[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 mars 1790.} PREMIÈRE ANNEXÉ à là Séance de V Assemblée nationale du 30 mars lt�Ô. Opinion de M. Oarat, l’aîné, député du pans de Labour , sur les plans présentés par MM. Duport et Sieyès , pour V organisation judiciaire (1). Quoique, au nom seul de leurs auteurs* les plans de MM. Duport et Sieyès se recommandassent fortement à ma raison, à mes préventions même, leur premier effet sur moi, dès que j’en ai connu les bases, a été, je l’avoue, de me sou�- lever contre elles. Les efforts de la méditation, loin de me faire revenir depuis de cette première impression, n’ont pu que la renforcer ; et je suis resté profondément convaincu que, comme tous les premiers mouvements à peu près de notre raison et de notre âme, celui-là, chez moi, avait été vrai et juste. J’opposerai d’abord aux bases de ces deux plans des observations générales, qui seules, ce me semble, devront suffire pour les faire rejeter. Je les combattrai ensuite, particulièrement, dans leur base commune et dissemblable tout à la fois, des jurés et des jurys, objet de la discussion actuelle, en suivant leurs auteurs dans tous les développements de motifs, d’arguments et de considérations qu’ils y ont donnés jusqu’à présent. Je ne conçois qüè cette manière de nous assurer si nous devons, ou non, les admettre. Nous devons les rejeter nécessairement, si les preuves sur lesquelles ils s’appuient manquent de justesse et de vérité. L’autorité de M. . Turgot, que je prends pour épigraphe de mon opinion à imprimer, je l’ignorais lorsque je l’ai exposée à l’Assemblée nationale, de la même manière, à quelques formes près, que je vais la retracer idi. Peut-être plusieurs de mes honorables confrères, qui penchent pour l’admission des jurés en matière criminelle, ignorent-ils encore cette autorité de M. Turgot. Je dois, sans doute, me trouver fier d’un tel appui. Oserai-je le dire cependant ? Quand l’autorité de M. Turgot me serait contraire, je n’en persisterais pas moins dans mon avis ; car, malgré la défiance qu’on a de ses lumières, c’est toujours à sa raison, c’est toujours à sa conscience qu’il faut céder. C’est par l’asservissement de toute ma vie à ce principe, que je me suis cru toujours libre, lors même qu’on ne l’était pas autour de moi. Je n’y deviendrai pas infidèle, sans doute, lorsqu’à chaque instant, et partout, j’entends retentir le mot consolant de liberté. On ne doit donc pas s’étonner, jusqu’à un certain point, que je me sois donné le courage d’entrer en lice contre MM. Duport et Sieyès, d’abord devant l’Assemblée nationale, et maintenant devant le tribunal de l’opinion publique. Il a suffi pour cela que j’eusse leur zèle pour la chose publique, que je craignisse l’ascendant de leur talent, et que je fusse bien convaincu que, quoique infaillibles le plus souvent, ils se trompent cette fois. Voilà l’excuse de ma témérité, si c’en est une. Elle doit, je crois, m’obtenir grâce. (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur . OBSERVATIONS GÉNÉRALES contre leê basés des deux plans. Des divers pouvoirs publics, celui qui, sous tous les rapports de son existence sociale, intéresse le peuple de la manière la plus sensible, c’est le pouvoir judiciaire, qui sans cesse le mer nace ou le rassure, le condamne ou le protège, Il faut donc s’abstenir soigneusement de tout parti hasardeux dans l’organisation d’un tel pouvoir ; il ne peut s’y commettre d’erreur qui ne devienne douloureuse au peuple. Chez l’un des peuples les plus anciens et les'pius civilisés de la terre ; chez un peuple qui a, depuis des siècles, une organisation du pouvoir judiciaire, dont il s’est longtemps vanté et contre laquelle il n’exprime encore que des mécontentements par-tiels, changer tout à coup entièrement cette organisation ancienne; ce serait, delà part de ses représentants, la plus inconsidérée de toutes les entreprises. Car c’est toujours à une profondeur immense que le corps énorme d‘un peuplé se trouve enfoncé dans les places qu’il ofccupe depuis des siècles. Il veut bien qu’oü les débarrasse de tout ce qui l’ÿ blesse, mais non qu’on g’essaie à l’en soulever pour le transporter dans une autre. 11 redoute ces déplacements entiers à l’égal de sa dissolution, dont ils lui offrent toujours le péril imminent. Sur des réformes même bornées aux vices originaires et aux abus dont ce peuple se plaint, n’avoir aucun égard à ses mœurs et à sèà habitudes, Se serait encore, selon moi, ü né haute imprudence de la part de ses représentants ; car dans les combats des mœurs et des habitudes antiques avec les lois nouvelles, ce ne sont pas les premières qui plient, ce sont toujours lés lois ; et l’on ne crée pas les hommes poiir les lois, mais les lois pour les hommes. Dans le choix même du mode de Ces réformes, préférer des systèmes purement spéculatifs, dont aucune épreuve ne garantit le succès, aux vœux que l’expétlèhce du passé a dictés à ce peuple, et qu’il exprimé dâns les titres de la mission qu’oü a reçue, cé serait pis encore qu’une extrême inponsidéràtiort, et qü’ùne haute imprudence. Car si nous sommes le pouvoir constituant ce n’est pas sans douté pour faire de ce pouvoir un usage précisément contraire aux Volontés unanimes de la nation qui nous i*a transmis. Je ne vois plus autrement qü’uhe abstraction dérisoire dans ce premier de tous nos principes constitutionnels, qüe la volonté générale fait la loi. Je sais que les membres de la représentation anglaise ne reçoivent dés instructions du peuple qui les a élus, que pour y avoir tel égard que de raison ; mais si sur tel objet de législature, cës instructions leur présentaient pn vœu uniforme de la nation, croyez-voüs qu’iiS eussent la témérité d’y substituer un hill diamétralement contraire ? Pourriez-vous le supposer lorsque vous les voyez toujours condescendre aux pétitions d’une portion un peu nombreuse de leurs concitoyens, quand le reste garde un silence qui semble les avouer ? Depuis Philippe-le-Bel, c’est-à-dire depuis beaucoup de siècles, la nation est habituée aux tribunaux de justice sédentaires, qu’elle-même de manda alors. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 mars llâ@*} Agft Voilà pourquoi je me soulève contre la propos sition de M. Duport et de M. l’abbé Sieyès, de nous donner des juges ambulants. . Depuis la même époque, au moins, la nation n’est habituée à être jugée que par des hommes de lois : ceux qui les savaient le mieux ont toujours été ceux qui avaient le plus de droit à sa confiance. Sentant qu’au degré de civilisation où elle était parvenue, et qui irait, toujours croissant les lois dont elle avait et aurait besoin, quelque simplicité qu’on cherchât à y mettre, seraient toujours nombreuses et compliquées, le grand objet de ses sollicitudes a été d’avoir pour juges des hommes, honnêtes qui en eussent fait de profondes études. Voila ce qu’attestent les annales de toutes nos Assemblées nationales antérieures ; et voilà pourquoi je me soulève contre la proposition de MM. Duport et Sieyès de nous donner pour juges, sous le nom de jurés ou de jurys , des hommes qui ignorent nos lois actuelles, et qui, quelles qu’elies soient, ignoreront également nos lois futures, quoique pourtant ce soit par ces lois que doivent être jugées, et les questions que ces deux messieurs appellent de fait, et les questions qu’ils appellent de droit, à moins que, sur les premières, on ne veuille noüs livrer a rarbitraire de quelques-uns de nos juges, c’est-à-dire à l’iniquité, si elle leur plaît. Depuis Louis XI, la nation est habituée â avoir des juges jusqu’à leur mort, ou jusqu’à leur destitution pour prévarication ou forfaiture préalablement jugée. Ce fut bien Louis XI qui lui donna cette loi; mais la nation la demandait depuis longtemps par des représentants de son choix. On n’aurait donc pas dû chercher à la rendre suspecte par le nom de Louis XL Peut-être même ne se fût-on pas livré à une critique si facile, coutre une loi publiée sous son règne, si on eût bien voulu se rappeler que pour frapper vigoureusement les grands avec moins de danger pour lui-même, Louis XI s’était rendu populaire, ou affectait une grande popularité, dînant et soupant très volontiers chez les bons bourgeois et les aimables bourgeoises de Paris. Quoi qu’il en soit, c’est depuis Louis XI que la nation française est habituée à la loi de l’inamovibilité des ses juges, qu’eile même avait longtemps auparavant réclamée. Voilà pourquoi je me soulève contre la proposition de M. Duport, de nous donner sur le fait des juges toujours mobiles et variants comme les faits .eux-mêmes, et sur le droit des juges annuels, biennaux ou triennaux, je ne sais lequel des trois. Voilà pourquoi je me soulève encore plus contre la proposition de l’abbé Sieyès de nous donner des juges inamovibles, mais dont l’inamovibilité, très amovible, sera dépendante chaque année où tous les deux ans, d’un scrutin électoral, dans lequel l’urne fatale ne se trouvera pas remplie à la majeure de numéros prescripteurs. Un français digne d’être juge, c’est-à-dire raisonnable, éclairé, délicat et vertueux comme la loi, voudrait d’une judicature qui mettrait son honneur, sa réputation, toute sou existence sociale à la merci de tout scélérat intrigant, qu’il aurait eu à frapper du glaive de la loi 1 Non jamais je ne le croirai, Jusqu’à la fatale vénalité des plans de judicature, ia première et peut-être la plus influente de toutes les. causes de nos maux présents, la justice dans les tribunaux où elle s’administrait au nom du roi, était rendue à la nation par des hommes de loi que des électeurs avoués par elle présentaient au roi, aü nombre de trois, et parmi lesquels le roi ensuite choisissait et nommait ses délégués pour rendre à ses peuples dans leurs différends civils et criminels, une justice qui devait leur être administrée en son nom, Tous les intérêts privés et tous les intérêts politiques de l’organisation du pouvoir judiciaire, se conciliaient parfaitement ce me semble dans çelle-là, en même temps que la prérogative naturelle du pouvoir exécutif était conservée dans la branche de ce pouvoir, qui excitera toujours le plus tendrement la sollicitude d’un bon roi ; en même temps qu’il nommait ses délégués pour l’administration de la justice à rendre, en son nom à ses peuples ; en même temps on donnait aux lois des ministres choisis par la confiance mutuelle de la nation et de son prince. C’était là aussi les beaux temps de l’organisation du pouvoir judiciaire en France, et dont toujours on entendit déplorer la perte par la nation, dans toutes ses assemblées subséquentes. C’est aussi vers ces beaux temps anciens dont les épreuves heureuses sont toujours restées présentes à sa mémoire, que la nation se ramène dans les vœux à peu près unanimes, dont elle nous a chargés sur l’organisation du pouvoir judiciaire. Ce n’est pas comme le dit M. Duport et comme le suppose sans doute M. l’abbé Sieyès, une refonte totale de notre judiciaire actuelle qu’ellé nous demande ; mais la réforme des vices qui s’y mêlaient dès l’origine, et des abus qui s’y sont introduits depuis. Ce n’est pas des juges ambulants distribués au sort par l’aveugle hasard dans les divers départements qu’elle, nous demande; mais des juges permanents et des juges choisis en connaissance de cause pour chaque département. Ce n’est pas des jurés, c’est-à-dire des hommes condamnés à une éternelle ignorance de nos lois présentes et futures, qu’elle nous demande pour juges; mais des hommes distingués par leurs mœurs parmi ceux qui les sauront le mieux* Ce n’est pas des juges annuels biennaux ou triennaux; ou ce qui serait pire encore et cruellement dérisoire en même temps, des juges qualifiés d’inamovibles, mais amovibles en effet au gré de tout scélérat intrigant, qu’elle nous demande; mais des juges inamovibles de droit, et dont la destitution ne puisse être à ctaiûdrê pour les peuples, que lorsqu’ils devront la désirer et la provoquer eux-mêmes. Ce n’est pas, eomme M. Duport, la réduction de tous les degrés de juridiction à un seul que la nation nous demande ; mais leur réduction à deux et la réduction encore du droit d’appel à des intérêts litigieux d’une valeur et d’une importance, qui, dans l’intérêt même général de tous les droits sociaux, puissent convenir à celte voie de réclamation extraordinaire. Enfin ce n’est pas, comme MM. Duport et Sieyès* par des juges tout à fait étrangers au roi pour leur choix et leur institution, que la nation demande que la justice lui soit administrée au nom du roi; mais par des sujets que des électeurs du choix du peuple présenteront au roi en tel ou tel nombre, comme les plus capables d’exercer les fonctions de la judicature, et parmi lesquels le roi choisira et instituera pour juges ceux qu’il croira les plus dignes de l’acquitter exactement envers ses peuples, cette dette de la justice qui doit leur être administrée en son nom; A cet égard, les systèmes de MM* Duport et 492 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 mars 1790.] Sieyès ne se mettent pas seulement en opposition avec les vœux uniformes que la nation a transmis à ses représentants; ils s’y mettent encore avec les décrets par lesquels ses représentants ont déjà consacré ces vœux, comme autant de lois constitutionnelles. Ils contrarient la loi constitutionnelle, par laquelle nous avons décrété que la justice serait administrée au nom du roi c’est-à-dire par ses délégués; à moins que les mots au nom du roi ne soient là vides de sens. Ils contrarient la loi constitutionnelle par laquelle nous avons décrété que le pouvoir exécutif suprême, c’est-à-dire celui de faire exécuter les lois, en quoi consiste uniquement l’administration de la justice réside exclusivement dans les mains du roi; h moins que ces grands mots : suprême , exclusivement, ne soient là encore tout à fait vides de sens, et destinés uniquement à décorer le nom du roi d’une suprématie fantastique du pouvoir exécutif. Que dans un empire aussi étendu aussi peuplé que le nôtre, où les regards du pouvoir exécutif ne peuvent se lixer sur tous les membres de la société politique, ce soit le peuple même, ou des électeurs de son choix qui, de chaque contrée, lui désignent les sujets entre lesquels il devra opter, je conçois parfaitement la sagesse et la loyauté de cette mesure. C’est moins là un partage, un démembrement de ce pouvoir exécutif que nous avons reconnu suprême et exclusif dans les mains du roi, qu’un droit bien naturel de l’éclairer dans le choix de ses agents, selon le vœu de sa justice. Mais le priver de toute participation, même au choix des agents, des ministres de cette partie la plus intéressante du pouvoir exécutif ! en vérité, je le dis sans balancer, ce serait le dépouiller d’une main de ce que nous lui avons donné de l’autre. Non, Messieurs, cela ne se fera pas : notre amour pour le restaurateur de la liberté française, nous préserverait d’une si honteuse contradiction avec nous-mêmes, quand des craintes vaines et chimériques sur l’avenir pourraient jusque-là nous rendre insensibles aux intérêts présents de notre justice et de notre honneur. Analyse des divers développements, sur lesquels s’appuient, dans les deux plans, les bases des jurés et des jurys. M. Duport veut qu’on prenne ses jurés parmi les citoyens étrangers à la connaissance des lois. M. l’abbé Sieyès veut qu’en attendant qu’on ait purgé la France des différentes coutumes qui la divisent, et qu’on lui ait donné un nouveau Gode complet et simple, tous les citoyens connus aujourd’hui sous le nom de gens de loi, soient, de droit, inscrits sur le tableau des éligibles pour les jurys, et que néanmoins leur inscription générale de droit dans ce tableau, n’empêche pas, même pour cette année, d’y ajouter d’autres citoyens qui, par leurs lumières et leur sagesse connues, paraîtront aux électeurs propres à bien remplir les fonctions de conseillers de justice. M. l’abbé Sieyès veut en même temps que, pour les procès civils, son jury se compose de cinq sixièmes de gens de loi, c’est-à-dire de 15 sur 18, et pour les procès criminels de la majorité absolue, c’est-à-dire de 14 sur 27. Et ici M. l’abbé Sieyès nous paraît infiniment moins déraisonnable que M. Duport. Pensant avec grande raison, que, du côté des hommes de loi, les bonnes mœurs seront tout au moins égales, et les lumières plus sûres pour bien administrer la justice, il veut que, dans les procès civils, leur nombre excède, par une immense majorité, celui des jurys ; et que, dans les procès criminels, il soit celui de la majorité absolue : combinaisons prudentes dont ne s’occupe pas du tout M. Duport. Mais en quoi l’excellente logique de M. l’abbé Sieyès nous paraît ici en défaut d’une manière étrange? c’est que, reconnaissant par ces combinaisons mêmes, que la connaissance des lois est nécessaire pour bien juger, soit au civil, soit au criminel, il croie utile pour les jugements de l’un et de l’autre genre, de joindre aux citoyens” qui les connaissent, d’autres citoyens qui les ignorent. Jeneconçoispas, moi, à quoi l’ignorance peut être bonne dans des fonctions pour lesquelles la science est nécessaire. Je crains, au contraire, que cette réunion des lumières et des ténèbres ne rende plus facile dans les jugements le triomphe de l’erreur ou celui de l’iniquité, si dans la majorité des hommes de loi, il s’en trouve de malhonnêtes. M. l’abbé Sieyès a beau vouloir me rassurer à cet égard, en recommandant aux électeurs de ne choisir pour jurys parmi les citoyens étrangers aux lois que les plus renommés par leurs lumières et leur sagesse ; je ne puis être sûr que les électeurs soient, ni même puissent être fidèles à cette recommandation: je crains beaucoup, au contraire, que dans ces élections, ainsi que dans beaucoup d’autres, les plus intrigants et dès-là même les moins sages, les moins délicats, les moins instruits, n’obtiennent souvent la majorité des suffrages. Lors même qu’ils se réuniraient à la majeure en faveur des plus éclairés et des plus honnêtes, que puis-je espérer des lumières de ceux-ci pour la sûreté de la justice, si leurs connaissances sont étrangères aux lois qui en doivent régler la distribution? Je vois toujours leur probité, par conséquent la bonté des jugements, à la merci des jurys, hommes de loi qui, de bonne ou de mauvaise foi, embrasseront de fausses opinions. M. Duport veut seulement qu’on tire ses jurés d’une classe de citoyens autre que celle des juges, applicateurs de la loi, sans nous dire précisément quelle devra être cette autre classe de citoyens d’où on les tirera, suivant les diverses classes de la société auxquelles tiendront les plaideurs ou les accusés à juger. A cet égard, M. l’abbé Sieyès s’explique un peu plus sur ces jurys et étrangers aux lois, cependant conseillers de justice. 11 veut qu’on les choisisse parmi les pairs de l’accusé ou des plaideurs, c’est-à-dire parmi les citoyens qui sont dans une position semblable ou analogue de devoirs et de relations de fortune et de société, et à qui , par ces raisons , le caractère légal des cas à juger doit être mieux connu. Peut-être cette dernière explication pouvait-elle encore en faire désirer une autre. M. l’abbé Sieyès l’a donnée dans un développement de son plan qu’il a lu de la tribune, et qui ne m’est point parvenu encore, quoique l’impression en soit ordonnée depuis longtemps. Autant que j’ai pu l’entendre à une lecture rapide, il veut que ses jurys, étrangers aux lois, pairs des plaideurs ou de Y accusé pour la condition sociale, aient encore des connaissances d’arts, de métier, de profession d’état, relatives aux cas à juger : voilà ce qu’il appelle le caractère légal des cas à juger ; c’est-à-dire, si je l’entends bien, et je crois le bien entendre ici; c’est-à-dire donc qu’il veut [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 mars 1790.] 493 que les jurys, en même temps qu’ils seront des pairs de l’accusé ou des plaideurs, pour leur condition sociale, aient encore des connaissances pratiques sur les faits contentieux à juger. Ainsi, dans un procès civil entre unfarchitecte et un propriétaire, où il s’agira de savoir si le premier, dans la construction ou la réparation d’une maison, aura exactement rempli le devis passé entre eux, ces jurys devront être des architectes ou des citoyens de quelque autre classe, connus pour avoir des connaissances en architecture, et de même dans les autres procès civils d’un genre analogue. Ainsi, dans un procès criminel où il s’agira de savoir si une mort par pendaison sera un homicide ou un suicide, il faudra que les jurys étrangers aux lois dont se composera en partie le tribunal soient des chirurgiens. Mais je demande d’abord si, pour les jugements des procès civils et criminels de cette espèce ou d’une espèce analogue, il sera facile de trouver .soit une minorité relative des 15 sur 18, soit une minorité absolue de 14 sur 27. En vérité, je ne le crois pas, ce sera bien rarement que les tableaux se trouveront d’avance appropriés à ces combinaisons; et lorsqu’ils ne s’y trouveront pas d’avance appropriés, il faudra bien des causes infructueuses pour les y conformer, quand même ils s’y trouveraient d’avance appropriés ou qu’on parviendrait, après coup, à les y conformer avec beaucoup de' peine, les mêmes embarras se reproduiront bientôt, et deviendront insurmontables, pour peu que les récusations sans cause se multiplient de la part des accusés ou des plaideurs ; de sorte qu’à vouloir absolument pour les jugements civils et criminels des tribunaux de cette composition de M. l’abbé Sieyès, il serait très possible que beaucoup d’accusés et de plaideurs ne pussent jamais obtenir de jugement. Quoi qu’il en soit, je préviens M. l’abbé Sieyès que, sous le nom d’experts ou d’arbitres experts, nous connaissons déjà dans notre ordre judiciaire ces auxiliaires que, sous le nom de jurys non légistes, il veut faire concourir aux jugements avec les jurys légistes. La seule différence c’est que notre ordre judiciaire actuel les emploie comme des espèces de témoins, et demande leur rapport ou leur témoignage assermenté touchant les faits litigieux des métiers, des arts et des professions sur lesquelles ils ont ou sont censés avoir des connaissances théoriques et pratiques, étrangères à nos juges etqu’ensuite, à ces faits litigieux par eux déterminés, nos juges appliquent seulementla loi ; au lieu queM. l’abbé Sieyès voudrait qu’ils fussent en même temps experts et cojuges. Mais dans cette différence du système de M. l’abbé Sieyès, et de celui de notre ordre judiciaire actuel, la supériorité de raison et de prudence ne serait-elle pas du côté de notre ordre judiciaire actuel? N’est-il pas en effet plus raisonnable que, dans ces sortes de contestations, les experts sur le fait contentieux soient réduits à déterminer ce fait uniquement, et qu’ils ne soient pas admis à y appliquer la loi, chose pour laquelle ils ne sont pas du tout experts, puisqu’ils ne connaissent pas la loi ? N’est-il pas plus raisonnable que ces témoins sur les faits d’arts, de métiers et de professions, on les emploie pour les jugements, comme on y emploie les témoins des faits ordinaires, perceptibles par tous les hommes doués d’organes sains, c’est-à-dire hors du jugement, et non dans le jugement? Ne serait-ce pas une sorte de monstruosité, qu’ils fussent dans la même affaire, et témoins et juges de leurs propres témoignages? Et si dans leur concours au jugement avec les jurys légistes, ils se trouvaient en discordance entre eux sur les faits de leur métier, de leur art ou de leur profession, dont ils rendraient témoignage, comment alors ces jurys légistes pourraient-ils passer au jugement ? Dans notre ordre judiciaire actuel, la ressource est facile contre cet inconvénient, d’une fréquence éprouvée. C’est celle d’un second' expertage ou de la nomination d’un tiers expert. Ne serait-il pas encore trop dangereux pour les causes vraies et justes, que l’expertage et le jugement fussent simultanés ; que les jurys légistes eussent à appliquer la loi avec les experts, au moment même ou ceux-ci leur présenteraient leur témoignage d’experts, avant que les parties eussent pu le discuter, avant qu’ils eussent pu relever les erreurs, ou les partialités très possibles des experts. Combien de fois, par cette discussion ultérieure toujours réservée aux parties, à l’aide d’un nouvel expertage qu’elle amenait, notre ordre judiciaire actuel a sauvé la bonne cause, mise d’abord en péril par des expertages erronés ou imposteurs ! M. Duport veut que, dans tout procès civil ou criminel, ses jurés non légistes jugent seuls d’abord les points de fait quelconques sur lesquels porte le procès, et qu’ensuite aux faits par eux ainsi déterminés, les juges légistes appliquent la loi. Tout homme, selon M. Duport, est bon pour éclaircir un fait. M. Duport entend-il donc qu’on débarrasse notre Code civil et notre Code criminel de toutes les règles, de tous les principes qu’ils tracent aux juges pour l’appréciation des faits contentieux? Entend-il que les faits contentieux sur les testaments, sur les donations, sur les successions ab intestat , sur les servitudes, sur les droits autrefois seigneuriaux, que nous avons maintenus sous un autre titre, se déterminent ou se jugent sans aucun égard aux règles et aux principes des lois, d’après lesquels ou les a déterminés ou jugés jusqu’à présent? Entend-il qu’en matière criminelle la preuve du fait imputé à crime, c’est-à-dire les reproches contre les témoins, experts et autres, les moyens de suspicion qui leur sont opposés, là crédibilité due aux dépositions des témoins même non reprochés et non suspectés, leurs discordances entières ou partielles sur le fait principal et les circonstances accessoires, les présomptions, les indices qui naissent soit des témoins muets, soit de témoins parlant isolément de divers faits séparés ou de circonstances accessoires différentes, s’apprécient et se jugent sans aucune règle, sans aucun principe tracé par les lois pour leur détermination ? Entend-il en un mot que sur tous ces objets des jugements civils et criminels, nous soyons entièrement livrés à l’arbitraire des juges ? S’il l’entend ainsi, tout homme j’en conviens, avec plus ou moins de sens, plus ou moins de probité, peut être bon pour éclaircir les faits contentieux, et nous pouvons livrer nos fortunes, nos vies et notre honneur à ces jurés, comme autrefois nos barbares ancêtres livraient à leur choix les leurs ou à l’épreuve de l’eau et du feu, ou aux hasards des combats en champ clos, ou aux jugements de leurs jurés. 494 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 mars 1790.} Que s’il n’est pas possible qu’il l’ait entendu ainsi, puisque ailleurs ce qu’il redoute le plus pour la liberté individuelle et la liberté publique, c’est l’arbitraire des jügements; puisque ailleurs encore il ne proposé ses jurés qu’à condition que notre Gode civil et notre Code criminel pourront être réduits à Un tel degré de simplicité, que tout citoyen actif pourra les avoir toujours dans sa tête : je lui dis alors qu’il ne s’entend pas lui-même quand il affirme que tout homme est bon pour éclaircir des faits contentieux ; je lui dis qu’il ne s’entend pas lui-même quand il nous parle de questions pour fait à déterminer indépendamment de toute connaissance des lois, ni quand il suppose des questions de fait qui ne soient pas en même temps des questions de droit. Pour toutes les nations tant soit peu civilisées qui ont voulu soustraire l’administration de la justice à l’empire monstrueux de l’arbitraire, ee sont là véritablement des chimères, des abstractions qui ne peuvent avoir aucun point de contact, ni avec nos seps, ni avec notre raison, je ne les conçois pas plus que le magnétisme animal. Ici, l’ascendant secret et irrésistible de sa raison éloigne un peu M. Duport des chimères et des abstractions auxquelles il s’abandonnait d’abord entièrement. Il veut bien que ce soit toujours à ses jurés qu’on attribue le soin d’établir le fàit; mais il les soumet à une condition; c’est que, dans ce jugement du fait, « ils seront aidés et dirigés par un officier de justice éclairé et expérimenté » . Mais si jamais il fut de contradiction palpable, en voilà une de M. Duport avec lui-même. Si pour éclaircir un fait il faut à vos jurés un officier de justice éclairé, expérimenté qui les aide et les dirige, « tout homme n’est donc pas bon pour éclaircir un fait ». S’il leur faut pour éclaircir un fait emprunter les lumières du savoir et de l’expérience, il faut donc pour éclaircir un fait avoir étudié les lois et s’être exercé à tes appliquer, Pour lâ détermination qp fait et pour l’application de la loi au fait déterminé, il faut donc des légistes. De trois choses l’une ; ou à chaque leçon du maître sur chaque question de fait, vos jurés toujours doués d’une rare sagacité d’esprit, la saisirent bien sur-le-champ, et sur-le-champ appliquèrent exactement au fait ; et alors, sous leur nom, ce sera leur maître qui déterminera le fait; ou ces écoliers du moment ne saisiront pas bien la leçon, et alors ils détermineront lé fait tout de travers. Qu entendant bien la leçon, mais écoliers présomptueux ét cdrrompus, ils ne voudront pas la suivre ; ét alors je vois les décisions de l’ignorance présomptueuse ou corrompue, prévaloir sur les leçons du savoir et de l’expérience. En dernière analyse, vos jurés nie réduisent à ne pouvoir espérer dé bons jugements du fait, qu’autant qu’ils seront des échos fidèles; niais à cette condition même, je n’en veux point dans les jugements; car l’écho fidèle détonne quand la voix manque de justesse. Il n’y en a eu peut-être que trop de cés échos jusqu’ici dans nos jugements du fait et du droit; il y faut surtout dés voix libres et franches, qui, chacune de leur côté, sachant au moins solfier nos lois, et même un peu exercées à leurs intonations, puissent s’avertir mutuellement, et se ramener à l’harmonie quand elles détonnent. Il y faut, dès lors, des légistes plus op ip.oj.ns musiciens sur les diverses clefs des lois. Quoi qu’il en soit, voilà pour plusieurs dés partisans dés jurés de M. DUpOrt et des jurys de M. l’abbé Sieyès, des observations qui leur apprendront peut-être que dans leur première disposition à les admettre, ils ne savaient guère ce que c’était. Voilà des observations düi démontrent que si dans les discordances par lesqüelles ifs se combattent, lés jurys de M. l'abbé Sieyès sont moins déraisonnables’ et moins dangereux pour là sûreté des jugements que ceux de M. Duport, ils y laissent vbir, cependant, moins dé raison, m'oins de sûreté dès-là même et beaucoup plus d’embarras que les juges de notre ordre judiciaire actuel ; que dans l’association de leur ignorance au savoir des légistes, le danger pour les jugements est bien plus facile à concevoir que l’utilité ; et qu’en les substituant avee les fonctions de juges i aux experts de notre ordre judiciaire, M: l’abbé Sieyès n’ën fait que de plus mauvais experts pour les jugements. Voilà enfin des observations qui, ce me semble encore, doivent convaincre tous ceux qüi pourront me lire, et me lire sans de fortes préventions, que M. Duport ne s’entend pas lui-même dans la composition de ses jürés et dans les fonctions qu’il leur attribue. Qu’il s’y livre d’abord à des spéculations chimériques, qui ne pourraient jamais se réaliser pour nos besoins judiciaires, qu’au grand péril des intérêts individuels et des intérêts publics de l’empire, qu’en livrant nos fortunes, nos vies et notre honneur, à cet arbitraire des jugements qu’il repousse ensuite lui-même comme le plus terrible ennemi de la liberté publique ; que si l’ascendant secret de sa raison le force bientôt après à s’éloigner de ses dangereuses abstractions, c'est pour le précipiter dans des contradictions palpables ayee lui-même. Qu’alors tout homme eessé d’être bon à ses yeux pour éclairer un fait, principe cependant sûr lequel, jusque-là, s’appuyait uniquement le système de ses jurés; qu’alors pour seuls déter-terminateurs du fait, il en veut en même temps et ne veut pas des jurés ; qu’il les veut d’abord, puisqu’il les propose ; qu’il ne les veut pas ensuite, puisqu’il ne les veut déterminateùrs du fait qu’aidés et dirigés par un officier de justice éclairé et expérimenté ; qu’il le veut encore bientôt après, puisqu’il entend que l’ignorance égarée ou corrompue de ses jurés dans là détermination du fait, puisse prévaloir sur la leçon du maître, d’après laquelle ils devraient se déterminer ; de sorte qu’en dernière analyse, par les vices inhérents à son système, nous nous trouvons réduits, M. Duport ey nous, lui à vouloir et à ne pas vouloir en même temps que les jugements des faits civils et criminels soient livrés à l’arbitraire ; et nous à ne pouvoir, avec quelque sécurité, espérer des jugements de l’un [et l’autre genre, avoués par les lois, seuls garants d’une justice pure, que lorsque, .sous le nômde ses jurés, les jugements seront rendus par des légistes honnêtes, éclairés et expérimentés ; ce qui, définitivement, nous amène à ne plus voir, dans ce mélange de jurés et de légistes, dont se compose le système de M. Duport, qu’une complication toujours inutile et toujours alarmante de la machine judiciaire. Je suis maintenant M. Duport dans les développements particuliers des motifs qui, selon lui, pour que tueilleure administration d$ ia justice, nécessitent i’ihstïfqtipn de sejs jurés. Tout jugement, dit M. Duport, se forme de deux [Assemblée nationale.! ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 mars 1790.] 40g opérations de l'esprit : d’abord de la détermination du fait litigieux, et ensuite de l'application de la loi à ce fait préalablement déterminé. Bientôt M. Duport lui-même nous fournira les trois opérations de l’esprit ; cependant, comme il m’est facile de concevoir que deux propositions liées entre elles par des rapports intimes peuvent aisément se réduire à une seule. Je conviendrai ici avec M. Duport qu’un jugement peut aussi se former des deux opérations de l’esprit qu’il retrace. Mais pourquoi ne pas charger, dans cet ordre successif, les mêmes hommes de loi de ces deux Opérations, lorsque, souspeine de se livrer à l’ar-Èitraire de l’esprit, c’est aux principes positifs de la lpi qu’il appartient de les régler Fune et l’autre ? Pourquoi dans les jugements des tribunaux vouloir séparer ces deux opérations de l’esprit et les confier à deux hommes différents, lorsque, dans ceS discussions privées des sociétés dont se forme le jugement suprême et presque toujours infaillible dé l’opinion publique , l’esprit de l’homme se sent invinciblement entraîné à les réüriir? N’est-ce pas contrarier trop ouvertement la méthode de délibérer et de juger que la nature impose à l’esprit humain ? Quand j’ai déterminé un fait, ne l’ai-je pas déjà jugé? Et dans ma parole comme dans ma pensée, l’approbation ou le blâme de ce fait ne succèdent-ils pas, au moment même, à sa détermination ? M. Duport compare, ailleurs, un jugement à un syllogisme. J’ai reconnu, dans Beckaria, la justesse de la comparaison; je ne la contesterai donc pas à M. Duport. Mais coupa-t-on jamais un syllogisme en deux, pour en faire goûter les prémisses par des ignorants en logique, et tirer ensuite la conséquence par dé bons logiciens? Veuillez, je Vous en conjure, vous charger seul de toute sa composition ; j’en aurai bien moins à craindre de ne pas le trouver exact dans toutes ses parties, et vous verrez vous-mêmes que quand vous en aurez d’abord déterminé la majeure et ensuite la mineure, la conséquence aussitôt viendra d’elle-même se placer dans notre pensée et dans vôtre parole, sans que vous puissiez la repousser ni de l’Une ni de l’autre. Mais une erreur trop étrange qui échappe à M. Duport dans cette composition d’un jugement à un syllogisme, et par laquelle il prépare lui-même l’écroulement de tout son système des jurés, sans qu’on puisse concevoir aucun échaf-faudage qui le retienne, la voici : la majeure est le fait, la mineure la loi, le jugement la cànséquence. Et moi, de par un oncle, professeur de philosophie, assez estimé dans sa province, qui, jadis, dans un beau latin moderne, me dicta les leçons de la logique du Port-Royal, j’ose hardiment répondre a M. Duport, qu’un syllogisme , pour être bon, doit : 1° dans la majeure, retracer une vérité générale avouée dé tout le monde, et, par conséquent, la loi dans le syllogisme jugement ; car il n’y a là de vérité généralement avouée que la loi; î° dans la mineure, déterminer le rapport particulier du sujet contentieux à la vérité générale, et, par conséquent, dans le jugement syllogisme, le rapport de ce sujet ou du fait contentieux à la loi ; car il n’y a là d’autre vérité que celle que la loi détermine ; 3° dans la conséquence, déclarer ce que la loi ordonne du sujet contentieux, car là encore, ainsi que dans la majeure et dans la mineure, la loi est la vérité suprême qui règle tout. Ainsi, la loi influe sur toutes les pàrtles du syllogisme jugement. C’est à sa lumière vive et pure qu’il appartient Seul d’en éclairer toutes les parties, pour les conduire toutes vers la justice. Gomment pouvez-vous donc Vouloir mêler danè la composition d’un tel syllogisme, des ignares et non des lettrés en lois, c’est-à-dire vos jurés et vos jurys ? Rendons ceci plus sensible par deux exemples du criminel et du civil ; lé sujet en vaut la peine. Au seul titre d’une plainte ou d'iine demandé dont les faits me sont successivement retracés par les actes des procédures qUejëliâinOi-même; et dont les avoeats, sôit dans leurs plaidoyers, soit dans leurs écrits, me rendent un compte dont la fidélité m’est bien certifiée ; moi, juge de la loi, si je suis un bon légiste, je me rappelle aussitôt les lois qui doivent régler la majeure, la mineure et la conséquence de mon jugement syllogisme; ou les avocats m’ont déjà rappelé ces lois ; et alors, sur les discordances des applications qu’ils en ont faites, voici comment je compose mon jugement syllogisme : S’agit-il, au criminel, d’üne accusation d’homicide prémédité contre Pierre? La loi punit de mort l’homicide prémédité. Or, dans la procédure où Piërre est accusé d’un tel crime; je vois d’un côté des procès-verbaux, qui, selon toutes les formes de la loi, me constatent le corps du délit ; de l’autre, une plainte, une information , dès récolements , des confrontations, tous actes revêtus aussi de toutes les formes de la loi, et dans lesquels, en tin langage naïvement circonstancié, que la loi à ce titre recommande à ma confiance, des témoins irréprochables, ou mal reprochés aux yeux de la loi m’attestent que Pierre est l’auteur du crime. Ou bien, et je l’aimerais bien mieux, tous ces garants exigés par la loi pour la conviction de Pierre manquent à la procédure. Donc, dans le premiercasde la mineure, je dois condamner Pierre à la mort, ou l’absoudre dans le second. Mais qu’ordonnerai-je du dénonciateur dans le dernier cas ? Comme la calomnie m’a toujours rempli d’une cruelle horreur, j’aurais bien Voulu qu’à cet égard nos lois m’eussent donné des ordres bien précis, applicables à tous les cas ; et, sur ce point si important pour la sûreté sociale, je les ai toujours accusées d’une barbare insuffisance, S’agit-il, au civil, d’une donation que Jean a faite entre-vifs à Paul, sous réserve de l’usufruit, et dont, à la mort de Jean, Pierre, son héritier avoué, refuse de délivrer l’émolument à Paul? La loi autorise les donations entre-vifs, sous réserve d’usufruit, en les soumettant, pour la certitude du fait de la donation, à des expressions et à des formes intérieures et extérieures qu’elle-même a soigneusement déterminées, Or, dans ce procès civil, je vois un acte qui, selon toutes les expressions et toutes les formes intérieures et extérieures tracées parla loi, me garantit que Jean a fait cette donation à Paul. On bien, cet acte ne me présente point ces expressions et ces formes de la loi, garantes du fait de la donation. Donc, dans le premier cas dé là mineure, je dois condamner Pierre envers Paul, à la délivrance de 49(5 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 mars 1790.] l’émolumenlde la donation ou l’en décharger dans le second. Voilà comment, pour être exact dans toutes les autres affaires du criminel et du civil, devront se faire tous les jugements syllogistiques. Aussi, moi légiste, pour faire ceux-là, me suis-je bien gardé d’y appeler des jurés. Et comment, dès qu’ils ignoraient les lois, auraient-ils pu : 1° établir la majeure ? c’est-à-dire, au criminel, la peine de la loi contre les homicides prémédités ; c’est-à-dire, au civil, les termes et les formes que la loi a exigés pour constater le fait d’une donation ; 2° déterminer la mineure, c’est-à-dire, au criminel, reconnaître, dans les procès-verbaux, les informations, les récolements et les confrontations, toutes les formes de la loi; dans les témoins, leur irréprochabiliié aux yeux de la loi ; dans leur langage, celui auquel elle se confie, et les caractères auxquels elle marque la préméditation du meurtre; c’est-à-dire, au civil, reconnaître dans l’acte de donation de Jean à Paul, les expressions et les formes auxquelles la loi a soumis la preuve du fait d’une donation ; 3° enfin, tirer la conséquence, c’est-à-dire déclarer que la loi condamne le premier Pierre à la mort ou l’absout, et le second, à la délivrance de l’émolument de la donation ou l’en décharge. Dans ces jugements syllogismes de moi légiste, rien n’est de moi; la majeure, la mineure, la conséquence, tout est de la loi ; je ne fais que lui prêter mon organe, et j’ai pu le lui prêter, moi qui ai l’honneur de la connaître. Mais que je m’y fusse aidé des jurés de M. Duport, comme il l’entend, ou c’est moi qui sous leur nom aurais tout fait encore au nom de la loi, ou les mineures, dont ils se fussent chargés à part, eussent été autant d’attentats contre la sûreté sociale, ou contre le premier droit de la propriété et autant d’attentats contre la loi, qui, dans les conséquences, m’eussent forcé moi-même à tuer la justice de son propre glaive. Charger à part les jurés de la mineure du syllogisme jugement ! et c’est la partie de ce syllogisme qui exige, le plus, la grande et exercée sagacité d’un bon esprit légiste, puisque c’est là que se détermine le rapport particulier du sujet contentieux, avec la disposition générale et les formes de la loi. Et M. Duport s’est encore étrangement trompé, quand il a cru que l’application de la loi au sujet ne revenait que dans la conséquence. C’est on l’a vu dans la mienne qu’elle a dû se taire; et la conséquence n’est autre chose que la prononciation de la loi sur le résultat de ce rapport particulier du sujet à elle, déterminé dans la mineure. C’est bien ici, ce me semble, que les comparaisons de M. Duport deviennent des raisons mortelles contre ses jurés. 11 suppose que tel est le mode de délibérer prescrit aux cours d’appel par notre ordre judiciaire actuel, pour leurs jugements au civil et au criminel, qu’une partie qui, sur le fait et sur le droit, réunissaient la majorité des suffrages. Et moi j’affirme sur mon honneur, que si au parlement de Paris, où M. Duport est conseiller, on suit dans les jugements le mode de délibérer qu’il retrace; si dans les hypothèses des exemples qu’il cite, les parties réunissant pour elles sur le fond et sur le droit, la majorité des suffrages, y succombent néanmoins, M. Duport dénonce aupublic, non les vices de notre ordre judiciaire civil et criminel, mais les violations qui le souillent au parlement de Paris. J’en dis autant du parlement de Rouen, s’il est vrai, comme M. Thouret a paru en convenir, qu’on y suive dans les jugements le même mode de délibérer. J’aime mieux cependant pouvoir croire que MM. Duport et Thouret tombent ici dans quelque méprise par rapport à leurs parlements respectifs; et il m’est impossible de n’en être pas convaincu, lorsque d’abord je sais par moi-même, qu’au parlement de Bordeaux, on suit un mode de délibérer précisément contraire; lorsque ensuite M. Le Chapelier m’en dit autant pour le parlement de Rennes; lorsque enfin j’observe que jamais on n’a entendu dénoncer au conseil de nos rois, aucun arrêt, ni du parlement de Paris, ni de celui de Rouen, comme ayant fait perdre leur procès à des plaideurs qui, sur le fait et le droit, réunissaient la majorité des suffrages, et qu’une telle monstruosité juridique est inouïe dans nos annales judiciaires. Mais quand le mode de délibérer les -jugements, prescrit par notre ordre judiciaire actuel, pourrait l’y produire, qu’en résulterait-il encore pour le système deM. Duport? il n’y trouverait pas le moindre appui; et la seule conséquence à en tirer, ce serait, comme on lui en a déjà fait la remarque, qu’il faut se hâter de réformer à cet égard notre ordre judiciaire, et décréter prompte ment que désormais nos juges sous les peines de la prise à partie, après avoir déterminé le fait avant d’y appliquer la loi, diviseront leurs jugements en deux parties bien distinctes, dont l’une énoncera la détermination du fait litigieux, et l’autre, l’application de la loi à ce fait déterminé. Il n’est pas possible, selon M. Duport, qu’un juge évincé sur la question du fait par la majorité de ses confrères, applique franchement la loi à un fait déterminé contre son avis; qu’il vote pour la peine légale de la mort, contre un accusé qui ne lui semble pas convaincu du crime qui la mérite. Mais sa répugnance à l’application franche de la loi, ne sera-t-elle pas tout au moins la même sur desfaits que les jurés de M. Duport auront déterminés contre son avis? Que dis-je la même! ne sera-t-elle pas cent fois plus fortè ? ne sera-t-il pas cent fois plus disposé à croire qu’il se trompe, lorsque son avis sur le fait sera évincé par une majorité de confrères dont les lumières et la probité lui sont connues, que lorsqu’il le sera par ses jurés, juges de hasard, qui ne lui seront connus que par leur fatale impéritie ? Non, reprend M. Duport; il n’aura pris, dans l’examen du fait, aucune impression en faveur d’aucune des parties pour ou contre l'accusé. Mais quand il aurait pu n’en prendre aucune jusque-là, au moment on le fait auquel il doit appliquer la loi lui apparaîtra déterminé contre son avis, ne s’intéressera-t-il pas nécessairement à la partie contre laquelle il le croira mal déterminé? ne s’intéressera-t-il pas de toutes les puissances de son âme, au malheureux accusé dont l’innocence lui est démontrée, et que les jurés de M. Duport lui proposent cependant d’envoyer à l’échafaud ? Ces horribles écueils sont inévitables pour lui et pour la pureté de la justice, à moins que M. Duport n’entende l’exclure absolument de tout examen du fait. Mais alors, combien seront plus horribles encore ceux qui succéderont! ce sera donc en aveugle qu’il aura à frapper du glaive de la loi, [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 31 mars 1790.] - 497 les victimes infortunées que lui désignera le jugement des jurés, comme ensuite le bourreau aura à les immoler avec les instruments homicides? Si c’est à un tel ministère que M. Duport appelle, dans son système, les juges de la loi, qu’il lescherche hors de l’empire; je lui garantis qu’il n’en trouvera point en France; j’hpnore même trop l’humanité pour croire qu’il en puisse trouver en aucun lieu de la terre; et malgré son extrême répugnance à vouloir que les mêmes individus soient juges du fait et du droit, il faudra bien qu’il se résigne à charger ses jurés de cette double fonction. Mais alors tous les écueils qu’il craint pour l’impartialité des juges de la loi, se reproduisent pour celle de ses jurés; tant il est inévitable que tout système qui outrage la raison, précipite son auteur dans les abîmes des contradictions. M. Duport gémit de cette multiplicité et de cette complication de nos lois civiles, qui en font une science très difficile à acquérir. Il voudrait qu’elles pussent être connues de tous les individus du peuple, comme chacun d’eux connaît le contrat privé que le notaire lui a lu, et qu’il a signé. Mais serait-ce les bien connaître encore? et est-il bien rare que l’homme du peuple ne connaisse pas le contrat qu’il a signé, d'après la lecture que lui en a faite le notaire? Je trouve encore ici que les comparaisons de M. Duport manquent un peu de justesse, et deviennent un peu des raisons contre son argumentation. Quoi qu’il en soit, c’est de tout mon cœur que j’adhère à son vœu, pour une simplification de notre Gode civil. Mais j’aurais bien voulu qu’avant de vous exprimer, ce vœu, pour le faire servir de passeport à ses jurés, il eût essayé de nous faire un Code civil d’une simplicité qui le rendît portable dans les têtes de tous les citoyens actifs de l’empire. Il eût vu d’abord si c’est là un ouvrage dont il soit donné à l’homme de surmonter les grandes difficultés dans l’état actuel de notre civilisation ; et nous aurions vu ensuite s’il les aurait surmontées ; si même son Gode civil, saisissable par la mémoire de tout citoyen actif de l’empire, ne compromettrait pas plus la pureté de la justice dan3 nos tribunaux, que ce Gode civil si compliqué qui eu règle aujourd’hui les décisions. Voilà une vue sur laquelle ne veulent point du tout s’arrêter les philosophes de nos jours, qui, en traitant cette question, ne peuvent théoriquement même y porter que des lumières très incomplètes et qui ne peuvent y porter aucunes connaissances pratiques, sans lesquelles cependant il est impossible de la bien éclaircir. Quoi qu’il en soit, en attendant ce chef-d’œuvre d’un Gode civil susceptible d’être lu par cœur comme le catéchisme, par tous les chrétiens actifs du royaume, et caution très valable en même temps d’une administration .de la justice souverainement impartiale, et par conséquent pure de tout arbitraire, M. Duport croit que, malgré la complication et la multiplicité de nos lois civiles actuelles, « dans tout ce qui n’est pas loi, dans ; tout ce qui est fait, et qui n’a besoin que du bon sens et de la connaissance du local, nous devons - dès aujourd hui en revenir aux idées prématurées », et, comme nos bons premiers pères, nous faire juger par nos amis, par nos voisins, c’est-à-dire par ses jurés. ' Mais j’aurais bien voulu que M. Duport eût entrepris de nous expliquer ce qui, dans nos procès civils d’aujourd’hui, peut n’être pas loi, peut ne j pas exiger une étude particulière, peut être fait î 4re Série, T. XII. absolument, et n’avoir besoin pour la décision que. du bon sens et de la connaissance du local? Est-ce dans les procès sur les testaments ? Tout y est loi, le fait môme. Car sa détermination, si les clauses où il est consigné sont obscures, dépend absolument des règles de la langue que les lois ont tracées par ces actes ; et sa preuve de l’accomplissement et des formes qu’elles y ont exigées. De même dans les procès sur les donations. De même dans les procès des contrats dont l’objet excède la valeur de 100 livres. De même dans Jes procès sur les successions ab intestat toujours dépendants, pour le fait, des preuves de filiation et des degrés de parenté consignées dans les actes; et pour le droit de nos lois statutaires ou civiles, qui, dans les lignes ascendantes ou descendantes, et dans la ligne collatérale, appellent tels ou tels ascendants ou descendants, et dans la ligne collatérale, appellent tels ou tels ascendants et descendants, tels ou tels collatéraux de tel ou tel degré. De même dans les procès sur les servitudes, qui, dans presque toute la France, ne sont admissibles que par titres. De même dans les procès qui s’ouvriront sur les droits maintenus des lods et ventes. De même enfin dans presque tous les procès qui devront se régler d’après nos décrets concernant les autres droits, jadis féodaux, dont la justice, au fond, a exigé le maintien . Est-ce dans nos procès de commerce? Mais dans ces procès, c’est encore l’ordonnancé du commerce qui règle les jugements, et qui, quoique honnêtement simple, ne l’est cependant pas assez pour que la mémoire de tout citoyen actif puisse de sitôt s’en emparer ? Nos juges actuels dans ces procès, sont tout à la fois théoriciens et praticiens dans les lois destinées à les régler. Est-ce dans les procès d’amirauté? Ils se règlent d’après une ordonnance de la marine dont la promulgation fut l’une des grandes époques de la gloire de Louis XIV ; qui encore aujourd’hui passe pour bonne, et même [tour assez simple, mais qui, malgré cela, exige des' études profondes et la connaissance même de beaucoup de lois romaines, dont, pour être bien saisies, plusieurs de ses dispositions ont besoin d’être rapprochées. Et c’est, je l’avoue, avec une sorte de plaisir que je saisis cette occasion de prédire très affirmativement à ceux qu’on chargera de donner à la France de nouvelles lois civiles, qu’ils ne lui en donneront que de très mauvaises, s’ils ne sont profondément instruits des lois romaines. Alors seulement leur philosophie moderne pourra mettre tous nos droits sociaux sous la sauvegarde, non sans doute inviolable, mais toujours imposante de l’éternelle raison. Ainsi, jusqu’à ce qu’un nouveau Gode nous arrive, qui, sur chacune de nos questions litigieuses, nous assure d’un mot, une justice toujours pure d’arbitraire, ce sera par nos lois civiles actuelles, si multipliées, si compliquées selon M. Duport, que devront se régler tous nos procès sur tous les objets de notre droit civil queje viens de parcourir ; et comme ces lois soumettent les faits mêmes à la preuve par acte, comme elles tracent en mè ne temps les conditions, les formes et même les termes qui pourront la produire dans les actes; comme il ne sera pas possible, dès lors, qu’une questionjde fait s’y présente, qui ne soit aussi une question de droit, ce ne sera pas asséz;du bon sens arbitraire de l’homme pour les décider; il 32 498 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 131 mars 1790.] faudra que ce bon sens soit éclairé par toutes ces lois destinées à lui servir de guide et de règle dans le jugement. Rien, dès lors, à y faire pour les jurés de M. Duport, qui n’y pourraient porter que leur sens commun arbitraire* Mais les objets de notre droit civil# ci-dessus retracés, en épuisent à peu près toute la matière. Car qu’y reste-t-il ensuite? Les procès peu importants des conventions au-dessous de 100 livres, des actions possessoires, des fermes et des locations que notre ordre judiciaire qüalilie de sommaires. Serait-ce sur ceux-là que M. Duport voudrait nous affubler de ses jurés? Mais dans notre ordre judiciaire actuel ces sortes de jugement sont déjà très faciles et très simples ? qu’est-il besoin de les embarrasser par Un double attirail de jurés et de juges ? 11 semble que M. Duport veuille compliquer dans nos jugements, ce qui de soi devait nécessairement y être simple, et simplifier ce qui de soi n’y pouvait être que plus ou moins compliqué. En Angleterre même d’où il tire ses jurés, ces sortes de causes sont abandonnées à la juridiction définitive des légistes juges de paix. Voudra-t-il maintenant que, pour le plàisir uniquement d’adapter à ses jurés notre droit civil, nous abrogions les lois qui.depuisi’immortel L’Hôpital, y soumettent les faits sur toutes les matières importantes, à la preuve par acte, et en excluent la preuve testimoniale ? J’espère qu'ici le nom au moins du législateur L’Hôpital en imposera à M* Duport; j’espère qu’ici les doléances des Assemblées nationales de pos ancêtres contre les fléaux litigieux de tous les genres, dont les accablait auparavant la licence de la preuve testimoniale en matière civile, retentiront encore aux oreilles de M. Duport* j’espère qu’il ne voudra point retrancher de notre Gode civil des lois qui lui donnent sut* les Godes de tous les autres peuples civilisés de la terre, une supériorité reconnue de raison, de prudence et de sagesse. Et je ne puis craindre, dès lors, qu’à Cet égard du moins, il entreprenne de réformer notre Gode civil. Ne serait-ce donc que pour les causes sommaires qu’il voudrait nous faire .revenir à ces premiers âges de la société, ou les différends des citoyens, tous alors vraiment sommaires étaient arrangés et terminés par leurs amisÿ par leurs voisins. G’est vouloir, en d’autres termes, que ces sortes de procès soient réglés par des compositions aimablement arbitrales* Mais pouvons-nous, à titre Coactif, imposer aux citoyens une forme de faire vider ces différends, qui pour ceux-là, comme pour tous les autres, ne peut, de sa nature, appartenir qu’à là confiance ? Ce sentiment se commande-t-il? Ne doit-il pas être libre à tout citoyen de préférer, dans ses différends avec un autre, le jugement de la loi à l’arbitrage de l’homme ? On s’il la préfère, seule hypothèse dans laquelle nous raisonnons ici, comment M. Duport peut-il me parler d’amis pour juges? La loi les récuse. Comment peut-il me parler de voisins? Il n’y a point d’indifférents parmi eux pôur les parties. S’ils ne sont pas les amis de l’tme ou de l’autre, ils en sont les ennemis. Amis ou ennemis même de tous les deux, ce n’est pas au même degré qu’ils le sont ; et s’ils ne savent pas les lois, s’ils n’en sont des ministres soumis# si leur respect pour elles ne contient dans leurs âmes les inspirations de l'amitié ou de la haine, la seule nuance qui y distinguera lés degrés de l’un ou l’autre sentiment, sera la seule règle de leur jugement* « Aucune des parties ne donbaîtra les jurés qüi doivent les juger,, qu’au moment où elle les verra sur le siège, prêts à juger leur différend* » Mais les jurés connaîtront eux-mêmes les deux parties avec de l’amitié ou de la haine dans le cœur Contre l’une ou contre l’autre, ou contre les deux* Mais d’avance même, le shériff qui compose et envoie au juge la liste de des jurés, pourra les avoir fait connaître à l’une ou à l’autre des parties. Sans cela, comment le Code criminel anglais pourrait-il nous parler de jurés punis par le banc du roi, pour avoir, durant la litispendance, mangé et bu avec ou Ghez les plaideurs? « La liberté, reconnue à chaque partie, d’étendre jusqu'à un certain point les récusations sans cause exprimée contre ces jurés, purgera leur liste de tout ce qui s’ÿ trouvera d’impur, et n’v laissera subsister que des juges du fait entièrement impartiaux. » Mais les récusations sans cause exprimée ne pourront-elles pas se trouver erronées, et ne se dirigeant que contre les purs de la liste, y laisser subsister les impurs? N’est-ce pas ainsi qu’en Angleterre lés récusations envoient sur le siège des jurés ivrognes et gourmands, vils parasites du plaideur auquel ils font gagner sou procès? « Que l’on tire au sort parmi ceux qui, sUr la liste, échapperont aux récusations, voilà encore, dit M* Duport, un moyen de rompre de plus en plus les calculs de la haine et de l'amitié. » Mais si le sort envoie au tribunal ceux des jufés précisément que ces sentiments ignorés des plaideurs pourront y partialiser? Je crois m’entendre proposer en Vérité par le président de Rabelais, de livrer les jugements aux chances des dés qui sortiront du cornet. Des juges inconnus, des juges de hasard, des juges tirés au sorti Don nez-moi, donnez-moi des juges qui me soient d’avance connus pour éclairés et intègres. Ma confiance anticipée dans leurs lumières et leurs vertus, doit pr éparer ma paisible résignation au jugement par lequel ils pourront me condamner. Bon Dieu, bon Dieu, comme à force de vouloir la raffiner, nos philosophes non légistes obscurcissent la distribution de la justice ! M. Duport s’enchante cependant à prévoir que par des mesures si fort au rebours du sens commun, ses jurés, juges du faiti se rapprocheront du caractère sublime et touchant des arbitres. Faut-il donc que je rappelle à M. Duport, que s’agissant ainsi de jugement et non d'arbitrage, ce n’est point des arbitres, mais des juges que nous avons à donner aux citoyens? Faut-il que je lui rappelle cette vérité si connue, qu’en jugement, la plus mortelle ennemie de la justice est précisément cette équité arbitraire qui a la folie de se croire plus sage que la loi, et la témérité de se substituer à sa raison; que tout ce qu’elle ordonne au delà ou en deçà de la loi, est, en matière civile, un attentat contre la propriété; et, en matière criminelle, un attentat contre la sûreté publique. M. Duport redoute les collections de légistes chargés de jugements civils et criminels. Ou ne peut éviter, dit-il, qu’il ne s’y forme un esprit de corps qui menace tôt ou tard l’esprit public. Alors# selon M. Duport, que ces collections de 499 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [31 mars 1790.] juges s’unissent trop intimement, ou au peuple, ou au pouvoir exécutif, la sûreté nationale est en danger. Mais d’abord en esprit de corps comme en tout autre genre d’esprit, il peut y en avoir un bon et un mauvais. Si, par exemple, l’esprit de corps de ces collections déjugés légistes était de se faire respecter par la gravité de leurs mœurs, au milieu de la légèreté des mœurs nationales; par une modeste simplicité au milieu des corruptions du luxe; par une conduite pure qui, hors de l’enceinte même de leurs tribunaux, garantît et publiât les principes n plan, il ne m’avait fait sentir qu’il parlait d’âme et de conscience, je ne sais pas en vérité, si je ne l’aurais pas un peu... Je n’achèverai pas; ç’e?t de toute mon âme que je repousse un soupçon qui ne s’est offert qu’à ma plume. Quoi qu’il en soit, comme citoyen et comme avocat, voilà les dispositions tje ma raison, de mon esprit et de mon cœur en discutant les plans de Duport et Sieyès. Qn peut donc être bien persuadé qu’en les rejetant, je crois combattre pour la patrie et lui faire l’un des plus grands et des plus beaux sacrifices qu'un ayoçat ait jamais eu à lui offrir. DEUXIÈME ANNEXE à laî$aw,Gç<]la l’A§semW4$mHQwle du% l mar«l790. Quelle doit être l’influence de V Assemblée nationale de France, sur les matières ecclésiastiques et religieuses? par M. de JLafare, évêque de Nancy, député de Lorraim (1). Dans la séance du 12 février dernier, j'ai cru qu’il était de mon devoir d’élever la voix pour obtenir, s’il était possible, que le décret qui menaçait les ordres religieux, fût suspendu du moins jusqu’à ce que les intentions des provinces eussent été consultées et leur vœu légalement recueilli conformément aux dispositions tjii décret du 2 novembre précédent (2). Dans cette eircon-(1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur - (2) L/Assemblée nationale a décrété que « tqug leg Jbieus ecclésiastiques §ont à la disposition de ta nation, à ta pharge