726 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 juillet 1790.] elle ne le serait pas s’il y avait des inspecteurs de sanction. M. Bouche. Je conviens que les mots inspection de sanction sont impropres et je propose d’y substituer ceux-ci : surveillance d’expédition de sanction . Le préopinant a dû savoir que le comité était convoqué pour entendre la lecture du projet de décret que je viens de proposer. Vendredi, à six heures du soir, deux membres et moi avons attendu jusqu’à huit heures et demie : lorsque nous désespérâmes de voir arriver personne, nous convînmes à peu près des articles. Je les ai rédigés et ils ont passé sans contradiction, car j’étais tout seul. M. Malouet. De l’aveu du préopinant il résulte que le décret qui vous est proposé n’est point l’œuvre du comité, et c’est là le fait que je voulais établir. M. le Président met aux voix le décret amendé. H est adopté ainsi qu’il suit : « Art. 1er. L’Assemblée nationale charge les commissaires inspecteurs des travaux des bureaux, de faire porter tous les jours au comité chargé de collationner les décrets et d’en surveiller l’expédition et l’envoi après la sanction, une copie en forme des décrets rendus la veille. Cette copie sera signée par les secrétaires. Art. 2. Les notes originales des décrets sanctionnés que le garde des sceaux adresse au président, seront aussi portées au même comité le même jour qu’elles seront reçues. Art. 3. Successivement on portera au même comité un état signé par les secrétaires, de tous les décrets présentés à la sanction. Cet état contiendra le jour de la présentation. Art. 4. Le comité chargé de collationner les décrets et d’en surveiller l’expédition et l’envoi après la sanction, veillera à ce que les trois articles ci-dessus soient ponctuellement exécutés. Art. 5. Pour l’entière exécution du décret du 5 novembre 1789, le garde des sceaux et les autres ministres enverront de huit jours en huit jours à ce comité un état par département, et par ordre de date, des accusés, ou certificats de réception des décrets. Art. 6. L’imprimeur de l'Assemblée nationale remettra, dans le jour, à ce comité, un exemplaire de tous les procès-verbaux depuis le 5 mai 1789, jusqu’à ce jour, et ainsi successivement jusqu’à la tin de la présente session. » M. le Président lit une lettre par laquelle la municipalité de Grenoble témoigne des inquiétudes sur un camp de quinze mille hommes qui se fctrme en Savoie, et sur l’ordre donné par le ministre de la guerre, de faire partir les chasseurs de royal-corse en garnison à Grenoble. La municipalité demande le remplacement de ce bataillon, s’il n’est pas possible de le conserver. - M. Barnave confirme la nouvelle des alarmes de la ville de Grenoble. Il demande que des mesures soient prises pour les calmer. Il propose un projet de décret. M. de Foucault observe que le ministre a dû prévoir, d’après sa responsabilité, ce qu’il avait à faire, que cela concerne le pouvoir exécutif et que l’Assemblée ne peut s’occuper de cette réclamation. M. Barnave ajoute que M. de Montmorin a lui-même envoyé des détails à cet égard au comité des recherches et qu’il n’y a aucun inconvénient à adopter le projet de décret qu’il propose. La motion de M. Barnave est mise aux voix et adoptée ainsi qu’il suit : « L’Assemblée nationale décrète que son président se retirera devers le roi, pour lui remettre la lettre de la municipalité de Grenoble, et le supplier d’avoir égard aux demandes portées par cette lettre. » M. Malouet. Je crois devoir rendre compte à l’Assemblée de l’altération éprouvée par deux de vos décrets dans les bureaux du garde des sceaux. Lorsque j’en ai témoigné ma surprise, on m’a répondu que le premier portait que le président écrirait, etc., et qu’on avait pensé que cette disposition n’étant pas une loi, n’était pas susceptible de sanction ; que le préambule du deuxième, relatif aux lettres de cachet, taxait l’ancien régime de gouvernement absolu et arbitraire, et que le roi avait désapprouvé ces expressions. M. Muguet fait lecture d’un arrêté ou règlement du département de la Haute-Saône pour la police des campagnes et en demande la confirmation par l’autorité de l’Assemblée. M. Lanjuinais remarque que ce serait introduire une nouvelle forme des lois, qu’il ne doit y en avoir qu’une seule, et que si l’Assemblée adoptait ces dispositions, ce ne pourrait être que par approbation, mais en leur donnant la forme d’un décret. M. Goupil rappelle les principes établis par l’Assemblée sur le droit de faire des règlements et même des représentations qu’elle a ôté à tous les tribunaux ; il demande le rejet de ce règlement, sauf au département de la Haute-Saône à l’adresser par voie de pétition. M. Muguet reconnaît la force du principe et prie l’Assemblée d’accueillir comme pétition l’arrêté pris par le département de la Haute-Saône. Il demande, en outre, le renvoi de cette pétition aux comités des domaines, de commerce et d’agriculture qui présenteront, s’il y a lieu, un projet de décret dans les mêmes vues que le règlement. Cette motion est adoptée. M. le Président annonce que l’ordre du jour est la suite de la discussion sur le commerce de l'Inde et la liberté indéfinie des retours dans tous les ports de France. M. IiavilIe-le-Boux. Si, en ouvrant le commerce de l’Inde à tous les Français, vous avez prononcé que chaque négociant pourrait arriver librement dans le port de son domicile, vous ne décréterez point que ce négociant fera le retour et la vente de sa cargaison dans son port; ce serait une conséquence fausse, ce serait l’écueil de la liberté indéfinie ; car si le Bordelais vendait à Bordeaux, le Marseillais à Marseille, le Ro-ehellais à la Rochelle, et de suite, chacun dans son port respectif, les armateurs seraient bientôt ruinés. Il faut indispensablement pour les retours et pour les ventes des marchandises de l’Inde un point de réunion, et ce n’est pas, comme on le [Assamblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 juillet 1790.] 727 répand, un privilège à accorder à une ville. Si c’en était un, je m’y opposerais; mais la nécessité exige la fixation d’un point central, et cette nécessité va vous devenir sensible. Que des particuliers ou qu’une compagnie s’arment pour quelque partie de l’Inde que ce soit, leurs agents ne peuvent fournir que ce qu’ils ont traité, et que ce qui est successivement fabriqué; d’où il suit que la cargaison d’un vaisseau ne forme point un assortiment, mais que chaque vaisseau assortit un autre vaisseau, et que tous ensemble forment un assortiment complet de toutes les toiles et de toutes les productions de l’Inde. Les bulletins de ces cargaisons sont envoyés à tous les consommateurs du royaume qui arrivent à Lorient. (L’époque où la vente a été fixée.) Une balle de marchandises la plus commune, dès qu’elle est déposée dans les magasins, y est examinée par des experts, et chaque prix y est assorti avec la ièce qui lui est semblable, de manière que cette aile forme trois ou quatre qualités différentes, et s’il y a de l’avarie, elle y est graduellement appréciée à sa juste valeur; en sorte que ni le vendeur ni l’acheteur ne peuvent être dupes. La réunion des acheteurs naît de la réunion des armateurs, et ceux-ci ont le plus grand intérêt à rassembler dans un même lieu tous les consommateurs du royaume à cette espèce de foire, pour établir une concurrence générale ; car il est d’usage que la même espèce de marchandises se vende seule; par exemple, les guinées du second vaisseau passent en vente, et successivement le troisième et le quatrième, etc. Le premier vendeur fait donc le prix, et les autres vendeurs s’y conforment; de même les acheteurs ayant acheté les premières guinées à un prix, soutiennent ce prix, pour que les secondes ne soient pas vendues plus bas ; et de cette manière l’armateur de Bordeaux vend au même prix que celui de Marseille, et l’acheteur de Montpellier achète au même prix que celui de Rouen. Enfin, chaque espèce de marchandises ayant été successivement vendue, la vente se ferme jusqu’à l’année suivante; chacun retourne chez soi pour manufacturer ou vendre les marchandises qu’il a achetées, et il emporte avec lui la certitude précieuse qu’un autre n’a pas été mieux traité que lui, et qu’il a toute l’année pour écouler ses achats. Si, au contraire, écoutant le voeu d’une liberté mal calculée, vous permettiez que chaque armateur fît la vente de chaque cargaison dans son port, outre les secours qui lui manqueraient pour classer, assortir et tirer ses marchandises (objet infiniment important, outre encore que sa cargaison ne fournirait pas un assortiment complet), comment serait-il possible que six cents acheteurs principaux, qui se rendent tous les ans à Lorient, quittassent tous les points du royaume sur lesquels leur établissement est placé, parcourussent successivement tous les ports pour acheter là telle espèce de marchandises, là telle autre ? car chaque acheteur a besoin, pour son magasin et sa manufacture, d’un peu de toutes les espèces ; et comment couvrirait-il les frais et le désavantage des frais de voyage et d’un déplacement continuel ? Je suppose cependant que tous les vaisseaux de retour del’lude, épars dans les ports, un acheteur trouve à Bordeaux l’assortissement total qui lui convient, et je suppose l’impossible, il n’osera acheter; car il craindra qu’un négociant de sa ville ou de sa province ne soit parti pour Marseille, et qu’il n’y achète à beaucoup meilleur marché; il craindra qu’il n’arrive dans les ports dont il est éloigné une telle quantité des mêmes marchandises qu’il a achetées à Bordeaux, qu’elles pourraient subir une baisse sensible... Je conclus de ces raisons que les acheteurs ont besoin d’un point de réunion. D’un autre côté, l'armateur isolé au milieu de marchandises qu’il ne connaît que de nom, car ces marchandises ne sont ni du sucre ni du café, mais des toileries de toutes les espèces, de toutes les qualités, subdivisées de manière qu’elles demandent l’œil le plus exercé dès la plus tendre jeunesse et le jugement le plus sain pour apprécier la différence extrême de leur valeur ; cet armateur, dis-je, dénué des combinaisons qu’il pourrait faire avec les autres armateurs, dénué de la concurrence de tous les acheteurs, ne saura à quel prix se fixer. Ainsi, les armateurs ont intérêt à se réunir en un seul point pour leurs ventes. Il est une espèce de négociants dont les capitaux sont unis sans cesse à leurs talents personnels, ou suppléés par l’adresse et l’intelligence subtiles de leurs agents. Ils se garderont bien d’employer leurs fonds à des armements pour l’Inde, ils préféreront placer leurs émissaires dans tous les ports, en embuscade, comme une araignée qui attend la mouche sur sa toile. Ces agents, bien instruits des besoins et des débouchés, pouvant payer comptant et donner de longs crédits, attendront patiemment l’embarras du vendeur, ou ils le désassortiront et rendront par là le reste de sa cargaison invendable, ou n’offrant partout que le même prix pour chaque espèce de marchandise, il sera impossible à quelque armateur que ce soit d’éviter le piège. Jusqu’à ce moment, je vous ai entretenus de l’intérêt réciproque des vendeurs et des acheteurs ; mais j’entrevois des considérations importantes à vous présenter pour nos manufactures et pour les finances. Nous tirons de toutes les parties de l’Inde et de la Chine des satinages, des étoffes de soie de toutes les espèces. Elles peuvent se donner à moitié du prix des mêmes étoffes de nos manufactures. Nous recevons une quantité immense de toiles teintes et d’étoffes mêlées qui sont à si bas prix, que nos manufactures ne peuvent, en général, en soutenir la concurrence ; c’est ce qu’on appelle le prohibé , parce qu’il est défendu de les introduire en France. Plus vous ouvrirez de ports aux retours de l’Inde, plus vous ouvrirez de canaux à la fraude, et, malgré toutes les précautions coûteuses que vous pourriez prendre, l’appât d'un grand bénéfice rompra toutes les digues que vous lui opposerez. Quant aux marchandises soumises aux droits, elles échapperont aux marques et bulletins ; elles en recevront de faux et tellement semblables aux vrais, que le Trésor public tarira dans cette partie de ses revenus. Mais si vous pouvez vous consoler de ce manque de perception, comment consolerez-vous les manufactures de soiries et d’une infinité d’étoffes, de leur ruine totale ? Ne regardez donc point la concentration des marchandises et des ventes de l’Inde comme un privilège ; c’est le bien général qui l’exige. Si vous voulez lire l’adresse des députés extraordinaires du commerce et des manufactures, vous verrez qu’en réclamant la liberté du commerce de l’Inde elle demande que le commerce soit fait ainsi et de la même manière qu’il se faisait avant le privilège accordé à la compagnie actuelle. Toutes les manufactures et tous les ports sont donc d’accord sur la nécessité de ne point se réunir; et s’il était nécessaire d’ajouter d’autres autorités, je vous apportera la suite de l’adresse que la ville de Lorient m’a chargé de présenter à l’Assemblée nationale, et dans laquelle elle vous demande, en écoutant 728 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 juillet 1790.1 l’intérêt général, de la préserver d’une ruine totale ; je vous apporte, dis-je, l’adhésion des négociants-acheteurs des principales villes du royaume. Il a été plus aisé à M. de Mirabeau d’enflammer une partie de l’Assemblée au mot de liberté , et de renouveler le mécontentement de l’autre au souvenir des privilèges, que de résoudre une question de commerce ; mais je soutiens, avec toute la force de la vérité et de l’expérience, que si l’on n’adopte pas un point central pour les ventes, le commerce de l’Inde est perdu : je puis donc, au nom de la députation de Bretagne, dont je me crois l’interprète en ce moment, vous dire que s’il est un port plus favorable au commerce de l’Inde, elle ne s’opposera pas à la ruine de ce ort pour l’utilité générale. Mais je persévère, en omme d’honneur, dans ce principe, qu’il ne faut qu’un port pour les armements et les ventes. M. de Sinéty s’attache principalement aux intérêts de la ville de Marseille et des autres ports de la Méditerranée ; il affirme qu’aucune de ces villes n’a pu demander ni consentir les retours exclusifs en faveur de Lorient. M. Decrétot. Si, comme j’en suis convaincu» la liberté de recevoir les retours de l’Inde par tous nos ports ruinait presque toutes les manufactures de ce royaume, celles des draps, trouvant alors une quantité prodigieuse d’ouvriers à leur disposition, obtiendraient une main-d’œuvre à bien meilleur compte, et seraient au moins, sous ce point de vue, dans une heureuse position, puisqu’en diminuant leur prix les draps auraient la préférence dans les marchés étrangers. C'est donc parce que je ne puis être excité par aucun intérêt particulier, mais seulement par la vue du bien général du commerce, que je me crois obligé de donner très succinctement mon opinion. Plusieurs des préopinantsayantdéjà assez développé les raisons qui prouvent que la libre entrée des marchandises de l’Inde dans tous nos ports ruinerait presque toutes nos manufactures, c’est-à-dire presque tout le commerce, et même l’agriculture, je me bornerai à quelques observations. Comme vous l’a très bien dit M. Rœderer, ce n'est pas ici le procès des ports contre Lorient ; c'est celui du négoce des ports contre les manufactures nationales. Cependant le commerce extérieur de Marseille, de Bordeaux et des autres ports, qui ne pouvaient recevoir les retours de l'Inde, ne sera pas moins florissant qu’il ne l’a été jusqu’à présent, lors même que le port de Lorient, non pas comme privilégié, mais comme plu3 convenable à tous les intérêts nationaux, continuera de les recevoir exclusivement. Réfléchissez aux précautions que les Anglais prennent pour balancer l’avantage que les marchandises des Iodes ont sur celles de leurs manufactures. L’état florissant de Manchester en est une preuve convaincante ; vous ne savez que trop bien qu’ils ont toujours mieux vu que nous en commerce ; vous pouvez vous en rapporter à eux. Ils nous ont donné une bonne leçon par leur traité. Croyez que tous les préopinants qui vous ont parlé en faveur de tous les ports, même en ne croyant suivre que leurs vues pour la plus grande prospérité de tout le commerce, ont pu être entraînés, sans s’en apercevoir, par l’irrésistible plaisir de faire le bien de leurs villes ou de leurs départements. On est tellement trompé par cette douce affection qu’on croit, ou du moins qu’on se persuade, que le bien particulier concourt au bien général. Il ne s’agit pas ici de privilège exclusif; il est question d’imposer et de percevoir exactement des droits qui puissent balancer l’avantage que, par des circonstances locales, les manufactures de l'Inde ont sur celles de la France. Celles de l’Inde fournissent presque toutes des objets de luxe; celles de la France, en s’éloignant peu de leur perfection, peuvent suffire à une nation que le patriotisme et le rapprochement pour les choses solides ramènent à ne consommer que des étoffes nationales. Je suppose pour un moment, ce qui est impossible, que les droits sur les retours de l’Inde soient aussi bien perçus dans tous les ports qu’ils le seraient dans un seul. Eh bien, le but sage de l’imposition de ces droits ne serait pas rempli, puisque, par cela même que tous les ports étant ouverts à ces retours, les mêmes spéculations faites en même temps produiraient une abondance ruineuse. De là la crainte de ne pas vendre; de là la baisse du prix des marchandises de l’Inde au-dessous de celui de nos manufactures; enfin de là la ruine totale de notre commerce. Vous savez tous que nos vins de Bordeaux se sont souvent vendus dans nos îles au-dessous du prix qu’ils valaient en France. Si les retours de l’Inde, comme je l’espère, ne sont reçus que dans un port, les différents spéculateurs seront informés de la uantité de chaque espèce de marchandises et e denrées à vendre dans un temps donné; ils ordonneront d'emmagasiner ce qui excédera de beaucoup les demandes, pour être mis en vente dans un moment plus favorable; si c’est un monopole, c’est le moins immoral de tous les monopoles, puisqu’il tiendra des étoffes de luxe à un prix plus élevé que les nôtres, et n’est-ce pas un moyen désirable que celui de faire rentrer l’argent du capitaliste, qui, en général, ne vit que pour ses jouissances, dans la circulation du commerce le plus actif, le plus utile, c’est-à-dire celui des manufactures nationales? D’ailleurs rappor-tez-vous-en même aux calculs d’intérêts des vendeurs de toutes les parties du royaume. En général, les vendeurs préfèrent à des espérances des bénéfices assurés et répétés; presque tous ayant des engagements à remplir ont besoin de fonds; et il faut qu’il, y ait vraiment à perdre pour qu’ils s’accordent à faire remmagasiner, au lieu de vendre. J’ai été d’avis de la suppression du privilège exclusif de la compagnie des Indes, parce que regardant son commerce comme désavantageux à une nation qui n’a plus dans l’Inde ni propriétés foncières, ni forces militaires, j’ai pensé que la liberté en accélérerait la ruine; mais si vous y ajoutez celle de recevoir les retours par tous les ports, sa ruine n’en sera que plus certaine; elle aura déjà commencé la destruction des manufactures nationales, puisque, dès ce moment, le bas prix des marchandises de l’Inde aura suspendu le débit des nôtres, et par conséquent porté une atteinte funeste à notre agriculture; car sans manufactures, point de population; sans population, point de consommation; et sans consommation, point de culture. Je suis donc de l’avis du comité, et dans le cas où, contre mon attente, il n’obtiendrait pas la majorité de vos suffrages, je demande pour amendement que la libre entrée pour les retours de l’Inde soit restreinte aux ports de Lorient et du Havre, qui, en présentant deux marchés assez espacés pour approvisionner toutes les parties de la France, n’ont pas pour la fraude l’inconvé-� nient des ports avancés dans les terres. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 juillet 1790.] 729 M. d’André. Jene viens poinlici plaider lacause d’un port du royaume ;je viens examiner la question sous le point de vue le plus général, celui des principes. Peut-être dira-t-on qu’il y a de la témérité de ma part à monter à cette tribune après les habiles négociants qui m’ont précédé ; mais comme la question peut se décider par les règles du bon sens, nous avons tous des droits égaux à la discuter. Les mêmes hommes qui réclament aujourd’hui un privilège pour le port de Lorient ont voté pour la liberté du commerce de l’Inde, lors de la suppression de cette compagnie; et de là je conclus qu’on peut débarquer dans tous les ports, et que des raisons majeures peuvent seules nous déterminer à une exception. Examinons si effectivement il existe des raisons de cette nature. L’avantage des vendeurs, celui des acheteurs, l’intérêt du fisc et des manufactures, tels sont les motifs qu’on allègue pour le port de Lorient. Quant à l’avantage des vendeurs, j’en demeure d’accord ; car, tant que la même nature de marchandises se vendra dans le même lieu, les vendeurs seront toujours maîtres du prix et imposeront des lois aux acheteurs. Tout le monde convient que ce commerce est nuisible à nos manufactures; il ne faut donc point chercher l’intérêt des vendeurs, mais rendre au contraire leur condition pénible. Quant à l’intérêt des acheteurs, j’en conviens encore, mais je distingue les acheteurs en gros et les acheteurs en détail. Comme tout le monde ne peut pas aller à Lorient pour acheter neuf à dix pièces de mousseline, ces premiers, c’est-à-dire les gros négociants, achètent et exercent le même monopole que les vendeurs à leur égard; ainsi, si c’est l’avantage de l’acheteur en gros, il est bien clair que c’est le désavantage de l'acheteur en détail. Le troisième avantage, c’est l’intérêt du fisc; mais de celui-là je n’en conviens point. Il est impossible, dit-on, que l’on perçoive des droits sur une foule de marchandises de l’Inde, si les retours sont libres dans tous les ports ; — mais je réponds qu’on perçoit, dans tous les ports du royaume, un droit qu’on appelle Domaine d'occident , sur tous les vaisseaux qui viennent de l’Amérique, et cependant il n’y a point de fraude. On a voulu faire valoir les avantages locaux, pour les postes des employés des fermes; mais les ports de Bordeaux, delà Rochelle et tant d’autres, ont, comme le port de Lorient, des châteaux avancés dans la mer, où sont les postes des employés. La localité n’est donc point un avantage pour le portde Lorient. Je passera l’intérêt des manufactures ; il exige que le commerce de l’Inde ne se fasse pas du tout. Si ceux qui réclament un privilège pour le port de Lorient demandaient laprohibilion des marchandises de l’Inde, je serais de leur avis ; mais c’est tout le contraire. Veut-on savoir pourquoi, sous l’ancien régime, le commerce languissait; c’est que dès qu’un homme avaitgagné cent mille écus aune manufacture, il achetait promptement une charge de secrétaire du roi, et laissait sa manufacture entre les mains de commis qui n avaient pas assez de fonds pour la soutenir : aujourd’hui que son ambition ne sera plus tentée par une charge de secrétaire du roi, qu’il ne verra plus rien au-dessus de lui, sa manufacture deviendra de plus en plus florrissante : la concurrence des marchandises de l’Inde ne fera peut-être qu’exciter l’émulation et encourager les manufacturiers. Les toiles peintes furent longtemps défendues en France; en 1760 le gouvernement fut sollicité pour permettre l’entrée de ces marchandises : le commerce jeta de grands cris; mais le gouvernement eut le bon sens de le laisser crier. Qu’arriva-t-il ? Les anciennes manufactures sont-elles détruites? non; nous avons plus de deux cents manufactures de ces toiles peintes. Il me semble qu’il résulte de tout cela que la liberté est l’âme du commerce ; qu’il faut séparer l’intérêt du vendeur et celui de l’acheteur; enfin que ni l’intérêt du fisc ni l’intérêt des manufactures n’exigent un privilège pour le port de Lorient. Je finirai par une simple observation. On doit examiner notre commerce sous ses rapports extérieurs. Nous sommes les colporteurs des nations étrangères. Nous sommes situés de manière à pouvoir faire le commerce pour les Italiens, les Turcs, les Danois et même les Anglais. Si vous ne laissez qu’un seul port, vous perdez le bénéfice du chargement; au contraire, en permettant le retour de l’Inde dans tous les ports du royaume, il s’établira une commission que les étrangers payeront tous les ans. Si, au contraire, vous défeudez les retours, vous établirez, comme auparavant, une grande compagnie, et les commerçants feront la contrebande comme ils la faisaient du temps delà compagnie. Je conclus à ce que tous les ports soient ouverts pour les retours comme pour les départs de l’Inde. — (On demandeavec empressement que la discussion soit fermée.) M. de l?azalès demande avec instance l’ajournement. L’Assemblée ajourne à la séance du jeudi soir. La séance est levée à 10 heures. ANNEXE A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 6 JUILLET 1790. Exposé de la conduite de M. le due d'Orléans, dans la Révolution de France (1). (Rédigé par lui-même à Londres) (2). J’ai toujours cru, et je crois encore, que ma conduite , dans la Révolution présente , a été aussi simple et naturelle que mes motifs étaient raisonnables et justes. Il me paraît cependant que tout le monde en a jugé autrement : je dis tout le monde, car j’ai été aussi souvent étonné de l’exagération des éloges que de celle des reproches. Chacun a voulu deviner mes sentiments et mes pensées; et, comme il arrive d’ordinaire, au lieu de les chercher en moi, chacun m’a prêté les siens. Les démocrates outrés ont pensé que je voulais faire faire de la France une République ; les courtisans ambitieux ont supposé que je voulais , par une excessive popularité, forcer la cour à m’accorder une grande influence dans l’administration ; Jes méchants m’ont prêté les intentions les plus (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur. (2) Le présent écrit ayant été envqyé de Londres à Paris, le 11 juin, et ses exemplaires imprimés, devant être exactement conformes au manuscrit original, ou n’a pas pu se conformer au décret de l’Assemblée nationale du 19 juin concernant les noms et les titres. (Avis de l'imprimeur.)