[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [24 mars 1791.) 363 mais leur conservation présenterait de grands avantages à l’Etat, pour la garde des forts, des citadelles; ne fût-ce même que pour économiser les troupes de ligne. Les vétérans invalides seraient propres à ce service, qui ne leur donnerait pas une grande fatigue. La plupart n’ont plus de famille ; ils ne leur reste que des compagnons de travaux : leur corps est leur patrie; ils doivent donc incontestablement préférer la vie commune, qui non seulement leur offre une existence plus avantageuse sous le rapport de l’économie, mais leur conserve leurs anciennes habitudes, et leur retrace sans cesse d’honorables souvenirs. Leur paye croîtrait en proportion.de leurs années de service, et lorsqu’ils seraient parvenus à la caducité, ils se retireraient à l’hôtel ..... Quant aux infirmes qui sont actuellement à l’hôtel, trois mesures se présentent : les renvoyer dans leur famille, les disperser dans des hôpitaux, les laisser dans l’hôtel. Mais la première de ces mesures ne vous paraît-elle pas une barbarie? Imaginez-vous faire sortir ces 280 estropiés, qui ne présentent, pour ainsi dire, que l’image de bustes ou de lambeaux d’hommes, qui peuvent à peine broyer leurs aliments, dont on vous a dit que la vie est un miracle, et qui périraient incontestablement s’ils étaient privés et des secours de l’art et des soins que leur prodiguent les hospitaliers de l’hôtel. Les disperser dans des hôpitaux, comme l’a proposé le comité militaire? Fort bien. L’hôpital : voilà la récompense que vous destinez à vos guerriers; et vous croyez que vous enflammerez ainsi le courage de leurs successeurs? Mais le voyage seul les ferait périr; et où trouveraient-ils d’ailleurs les mêmes soins, que dans un asile qui y est expressément consacré? Non, je ne crois pas qu’on les admette dans un hôpital pour 13 sous par jour, où on les regarderait comme une surcharge; et quand on doit être un objet de vénération, il estbien durcie devenir un objet d’avilissement. L’économie, la justice, l’humanité commandent donc également de conserver l’hôtel; mais d’en détruire les abus, d’en réformer le gouvernement. Une seule campagne meurtrière pourra souvent remplir cet asile. 11 ne faudra y recevoir que les vétérans infirmes, laisser la liberté de sortir à tous ceux qui y sont actuellement, et même la leur laisser à l’avenir, en les obligeant de prévenir quelques mois d’avance l’administration, afin qu’elle puisse toujours régler ses approvisionnements. 11 faut réunir les vétérans valides en compagnies, et renvoyer les détails de cette organisation au comité militaire. Voici le projet de décret que je propose : « Il ne sera reçu désormais à l’hôtel des Invalides, conformément à l’édit de création, que des militaires qui auraient été estropiés, ou qui au-raient atteint l’âge de caducité au service de terre et de mer, et qui n’auraient d’ailleurs aucun moyen de subsister. « Ceux qui sont actuellement à l’hôtel seront les maîtres d’y rester. « Ceux qui voudront en sortir auront le traitement de retraite, déterminé par les décrets, en proportion de leurs services; et tous ceux qui ont demeuré à l’hôtel, seront censés avoir Je complément de service nécessaire pour obtenir leur retraite. « L’état-major de l’hôtel est supprimé; l’administration intérieure sera réformée; le comité militaire piésentera incessamment ses vues sur cet objet, ainsi que sur les moyens de conserver quelques compagnies détachées de vétérans ». (. Applaudissements .) M. Alexandre de Lameth. Je demande la parole. Plusieurs membres : Aux voix ! aux voix 1 M. Alexandre de Lameth. On fait la proposition de fermer la discussion; c’est une chose bien extraordinaire. (Murmures)... Je suis d’accord en principes avec M. Emmery. (Murmures)... Eh bien, si vous ne voulez pas entendre une chose utile, fermez la discussion. Plusieurs membres : Parlez 1 Au fait ! M. Alexandre de Lameth. M. Emmery vous a rappelé les idées que j’avais déjà exposées : il vous a très bien dit qu’il ne s’agissait pas de savoir comment seraient traités à l’avenir les anciens militaires, puisque vous leur avez déjà accordé tous les avantages possibles; quant aux invalides actuels, il vous a pareillement dit avec raison qu’il ne s’agit pas même des invalides en général : vous avez décrété que leur sort serait amélioré; mais on vous a dit avec vérité que les seuls infirmes ont droit à l’hôtel... Quelle est donc la question ? J’adopte l’opinion du préopinant, qui est de con-erver à ces vieillards mutilés l’asile qui a été fondé pour eux; mais je ne crois pas qu’on doive en tirer la conséquence qu’il faille conserver l’hôtel. (Murmures .) Je dis que la question est tout entière dans le secours qu’on doit accorder aux infirmes, qui ne sont qu’au nombre de 250. Tous ceux qui sont encore invalides, ne demandent pas mieux qu’à se retirer. Il ne faut donc pas un hôtel tel que celui des invalides, mais un asile qui contienne 2 ou 300 personnes. (Murmures prolongés.) . . . Un grand nombre de membres : Aux voix ! aux voix ! (L’Assemblée, consultée, ferme la discussion et accorde la priorité au projet de décret de M. Emmery.) M. Dubois-Crancé, rapporteur. Je propose, par amendement à l’Assemblée, de décréter que les invalides seront admis à former leurs demandes pour sortir de l’hôtel, et d’ajourner le surplus jusqu’à ce qu’on connaisse le nombre de ceux qui voudront rester. (Murmures.) Plusieurs membres réclament la question préalable sur cet amendement. M. Charles de Lameth. Je demande la parole sur la question préalable. Quels sont les motifs qui nous animent? D’abord et avant tout, l’intérêt des invalides, ensuite l’économie des fonds publics. Plusieurs membres : Au fait I M. Charles de ILameth. Monsieur le Président, je vous demande de protéger la liberté des opinions. Je commence par dire que la proposition de M. Dubois-Crancé a pour objet le plus grand bonheur des invalides; et j’avoue qu’il est étonnant que lorsque tous les membres de cette Assemblée connaissent la pétition des invalides, [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ]24 mars 1791.] 364 on veuille faire leur bonheur contre leur vœu, et leur bonheur même. Il n’y a pas un dixième des ohiciers et pas un soldat qui demandent la conservation de l'hôtel. Ce n’est donc pas sans motif que le comité a proposé la suppression d’un établissement qui ne serait plus utile qu’au gouvernement. Ce n'est pas un secret que les abominables déprédations de l’hôtel... ( Murmures et interruptions.) J’entends dire ici : ce n’est pas là la question; ailleurs, la discussion est fermée. . . Eh bien ! je dirai la vérité, si on la veut entendre. Ce n’est pas un secret que les fortunes sacrilèges faites sur la subsistance de ces malheureux; et ces abus, quoiqu’on en dise, subsisteront toujours, si l’on conserve un pareil établissement. Nous connaissons des familles qui ont gagné 100,000 livres de rente. . . ( Murmures prolongés.) M. Arthur Dillon. Je demande qu’on aille aux voix. M. Ee Chapelier. L’opinant n’est pas dans l’ordre de la discussion. M. Charles de Eameth. L’ordre de la discussion n’est pas de favoriser ici les intérêts d’une administration reconnue pour coupable. . . Ce qu’on vous propose, c’est la continuation des abus. (Murmures.) 11 est impossible que l’Assemblée prononce sur la conservation d’une administration, sans savoir comment elle sera réformée. . . Il est bien singulier que, tandis qu’au-trefois les dénonciations des abus étaient, non seulement écoutées avec patience, mais accueillies avec faveur, on murmure aujourd’hui quand je dénonce les plus horribles déprédations. ( Mouvement prolongé.) Un grand nombre de membres à droite et à gauche se lèvent pour demander à aller aux voix. Les membres de l'extrême gauche protestent vivement. M. le Président. Il est de mon devoir d’obéir à l’Assemblée et de rappeler l’opinant à la question. M. Charles de Eameth. C’est un genre de despotisme tout nouveau... M. Prieur. Monsieur le Président, je demande à vous rappeler à l’ordre. M. Dubois-Crancé, rapporteur. Puisque l’on ne veut pas entendre, je demande la permission de faire imprimer mon opinion pour me justifier et pour justifier le comité militaire. (Bruit prolongé.) Un grand nombre de membres : Aux voix ! aux voix 1 La question préalable ! M. le Président. Je mets aux voix la question préalable demandée sur l’amendement de M. Dubois-Crancé. (L’Assemblée décrète qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur l’amendement de M. Dubois-Crancé.) Un très grand nombre de membres à droite et à gauche demandent qu’on aille aux voix sur le projet de M. Emmery. M. deUîoailleg. Je désirerais qu’on s’expliquât sur le traitement des invalides qui sortiront de l’hôtel. M. Emmery. Ce traitement sera le même que celui proposé par le comité. M. Dubois-Crancé, rapporteur. Je demande que les pensions qui seront accordées aux invalides qui voudraient sortir de l’hôtel soient réglées, non sur les décrets antérieurs qui déterminent le traitement de retraite des officiers et soldats, mais suivant la proposition du comité. (Cet amendement est décrété.) M. le Président. Je mets aux voix le projet de décret de M. Emmery. (Ce projet de décret est adopté avec l’amendement de M. Dubois-Crancé, sauf rédaction.) La séance est levée à onze heures. ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU JEUDI 24 MARS 1791. Opinion de M. d’Estonrmel, député du Cambrésü , département du Nord, sur le projet de décret concernant l’hôtel des Invalides (1). Messieurs, le projet qui vous est soumis présente des dispositions qui méritent d’être discutées avec la plus grande attention ; quand il s’agit de réformer un établissement aussi intéressant que celui de l’hôtel des Invalides, établissement qui a servi de modèle aux différentes puissances de l’Europe, il faut également se garantir, et du prestige de l’éloquence qui entraîne les applaudissements, et de l’abus de l’éloquence qui excite les improbations. Si on peut rappeler l’établissement des Invalides à son ancienne institution, corriger les abus qui se sont successivement introduits dans sort administration, ce parti n’est-il pas cent fois préférable à la suppression qui vous est proposée par votre comité militaire? Ne perdons pas de vue, Messieurs, les dispositions consignées dans l’édit du roi, de 1674. Ces dispositions portent l’empreinte du grand monarque qui les a adoptées ; leur lecture vous convaincra du désir qu’il avait d’empêcher à jamais les abus de s’y glisser. Ces abus ont été tellement sentis que, dans le supplément d’instruction rédigé par le conseil de la guerre le 16 juin 1788, pour les inspecteurs divisionnaires, le roi, en fixant le nombre des hommes qui pourront être proposés, dans la présente année, pour l'hôtel des Invalides, défend aux chefs de division d’outrepasser ce nombre, l’intention de Sa Majesté étant d’opérer successivement une réduction dans le nombre des invalides, soit à l’hôtel, soit détachés. Le nombre des invalides, tant officiers que sous-ofliciers et soldats établis à l’hôtel, s’élève en ce moment à 3,000 hommes , dont 400 et La discussion a été fermée avant que j’aie pu obtenir la parole. Je crois, et comme militaire et comme citoyen, devoir rendre publique l’expression démon vœu. (Note de l’auteur.