SÉANCE DU 2 BRUMAIRE AN III (23 OCTOBRE 1794) - N° 50 395 représentants du peuple, après avoir passé par ces trois filières, n’en sortent avec tous les caractères de la vérité, et que vous ayez jamais à vous reprocher ni enthousiasme, ni prévention, ni précipitation. L’objection de la cumulation des deux fonctions de jury d’accusation et de jury de jugement devient nulle lorsque les premières sont confiées à une commission, et que la Convention remplit les secondes. A la vérité, la commission ne votera point dans ce jugement, de même que la Convention n’aura point coopéré à l’acte d’accusation; mais cet inconvénient est moins grave que celui de réunir ce qui doit être séparé pour le plus grand intérêt de la justice ; et d’ailleurs il n’est point de considérations qu’il ne faille sacrifier au premier de tous les principes dans un gouvernement représentatif et démocratique : c’est que, par respect pour le peuple, un représentant ne puisse être jugé que par les autres représentants, ne pouvant pas l’être par le peuple lui-même, son juge naturel. M’objectera-t-on les lenteurs et les détails fastidieux d’une procédure devant un corps politique, qui doit plutôt s’occuper à faire des lois? L’aréopage et le sénat de Rome ne trouvaient point de temps mieux employé que celui qu’ils mettaient à expulser de leur sein ou à envoyer à la mort ceux de leurs membres qui dégradaient leur auguste caractère. Vous aurez consumé trois mois à juger le dernier tyran des Français, qui ne fut leur représentant que par usurpation : regretteriez-vous trois jours pour prononcer sur le sort d’un véritable délégué, d’un représentant avoué du peuple? Croyez d’ailleurs, si vous adoptez le projet que je vous propose, que vous n’aurez pas souvent à remplir le douloureux ministère de juger vos collègues. La majesté de ce tribunal, et la terrible dégradation qui doit frapper le coupable sous les yeux de la France et de l’Europe entière, comprimeront le crime, rendront familière la vertu, et bientôt le peuple français n’aura plus que des représentants dignes de lui. Je finis par cette observation, et je l’adresse à ceux qui s’obstinent à dire que la Convention ne doit être, en aucun cas, jury de jugement : ne vaudrait-il pas mieux qu’elle le soit en effet, que de le devenir par les conséquences sans l’avoir été? Où sont les décrets d’accusation qui n’aient pas été des arrêts de mort? Voici le projet de décret : La Convention nationale décrète ce qui suit : Art. PREMIER - Toute dénonciation tendant à compromettre l’honneur ou la vie d’un représentant du peuple sera portée directement à la Convention nationale. Art. II. - Elle sera signée et appuyée de pièces justificatives, ou elle énoncera celles dont on entend se servir. Art. III. - La Convention nationale en fera le renvoi à ses trois comités de Salut public, de Législation et de Sûreté générale, qui, au vu des pièces remises et de toutes autres qu’ils sont autorisés à recevoir, discuteront, s’il y a lieu ou non à examen, et en feront le rapport dans les trois jours. Art. IV. — Si la Convention nationale décrète qu’il y a lieu à examen, il sera formé, dans la même séance, une commission de dix-sept de ses membres, choisis par le sort, qui, au vu des pièces transmises par les trois comités, examineront s’il y a lieu à accusation, et feront individuellement leur déclaration à la tribune, dans le même délai de trois jours, par oui ou par non. Art. V. — Si la déclaration est qu’il y a lieu à accusation, la Convention nationale mettra en état d’arrestation le représentant du peuple accusé, et déclarera qu’il est en jugement devant elle. Art. VI. - Il sera présent aux débats et à toute l’instruction, sera entendu lorsqu’il demandera à l’être, et pourra proposer et établir tous ses moyens de justification. Art. VTI. - Lorsque la Convention nationale aura déclaré qu’elle est suffisamment instruite, il sera tenu de se retirer. Il sera procédé de suite à un appel nominal, ou à plusieurs appels nominaux, suivant les résultats successifs, où chaque membre s’expliquera sur le fait, l’auteur ou l’intention. Art. VIII. - Les membres qui auront formé la commission s’abstiendront de voter dans les appels nominaux. Art. IX. - Si, par le dernier résultat de ces appels nominaux, l’accusé est déclaré convaincu, il paraîtra à la barre, et le président lui adressera ces paroles : «... N..., la Convention nationale te déclare convaincu d’avoir... avec mauvaise intention. Elle te dégrade, par mon organe, du caractère sacré de représentant du peuple, et te renvoie devant le tribunal... pour l’application de la peine due à ton crime. » GOUPILLEAU (de Fontenay) : Il serait difficile d’exprimer des idées bien suivies sur une question aussi délicate, sans les avoir méditées auparavant. Cependant il me sera facile de démontrer que ce dernier projet ne doit pas être adopté : d’abord il fait remplir à la Convention les fonctions de jury d’accusation et de jury de jugement. L’auteur du projet a bien senti qu’on pourrait lui faire ce reproche, et, pour l’éviter, il tombe dans une faute plus grande encore : il propose de diviser la Convention en deux chambres. Il est constant que la Convention est une, et que ses délibérations doivent être prises par tous ses membres. Eh bien! si vous adoptez le projet de décret qu’on vous propose, il en résulterait que la Convention ne pourrait point participer à la délibération de la commission des dix-sept membres qu’on vous propose, et qu’à leur tour ces dix-sept membres ne pourraient participer à la délibération générale de la Convention. Ainsi vous scinderiez la Convention, ainsi vous établiriez le germe de deux chambres. Je crois que cela suffit pour exiger au moins une grande méditation du sujet. Un membre [GIROT-POUZOL] (146) : Il y a deux projets opposés; cela suffit pour nécessiter l’impression de tous deux, dans une ques-(146) J. Paris, n” 34. 396 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE tion qui intéresse la représentation nationale. Ce n’est point à elle à prononcer sur la vie ou la mort de ses membres ; car dans une assemblée les passions sont sujettes à être irritées, elles produisent souvent des haines qui pourraient influer beaucoup dans les jugements qu’on porterait. Il pourrait encore arriver qu’un représentant du peuple, se rappelant de quelle manière un de ses collègues aurait voté contre un autre auquel il était attaché, se vengerait ensuite de celui-là lorsqu’il pourrait prononcer sur son sort. Je demande l’impression et l’ajournement (147). BENTABOLE : Puisque la Convention n’est pas convaincue que le projet de décret présenté par ses trois comités doit obtenir la préférence. Je demande, comme le préopinant, l’impression et l’ajournement ; mais je voudrois aussi que le rapporteur rédigeât les motifs qui ont déterminés les trois comités, ils seroient peut-être utiles pour éclairer la Convention. La Convention décrète que les deux projets seront imprimés et discutés trois jours après la distribution (148). [Roux demande que quand les comités présenteront une loi de cette importance, ils la fassent précéder d’un rapport. C’est avec des rapports, dit Tallien, que Saint-Just et Robespierre ont entraîné la Convention dans l’abîme. On passe à l’ordre du jour sur la proposition de Roux.] (149) 51 Le Moniteur devant être le dépôt des pièces historiques les plus importantes, nous y insérons la déclaration suivante, trouvée dans les papiers de De Perret, et qui a servi de motif à l’arrestation des soixante et onze députés détenus. Elle est imprimée par ordre de la Convention, et doit trouver sa place dans les annales de la révolution (150). Les représentants du peuple français soussignés (151) : (147) Moniteur, XXII, 315-317. Débats, n° 764, 524-529; mention dans C. Eg., n° 796; Gazette Fr., n” 1025; J. Fr., n° 758; J. Perlet, n° 760; Mess. Soir, n° 796; M. U., XLV, 44. (148) C 322, pl. 1363, p. 31, minute de la main de Guim-berteau. Décret attribué à Goupilleau (de Fontenay) par C* II 21, p. 15. J. Paris, n” 34; J. Mont., n" 10; Débats, n' 760, 469; Ann. R.F., n° 32; F. de la Républ., n” 33; Gazette Fr., n° 1025; J. Fr., n” 758; J. Perlet, n” 760; J. Univ., n 1793; M. U., XLV, 44. (149) F. de la Républ., n° 33; J. Fr., n° 758. (150) Moniteur, XXII, 385-386 ; Ann. Pair., n 663; Gazette Fr., n° 1027 ; M. U., XLV, 67-69. Nous avons jugé utile de reproduire ici ce texte, en complément du décret de transfert à leurs domiciles des vingt députés détenus (voir ci-dessus, n° 32). (151) Note qui se trouve au bas du manuscrit : « Les trente-deux proscrits mis en arrestation partagent sans doute les mêmes sentiments ; mais aucun d’eux n’a souscrit la présente déclaration » (Note du Moniteur). Considérant qu’au milieu des événements qui provoquent l’indignation de la République entière ils ne peuvent garder le silence sur les attentats commis envers la représentation nationale sans s’accuser eux-mêmes d’une honteuse faiblesse ou d’une complicité encore plus criminelle ; Considérant que les mêmes conspirateurs qui, depuis l’époque où la République a été proclamée, n’ont cessé d’attaquer la représentation nationale, viennent enfin de consommer leurs forfaits en viciant la majesté du peuple dans la personne de ses représentants, en dispersant ou enchaînant quelques-uns d’entre eux, et en courbant les autres sous le joug de la plus audacieuse tyrannie; Considérant que les chefs de cette faction, enhardis par une longue impunité, forts de leur audace et du nombre de leurs complices, se sont emparés de toutes les branches de la puissance exécutive, des trésors, des moyens de défense et des ressources de la nation, dont ils disposent à leur gré et qu’ils tournent contre elle; Qu’ils ont à leurs ordres les chefs de la force armée et les autorités constituées de Paris ; que la majorité des habitants de cette ville, intimidée par les excès d’une faction que la loi ne peut atteindre, effrayée par les proscriptions dont elle est menacée sans cesse, non-seulement ne peut pas réprimer les manoeuvres des conspirateurs, mais que souvent même, par respect pour la loi qui commande l’obéissance aux autorités constituées, elle se voit forcée de concourir en quelque sorte à l’exécution de leurs complots ; Considérant que telle est l’oppression sous laquelle gémit la Convention nationale qu’aucun de ses décrets ne peut être exécuté s’il n’est approuvé ou dicté par les chefs de cette faction; que les conspirateurs se sont constitués les seuls organes de la volonté générale, et qu’ils ont rendu le reste de la représentation nationale l’instrument passif de leur volonté; Considérant que la Convention nationale, après avoir été forcée d’investir d’une autorité illimitée les commissaires qu’elle a envoyés dans les départements et aux armées, et que cette faction a exclusivement désignés, n’a pu réprimer les actes arbitraires qu’ils se sont permis, ni même formellement im-prouver les maximes incendiaires et désor-ganisatrices que la plupart d’entre eux ont propagées ; Considérant que non-seulement la Convention nationale n’a pu faire poursuivre ni les dilapidations de la fortune publique, ni les scélérats qui ont commandé des assassinats et des pillages, mais encore que les conspirateurs, après avoir vu leurs projets échouer dans la nuit du 10 au 11 mars, en ont repris l’exécution avec plus de succès à l’époque des 20, 21, 27 et 31 mai, 1er et 2 juin derniers; Qu’à cette dernière époque on a fait battre la générale, sonner le tocsin et tirer le canon d’alarme ; que les barrières de la ville ont été fermées, toutes les communications intercep-