[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (27 décembre 1790.] 682 L’ordre du jour est la suite de la discussion sur les jurés. M. Mougins. J’ai lu avec attention le projet de loi que vous a proposé M. Duport. J’ai tâché d’en méditer les principes, d’en combiner les rapports; je me suis convaincu qu’il avait tout vu en philosophe, et presque rien en magistrat. D’abord j’interroge tous ceux qui connaissent les principes de la législation criminelle; je leur demande si l’ordonnance de 1670, qui règle les formalités des accusations, des plaintes, ne présente pas, à quelques réformes près, un ensemble de vues, une uniié de principes, capables de rassurer la société entière pour la protection de l’innocence et la découverte des crimes ; et ces réformes que cette ordonnance exigeait pour être perfectionnée, vous les avez opérées. Les amis de l’humanité ont vu avec attendrissement obtenir ce que sollicitaient la raison et la justice. On lui accorde un conseil que la loi civile n’a pas le droit de refuser, parce que c’est la loi naturelle qui l’accorde. Vous avez ordonné cette publicité tutélaire qui ne peut être un malheur que pour l’ignorance ou la mauvaise foi. Vous avez proscrit ce siège honteux dont l’infamie osa dérober l’usage à la pitié qui le créa. Elle n’est plus aussi, cette férocité de tortures, reste impie des siècles barbares. Ajoutez à toutes ces réformes commandées par la nature et par l’humanité l’établissement de quelques jurés, suivant le mode qui était en usage chez les Romains, qui jugeront le fait de l’accusation près de chaque tribunal de district, lequel appliquera la loi, et vous aurez tout fait pour la justice et pour l’humanité. Mais, Messieurs, si vous adoptez les différent s lois que vous propose votre comité, si vous embrassez ce système métaphysique qui en forme l’essence, si vous compliquez une procédure, qui doit être claire, simple, de tous les ressorts à la faveur desquels on voudrait la faire mouvoir, je le dis à regret, mais avec toute la franchise de l’expérience, vous donnez un brevet d’impunité à tous les malveillants du royaume. Quels circuits, quelles sinuosités métaphysiciennes on remarque dans le projet du comité! Il faudrait parcourir cinq tribunaux avant que d’avoir une décision définitive ..... Je demande si les lenteurs que ces formes réellement bizarres, et qui n’ont été jusqu’aujourd’hui en usage chez aucun peuple de la terre, occasionneraient ne présenteraient pas des inconvénients terribles pour les droits de l’innocence et le maintien de l’ordre public. Car si l’accusé que vous renvoyez du tribunal de gendarme à celui du juge de paix, du juge de paix au petit jury, du petit jury au grand jury, et ainsi de suite, est innocent, combien ne retardez-vous pas son triomphe ? S’il est coupable, ne craignez-vous pas qu’il trouve le moyen d’opérer, à travers ces lenteurs, son salut par la fuite ? Ce premier inconvénient n’est pas le seul qui frappe contre les projets de vos comités ; il en est cl’autres qui sont également sensibles. Je demande si l’on croit qu’il soit prudent de confier à un cavalier de maréchaussée, à un juge de paix, le droit terrible de lancer un décret de prise de corps, ou, ce qui est la même chose, un mandat d’amener? Vous développerai-je les connaissances qu’il fallait avoir pour bien connaître la nature des preuves? Croyez-vous que toutes ces nuances si essentielles à saisir puissent être confiées à des hommes que M. Duport crée tout à coup magistrats, et plus accoutumés à des courses qu’à l’étude des lois; à des juges de paix, plus aptes à connaître du dommage causé à un champ que du rapport des preuves et de leur combinaison ? Ce n’est pas à de telles mains que vous devez confier le droit terrible de prononcer sur la liberté des hommes. Votre comité abdique les preuves écrites ; tout se fera verbalement. Le jugement seul sera écrit; les preuves ne le seront pas. Comment pourra-t-on saisir le fil d’un fait, en saisir le développement, suivre la chaîne des idées retracées dans une déposition, si tout est fait verbalement? C’est-à-dire -que i’on jugera un criminel de confiance et sur un simple aperçu ! Ehl si les jurés et les juges se trompent, l’accusé sera sans espoir comme sans moyens. Enfin votre comité crée un tribunal nouveau dans chaque département; il le compose de juges établis dans le district, qui viendront tous les trois mois faire leur serment, c’est-à-dire que l’on veut faire revivre l’ambulance des juges que M. Duport vous avait proposée lors des tribunaux de district, et que vous vous empressâtes de proscrire. Un pareil établissement exposerait les juges à des déplacements incommodes et ridicules ; ils ont été créés pour être sédentaires, et l’on dépasserait les bornes prescrites par la loi si on allait les greffer dans un autrê tribunal. Que de frais encore pour le déplacement des témoins! Ils seraient obligés de faire des voyages souvent de trois ou quatre jours pour se rendre à la ville de département, et l’on en trouverait peut-être qui ne seraient pas toujours prêts à obéir à la justice lorsque les sacrifices qu’elle leur commanderait seraient onéreux. Je conclus au rejet du projet des comités, et à ce que l’on adopte l’institution des jurés en usage chez les Romains. Voici en quoi elle consistait : Les jurés n’étaient pas élus pour chaque crime particulier; toutes les années on nommait dix à douze citoyens qui devaient en remplir les fonctions jusqu’à l’année suivante; l’accusé pouvait en récuser une partie; les autres prononçaient sur le fait de l’accusation ; le juge appliquait la loi. Telle est cette institution que je vous propose de former pour chaque tribunal de district. M. lïobcsplerre. Je m’élève contre la disposition du plan des comités qui associe les officiers de la maréchaussée aux fonctions des juges de paix et qui les érigé en magistrats de police. Je soutiens qu’ils ne peuvent être que les exécuteurs des ordonnances de la police, mais qu’ils ne peuvent eux-mêmes occuper son tribunal et rendre des décisions sur la liberté des citoyens. Je fonde mon opinion sur les premières notions de toute Constitution libre. Vos comités ont fondé (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (27 décembre 1790.J 683 leur système sur une nuance qu’ils ont remarquée entre la justice et la police. Cette nuance peut être exprimée avec assez de justesse sous le rapport de la question actuelle, en définissant la police de sûrelé une justice provisoire. Le juge absout ou condamne ; le magistrat de police décide si un citoyen est assez suspect pour perdre provisoirement sa liberté et pour être remis sous la main de la justice. L’une et l’autre ont un objet commun, la sûreté publique; leurs moyens diffèrent en ce que la marche de la police est soumise à des formes moins scrupuleuses, en ce que ses décisions ont quelque chose de plus expéditif et de plus arbitraire. Mais remarquez que l’une et l’autre doivent concilier, autant quoi est possible, la nécessité de réprimer le crime avec les droits de l’innocence et la liberté civile, et que la policemême ne peut sans crime outrepasser le degré de rigueur ou de précipitation qui est peut-être absolument indispensable pour remplir son objet. Remarquez surtout que, de cela même que la loi est obligée de laisser plus de latitude à ia volonté et à la conscience de l’homme qu'elle charge de veiller au maintien delà police, plus elle doit mettre de soin et de sollicitude dans le choix de ce magistrat, plus elle doit chercher toutes les présomptions morales et politiques qui garantissent l’impartialité, le respect pour les droits du citoyen, l’éloignement de toute espèce d’injustice, de violence et de despotisme. « Ce danger, ce malheur de perdre la liberté avant d’être convaincu, et quoique l’on soit innocent, dit le rapporteur des deux comités, est un droit que tout citoyen a remis à la société: c’est un sacrifice qu’il lui doit.» Mais c’est précisément par cette raison qu’il faut prendre toutes les précautions possibles pour s’assurer que ce sera l’intérêt général, que ce sera le vœu et le besoin public, et non les passions particulières, qui commanderont ces sacrifices et qui réclameront ce droit, c’est-à-dire pour ne pas taire d’une institution faite pour maintenir la sûreté des citoyens le plus terrible fléau qui puisse la menacer. Si ces principes sont incontestables, mon opinion est déjà justifiée. J’en tire d’abord la conséquence que des officiers militaires ne doivent pas être magistrats de police; ce n’est que sous le despotisme que des fonctions aussi disparates, que des pouvoirs aussi incompatibles peuvent être réunis, ou plutôt cette réunion monstrueuse serait elle-même le dispo-tisme le plus violent, c'est-à-dire le despotisme militaire. Or, qu’est-ce que les officiers de maréchaussée, si ce ne sont des officiers militaires? Vous vous rappelez sans doute la Constitution que vousavezdonnéeà ce corps; vous savez que vous avez déclaré qu’il faisait partie de l'armée de ligne, qu’il serait soumis au même régime; vous avez décrété que, pour y être admis, il fallait avoir servi dans les troupes de ligne pendant un nombre d’années déterminé; vous avez décrété que les trois quarts des lieutenants seraient des officiers de troupe de ligne : il faut passer par ce grade pour arriver aux grades supérieurs, qui sont tous assimilés à ceux de l’armée de ligue. Le législateur ne peut donc confier des fonctions civiles si importantes et si délicates aux officiers de lama-réchaussée sans oublier ce principe sacré qu’il doit trouver dans ceux qu'il investit d’une telle magistrature la garantie la plus sûre possible de l’usage humain et modéré qu’ils eu feront. Il est surtout une garantie qu’il n’est par permis de négliger : c’est celle que vous avez vous-mêmes cherchée en décrétant que les fonctionnaires publics qui doivent décider des intérêts des citoyens soient nommés par le peuple. Quand les citoyens soumettent leur liberté aux soupçons, à la volonté d’un homme, la moindre condition qu’ils puissent mettre à ce sacrifice, c’est sans doute qu’ils choisiront eux-mêmes cet homme-là; or, les officiers de la maréchaussée ne sont pas choisis par le peuple; les colonels, les chefs de ce corps sont choisis par le directoire, et choisissent à leur tour les autres officiers. Observez encoreque vous avez vous-mêmes consacré le principe que j’invoque, dans la matière même dont je parle, en confiant l’autorité de la police à des juges de paix nommés par le peuple; or, comment vos comités peuvent-ils proposer de la partager entre eux et les officiers de maréchaussée, et même de donner à ceux-ci un pouvoir plus étendu ? de fonder cette institution si intimement liée aux droits les plus sacrés des citoyens sur deux principes si opposés ou plutôt sur des contraditions si révoltantes ! Mais il est un troisième rapport qui marque d’une manière plus sensible encore l’opposition de ce système avec les maximes de justice et de prudence que j’ai exposées. Pourquoi n’aurais-je pas le courage de le dire? ou plutôt pourquoi faut-il que les représentants de la nation aient besoin de courage pour dire les vérités qui importent le plus à sou bonheur? S’il est vrai que tous les abus de l’autorité viennent des intérêts ou des passions des hommes qui les exercent, ne devez-vous pas calculer celles qui, dans les circonstances où nous sommes, c’est-à-dire dans l’époque la plus importante de noire gouvernement, pourraient la diriger entre les mains des officiers de police? Pouvons-nous oublier que longtemps encore la différence des sentiments et des opinions sera marquée par celle des conditions et des anciennes habitudes? Pouvez-vous croire que le moyen de donner au peuple les juges, les magistrats de police les plus impartiaux, les plus dévoués à ses intérêts, les plus religieusement pénétrés des respects qui lui sont dus, serait de les choisir précisément dans la classe des ci-devant privilégiés, des officiers militaires, chez qui l’amour de la Révolution est combattu par tant de causes différentes? Or, les officiers de maréchaussée ne seront-ils pas composés de cette manière, par les dispositions qui destinent la plupart des places importantes à des officiers de troupes de ligne et qui font dépendre l’avancement des autres du suffrage de ces derniers? Vous ne pouvez doue leur abandonner l’autorité de la police sans exposer les patriotes les plus zélés, sans livrer le peuple à ces persécutions secrètes, à ces vexations arbitraires dont votre comité avoue que l’exercice de la police peut être facilement le prétexte ; vous ne le pouvez pas sans démentir à la fois et votre humanité, et votre sagesse, et votre jusiiee. Vous seriez effrayés si vous examiniez en détail les fonctions qu’on leur attribue. Quoi ! un officier militaire pourra faire amener devant lui par la maréchaussée tout citoyen qu’il lui plaira de suspecter, à quelque distance qu’il se trouve ! Il pourra le relâcher s’il se trouve satisfait de ses réponses ou l’envoyer dans une prison! Il pourra le faire arrêter dans sa propre maison! il pourra recevoir des plaintes, dresser des procès-verbaux, entendre des témoins, et former les premiers titres qui compromettront l’honneur ou la vie d’uu citoyen! Un officier militaire pourra susciter un procès criminel à tout citoyen, le 684 [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 décembre 1790.] flétrir d’abord d’un jugement qui le déclarera prévenu du crime, et le retenir provisoirement dans une prison jusqu’à ce que le directeur du jury ait rendu un second jugement provisoire sur sa liberté! Je cherche en vain, je l’avoue, en quoi l’ancien régime était plus vicieux que celui-là. Je ne sais pas même s’il ne pourrait pas nous faire regretter jusqu’à la juridiction prévotale, m oins odieuse sous beaucoup de rapports, et qui parut un monstre politique précisément parce qu’elle remettait dans les mêmes mains une magistrature civile et le pouvoir militaire. M. Gompil s’appesantit particulièrement sur l’idée désastreuse qu’entraîne après soi un jugement qui ne laisse aucun moyen de révision. Rappelant à l’Assemblée un décret rendu, qui admet la rédaction des témoignages au civil, il demande si l honneur et la vie des citoyens sont moins précieux que leurs richesses et leur fortune. Il demande donc que les témoignages soient rédigés par écrit. (La suite de la discussion est renvoyée à la séance de demain.) M. le Président lève la séance à trois heures et demie. ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 27 DÉCEMBRE 1790. Nota. M. Hell, député de Ragueneau, fit imprimer et distribuer son opinion sur V organisation de la justice. Ce discours, quoique n’ayant pas été prononcé, fait partie des documents parlementaires de l’Assemblée nationale et c’est à ce titre que nous l’insérons dans les Archives. M. Hell, député de Hagueneau (1). Messieurs, le salut du peuple est la première loi; c’est le salut du peuple qui est le précieux objet de nos travaux. G’rst d’après ce principe sacré que vous vous dé erminerez à adopter la forme la plus salutaire d’administrer la justice. C’est d après le meme principe que vous déciderez la question de savoir si vous adopterez oui ou non des jurés. Pour connaître par qui la justice peut être administrée le plus fidèlement et ie plus promptement, il faut auparavant déterminer I s formes dans lesquelles la justice doit être administrée. Pour déterminer cette forme, il faut connaître ce qui, dans l’ancien régime, peut avoir été bon, et ce qu’il y a eu de vicieux. Avant que d’adopter une nouvelle forme, il est essentiel de se garantir des attraits d’une brillante théorie : si cette forme se trouve établie quelque part, il faut interroger l’expérience et juger la loi par ses effets. Le législateur doit la justice au peuple, il doit la lui taire parvenir par le chemin le plus court possible, et lui causer le moins de dépensé de temps et d’argent qu’il est possible. Revêtus de cette fonction divine, vous voulez (1) L’opinion de M. Hell n’a pas été insérée au Moniteur. être instruits, vous voulez connaître avant que de décréter la loi. De mon côté, il est de mon devoir de mettre sous vos yeux ce que ma longue administration de la justice m’a appris. Je ne crains pas, Messieurs, de vous dire que les formes qui devaient assurer le salut du peuple, sont devenues des armes meurtrières, dont les suppôts et la justice dévastent nos campagnes. Les abus sont si grands dans la ci-devant province d’Alsace, que la chicane y a fait plus de mal que les impôts et tous les autres lléaux et vexations dont elle a été accablée. Enfin, Messieurs sa position est telle, que si vous ne la délivrez pas de la chicane, quelque avamageuse que puisse lui être d’ailleurs votre Constitution, vous n’aurez rien fait pour elle. Je ne répéterai pas ce que j'ai dit dans mon projet de réforme de l’administration de la justice, imprimé chez Knapen et fils, en 1789, sur ce qui précède, accompagne et suit les procès. Je ne répéterai pas les moyens de les empêcher que j’y propose; je hasarderai uniquement de soumettre à vos lumières la marche que je désirerais être tracée aux habitants de la campagne qui se croiront dans le cas de recourir à la justice, et un moyen simple et fidèle de les préserver de la voracité de ses satellites. Je vous supplie de me permettre d’en faire la lecture. 1° Nul ne pourra intenter d’action en justice réglée sans y avoir été autorisé par avis de cinq de ses parents on alliés, à son choix, et à leur défaut d’amis. 2° Cet avis sera exprimé dans une délibération, qui sera laite par-devant la municipalité du lieu de la demeure du demandeur, sur un mémoire combinant la vérité des faits appuyés de pièces jnstilicatives. 3° Si le demandeur est autorisé de plaider, il laissera ses pièces pendant quinze jours au greffe de la municipalité, ou le défendeur sera averti d’en prendre communication, et le défendeur ne pourra être assigné par-devant le juge, qu’après cette quiezaine. 4° Après laquelle quinzaine, le demandeur déposera ses pièces au greffe de la justice, sur un état dont le greffier lui délivrera copie avec l’acte de dépôt au bas signé de lui ; pour être publié par la municipalité du lieu de la demeure du défendeur, de laquelle publication il sera fait mention dans le livre de la municipalité, et sur cette copie, qui sera rendue au demandeur, après que le président aura signé le certificat de publication qui tiendra lieu d’assignation. 5° Celui qui aura été aligné passera par les mè nes formalités, et il ne pourra fournir ses éfenses qu’après y avoir ém autorisé par une délibération, et après la quinzaine, à compter du jour de l’avertissement fait au demandeur, pendant laquelle ses titres resteront au grelfe de la municipalilé pour la communication. G0 Tous les avertissements se feront par publication, de la part de la municipalité du lieu de la demeure des parties; et lorsqu’elles ne seront pas les deux du même lieu, la municipalité qui aura reçu une délibération portant permission d’attaquer ou de défendr y priera celle du lien de la de meure de la partie adverse, de faire faire cette publication et de lui envoyer le certificat. 7° Lorsque tes deux parties auront été trouvées fondées à plaider, leurs parents et alliés ou amis respectifs qui oui fait les délibérations, seront tenus de s’assembler devant la municipalité,