ils se garantiront des révoltes qu’ils doivent prévoir dans les îles, en continuant une traite que l’Assemblée nationale aurait autorisée? et 3° s’ils imaginent que l’Assemblée nationale ne doive pas s’occuper dès à présent des moyens d’opérer une repopulation indigène de noirs dans les colonies françaises, et si, pour cet effet, elle ne peut pas leur imposer des conditions légales tendantes à l’abolition de la traite? Que répondront-ils à la première demande ? que l’abolition de la traite cessera lorsque toutes les îles seront défrichées d’un bout à l’autre. Mais dans ce cas, cette traite durera jusqu’à la fin du monde. Quant aux révoltes à craindre, sans doute ils s’en garantiront eux-mêmes, ou bien ils demanderont des troupes au roi ; mais ces troupes leur coûteront fort cher, et en faisant la guerre aux noirs elles laisseront les habitations incultes désertes. Le dernier moyen est donc le seul qui convienne à la prudence et aux principes de 1 Assemblée nationale, le seul auquel les colons ne puissent se refuser sous aucun prétexte ; et ce moyen le voici : Il sera établi dans chaque département des colonies un directoire national, composé de douze M [Assen*Méè nation aie.] ARCHIVES ftjyWJEliÇÇN'r AIRES-[9 mars 1730.] commissaires protecteurs des noirs, qui feront rendre compte tous les trois mois, non seulement de ia quantité des noirs, en général de ceux qui ont des femmes et des enfants, mais de la quan-titéd’enfants des deux sexes qui viendront à naître souseette couleur, et de ceux qui viendront à mourir ; 2° ce directoire surveillera également te mesure des travaux qu’on leur imposera et l’âge auquel les enfants seront attachés au travail des plantations, ainsi que l’âge auquel on réunira en mariage les jeunes personnes des deux sexes ; 3° ehaque propriétaire de plantation sera obligé de remettre au directoire national toutes les listes et les renseignements qui lui seront demandés à ee sujet, dans une instruction imprimée, envoyée à tous les planteurs et autres maîtres d’esclaves noirs ; 4° le même directoire sera connu pour être le protecteur national des noirs et, à ce titre, 0 prendra seul connaissance des crimes et fautes graves qui pourraient être commises par ces noirs, ainsi que des traitements cruels que les maîtres auraient pu exercer sur eux sans autres motifs que la paresse et le refus momentané du travail ; 5° le même directoire veillera à ce que les jeunes nègres et négresses soient instruits depuis l’âge de 5 ans jusqu’à 12 pour apprendre à lire et à écrire en français ; et 6Q ce même directoire pour empêcher la destruction successive et incalculable des noirs, et pour tendre à l’abolition insensible de la traite, aura le droit de régler et même d’arrêter les nouveaux défrichements, jusqu’à ce que la repopulation indigène des esclaves noirs puisse fournir aux travaux que ees nouveaux défrichements exigeraient. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. L’ABBÉ DE MONTESQUIOU. Séance du mardi 9 mars 1790, au matin. M. le Préside»! ouvre la séance à 9 heures, M. le comte de Croix, l’un de MM, les secrétaires, donne lecture du procèg-verbal de la séance d’hier. M. llernoax observe qu’il serait, peut-être, convenable d’ajouter, dans la dernière partie du décret rendu hier, après ces mots : « L’Assemblée déclare qu’elle n’a entendu rien innover dans aucune des branches du commerce, soit direct, soit indirect, de la France avec ses colonies » cette expression: « d’Amérique» ; parce que l’Àssem - blée n’a point entendu statuer sur les colonies d’Asie, ni préjuger la question relative à la Compagnie des Indes. M. Guillaume. Le décret esta la sanction, ou ne peut plus y rien changer. M. Moreau de Saint -Méry. Le décret a pour objet d’établir que les colonies ne seront pas nécessairement soumises à la constitution de la France, et qu’elles sont autorisées à présenter leur vœu sur la forme du gouvernement qui leur convient ; sous tout autre rapport les choses restent entières. M. Sieyès de lia Baume, député de Draguignan, réclame contre des omissions, doubles emplois et autres inexactitudes qui se trouvent dans la rédaction imprimée du décret général de la division du royaume. M, le haro» de Ornon répond que les inexactitudes qui se trouvent dans la première impression seront corrigées dans une nouvelle édition qui est sous presse. M, l’abbé Gouttes propose de veiller à l’exécution dudécret du 22 janvier dernier, qui suspend le paiement des dettes arriérées jusqu’à ce qu’elles aient été vérifiées. Il dit avoir connaissance dé contraventions à ce décret, Il n’est pas statué sur cette observation. M. I© Président, L’Assemblée passe à son ordre du jour qui appelle la dUmssion sur le projet d,e décret relatif aux droits de péaqe. minaqe. hallage, etc. ' • ' M, Gillet de lia Juequemiiilère, rapportent donne lecture de l’article l,r en ces termes; «Art, 1er. Les droits de péage, de long et de travers, passage, pontonnage, barrage, chaînage, grande et petite coutumes, et tous autres droits de ce genre, ou qui en seraient représentatifs, de quelque nature qu’ils soient, et sous quelque dénomination qu’ils puissent être perçus, par terre ou par eau, sont supprimés sans indemnité ; et quant à l’entretien des ouvrages dont quelques-uns de ces péages pourraient être grevés, et dont les possesseurs demeurent déchargés, il y sera pourvu par les assemblées administratives des lieux où iis sont situés ; et les propriétaires desdits droits demeurent aussi déchargés des prestations pécuniaires auxquelles ils sont sujets à raison desdits droits. » M. le du© de Mortemart. La noblesse, lors des arrêtés du 4 août, ne s’attendait pas qu’on se servirait de ses propres sacrifices pour la dépouiller d’une manière injuste. Par une suite, un peu forcée, de ces arrêtés, vous avez décrété l’abolition du régime féodal ; par une suite de ce décret vous avez supprimé, sans indemnité, les droits de mainmorte et tous ceux qui tenaient A la servitude personnelle; les droits de péage et de minage ne sont pas des servitudes personnelles, puisqu’ils se paient volontairement. Quand jé porte mon blé à un marché où le droit de minage se perçoit, ne puis-je pas aller à tel autre,, ne puis-je pas vendre mon blé dans mon grenier, ou le charger dans les ports? Mais, dit-on, c’est uo droit féodal, puisqu’il tient aux justices1, le réponds qu’il pouvait se vendre sans aliéner la glèbe seigneuriale. Ce droit existe dans beaucoup de provinces où la mainmorte n’est pas connue. Attaquer ce droit, ce serait attaquer la propriété ; ce serait détruire les principes mêmes sur lesquels sont fondés vos décrets. Je demande, l’ajournement de l’artiçlejusqu’àcequeles districts établis et consultés puissent envoyer la note de ceux des droits de péage et d,e. minage qui. doivent être supprimés, M-Goupil die Prête l». Le préopinant dit que les droits dé. péage et de minage ne sont pas des servitudes personnelles, et en conclut qu’ils doivent être conservés ; toute injustice qui ne porterait pas directement sur les personnes devrait donc être respectée. Us ne naissent pas des justices seigneuriales; dès. lors-, dit-il, ils ne tiennent