ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [30 octobre 1789.J [Assemblée nationale.] M. l’abbé Maury. Je viens réfuter les objections que l’on a opposées à nos principes. J’ai besoin, Messieurs, d’être soutenu par un sentiment profond de mes devoirs pour rentrer dans la lice. Je me vois encore environné de ces mêmes génies qui demandent un décret dont je m’efforce de vous démontrer l’injustice. Mais au delà de cette enceinte qui renferme tant de citoyens illustres, j’aperçois la France, l’Europe et la postérité, qui jugeront vos jugements. Je ne me défends pas du peu de faveur que j’aurai, à défendre dans la capitale la cause des provinces. J’ai eu l’honneur de vous exposer mon opinion sur la propriété des biens ecclésiastiques ; j’ignorais les moyens de nos adversaires, mais je m’attacherai à celui qui m’a été désigné par vos suffrages. Vous le savez, Messieurs, plus on a d’esprit plus on s’égare, et j’espère que M. Thouret en fournira un exemple mémorable. J’avouerai d’abord que je n’ai pas été peu étonné du système que l’on a employé pour soutenir une pareille cause. Où en serait la société, s’il ne fallait consulter que toutes ces idées chimériques et gigantesques de la métaphysique? Où en serions-nous, s’il fallait croire à une mort violente sans homicide, et à une expropriation sans envahissement? M. Thouret, jurisconsulte estimable, a dû se méfier des conséquences raisonnées qu’il a tirées d’un principe peu raisonnable. Le principe que je combats n’est pas nouveau pour nous. La question présente remonte fort loin : je vais esquisser sa généalogie. A Rome, des publicistes obligeants voulurent soutenir que tous les biens des Romains appartenaient à César : ce principe destructeur du genre humain fut rejeté avec horreur. Le chancelier Duprat reproduisit ce système en ne l’appliquant qu’au clergé, pour l'ajipliquer ensuite à toutes les propriétés, et ce système fut réprouvé de toute la France. M. de Paulmy le reproduisit encore, et Louis XV le proscrivit et l’appela un système de Machiavel. 11 vint alors se réfugier dans l’Encyclopédie : c’est de là que M. Thouret l’a tiré, de même que M. de Mirabeau le sien, sur les fondations. Voyez ce mot, § 6. Ainsi je puis éviter ici toute personnalité, et j’aime mieux répondre à un paragraphe de l’Encyclopédie qu’à M. Thouret. En lisant sa motion, j’ai cherché quel était le véritable propriétaire des biens ecclésiastiques. M. Thouret ne se décide pas, il élude le mot ; il évite une discussion périlleuse; c’est une prise de possession qu’il propose à l’Etat, sans aucun prétexte d’investiture. La loi nous autorise depuis quatorze cents ans à posséder et à acquérir des biens que la nation voudrait aujourd’hui envahir comme par déshérence. Où sont ses titres? M. Thouret distingue les individus et les corps : c’est une subtilité. Une propriété antérieure à la loi est une chimère : il n en existe que par la loi. Rousseau définit la propriété, le droit au 'premier occupant par le travail. Il a fallu que la loi intervînt; car personne ne sème s’il n’a là certitude de recueillir. 11 n’est pas exact de dire que la nation a créé les corps : elle a reçu les ministres dans son sein; nous possédions nos biens avant la conquête de Clovis. Les individus, dit-il, existent sans la loi; les corps ne subsistent que par elle : quelle brillante métaphysique! Mais jusqu’ici le clergé n’existait-il pas par la volonté des peuples? n’était-il pas ; reconnu par toutes les lois de l’Etat? Et d’ailleurs les individus eux-mêmes peuvent-ils avoir des propriétés sans lois? Dites-moi quelles sont les propriétés antérieures aux conventions sociales? Est-ce le droit du premier occupant? Eh bien! le clergé vous oppose ce droit. Pouvez-vous lui enlever des biens qu’il possédait avant que vous existassiez ? La nation n’a d’autre droit que celui du plus fort : les hostilités de la force seraient-elles donc des décrets de la loi ? La nation a, dit-on, le droit de détruire un corps; mais pouvons-nous changer la religion? Avons-nous reçu des pouvoirs suffisants de nos commettants? Nous sommes un pouvoir constituant, régénérateur, et non destructeur. M. Thouret dit que détruire un corps, ce n’est pas un homicide ; avec des ligures on détourné la véritable acception des mots ; si l’existence est la vie morale des corps, la leur ôter c’est bien être homicide. Malheur à une nation où les propriétaires n’auraient que ces patentes antérieures à la loi pour défendre leurs propriétés; en trois syllogismes on les envahirait. L’auteur d'Emile, pour donner une définition de la propriété à son élève, a cité la loi : personne n’aurait cultivé la terre s’il n’eût été sûr de recueillir. La propriété est le rapport des choses et des personnes ; elle est un premier rempart pour le travail; au delà tout est chimérique. Interrogez l’homme du peuple, lui que la philosophie devrait interroger plus souvent : il répondra que personne ne peut chasser l’homme qui est dans sa maison, et le cultivateur qui laboure son champ. Nous possédions la plupart de nos biens avant Clovis, et il serait peut-être facile de prouver qu’aJors le clergé était beaucoup plus riche qu’il n’est aujourd’hui. Depuis ce temps nos propriétés ont été, comme les vôtres, sous la sauvegarde de la loi. Nos biens, dit-on, sont soumis à des formalités; mais toutes les administrations ont des entraves, les contrats, les rentes, les substitutions : s’ensuit-il que le Corps législatif puisse envahir toutes les propriétés, puisque c’est le Corps législatif qui règle les formalités qui portent sur nos biens comme sur les biens particuliers? L’on vous a dit que vous étiez forts, et que le clergé était faible. Si vous êtes forts, c’est pour nous protéger, et non pour envahir les biens ecclésiastiques, Le clergé, dit-on, ne peut acquérir ni aliéner. Lui a-t-on disputé sa propriété lorsqu’il a payé la rançon de François 1er, payé les dettes de Charles IX? Ne nous aura-t-il été permis de posséder pendant quatorze cents ans, que pour nous déposséder en un seul jour? Si cela était, il ne faudrait pas dire que nous sortons des forêts de la Germanie, mais il faudrait répondre aux auteurs de ces maximes anti-sociales qu’ils veulent nous y ramener. La suppression des biens ecclésiastiques ne peut être prononcée que par le despotisme en délire. Voudrait-on nous les prendre comme des épaves, ou bien par droit de confiscation? C’est l’idée la plus immorale; car il n’a jamais été permis de succéder à un corps à qui l’on donnait la mort. C’est ainsi que Crébillon faisait parler Rhadamiste: Ah! peut-on hériter de ceux qu'on assassine? L’édit de 1749 n’a pas défendu d’acquérir, mais d’acquérir sans le consentement du souverain; il permet de placer sur le Roi, et c’est une propriété. D’ailleurs, le clergé n’a pas toujours eu besoin de cette autorisation. Au delà du seizième siècle, on [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [30 octobre 1789.] 611 n’aperçoit point de formes. L’édit de 1749 lui-même n’a pas prononcé l’inaptitude du clergé à �être propriétaire ; il n’a voulu qu'arrêter l’accaparement des propriétés. On dit qu’il importe de multiplier les mutations; est-il des propriétés qui changent plus rapidement de main ? Tous les vingt ans il y a mutation. On prétend favoriser l’agriculture; est-il des terres mieux cultivées que les nôtres? On assure qu’on augmenterait, qu’on doublerait les revenus des hôpitaux, des collèges, etc., en vendant leurs biens au denier 30. Eh 1 qui voudra acheter si vous mettez pour 2 milliards de biens ►en circulation? Les capitalistes trouvent plus de prolit au mouvement de leurs fonds que dans l’acquisiliou des terres. Comparez les provinces où l’Eglise possède des biens, vous verrez quelles sont les plus riches ; comparez celles où les ecclésiastiques ont peu de �propriétés, vous verrez que la terre s’ouvre à regret pour récompenser les bras languissants de �peux qui la cultivent sans amour. w Le prix croissant du pain, l’augmentation du numéraire, la banque nationale, tout apprend ' aux corps qu’ils ne pourraient subsister s’ils n’avaient qu’un revenu pécuniaire. M. Necker, avec une adresse particulière, a proposé en 1780 une loi qui permettait aux hôpitaux ue vendre leurs biens, et d’en placer sur le Roi le produit, qu’il payerait annuellement, soit en grain, soit en argent. Ce projet était un peu plus favorable que celui de M. d’Autun ; malgré tout, aucun hôpital na vendu, et les bons citoyens ont applaudi à leur zèle. M. le comte de Mirabeau vous a proposé de consacrer le principe, sans s’occuper des conséquences. Je m’honore d’avoir à combattre un tel adversaire; mais je ne lui répondrai que quand id’Assemblée nationale sera devenue une école de métaphysiciens. Il ne veut pas qu’on discute les conséquences; mais si elles sont funestes, dangereuses, il faut donc laisser de côté le principe. Au surplus, M. le comte de Mirabeau, dans son syslème, rempli de paralogismes, dit que les fondations ont été faites par le culte. Non, jamais le clergé n’a été salarié, et toutes les fondations ont été particulières; vous ne pouvez pas plus vous ''en emparer que le parlement d’Angleterre ne peut s’emparer de l’électorat de Hanovre. Le préopinant a déclaré qu’il n’y avait aucune loi qui autorisât les fondations. Qu’il lise les capitulaires : Quidquid ecclesia possidet, in illius ditione maneat res possessa , etc., etc. S’il y a trop de bénéfices simples, comme je le reconnais, il faut y remédier; pour remédier aux i-abus d’un corps, il n’est pas nécessaire de l’étouffer. Il existe des monastères sans religieux; mais en les a fait retirer pour doter des hôpitaux. Pourquoi dépouiller les curés qui ont plus de 1,2UÜ livres? pourquoi dépouiller les ecclésiastiques que vous appelez riches, et qui n’étaient que les distributeurs de ces richesses, qui assistaient les pauvres, les orphelins, qui faisaient des avances aux laboureurs? La France vous de-amande d’améliorer le sort des curés congruistes, et non d’appauvrir ceux qui jouissent légalement fl’une dotation plus opulente. Au surplus, il faut respecter les fondations. M. de Mirabeau dit oui; je réponds que le culte n’a jamais été payé par la nation. Il n’y a pas de fondations publiques, mais des fondations particulières. Les fiefs sont des donations des rois; si -l’on peut s’emparer des biens du clergé sous ce prétexte, pourquoi respecterait-on les fiefs ? S’il y a trop de bénéfices simples, il faut en diminuer le nombre; mais cette réduction partielle n’est pas une raison pour opérer une destruction totale. Le talent de régénérer ne sera-t-il donc que l’art malheureux de détruire? Vous l’avez dit vous-mêmes avec amertume, vous êtes environnés de ruines, et vous voulez augmenter les décombres qui couvrent le sol où vous deviez bâtir. Tout est en fermentation dans le royaume, nos provinces sont assemblées ..... Est-ce en faisant sans cesse des victimes que vous voulez opérer le bien public? Déjà vous êtes réduits à empêcher les citoyens de s’assembler ..... (Violents murmures.) Le plus terrible despotisme est celui qui prend le masque de la liberté. M. Thouret. J’ai brigué l’avantage de répondre à M. l’abbé Maury, parce qu’il m’a fait l’honneur de me distinguer particulièrement; il m’a accusé, dans sa très-antipatriotique et très-pompeuse péroraison, d’avoir arrangé des phrases; je ne m’attribue pas ce mérite; l’honneur en reste, aux yeux des connaisseurs, à M. l’abbé Maury. Il m’accuse d’avoir employé des idées métaphysiques; mais en peut-on employer d’autres sur le clergé, sur des corps qui, par une fiction, partagent les droits des individus? M. l’abbé Maury m’a-t-il réfuté? Je ne le pense pas. Si je suivais le plan qu’il a tracé, nous serions toujours hors de la question; il a posé en question ce qui lui incombait à prouver. J’ai soutenu que la nation avait le droit de décréter que la propriété des biens du clergé appartient à l’Etat, qu’il était utile que ce décret fût porté. Qu’a dit M. l’abbé Maury contre ce droit ? Que la nation n’a pas le droit de violer la propriété : cela est imposant, mais ce n’est qu’un sophisme. Il prétend que je n’ai pas prononcé positivement contre la propriété du clergé; je me suis expliqué, et je m’explique nettement : le corps du clergé n’est pas propriétaire. J’ai distingué les corps et les individus; c’est là ce que M. Maury appelle de la métaphysique; mais je ne sais si les corps moraux qui n’ont qu’une existence idéale, peuvent être définis par d’autres mots que ceux qui leur sont propres ..... Ces corps n’existent pas par eux, mais par la loi, et la loi doit mesurer l’étendue dans laquelle elle leur donnera la communication des droits des individus. Tous les corps ne sont que des instruments fabriqués par la loi pour faire le plus grand bien possible. Que fait l’ouvrier, lorsque son instrument ne lui convient plus ? il le brise ou le modifie. Je n’en dirai pas davantage, parce que M. l’abbé Maury a rempli son discours d’idées incohérentes et nullement relatives à cette question. Je ne suis entré dans aucun détail sur l’emploi des biens du clergé ; je ne l’ai pas dû. La motion ne porte que sur le principe, et il est instant qu’il soit décrété. L’heure de 2 heures étant arrivée, l’Assemblée suspend la discussion pour s’occuper selon l’usage d’affaires urgentes. MM. le baron de Landenberg-Wagenbourg, le marquis de Lancosne et Bordeaux, députés, demandent des congés pour un temps très-court et limité. Les congés sont accordés. M. Camus, président, étant incommodé, cède le fauteuil à M. Fréteau, ancien président. M. Defermon, membre du comité des rapports, rend compte à l’Assemblée d’une requête pré-