[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [l*r avril 1790.] 513 M» Bouche. Il me semble qu’on veut traiter une question différente de celle qui est à l’ordre du jour ; celle de savoir si le commerce dans l’Inde doit ou ne doit pas être fait par une compagnie privilégiée. Je la crois absolument étrangère, et je demande que, pour ne pas perdre huit jours en discussions inutiles, les orateurs se renferment scrupuleusement dans la question unique : « Le privilège de la compagnie actuellement existante sera-t-il confirmé, oui ou non? » Je désire que l’Assemblée statue sur ma demande avant que la discussion commence. (L’Assemblée décide qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur cette motion.) M. Crilletdc LaJacqucminière. Le commerce de l'Inde sera-t-il exclusif ou libre ? S’il s’agissait du commerce en général, la question ne serait pas un problème; on répondrait en citant la déclaration des droits. Partisan de la liberté, je ne plaiderai pas la cause d’une compagnie dont le régime vicieux me semble devoir entraîner la proscription, d’une compagnie régie par des administrateurs perpétuels choisis par le ministre auquel ils sont comptables. Sans doute s’il était prouvé que l’activité de nos manufactures dépendît d’une liberté sans bornes, il faudrait la consacrer; mais, au contraire, si nos manufactures, déjà réduites à une espèce d’inaction, allaient devenir absolument oisives à l’époque du retour de ses nombreux vaisseaux, dont on annonce que les mers des Indes seront couvertes, ce décret ne serait plus qu’un acte de proscription de l’industrie nationale. Si l’Angleterre a prospéré dans ce genre de commerce, c’est que la compagnie anglaise est souveraine, ou plutôt despote dans cette partie du monde; c’est parce qu’elle y tient dans l’esclavage plus de vingt millions’d’hommes, sur lesquels elle lève annuellement trente millions de contributions. Que sont quelques comptoirs isolés, comparés à ces immenses avantages que l’humanité ne nous permet pas d’envier? — M. de La Jacqueminière établit ensuite les dangers de l’entièreiibertédu commerce de l’Inde, qui porterait un coup mortel à notre industrie nationale; il ne se dissimule pas les désavantages d’une compagnie exclusive, et, après avoir examiné les uns et les autres, il développe les raisons sur lesquelles on peut adopter un parti mitoyen, qui se prête à notre goût pour les superfluités, établit une balance égale entre les dépenses et le produit de l’exportation. Il pense qu’on pourrait confier ce commerce à des négociants ou armateurs, qui, sacrifiant leur avantage particulier aux grands intérêts de la patrie, trouveraient aans l’exercice d’une concession vraiment nationale, restreinte dans des bornes étroites, de quoi s’indemniser de l’avance des fonds qu’ils seraient forcés de faire. M. Gillet de La Jacqueminière propose le décret suivant : Projet de décret. « Art. l-x Le privilège de la compagnie actuelle de l’Inde sera supprimé à compter du 1er avril, et cependant la compagnie pourra faire au port de Lorient, en franchise et exemption des droits qui lui avait été accordés, les retours et expéditions qu’elle auraitfaits avant cette époque : toutes importations et ventes particulières continueront d’être prohibées comme par le passé. Art. 2. Il sera incessamment nommé, par l’as-lrc Série. T. XII. semblée générale des actionnaires ayant voix délibérative, des commissaires en nombre égal à celui des administrateurs actuels; lesquels, conjointement avec ceux-ci, et d’ici à l’époque qui va être fixée, géreront les affaires de la dite compagnie; et immédiatement après les derniers retours et les dernières ventes, procéderont ensemble à la formation et liquidation des comptes de ladite compagnie, laquelle liquidation cependant ne pourra s’exécuter qu’après qu’elle aura été présentée et soumise à l’assemblée générale des actionnaires ayant voix délibérative, et agréée par elle à la majorité. Art. 3. Le comité d'agriculture et de commerce présentera, sous un mois, à l’Assemblée nationale le plan d’une association particulière pour le commerce de l’Inde, dans lequel il cherchera à concilier les intérêts des manufactures et du commerce, avec le besoin et les avantages nationaux et ceux de nos colonies dans l’Inde. » M. de Sinéty rappelle le degré de perfection où se trouvait le commerce de France en 1785, époque à laquelle le privilège exclusif a été accordé à la compagnie de Indes; il développe plus particulièrement les moyens que réunissent les négociants de Marseille de rendre ce Commerce infiniment avantageux à l’Etat, tandis qu’il ne l’est qu’à une compagnie; il conclut en faveur du commerce libre, et demande que le décret soit rendu dans la séance, attendu qu’ajourner la question ce serait prolonger un privilège expirant, et jeter ainsi la consternation dans les places du commerce, qui n’attendent, pour faire partir des vaisseaux, que le moment où ils pourront les faire partir librement et sans crainte. M. Le Chapelier. Je demande que l’on aille aux voix, si, comme je le crois, il ne peut y avoir deux opinions sur la matière qui nous occupe. (De très grands murmures annoncent que les opinions ne sont pas aussi conformes que le pense M. Le Chapelier.) M. Ce Chapelier. Eh bien ! que les apologistes des privilèges fassent valoir leurs raisons. M. le marquis de Bonnay. Pour mettre plus d’ordre dans la discussion, je demande que les orateurs expliquent, avant de commencer, s’ils parleront pour ou contre la compagnie des Indes. M. de IVoaillcs. J’observe, pour redresser ce que vient de dire le préopinant, qu’on ne parle ni pour ni contre la compagnie, mais pour ou contre les privilèges. M. l’abbé Maury. La question qui nous occupe n’est point une question de commerce, mais une importante question d’État. Trois États d’Europe ont entrepris Je commerce de l’Inde, la Hollande, l’Angleterre et la France ; deux de ces Eiats sont régis par un gouvernement républicain ; trois fois cette grande question a été discutée devant les plus célèbres négociants de l’Europe, et trois fois le problème a été résolu en faveur du privilège exclusif de ces États : la France est celui où, jusqu’à présent, la liberté individuelle a été le moins respectée, et c’est aussi celui où l’on ait mis sérieusement en question si le commerce de l’Inde serait libre ou exclusif. Deux considérations ont jeté de la défaveur sur tout privilège exclusif ; on a d’abord allégué qu’il était *33