202 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE chargé le département de Paris, ne lui permet pas de suivre la vente des meubles et immeubles nationaux situés dans son arrondissement avec toute l’attention que commande l’importance dont ils sont pour les finances de la République; après avoir ouï le rapport [de Portiez, au nom] de ses comités de Salut public et des Finances, décrète ce qui suit : Article premier. - Il sera établi un bureau pour la conservation, location et vente des domaines nationaux, meubles et immeubles de tout espèce, spécialement chargé des fonctions qui étoient attribuées pour cet objet au département de Paris et au district y réuni, à la commission établie à la maison de Coigny, et à celle chargée de la vente du mobilier de la liste civile au garde-meuble. Art. II. - Ce bureau sera composé de trois membres : ils seront collectivement responsables de leurs opérations, qu’ils distribueront néanmoins entr’eux pour l’ordre et la facilité du travail. Les délibérations et la correspondance seront signées par deux d’ entr’eux au moins. Art. III. - Il sera chargé, dans Paris, de l’exécution de la loi du 4 avril 1793 (vieux style), relative à la division des domaines nationaux ordonnée pour parvenir à une vente plus avantageuse. Art. IV. - Il sera chargé de faire apposer les scellés sur les biens des émigrés, condamnés, déportés. Il fera procéder à la levée des scellés et à l’inventaire des effets et meubles desdits individus, et dans la décade qui suivra la levée des scellés à la vente de ces meubles et effets, en réservant tout ce qui sera jugé utile pour les arts ou pour les muséum nationaux, sur l’avis de la commission des Arts. Art. V. - L’article VI du décret du 24 avril 1793 (vieux style), qui défend de faire plus de quatre ventes par jour dans Paris, est rapporté. Art. VI. - Le bureau fera procéder à l’inventaire et à la division des titres et papiers trouvés sous les scellés, et les fera transmettre aux diverses autorités qu’ils peuvent concerner. Art. VII. - Ils vérifiera et apurera définitivement les comptes des régisseurs et autres agens des émigrés, condamnés ou déportés, et fera verser entre les mains des receveurs du droit d’enregistrement et des domaines les reliquats qui pourront en résulter. Ceux desdits régisseurs et autres agens qui, d’après l’apurement de leurs comptes, se trouveroient en avance, se pourvoieront de la même manière que les autres créanciers de l’Etat. Art. VIII. - Il aura sur les préposés du droit de l’enregistrement, pour l’administration qui lui est confiée, la même surveillance qu’exerçoit le département. Art. EX. - Il remplira toutes les fonctions attribuées au agens nationaux de district, tant pour représenter les absens et émigrés dans les successions ouvertes et qui s’ouvriront à l’avenir, que pour l’exécution des lois des 20 mars 1793 (vieux style) et 10 frimaire dernier, et généralement pour tout ce qui a rapport aux domaines nationaux de toute nature. Art. X. - Les frais d’administration, de garde, de vente des biens nationaux, meubles et immeubles, les traitemens et autres dépenses du bureau, seront payés sur les fonds mis à la disposition de la commission des revenus nationaux, et dans les formes prescrites pour les dépenses publiques. Art. XI. - Le département de Paris, comme ayant fait fonctions de district, la commission établie à la maison Coigny, et celle chargée de la vente du mobilier de la liste civile au garde-meuble, rendront compte, dans la décade qui suivra la publication du présent décret, de leur gestion à la commission des revenus nationaux. Art. XII. - Le département de Paris, comme ayant fait fonctions de district, terminera dans le même délai la remise qu’il doit faire à la Trésorerie nationale de tous les bons Lecouteulx et Dibarrat, et autres effets qui ont été donnés en paiement des biens nationaux acquis dans le district de Paris. Art. XIII. - Le bureau exercera les fonctions de surveillance attribuées ci-de-vant au département de Paris, sur les deux districts de Franciade et de l’Egalité, pour l’administration et la vente des domaines nationaux. Art. XIV. - Les déclarations actives prescrites par les lois des 30 octobre, 20 août 1793 (vieux style), 26 frimaire et 9 ventôse derniers, seront faites immédiatement au bureau : en conséquence, le bureau établi pour recevoir lesdites déclarations au secrétariat de la ci-devant commune de Paris, sera réuni audit bureau (88). 47 LAKANAL, au nom du comité d’instruction publique (89) : Citoyens, vous avez accordé les honneurs du Panthéon, et décerné une statue à Jean-Jacques Rousseau. Votre comité d’instruction publique m’a chargé de vous soumettre ses vues sur cet acte solennel de justice nationale, sollicité par l’influence journalière du philosophe genevois sur les progrès de la morale publique, et par cette renommée toujours croissante qui s’élèverait à la fin contre vous, si vous tardiez à lui donner (88) P.-V., XLV, 276-279. Décret n° 10 891. Rapporteur Portiez de l’Oise. Moniteur, XXI, 769. (89) Moniteur, XXI, 769-772. Bull., 4 vend., (suppl. 1 et 2) Débats, n° 734, 52-60; J. Mont., n° 153. SÉANCE DU 29 FRUCTIDOR AN II (LUNDI 15 SEPTEMBRE 1794) - N° 47 203 son dernier éclat en ouvrant à l’auteur du Contrat social et d’Emile les portes du Panthéon français. La voix de toute une génération nourrie de ses principes et pour ainsi dire, élevée par lui, la voix de la République entière l’y appelle. Et ce temple élevé par la patrie reconnaissante aux grands hommes qui l’ont servie, attend celui qui depuis longtemps est placé en quelque sorte dans le Panthéon de l’opinion publique. Sans doute ces honneurs sont légitimement dus aux citoyens qui, soit par leurs talents, soit par leur courage, ont, aux dépens de leur repos, et même de leur vie, dirigé le vaisseau républicain à travers les orages révolutionnaires; mais il est possible, et déjà même il n’est pas sans exemple que, ces mêmes honneurs que l’enthousiasme a décernés, la justice les rétracte, lorsque le temps a fait tomber les masques, enlevé les superficies, et montré à nu les hommes et les événements. Au moment où tout un peuple, fatigué d’un long esclavage, est poussé vers la liberté par les excès du despotisme; où, se débattant dans les fers, il n’a besoin pour les briser que d’un mouvement énergique et rapide; où il s’agite dans tous les sens, cherchant la voie dont ses vieilles habitudes le tiennent encore écarté; n’ayant que le sentiment confus de ses droits sans pouvoir trouver dans son langage trop longtemps asservi, ces locutions puissantes qui font pâlir la tyrannie, et commandent à l’esclave de s’affranchir; s’il se lève, par exemple, au milieu de ce peuple, un homme d’un génie bouillant, audacieux, passionné; un homme dont l’éloquence mâle, la voix, les mouvements impétueux, la figure remarquable, fût-ce par sa laideur, frappent les regards, fixent l’attention et se gravent dans la mémoire, si cet homme se jette dans le courant des premières agitations populaires; si, lorsque la révolution bouillonne, il en précipite et en dirige le torrent, son idée se joint bientôt à celle de la révolution même; il forme lui seul une puissance, lui seul une de ces causes agissantes et terribles dont l’action simultanée change la face des empires; et le peuple, affranchi du joug, croyant l’être par la loi, le poursuit d’applaudissements, environne de gloire sa pompe funèbre, invente pour lui des triomphes inusités et de nouvelles apothéoses. Mais à l’instant où il n’est plus, où ses moyens de séduction et ses prestiges personnels sont évanouis, où le cours des choses a emporté les circonstances, soit locales, soit temporaires, qui avaient fait une partie de son influence et de sa renommée, s’il se découvre que cet homme fut vendu à d’autres intérêts qu’à ceux du peuple; qu’il fut le partisan secret, le complice du trône et l’instrument de la tyrannie; si l’on ne voit plus à la place de ses talents avilis et de ses vertus imaginaires, que vice, qu’intrigues, immoralité, corruption, alors le peuple indigné se soulève contre sa mémoire : une juste vengeance renverse les monuments élevés par une reconnaissance aveugle; et l’idole, arrachée du sanctuaire, est brisée et foulée avec dédain. Le même revers n’est point à craindre pour le grand homme que vous y allez placer : seul, sans appui, sans prôneurs, il osa, au milieu d’un peuple endormi dans les fers, professer hautement, en face du despotisme, la science de la liberté. Dans un temps où tous les hommages étaient pour la naissance, les grandeurs, le crédit, les richesses, il fronda tous ces vieux préjugés, proclama - l’égalité naturelle, mit à leur véritable place, c’est-à-dire au niveau du néant, le rang et la noblesse; il heurta de front les gens en faveur, versa sur la coupable et stupide opulence tout le mépris de la sagesse et toute l’indignation de la vertu : il fit plus, il tira d’un injuste et avilissant oubli les professions utiles : il nous apprit à honorer le travail, la pauvreté, le malheur, à chercher dans l’humble atelier ou dans la chaumière obscure les vertus, les mœurs, la véritable dignité, comme le vrai bonheur; en un mot, à dédaigner tout ce que déifiait l’infamie et la corruption des hommes, et à couvrir de considération et d’estime ce que méprisait leur fol orgueil. Son âme ne respirait que pour la liberté des hommes, et voilà pourquoi il fut si étranger au milieu de ses contemporains; il voulut les forcer à se connaître; ils s’étaient trop avilis devant les tyrans pour ne pas l’en punir. Pauvre, errant, persécuté par Genève, sa patrie, banni de deux îles inhospitalières où il voulut s’ensevelir avec sa renommée, fuyant la France à la lueur des flammes qui dévoraient ses ouvrages, il doit avoir des autels chez les peuples libres celui qui ne trouva que des échafauds sous les rois. Si les honneurs qui lui sont enfin rendus sont tardifs, ils n’en seront que plus durables, et nul retour d’opinion n’est à redouter pour lui, puisque la voix des peuples qui les sollicite est déjà la voix de la postérité. Tous les publicistes qui ont considéré J.-J. Rousseau dans son rapport avec la révolution française ont surtout vanté l’influence du Contrat social et de ses autres écrits politiques. Il est vrai que, dans ses immortels ouvrages, et surtout dans le premier, il développa les véritables principes de la théorie sociale, et remonta jusqu’à l’essence primitive des associations humaines. Peut-être lui fallait-il autant de courage pour aborder alors en France ces questions délicates que de vigueur d’esprit pour les traiter. En France, où la force d’opinion avait écrasé la force réelle, il soutint le droit de réprimer par la force le prétendu droit du plus fort; en France où le gouvernement se jouait sans pudeur des biens, des mœurs, des lois et des libertés, il rappela aux gouvernés leurs prérogatives usurpées par les gouvernants; en France, où les rangs étaient pris pour des droits, où ils opprimaient graduellement entre eux, et pesaient tous ensemble sur le peuple, il proclama l’égalité des droits et l’inaliénable souveraineté du peuple, fondement de toute association légitime. Le Contrat social semble avoir été fait pour être prononcé en présence du genre humain assemblé, pour lui apprendre 204 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE ce qu’il a été et ce qu’il a perdu. L’auteur immortel de cet ouvrage s’est associé en quelque sorte à la gloire de la création du monde, en donnant à ses habitants des lois universelles et nécessaires comme celles de la nature, lois qui n’existaient que dans les écrits de ce grand homme, avant que vous en eussiez fait présent aux peuples. Mais les grandes maximes développées dans le Contrat social, toutes évidentes, toutes simples qu’elles nous paraissent aujourd’hui, produisirent alors peu d’effet : On ne les entendit pas assez pour en profiter, ni pour les craindre; elles étaient trop au-dessus de la portée commune des esprits, et même de la portée de ceux qui étaient ou croyaient être supérieurs aux esprits vulgaires; c’est en quelque sorte la révolution qui nous a expliqué le Contrat social. Il fallait donc qu’un autre ouvrage nous amenât à la révolution, nous élevât, nous instruisît, nous façonnât pour elle; et cet ouvrage, c’est Emile, le seul code d’éducation sanctionné par la nature. Le nom seul de cet ouvrage rappelle d’abord de grands services rendus à l’humanité : l’enfance délivrée des liens barbares qui la déformaient, et de l’instruction servile qui l’abrutissait; la méthode de la raison substituée à celle des préjugés et de la routine; l’enseignement rendu facile pour celui qui le reçoit, et la route de la vertu aplanie comme celle de la science; les mères égarées jusque-là par la dissipation du monde, citées enfin devant le tribunal de la nature, et ramenées par une éloquence irrésistible et par l’attrait du plaisir au plus doux comme au plus sacré de leurs devoirs. Une foule d’écrivains avaient prouvé, avant J. -J., que les mères devaient nourrir leurs enfants; mais Rousseau, dit un naturaliste célèbre, le commanda et se fit obéir. C’était déjà une révolution immense opérée dans nos institutions et dans nos mœurs; mais, de plus dans ce même livre, le peuple et les tyrans, les riches et les pauvres, les arts de luxe et les arts utiles étaient si bien mis à leur véritable place; à toutes les sottises d’un régime absurde, et fait seulement pour les esclaves, étaient si naturellement substitués tous les principes d’un régime sage et digne de l’homme qu’il fallait ou en quitter la lecture, ce que l’entraînante séduction du style rendait presque impossible ou se nourrir, même en dépit de soi, de ces germes féconds d’une régénération prochaine. Reculons vers le passé, reportons-nous, par la pensée, au règne du dernier tyran couronné, et figurons-nous entendre pour la première fois ces paroles. «Dominé par ce qui l’entoure, sujet de ses ministres, qui le sont à leur tour de leurs commis, et de leurs maîtresses et des valets de leurs valets, un despote est à la fois la plus vile et la plus méprisable des créatures. » « Les guerres des Républiques sont plus cruelles que celles des monarchies; mais si la guerre des rois est modérée, c’est leur paix qui est terrible; il vaut mieux être leur ennemi que leur sujet. » «C’est le peuple qui compose le genre humain : ce qui n’est pas le peuple est si peu de chose que ce n’est pas la peine de le compter. » « C’est la campagne qui fait le pays, et c’est le peuple de la campagne qui fait la nation. » «Quand les pauvres ont bien voulu qu’il y eût des riches, les riches ont promis de nourrir tous ceux qui n’auraient pas de quoi vivre ni par leur bien, ni par leur travail... Je ne suis pas maître du bien qui passe par mes mains qu’avec cette condition, qui est attachée à la propriété. » Ne sont-ce pas là, citoyens, des maximes révolutionnaires, non pas de cette révolution qui était toute au profit de l’intrigue et de l’opulence, mais de cette révolution qui est la vôtre, et que vous voulez tourner tout entière au profit du peuple et de la vertu! Eh bien, toutes les pages d’Emile, du Contrat social et du Discours sur l’inégalité des conditions, réfléchissent ces grandes maximes. Rousseau sentait fortement la nécessité de reconstruire l’édifice social; et de tous les écrivains qui ont prédit une révolution générale, aucun ne s’est expliqué plus clairement que lui. C’est dans ce passage remarquable de son Emile où il prescrit avec tant de force et développe avec autant d’éloquence la nécessité d’apprendre à tout citoyen un art mécanique; précepte qui donna lieu dans ce temps à tant de plates plaisanteries sur le gentilhomme menuisier. Esprits corrompus et frivoles, pour qui un noble oisif était tout, et un artiste utile n’était rien, vous croyiez au-dessous de ce que vous appeliez fastueusement un gentilhomme de trouver des moyens honorables d’exister dans le travail des bras. Vous ne saviez point que le temps approchait où il n’y aurait pas en France un menuisier qui voulût être ou plutôt avoir été gentilhomme. « Vous vous fiez, disait ce prévoyant et sage instituteur, à l’ordre actuel de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet. Les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempts? Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions; tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire : il n’y a de caractères ineffaçables que ceux qu’imprime la nature, et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs. Je tiens pour impossible, ajoutait-il (et déjà les triomphes de nos principes et de nos armes garantissent la vérité de cet oracle), je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l’Europe aient encore longtemps à durer. Toutes ont brillé, et tout Etat qui brille est sur son déclin. J’ai de mon opinion des raisons plus particulières que cette maxime; mais il n’est pas à propos de les dire et chacun ne les voit que trop. » SÉANCE DU 29 FRUCTIDOR AN II (LUNDI 15 SEPTEMBRE 1794) - N° 47 205 C’est ainsi que, dans toutes ses conceptions politiques, l’illustre philosophe genevois devance ses contemporains, franchit son siècle et pense comme la postérité. Hâtez-vous donc, citoyens, d’arracher ce grand homme à sa tombe solitaire, pour lui décerner les honneurs du Panthéon et le couronner de l’immortalité : honorez l’ami, le défenseur, l’apôtre des mœurs et de la liberté, le promoteur des droits de l’homme, l’éloquent précurseur de cette révolution que vous êtes appelés à terminer pour le bonheur des peuples; honorez en lui les travaux et les arts utiles pour lesquels il brava le rire insultant de la frivolité; honorez l’homme solitaire et champêtre qui vécut loin de la corruption des villes et loin du faux éclat du monde, pour mieux connaître, mieux sentir la nature et y ramener plus puissamment ses semblables; honorez en lui le malheur... car il est douloureux et peut-être inévitable que le génie et la vertu soient en butte à la calomnie, à la persécution des hommes, lors même qu’ils s’occupent des moyens de les rendre heureux, et Rousseau paya plus qu’un autre cette dette du génie et de la vertu... honorez vous enfin vous-même en honorant l’homme de génie qui fut le plus éloquent de vos instituteurs dans l’art sublime de policer les peuples, et justifiez cette autre prédiction de ce grand homme, non moins infaillible que la première : «Quand vous verrez la vérité, écrivait-il à un jeune ami, il ne sera pas pour cela temps de la dire : il faut attendre les révolutions qui lui seront favorables; c’est alors que le nom de mon ami, dont il faut maintenant se cacher, honorera ceux qui l’ont porté et qui rempliront les devoirs qu’il leur impose. » Nous n’avons pas oublié, citoyens, que c’est un examen et non un panégyrique que vous nous avez chargés de vous présenter. Nous n’avons pas oublié que Rousseau a accusé les sciences d’une partie des maux qui ont affligé l’espèce humaine. Un écrivain, dira-t-on, qui appuie de semblables paradoxes a-t-il donc tant de droits à la reconnaissance des peuples libres ? Ingrats ! vous n’ignorez pas qu’elle en fut la cause ! L’abus que vous en avez trop souvent fait a été si funeste aux hommes que, dans l’aliénation de sa douleur, il avait voulu les replonger dans l’ignorance et dans l’état de sauvage; respectez cet heureux délire : il n’appartient qu’à l’ami de l’humanité d’en éprouver de semblable. Jean-Jacques s’est élevé contre les sciences, mais ses ouvrages prouvent combien il s’en est occupé : non, elles ne sont pas contraires au bonheur des peuples; ce sont elles qui relèvent l’homme dans le malheur; elles consolèrent Boèce dans les fers... Elles purifient les âmes de leurs sectateurs fidèles. Que d’hommes parmi vous leur doivent et leurs plaisirs et leurs vertus ! Ce sont elles qui répandent des lumières terribles sur les violateurs des principes. L’homme qui sait penser ne saurait être esclave. Votre comité a délibéré sur le caractère qu’on pouvait donner à cette pompe solennelle : il a pensé qu’elle devait retracer les différents titres de J.-J. Rousseau à l’admiration et à la reconnaissance publique. La musique, qu’il cultiva et qu’il rendit, pour ainsi dire, à son innocence primitive; la botanique, dont il fit une douce et consolante étude; les arts mécaniques, qu’il fit respecter; les droits de l’homme, qu’il réclama le premier; les mères et les enfants, qu’il reporta, en quelque sorte, entre les bras de la nature; le peuple, qu’il contribua à rendre libre, représenté par nos frères de Paris; la république de Genève, qui a enfin vengé sa mémoire des outrages des aristocrates genevois, représentée par l’envoyé de cette République et par les patriotes de Genève établis à Paris; les habitants d’Ermenonville, qui ont possédé longtemps ses dépouilles mortelles; des citoyens de la commune de Grolay et de celle de Montmorency, qui ont vu naître parmi eux ses plus beaux ouvrages, et qui lui ont des premiers élevé un monument champêtre; enfin la Convention nationale, telle nous a paru devoir être la composition générale du cortège. Mais il nous semble que le monument consacré à J.-J. Rousseau, à l’ami de la campagne et de la nature, ne devait être que provisoirement placé dans le temple même des grands hommes : si le vœu des amis des arts est rempli, ce temple ne restera point isolé au milieu de l’immense emplacement qui l’environne : on a proposé depuis longtemps de l’entourer d’une vaste plantation d’arbres dont l’ombre silencieuse ajouterait au sentiment religieux qu’inspire ce monument funéraire. Il serait facile de ménager dans ce bois auguste une enceinte de peupliers, au milieu de laquelle serait définitivement placé le monument élevé à l’auteur d 'Emile. Depuis sa mort il semble que l’idée de cet arbre mélancolique est devenue en quelque sorte inséparable de celle de son tombeau, et ce spectacle attendrissant rappellerait à jamais aux âmes sensibles le souvenir des bocages d’Ermenonville. Voici le plan de la fête : Le cortège sera composé : 1° d’un groupe d’artistes musiciens, exécutant des airs du Devin de village et d’autres airs de la composition de J.-J. Rousseau. Le second groupe, de botanistes, avec des faisceaux de plantes. -Inscription.-« L’étude de la nature le consolait des injustices des hommes. » Le troisième groupe, d’artistes de toute espèce, avec les instruments de leur métier.- Inscription.� Il réhabilita les arts utiles.» Le quatrième groupe, des députés des sections de Paris, portant en tête les tables des Droits de l’Homme. - Inscription. - « Il réclama le premier ces droits imprescriptibles. » Statue de la liberté. Cinquième groupe : Mères vêtues à l’antique, les unes tenant par la main des enfants en âge de suivre le cortège, les autres en portant de plus jeunes dans leurs bras. -Inscription.- «Il rendit les mères à leurs devoirs, et les enfants au bonheur. » Statue de Rousseau. 206 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE Avec cette inscription : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS LA CONVENTION NATIONALE A J.-J. Rousseau An IIe de la République. Sixième groupe : Habitants de Franciade et des communes de Grolay et de Montmorency. - Inscription.- « C’est au milieu de nous qu’il fit Héloïse, Emile et le Contrat social. » Septième groupe : Habitants de la commune d’Ermenonville autour de l’urne cinéraire, sur laquelle seront gravés ces mots : Ici repose l’ami de la nature et de la vérité. Huitième groupe, de Genevois, avec l’ambassadeur de la république. -Inscription.- « Genève aristocrate l’avait proscrit; Genève régénérée a vengé sa mémoire. » Neuvième groupe : la Convention nationale, entourée d’un ruban tricolore, et précédée du phare des législateurs, le Contrat social. Voici le projet de décret : La Convention nationale décrète que le deuxième décadi de vendémiaire les cendres de J.-J. Rousseau seront portées au Panthéon français; Charge la commission exécutive de l’instruction, de l’exécution du plan de fête présenté par le comité d’instruction publique On [PETIT] (90) demande que la veuve de J.-J. Rousseau soit invitée à assister à la translation des cendres de son mari. LAKANAL : D’après les renseignements que j’ai pris dans les lieux où J.-J. a passé ses dernières années, et d’après les sentiments qu’il paraît avoir éprouvés dans les derniers jours de sa vie, je crois que la Convention a assez fait pour la veuve de J.-J. en lui accordant une pension... Plusieurs voix : L’ordre du jour ! [...le discours de LAKANAL,.. a excité les plus vifs applaudissemens, et... l’Assemblée sur la motion de THURIOT [en] a ordonné l’impression, la distribution à ses membres, au nombre de six exemplaires, et l’envoi particulier à la République de Genève. Le plan de la fête est adopté] (91). Un membre [Lakanal], au nom du comité d’instruction publique, fait un rapport sur la translation des cendres de J.-J. Rousseau, au Panthéon. Le décret suivant est rendu : La Convention nationale, ouï le rapport [de Lakanal, au nom] de son comité d’instruction publique, décrète que, le second décadi de vendémiaire, les cendres de Jean-Jacques Rousseau seront transportées au Panthéon français. Charge la commission exécutive d’instruction de l’exécution du plan de fête pré-(90) Rép., n° 270. (91) Débats , n° 725, 485. Moniteur, 769-772; J. Mont., n° 139; M. U., XLIII, 477; J. Fr., n° 721; F. de la Républ., n° 436; Mess. Soir, n° 758; Rép., n° 270; J. Perlet, n° 723; Ann. Patr., n° 623; Ann. R. F., n° 287; C. Eg., n° 758; Gazette Fr., n° 989; J. Unie., n08 1756 et 1759; J. Paris, n° 624. senté par le comité d’instruction publique. La Convention nationale décrète que le rapport du comité d’instruction publique sera imprimé et envoyé aux autorités constituées et sociétés populaires. Un membre [Barère] fait une proposition pour qu’il soit placé une inscription dans l’isle des Peupliers où les restes de Jean-Jacques Rousseau reposèrent pendant quinze ans. Cette proposition est renvoyée au comité d’instruction publique BARÈRE pense qu’il ne faut pas laisser déserte l’isle hospitalière des peupliers qui ont si long-tems couvert de leur ombre la tombe de Rousseau; il demande qu’on y inscrive sur une pierre : Ici la cendre de Jean-Jacques attendit la justice nationale. MERLIN (de Thionville) demande le renvoi de la proposition de Barère au comité d’instruction publique. Il n’est pas possible, dit-il, d’écrire sur une pierre que la cendre de Jean-Jacques attendit la justice nationale. Qu’est-ce que cela voudrait dire? Le renvoi est décrété (93). 48 Un membre fait lecture d’une pétition adressée à la Convention nationale par le citoyen Pra, originaire de la commune de Vienne-la-Patriote, département de l’Isère, détenu dans la maison d’arrêt de la dite commune, et demande que cette pétition et son objet soient renvoyés au représentant du peuple Gauthier en mission dans ce département, pour examiner les causes de la détention du citoyen Pra, et statuer définitivement. La proposition mise au voix, la Convention nationale passe à l’ordre du jour motivé sur le pouvoir indéfini donné à ses commissaires dans les départemens, de statuer définitivement sur le sort des détenus (94). 49 Un secrétaire proclame le résultat du dépouillement du scrutin pour le complé-(92) P.-V., XLV, 279-280. C 318, pl. 1286, p. 38 et 39. Minute de la main de Lakanal, rapporteur, décret n° 10 896. (93) Débats, n° 725, 485. Moniteur, XXI, 772; M. U., XLIII, 475; J. Fr., n° 721; F. de la Républ., n° 436; Rép., n° 270; J. Perlet, n° 723; Ann. R. F., n° 287; J. Univ., n° 1756. (94) P.-V., XLV, 280. C 318, pl. 1286, p. 40. Minute de la main de Servonat, rapporteur. Décret n° 10 898.