342 [Assemblée nationale.] demande également un congé de quinze jours. Ces congés sont accordés. M. le Président dit que l’Assemblée va reprendre la suite de la discussion sur l'ordre judiciaire et en particulier sur l’établissement des jurés. M. le Président appelle d’abord M. Stanislas de Clermont-Tonnerre qui doit avoir la parole dans l’ordre d’inscription. (Voy. plus loin l’opinion de M. de Clermont-Tonnerre, annexée à la séance de ce jour.) — M. de Clermont-Tonnerre n’est pas dans la salle. — M. Duport paraît à la tribune. M. Duport. Dès le premier jour où la discussion s’est ouverte sur l’ordre judiciaire, j’ai pris la parole : j’ai cru que je devais à mon pays de dévoiler des abus dont j’ai été depuis longtemps à portée de connaître l'influence. J’ai désiré des contradictions , mais j’ose dire que je n’ai à m’étonner que de leur faiblesse... (On demande à aller aux voix.) M. Duport continue. Je vais plus loin ; elles me paraissent devoir fortifier beaucoup les principes simples, clairs, inattaquables et inattaqués, qui fondent la nécessité de l’établissement des jurés; ces principes, déjà connus par tous les hommes instruits, ne font plus de doute que parmi ceux que la rouille du préjugé de l’habitude attache à de vieilles idées. . . (On demande, de nouveau, à aller aux voix.) M. Duport reprend. Ces principes n’avaient Besoin que d’être présentés pour être adoptés. Je ne ferai pas le calcul des erreurs de la plupart de ceux qui se sont occupés de cette matière. Une longue habitude est souvent funeste quand il s’agit de créer et d’instituer. Laissons de côté les moyens qu’on nous a présentés ; ils sont tous indignes d’hommes fiers et éclairés. Il y a un principe constitutionnel en cette matière : toute société a besoin de lois; elle fait ses lois par ses représentants : la loi est le résultat de toutes les volontés; chacun est libre, lorsque chacun n’obéit qu’à sa propre volonté : la société ne peut elle-même exécuter ses lois ; elle est obligée de les déléguer. Ses délégués sont des juges; mais avec ces juges, mais en obéissant à la loi, les hommes doivent toujours être libres. Un juge chargé d’appliquer la loi doit tenir ce langage aux parties : êtes-vous d’accord sur les faits? Je n’ai point de mission pour juger les faits; si vous n’êtes pas d’accord, je vais assembler Vos amis, vos voisins ; ils vous accorderont, et alors je vous dirai ce que prononce la loi. Si cette opération préalable n’est pas faite, le juge pourra déterminer à son gré la question ; il ne sera pas forcé sur l’application de la loi; il appliquera la loi qui servira ses passions. Ainsi, on n’obéira pas à la loi, mais on obéira au juge. Le peuple n’est pas libre quand le juge peut substituer sa volonté à celle de la loi : c’est ainsi que je suis arrivé à la nécessité d’établir des jurés. J’ai dit encore qu’en jugeant ensemble le fait et le droit, on jugeait à la minorité, et personne n’a répondu à mes calculs. J’ai prouvé la nécessité de la distinction du fait et du droit, et je ne sais personne au monde qui puisse n’en pas convenir. Séparer le fait du droit est une chose très difficile ; mais bien juger sans cette séparation, c’est une chose impossible ..... Si l’on me dit que cette séparation se [30 avril 1790.] fera par les juges, je réponds que c’est donc le nom seul des jurés qui fait peur... C’est un droit du peuple, c’est un droit étemel, inattaquable, de garder les pouvoirs qu’il ne peut exercer. Or, il peut exercer celui de décider du fait; donc il faut le lui conserver. On peut séparer le fait et le droit : je le prouve par des exemples; cette distinction se faisait à Rome. Rappelez-vous les judices ordinarii, les centumvirs , les préteurs, dont le tribunal était tribunal de fait et de droit. En France, on a longtemps connu cette distinction ; en Italie, dans le tribunal de la Rote, on sépare le fait du droit. Il y a en Espagne, en Artois, en Flandre, des tribunaux d’erreur, où l’on distingue proposition d’erreur de droit, proposition d’erreur de fait ; ces mêmes propositions d’erreur avaient lieu en France avant l’ordonnance de 1667. Vous les avez encore au conseil des parties... La séparation du fait et du droit a lieu en Angleterre et en Amérique ; elle y est regardée avec raison comme la sauvegarde de la liberté politique et de la liberté individuelle. On vous a dit hier qu’en Angleterre la procédure était différente ; elle est très compliquée; son obscurité et sa cherté ne viennent pas de l’institution des jurés. En Angleterre, comme à Rome, on n’agit que par formule; il y avait d’abord plus d’actions que de formules ; il fallut établir un tribunal pour faire des formules nouvelles ; ce tribunal fut appelé la cour d'équité : ces formules se sont multipliées; les gens de loi les connaissent seuls ; cette connaissance exclusive leur a donné un grand empire. Quand les gens de loi ont besoin d’être très éclairés, ils sont très nombreux , et quand il est difficile de se passer d’eux, ils mettent un grand prix à leurs services ..... On a dit que les jurés seraient des hommes simples, et qu’ils ne pourront faire une distinction difficile : cette distinction est très facile; elle est chaque jour usitée parmi nous. En effet, tous les mémoires des jurisconsultes distinguent d’abord les faits, puis les moyens... Si vous n’admettez pas les jurés au civil, tout ce que vous avez fait pour la liberté de votre pays est inutile. Qu’est-ce que des lois ? Ce sont des principes, ce sont des abstractions qui ne se réalisent que par l’application. Si les lois peuvent être appliquées contre le peuple, le peuple n’est pas libre. Si votre organisation judiciaire est telle que la loi puisse être appliquée à d’autres circonstances que celles qui seront présentées ; si le juge peut appliquer à la circonstance proposée telle loi, au lieu de telle autre loi qui appartient réellement à cette circonstance, cédez vos places aux juges, ce sont eux qui sont législateurs. Vous admettrez donc dans les élections du peuple des juges de tous les jours, qui, tous les jours, décideront du sort du peuple, et pourront faire trembler le peuple; et vous croiriez être libres! Comme vous l’a dit un opinant qui a aussi de la réflexion et de l’expérience ; ployez la tête, vous êtes indignes de la liberté. (La discussion est fermée.) M. Darrcre de Vienzac présente le projetée décret suivant ; « L’Assemblée nationale décrète que les jurés seront établis dès à présent en matière criminelle, et que les tribunaux seront établis de manière à pouvoir admettre les jurés dans les autres matières, si les législatures le jugent possible. » M. Garât, l'aîné. La plus honteuse des inep-ARCH1VES PARLEMENTAIRES. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [30 avril 1790,] 343 ties... (Il s’élève de grands murmures.) Chacun, sur les opinions que chacun propose, est maître des qualifications ; et plus la qualification sera juste avec énergie, plus elle sera vraie. Je dis. donc que l’abus le plus honteux des inepties, pour des législateurs, est de proposer, est de promettre au peuple des lois qu’on ne pourra exécuter. (On observe à l’opinant que la discussion est fermée.) Je rejette les jurés, même en matière criminelle, dans nos lois actuelles. Je vous supplie d’écouter une autorité que j’ai là-dessus... Il faut éviter V ignorance des jurés pris au hasard : ces paroles ne sont pas de moi ; elles sont de M. Turgot, qui s’élève encore du tombeau pour vous éclairer. M. Frétean. Quand, dans une délibération, on a des données presque certaines, il faut faire juger d’abord les questions claires. Avant de mettre aux voix si, par la suite, on pourra admettre les jurés au civil, il faut d’àbord décider s’il est nécessaire de donner au peuple cet espoir qui affaiblirait le respect dû par les citoyens aux tribunaux que vous allez créer; avant de délibérer sur l’admission des jurés au criminel, on doit décider les questions préalables. 11 faut d’abord définir la réforme de quelques points de la jurisprudence criminelle, sinon vous compromettez la liberté des meilleurs citoyens. Vous ne pouvez douter que, dans l’état actuel d’ignorance, les premiers jurés seront composés d’hommes très peu habiles, et que les juges criminels qui seront à leur tête exerceront sur eux une influence très grande et très dangereuse. La première question à poser est donc celle-ci: « L’Assemblée nationale statuera-t-elle sur les jurés, avant que le code criminel ne soit formé? » M. Fc Chapelier. La première question est celle-ci : « Admeltra-t-on les jurés en matière criminelle ? » Cette question est la base du code que nous aurons à faire ; il faudra rédiger une loi pour l’exécution des jurés ; cette loi consistera dans la réformation de quelques points de notre jurisprudence. Les jurés n’auront pas lieu jusqu’à ce que cette operation soit faite.... Il faut consoler la nation de n’avoir pas de jurés en matière civile, en lui en donnant en matière criminelle. M. Démeunier. Si on décidait négativement la question proposée par M. Fréteau, le travail sur l’organisation judiciaire serait totalement arrêté. On a discuté pendant neuf jours; voulez-vous qu’un temps si bien employé soit totalement perdu ? Les jurés en matière criminelle une fois décrétés, il faudra une loi préparatoire ; elle sera faite en peu de temps. Je crois donc qu’il faut mettre aux voix ces deux questions : y aura-t-il des jurés en matière criminelle? y aura-t-il des jurés en matière civile? La première, décrétée en oui; la seconde décrétée en non, vous commencerez l’organisation de l’ordre judiciaire, et vous ne serez plus arrêtés par d’aussi longues discussions. (On demande vivement la clôture de la discussion. Elle est prononcée.) M. le Président met aux voix la question suivante : « Etablira-t-on des jurés en matière criminelle? » L’Assemblée nationale décrète qu’il y aura des jurés en matière criminelle. M. le Président met ensuite aux voix cette seconde question : « Etablira-t-on des jurés en matière civile ? » M. Lavie propose d’ajouter ces mots : quant à présent. La question préalable est demandée et prononcée sur cet amendement. M. le Président met aux voix la question principale et l’Assemblée décrète qu’on n’établira pas de jurés en matière civile. M. Le Chapelier, au nom du comité de constitution, observe qu’il est nécessaire de faire une loi pour régler la procédure par jurés. Il propose un décret qui est adopté ainsi qu’il suit : « L’Assemblée nationale charge le comité de constitution, réuni au comité qui s’occupe de la réforme de la procédure criminelle, de présenter, dans le plus court délai possible, un projet de loi qui règle la procédure par jurés, afin que cette forme de procédure puisse avoir lieu aussitôt que la loi sera décrétée ; et, en attendant, l’Assemblée nationale décrète que les procédures criminelles continueront à être inscrites et jugées conformément aux décrets provisoires des 8 octobre et autres jours; et l’Assemblée a adjoint auxdits comités MM. Tronchet, Duport et Gha-broud. » M. le marquis de Montesquiou obtient la parole, au nom du comité des finances, pour donner lecture d’un projet d’ adresse de l’Assemblée NATIONALE AUX FRANÇAIS SUR L’ÉMISSION DES ASSIGNATS-MONNAIE (1). Gette adresse est ainsi conçue : L’Assemblée nationale vient de faire un grand pas vers la régénération des finances. Elle s’est déterminée à de grands sacrifices ; elle n’a été arrêtée par aucun obstacle, par aucun préjugé : le salut de l’État lui en imposait le devoir. Espérant tout de l’esprit public, qui chaque jour semble acquérir de nouvelles forces, l’Assemblée nationale eût pu ne craindre aucune fausse interprétation de ses motifs, et se reposer sur leur pureté; mais cette conscience d’elle-même ne lui suffit pas. Elle veut que la nation entière puisse la juger, et jamais de plus grands intérêts n’ont été soumis à un tribunal plus imposant. Donner une constitution à l’empire, assurer par elle le destin de la fortune publique, et par la fortune publique le maintien de la Constitution : telle fut la mission de l’Assemblée nationale. Français, les bases de la Constitution sont posées; le roi que vous chérissez les a acceptées. Vos suffrages ont accueilli ce premier fruit de nos travaux ; et, dès ce moment, c’est avec la certitude que nous allions travailler pour un peuple libre que nous avons entrepris de rétablir l’ordre dans les finances. Un abîme était ouvert devant nous ; des impôts à la fois excessifs et oppresseurs dévoraient en vain la substance du peuple, ils étaier insuffisants à l’immensité des charges publique 60 millions de nouveaux subsides les eussen (1) Le Moniteur se borne à mentionner ce docu