[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 mai 1791.] <${% ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ ASSEMBLÉE NATIONALE DU 18 MAI 1791. Opinion de M. Stanislas Clermont-Tonnerre (1), sur la réélection. Messieurs, La question qui vous occupe ne me paraît offrir de véritables difficultés que parce qu’on s’obstine à la séparer d’une autre qui, dans mon opinion, ne devrait pas en être détachée; mais en discutant la question telle qu’elle est posée, si vous me demandez simplement : les membres du Corps législatif doivent-ils pouvoir être réélus ? je suis d’abord frappé par un principe incontestable, celui de la souveraineté du peuple. Je me dis qu’il ne faut restreindre son choix que pour des motifs de la plus haute importance, et lorsqu’il est évidemment démontré qu’une plus grande latitude serait pour le peuple une source de maux inévitables, et placerait dans sa Constitution le germe même de l’esclavage. Cette idée me conduit à l’examen des suites probables du système de la réélection. Si l’éducation politique d’un peuple était faite depuis plusieurs siècles, s’il s’était formé en lui un véritable esprit public, si séparant toujours, dans sa pensée, le respect dû à la place de celui qu’exige ou attire l’homme qui l’occupe, il ne connaissait de titre que la vertu et d’influence que la raison, je ne verrais dans la privation du droit de réélire qu’une violation gratuite du principe, une atteinte inutile portée à la souveraineté nationale, et je voterais, sans hésiter, pour que la réélection fût admise. Mais le3 circonstances que je retrace ne seront, d’ici à bien longtemps, les circonstances d’aucun peuple, et d’ici à bien longtemps, la possibilité de la réélection placera la liberté publique près d’un écueil bien redoutable. Ce système menace l’Empire de la plus cruelle aristocratie, d’une aristocratie fortifiée par tous les moyens, environnée de toutes les ressources, disposant de la fortune nationale, pouvant couvrir ses usurpations des noms sacrés de patriotisme et de la liberté, et nous enchaînant par le double lien de l’enthousiasme et de l’habitude. Ce système tend à concentrer dans le Corps législatif l’ambition d’administrer, et l’habitude d’empiéter successivement sur l’action du pouvoir exécutif; habitude de laquelle naîtra bientôt la confusion des deux pouvoirs et l’esclavage du peuple. En effet, croyex-vous qu’un peuple soit libre, et qu’il existe une barrière à l’autorité des Législatures, lorsque, fidèles à un système suivi et soutenu par les mêmes hommes, elles marcheront sans cesse en avant, sans autre contre-poids que celui d’un ministère sans force, d’un minisière auquel elles articuleront à leur gré qu’il n’a plus la confiance nationale; d’un ministère qu’elles enchaîneront à leurs comités, d’un ministère dans la main duquel elles briseront d’avance l’arme constitutionnelle du veto suspensif, par la certitude d’une persévérance facile, d’un ministère enfin, qui conduit aux plus lâches calculs par l’inconsidération et la nullité, deviendra l’instrument docile de toutes (1) Celte opinion devait être prononcée le 18 mai; la discussion a été fermée avant que j’eusse la parole. ( Note de Vopinant.) les passions des membres prépondérants de l’Assemblée. Dans cet état de choses, la puissance unique sera dans le Corps législatif, la nomination à tous les emplois sera de fait dans le Corps législatif; enfin, tous les moyens de l’éterniser par une constante réélection seront dans le Corps législatif. Ces inconvénients majeurs me paraissent lutter avec force contre le système de la réélection, si on vous le présente isolément; ces inconvénients m’effraient pour la liberté, pour la Constitution ; ces inconvénients combattent à mes yeux lé principe, et cependant la violation du principe m’en présente d’autres contre lesquels je ne suis pas plus rassuré. Je ne répéterai pas ce que l’on vous disait dans une des séances précédentes; je ne présenterai pas comme un inconvénient de la non-réélection, l’impossibilité de trouver, hors du Corps législatif et dans l’étendue du royaume, des 'hommes capables d’entendre et de maintenir une Constitution libre; cette objection est pitoyable, quoique le rapporteur l’ait' adoptée : je ne m’effraierai pas davantage de cette alternative de repos d’activité que M. Thouret présentait comme un mal; je pense, au contraire, que cette alternative est un bien, qu’elle est l’état naturel d’un homme véritablement libre : un tel homme sert sa patrie avec toute sa force, avec son âme, avec toute sa conscience ; un tel homme, après deux ans de ce travail, sent et avoue le besoin d’aller dans la retraite et le silence puiser une force nouvelle, se recréer une nouvelle âme, et j’allais presque dire une conscience plus recueillie. Mais d’autres dangers m’arrêtent ; je vois dans l’impossibilité de réélire , une prépondérance excessive donnée à la présence exécutrice ; je vois que, dans cette hypothèse, le ministère peut opposer une marche constante aux hésitations périodiquesd’uncorps nécessairement renouvelé. Je vois des législateurs séparés presque totalement de l’opinion publique qui ne pourra plus rien pour eux, et d’autant plus facilement entraînés vers des espérances peu généreuses, que la loi leur interdit l’espoir d’obtenir une confiance nouvelle, le prix le plus doux d’une confiance justifiée. Je vois le peuple privé de son droit, enchaîné dans l’acte le plus important que la Constitution lui confie ; je le vois forcé d’abandonner un citoyen au moment où il le connaît, et de marcher sans cesse d’expérience en expérience. Dans le choc de ces raisons contraires, mon hésitation se prolonge, et avant de prendre un parti définitif je ne puis me refuser au désir d’examiner s’il n’est pas un moyen qui lève tous mes doutes et concilie l’exercice entier du droit du peuple avec la liberté publique. Je n’ignore pas quelle défaveur environne l’idée à laquelle je vais m’arrêter quelques instants ; mais, Messieurs, le but d’un honnête homme est plus l’estime que la faveur; et s’il y a de l’estime attachée au courage de ceux qui ont résisté au despotisme des autorités, il est peut-être non moins juste d’en accorder au courage non moins pénible de résister au despotisme des opinions dominantes. Le moyen qui conserverait le droit du peuple, qui ôterait à la réélection tout ce qu’elle présente de danger, et lui conserverait ses véritables avantages ; ce; moyen me paraîtrait être l’adoption d’une loi anglaise, de celle qui accorde au monarque le droit de dissoudre une législature en 21 6 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [18 mai 1791.1 en convoquant une seconde. Ce droit séparé de la réélection serait la plus absurde des tyrannies ; ce droit joint à la réélection, et soumis lui-même à une modification que j’indiquerai, me paraît être le contre-poids de la réélection, et de la réunion de ces deux moyens me paraîtrait résulter l’équilibre des pouvoirs, si nécessaire pour consolider la liberté. La véritable liberté, Messieurs, ne peut exister chez un peuple, que lorsque sa volonté y est constamment la loi; mais la volonté du peuple ne peut être immédfatement manifestée que dans un corps social peu nombreux. Du moment où 25 millions d’hommes veulent exister en corps de peuple, ce n’est plus que par des approximations, ou à l’aide a’une machine politique que Ton obtient une volonté que l’on convient de regarder comme la volonté générale, et plus la machine politique est parfaite, et c’est le plus ou le moins de précautions prises à cet égard, ui caractérisent une boune ou une mauvaise onstitution. Vous avez pensé, Messieurs, que vous obtiendriez en France une volonté conforme à la volonté générale, en la faisant dépendre de l’accord des deux pouvoirs constitués. Vous avez pensé que le peuple serait censé vouloir ce qu’auraient voulu des représentants électifs, et ce qu’aurait consenti son représentant héréditaire. Por éviter en même temps la prépondérance que pourrait acquérir le Corps législatif ou le roi, vous avez voulu que le peuple jugeât de leur dissentiment, et que dans le cas de l’emploi du veto suspensif par le pouvoir exécutif, la répétition du même vœu par une secon ie et par une troisième législature, triomphât toute opposition, et fit présumer le vœu du peu i le. Cette institution soustrait la confection des lois à la trop grande influence