SÉANCE DU 28 MESSIDOR AN II (16 JUILLET 1794) N° 73 225 perfides ! ils voudraient de l’amitié pour perdre les républicains, comme ils réclament les rois pour renverser la liberté. Citoyens, ils ne peuvent nous embrasser que pour nous étouffer; ils ne peuvent être à nos tables que pour nous endormir; aurons-nous donc encore des fêtes à célébrer avec eux ? croyez-vous que quelques instants puissent les changer ? Quel sera le fruit de cette nouvelle révolution dans les repas, de ce changement subit et momentané dans les manières ? cet usage inopiné influera-t-il sur les mœurs de la république ? nous donnera-t-il l’économie, la tempérance et l’hospitalité, les vertus simples des peuples libres ? Cinq ou six jours de repas faits dans le milieu des rues et des places publiques constitueront-ils une fraternité bien solide, une amitié bien durable entre des êtres qui ne communiquent ensemble ce jour-là que parce que la section l’a proclamé. Le Palais-Égalité, couvert un instant des tables fraternelles, et rempli d’acclamations passagères pour la république, ne présentera-t-il plus désormais l’usure du négoce et l’avidité des profits ? Ne sera-t-il plus la forêt des contre-révolutionnaires, des aristocrates, des émigrés, la caverne des joueurs et le repaire du vice ? Les ennemis de l’égalité l’aimeront-ils mieux parce qu’ils auront dîné les pieds dans la boue, et le cœur à Londres, à Vienne ou à Coblentz ? (Applaudissements.) Et qu’importe que la fraternité ne soit pas aussi démonstrative, aussi ostentatrice, pourvu que les amants passionnés de la liberté s’entendent, pourvu que les amis constants de la république se soutiennent ! En vain l’esprit servile et imitateur a voulu prescrire les rassemblements de table, le bon esprit a prévalu : les bons patriotes s’interrogent et se demandent qui en fut l’inventeur et quel doit en être le résultat. Plusieurs sections ont été entraînées; la fraternité a eu tous les symptômes d’une épidémie, et en moins de trois jours la moitié de Paris soupait dans les rues ; tous les citoyens, venus de tous les coins de la France, se connaissaient intimement; tous les ménages étaient confondus, tous les sexes mêlés et tous les sentiments réunis. Heureuse métamorphose, si elle était vraie; mais aussi bien funeste et bien dangereuse, si elle n’a été que l’occasion de couvrir des rassemblements antirévolutionnaires ! La fraternité n’est pas le fruit du commerce d’un jour; elle ne consiste pas dans des repas sur les portes des maisons : elle ne se présente pas avec ostentation dans les rues et dans les places publiques : elle ne pousse pas des cris bruyants ; elle ne comporte pas une joie immodérée et une insensée prodigalité. La fraternité est douce et modeste; elle est le produit du temps et de la confiance ; elle consiste à secourir les malheureux, à défendre les patriotes opprimés, à s’éloigner des aristocrates corrupteurs, à dénoncer les contre-révolutionnaires déguisés, à soutenir la patrie et ses véritables représentants. Le sentiment de l’humanité s’évapore et s’affaiblit en s’étendant sur toute la terre : l’ami de l’univers ne connut jamais le délicieux sentiment de l’amour de la patrie; il en est de même du sentiment de la fraternité, il faut en quelque manière le borner et le comprimer pour lui donner une activité utile. La fraternité doit être concentrée pendant la Révolution entre les patriotes qu’un intérêt commun réunit. Les aristocrates n’ont point ici de patrie, et nos ennemis ne peuvent être nos frères. Avouons-le, citoyens, un effet aussi subit que celui des fêtes sectionnaires ne peut pas répondre à l’apparence, et cette apparence elle-même ne peut tromper que des yeux peu clairvoyants. Une trop grande distance sépare, dans les temps révolutionnaires, le patriote et l’aristocrate, le modéré et le républicain ; et cette distance est d’autant plus difficile à franchir qu’elle se fait sentir autant dans le langage que dans les idées politiques et dans les mœurs. Qu’y a-t-il donc de commun entre l’égoïste opulent qui soupire après l’inégalité et les rois, et le sans-culotte plein de franchise, qui n’aime que la république et l’égalité ? Voilà les vérités âpres que nous devions dire aux citoyens, parce que nous aimons mieux défendre la patrie que caresser les préjugés ou tolérer de mauvaises institutions. Le patriotisme ne permet ni les jugements de mauvaise foi, ni les adulations dangereuses pour le peuple. Il se révolte contre tous ces mensonges colorés et ces manières fraternelles d’un jour; le patriotisme fait justice de cette cordialité éphémère, et de cette confiance factice, fondée sur la peur de l’équité nationale ou sur le dessein caché de perdre la patrie. Le patriotisme efface tous les caractères du prestige, dévoile tous les dangers, et ne se sert pas, au milieu des aspérités révolutionnaires, de l’éponge de l’oubli pour les adversaires incorrigibles de la liberté. Les banquets civiques sont un présent de l’aristocratie, et ses présents sont empoisonnés. La fraternité est un sentiment pur, et ils ne sont pas faits pour le connaître; aussi ils l’ont corrompu. Dans d’autres temps, avec d’autres hommes que des républicains, la Convention aurait eu besoin de rendre un décret pour défendre les repas publics, les gaspillages de subsistances, et cette égalité plâtrée; la loi aurait dû parler pour ne laisser exister que les fêtes civiques qu’elle prescrit : mais dans le temps où la liberté triomphe, et avec des Français libres, l’intention seule du législateur suffit, et le zèle des patriotes n’a besoin, pour agir, que d’être averti, d’être éclairé; dans une pareille circonstance, le comité a pensé que les mœurs valaient mieux que les lois et c’est aux mœurs des républicains, c’est à la sagesse des bons citoyens de Paris que la Convention nationale se confie. La défense civique est le meilleur article de décret pour proscrire ces banquets prétendus fraternels, et dans ce moment la Convention nationale renvoie l’exécution de ce décret moral au tribunal révolutionnaire de l’opinion publique. (On applaudit.) (l). Le rapport sera inséré au bulletin, imprimé et envoyé aux sociétés populaires et autorités constituées. Séance levée à quatre heures (2). Signé, Louis (du Bas-Rhin), président; Tur-reau, Bordas, Besson, A. Dumont, Legendre, Brival, secrétaires. (l) Mon., XXI, 233. (2) P.V., XLI, 301. 15 SÉANCE DU 28 MESSIDOR AN II (16 JUILLET 1794) N° 73 225 perfides ! ils voudraient de l’amitié pour perdre les républicains, comme ils réclament les rois pour renverser la liberté. Citoyens, ils ne peuvent nous embrasser que pour nous étouffer; ils ne peuvent être à nos tables que pour nous endormir; aurons-nous donc encore des fêtes à célébrer avec eux ? croyez-vous que quelques instants puissent les changer ? Quel sera le fruit de cette nouvelle révolution dans les repas, de ce changement subit et momentané dans les manières ? cet usage inopiné influera-t-il sur les mœurs de la république ? nous donnera-t-il l’économie, la tempérance et l’hospitalité, les vertus simples des peuples libres ? Cinq ou six jours de repas faits dans le milieu des rues et des places publiques constitueront-ils une fraternité bien solide, une amitié bien durable entre des êtres qui ne communiquent ensemble ce jour-là que parce que la section l’a proclamé. Le Palais-Égalité, couvert un instant des tables fraternelles, et rempli d’acclamations passagères pour la république, ne présentera-t-il plus désormais l’usure du négoce et l’avidité des profits ? Ne sera-t-il plus la forêt des contre-révolutionnaires, des aristocrates, des émigrés, la caverne des joueurs et le repaire du vice ? Les ennemis de l’égalité l’aimeront-ils mieux parce qu’ils auront dîné les pieds dans la boue, et le cœur à Londres, à Vienne ou à Coblentz ? (Applaudissements.) Et qu’importe que la fraternité ne soit pas aussi démonstrative, aussi ostentatrice, pourvu que les amants passionnés de la liberté s’entendent, pourvu que les amis constants de la république se soutiennent ! En vain l’esprit servile et imitateur a voulu prescrire les rassemblements de table, le bon esprit a prévalu : les bons patriotes s’interrogent et se demandent qui en fut l’inventeur et quel doit en être le résultat. Plusieurs sections ont été entraînées; la fraternité a eu tous les symptômes d’une épidémie, et en moins de trois jours la moitié de Paris soupait dans les rues ; tous les citoyens, venus de tous les coins de la France, se connaissaient intimement; tous les ménages étaient confondus, tous les sexes mêlés et tous les sentiments réunis. Heureuse métamorphose, si elle était vraie; mais aussi bien funeste et bien dangereuse, si elle n’a été que l’occasion de couvrir des rassemblements antirévolutionnaires ! La fraternité n’est pas le fruit du commerce d’un jour; elle ne consiste pas dans des repas sur les portes des maisons : elle ne se présente pas avec ostentation dans les rues et dans les places publiques : elle ne pousse pas des cris bruyants ; elle ne comporte pas une joie immodérée et une insensée prodigalité. La fraternité est douce et modeste; elle est le produit du temps et de la confiance ; elle consiste à secourir les malheureux, à défendre les patriotes opprimés, à s’éloigner des aristocrates corrupteurs, à dénoncer les contre-révolutionnaires déguisés, à soutenir la patrie et ses véritables représentants. Le sentiment de l’humanité s’évapore et s’affaiblit en s’étendant sur toute la terre : l’ami de l’univers ne connut jamais le délicieux sentiment de l’amour de la patrie; il en est de même du sentiment de la fraternité, il faut en quelque manière le borner et le comprimer pour lui donner une activité utile. La fraternité doit être concentrée pendant la Révolution entre les patriotes qu’un intérêt commun réunit. Les aristocrates n’ont point ici de patrie, et nos ennemis ne peuvent être nos frères. Avouons-le, citoyens, un effet aussi subit que celui des fêtes sectionnaires ne peut pas répondre à l’apparence, et cette apparence elle-même ne peut tromper que des yeux peu clairvoyants. Une trop grande distance sépare, dans les temps révolutionnaires, le patriote et l’aristocrate, le modéré et le républicain ; et cette distance est d’autant plus difficile à franchir qu’elle se fait sentir autant dans le langage que dans les idées politiques et dans les mœurs. Qu’y a-t-il donc de commun entre l’égoïste opulent qui soupire après l’inégalité et les rois, et le sans-culotte plein de franchise, qui n’aime que la république et l’égalité ? Voilà les vérités âpres que nous devions dire aux citoyens, parce que nous aimons mieux défendre la patrie que caresser les préjugés ou tolérer de mauvaises institutions. Le patriotisme ne permet ni les jugements de mauvaise foi, ni les adulations dangereuses pour le peuple. Il se révolte contre tous ces mensonges colorés et ces manières fraternelles d’un jour; le patriotisme fait justice de cette cordialité éphémère, et de cette confiance factice, fondée sur la peur de l’équité nationale ou sur le dessein caché de perdre la patrie. Le patriotisme efface tous les caractères du prestige, dévoile tous les dangers, et ne se sert pas, au milieu des aspérités révolutionnaires, de l’éponge de l’oubli pour les adversaires incorrigibles de la liberté. Les banquets civiques sont un présent de l’aristocratie, et ses présents sont empoisonnés. La fraternité est un sentiment pur, et ils ne sont pas faits pour le connaître; aussi ils l’ont corrompu. Dans d’autres temps, avec d’autres hommes que des républicains, la Convention aurait eu besoin de rendre un décret pour défendre les repas publics, les gaspillages de subsistances, et cette égalité plâtrée; la loi aurait dû parler pour ne laisser exister que les fêtes civiques qu’elle prescrit : mais dans le temps où la liberté triomphe, et avec des Français libres, l’intention seule du législateur suffit, et le zèle des patriotes n’a besoin, pour agir, que d’être averti, d’être éclairé; dans une pareille circonstance, le comité a pensé que les mœurs valaient mieux que les lois et c’est aux mœurs des républicains, c’est à la sagesse des bons citoyens de Paris que la Convention nationale se confie. La défense civique est le meilleur article de décret pour proscrire ces banquets prétendus fraternels, et dans ce moment la Convention nationale renvoie l’exécution de ce décret moral au tribunal révolutionnaire de l’opinion publique. (On applaudit.) (l). Le rapport sera inséré au bulletin, imprimé et envoyé aux sociétés populaires et autorités constituées. Séance levée à quatre heures (2). Signé, Louis (du Bas-Rhin), président; Tur-reau, Bordas, Besson, A. Dumont, Legendre, Brival, secrétaires. (l) Mon., XXI, 233. (2) P.V., XLI, 301. 15